MÉLUSINE

Mandiargues et le cinéma

25 mai 2024

Alexandre Castant, Mandiargues et le cinéma, Quidam éditeur, coll. « Le cinéma des poètes », Paris, 2024, 100p.

Je tiens, en amont, à remercier Françoise Py et l’APRÉS pour son accueil aujourd’hui, ainsi que Carole Aurouet, directrice de la collection « Le Cinéma des poètes » aux Éditions Quidam, pour son formidable travail d’éditrice et son bienveillant accompagnement de ce livre.

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Le point de départ de ce livre et de cette étude, même s’il n’apparaît qu’au milieu du texte, est une rencontre le 19 mars 1994 à Paris, avec Bona Pieyre de Mandiargues, l’épouse de l’écrivain. J’étais alors doctorant, je préparais ma thèse sur Mandiargues et l’image et, dans cette perspective, je souhaitais lui poser quelques questions sur cette thématique (Mandiargues était décédé en 1991). À l’écoute de mes questions, à propos donc de Mandiargues et les images, Bona y répondait quand, soudain, elle me parla du film « qui n’avait pas eu lieu » : celui que Michelangelo Antonioni avait pensé réaliser et qui ne put voir le jour, son adaptation du Lis de Mer, un récit de 1956. En effet, me dit-elle, une version « décevante, ratée » en avait été faite par une cinéaste française inconnue, et, après un tel échec, l’agent d’Antonioni s’était opposé à ce projet d’adaptation. Ce jour-là, Bona n’est pas allée plus loin dans l’information, mais, j’ai toutefois soigneusement consigné ses propos. Un jour, peut-être, cette histoire serait à écrire... C’était il y a trente ans.

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André Pieyre de Mandiargues est un poète français, écrivain, critique d’art, dramaturge et traducteur également (1909-1991). Surréaliste de la seconde génération, c’est-à-dire d’après-guerre (il rencontrera André Breton en 1947), il annonce notamment dans ses récits le nouveau-roman, et, reconnu de son temps, il obtient par ailleurs le Prix Goncourt en 1967 pour son roman La Marge. On le sait maintenant, car il y a eu plusieurs livres d’un point de vue critique et universitaire sur le sujet, Mandiargues est un exceptionnel écrivain du regard. Les images, dans toutes leurs acceptions traversent, irriguent, renouvellent constamment son écriture.

L’image dans le sens d’art visuel, en premier lieu, marque incroyablement sa biographie. Mandiargues était en effet le petit fils de Paul Bérard, qui fut l’un des mécènes de Renoir, il était aussi l’ami d’enfance du futur photographe Henri Cartier-Bresson, avec lequel il découvrira le surréalisme, et Mandiargues sera donc l’époux de Bona Tibertelli de Pisis, nièce de Filippo de Pisis, le peintre bien sûr de l’École métaphysique italienne (par ailleurs, Bona était elle-même une peintre à propos de laquelle l’écrivain a magnifiquement écrit, notamment dans son livre Bona, l’amour et la peinture, paru dans la collection « Les sentiers de la création » chez Skira, 1971). Mais, surtout, Mandiargues fut l’auteur de cinq Belvédères, dont un posthume, cinq recueils d’écrits sur des peintres, des sculpteurs et quelques photographes... Bref, un écrivain, « accompagnateur », précis et fécond, des artistes visuels de son temps.

Donc, l’image dans le sens d’art visuel nourrit sa vie et son œuvre, mais aussi, l’image littéraire, dans toutes ses possibilités, narratives, fictionnelles, descriptives, métaphoriques, rhétoriques : son écriture n’est pas seulement faite d’images, elle fait littéralement image !

Enfin l’image mentale, celle du rêve, des songes, du désir et des fantasmes, des cauchemars et des traumas, est un élément de sa poétique, de son esthétique, et, selon son propre terme, de sa pathologie créatrice. Évidemment, il est possible de relier l’image mentale mandiarguienne à celle du rêve des surréalistes... Quoi qu’il en soit, au fil de ces trois acceptions de l’image (art, poétique et mentale), l’écriture de Mandiargues se déploie comme une remarquable écriture du visible.

Alors, au regard d’une telle affinité esthétique avec les artistes visuels, le septième art aurait dû trouver une place évidente dans son œuvre... Les faits sont pourtant plus compliqués, assez étranges puisque, à première vue, le cinéma est totalement absent de ses écrits sur l’art, et, en l’occurrence, des Belvédère.

Il existe certes un corpus, marginal mais significatif, sinon de textes, du moins de références régulières au cinéma dans sa correspondance (avec Jean Paulhan, Nelly Kaplan ou la poétesse argentine Alejandra Pizarnik, on retrouve par exemple cités au fil de leurs lettres Ingmar Bergman, Abel Gance ou Hugo Santiago). De plus, lors de plateaux télévisés ou d’entretiens radiophoniques, Mandiargues donne, à propos du septième art, des commentaires souvent très instruits sur certains films (comme à propos du Tambour de Volker Schlöndorff, en 1979). Comme s’il avait, inconsciemment peut-être et en tout cas de façon très moderniste, choisi le médium audiovisuel (télévision, radio) pour parler de l’audio-visualité du cinéma. Telle mise en abyme de l’image et du son convient d’ailleurs très bien à son écriture réflexive.

Notons, également, que Mandiargues est cinéphile, très lié par ailleurs à Anatole Dauman, producteur avec Argos Films, des chefs-d’œuvre entre autres d’Alain Resnais, de Robert Bresson, d’Andreï Tarkovski ou de Wim Wenders, et qu’il est consulté parfois, plutôt sur les relations entre littérature et cinéma, par des revues comme Études cinématographiques ou Les Cahiers du cinéma. À cet égard, l’entretien qu’il donne à Ornella Volta et cette fois la revue Positif en 1976, à propos de L’Empire des sens de Nagisa Oshima, est peut-être l’un de ses plus beaux articles sur l’art. Il éclaire formidablement sa vision mystique de l’érotisme en général et du sado-masochisme en particulier. Toutefois, cette présence du cinéma, dans ses écrits sur l’art et dans ses fictions, apparaît tout de même comme périphérique.

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En pourtant, le fait demeure... En l’état actuel de mes recherches, sept films, tout de même et ce n’est pas négligeable, ont proposé l’adaptation d’un récit ou d’une nouvelle de Mandiargues : Je vous en donne le rapide inventaire qui est évidemment développé et analysé dans le livre :

Le Baldaquin de Chantal Remy, 1966 (il s’agit d’une adaptation du Passage Pommeraye, nouvelle du Musée noir, 1946), court-métrage réalisé pour le Service de la Recherche de l’ORTF : « Je suis très près [de Mandiargues] dans l’esprit, précisera Chantal Rémy. [...] Je voudrais bien que les images et les lieux parlent à la place du texte. »

La Motocyclette de Jack Cardiff, 1968. Avec Alain Delon et Marianne Faithfull. Le film comme la plupart des adaptations de Mandiargues, jouant sur une certaine trivialité érotique, décevra, hélas. Et pourtant... Jack Cardiff, chef- opérateur de films àl’esthétique sensorielle, baroque ou hyper-colorisée, plasticienne tels Pandora d’Albert Lewin (1951) ou La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz (1954) aurait pu être le cinéaste idéal pour adapter les œuvres synesthésiques de Mandiargues au cinéma.

Le Lis de mer de Jacqueline Audry, 1969 ; C’est l’adaptation, réellement inconnue et peu convaincante, du Lis de mer dont parlait Bona... Deux mots toutefois à propos de Jacqueline Audry (1908-1977).

Rapidement cataloguée de cinéma trop classique par la Nouvelle Vague, Jacqueline Audry fut longtemps oubliée, pour ne pas dire effacée d’une histoire du cinéma, y compris du cinéma de femmes. Or, aujourd’hui, Jacqueline Audry, reconnue pour son œuvre « transgressive et féministe », selon les termes de Didier Roth-Bettoni, est considérée comme une égérie du cinéma LGBT. En effet, ses films exposent souvent une représentation des femmes aux identités troubles et ambiguës qui procède, dans les années 1940-1950, d’un incomparable et audacieux tour de force. À de nombreux égards, l’esthétique du Lis de mer participe de sa filmographie de l’androgynie...

Et puis, bien sûr, il y a les adaptations de Walerian Borowczyk : La Marée dans Contes immoraux, 1974 (l’une des premières apparition de Fabrice Luchini à l’écran) ; La Marge, 1976 ; Marceline dans Les Héroïnes du mal, 1979 (il s’agit d’une adaptation du « Sang de l’agneau », une nouvelle de Feu de braise, 1959) ; Cérémonie d’amour (ou Tout disparaîtra), 1987.

Ces films, très peu vus aujourd’hui et souvent considérés comme mineurs au regard de l’histoire du cinéma, inspirent une curiosité dubitative et, parfois, une certaine condescendance, notamment du fait de leur exploitation superficielle de l’érotisme mandiarguien. Pourtant, une analyse attentive invite à y repérer des éléments artistiques intéressants, voire novateurs... Je vous laisse le soin de découvrir dans le livre mes remarques qui relèvent, bien souvent, de la plasticité visuelle et sonore et de la modernité secrète de ces films, car il y en a une, dans une telle exploration de l’imaginaire à l’écran. En effet, c’est entre cinéma de l’imaginaire et plasticité des images mentales que s’inscrivent les plus beaux moments de ces adaptations cinématographiques – dont je n’oublie certes pas les défauts. Mais ces récits de Mandiargues portés à l’écran synthétisent et coagulent ainsi les notions d’onirisme et de fantastique, d’hallucination et de fantasme, de visualité, de couleur et de matiérisme qui en font, tout de même, le sel et, toujours, l’actualité artistique de son écriture.

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J’en reviens, maintenant, à l’information donnée, en amont, par Bona : le film absent de Michelangelo Antonioni... C’est tout de même une information admirable.

Car, cet ensemble de sept adaptations cinématographiques s’accompagne, aussi, de films qui n’ont pas eu lieu ! À ma connaissance, cinq films impossibles, ou invisibles, c’est-à-dire dont les cinéastes ont souhaité, envisagé, voire seulement évoqué, rêvé, l’idée d’adapter l’une des fictions mandiarguiennes, demeurent à l’état de projets ou d’utopie : et comment ne pas voir dans un tel inachèvement, souvent répété, l’expression symbolique de l’étrange rencontre, que nous venons d’évoquer, de l’imaginaire de Mandiargues et du cinéma ?

Ces cinq cinéastes sont donc Michelangelo Antonioni, Noël Burch, Éric Duvivier ou Nelly Kaplan...

Nous arrivons à la seconde partie du livre Mandiargues et le cinéma. Elle consiste à quitter les rivages de l’esthétique comparée (les relations entre littérature et cinéma), pour analyser ces films invisibles comme des seules virtualités qui existent par et pour elles-mêmes.

Qu’est-ce qu’un cinéma invisible ? Impossible ? Inachevé ? Qui existerait hors-réalisation et même hors-support ? Qu’est-ce que ce cinéma invisible dont il ne reste que des souvenirs épars (Bona, à propos d’Antonioni), un scénario qui n’a pas pu être tournée (Noël Burch), une correspondance et des lettres de financement qui en signalent l’échec (Éric Duvivier) ou des projets dans une correspondance amoureuse ou amicale (Nelly Kaplan). Dès lors, comment ne pas voir, dans ces films inachevés dont il ne reste finalement qu’une forme immatérielle, une ouverture vers l’hyper-contemporanéité de l’art où le cinéma n’existerait qu’à l’état de virtualité, d’abstraction, de seul processus, d’art conceptuel finalement. Un cinéma fantôme qui existe à l’état de seule idée de cinéma. De ce fait, le regard critique de Mandiargues et le cinéma se déplace alors de la littérature et le cinéma vers l’art contemporain.

Car, étonnamment, ces films invisibles ouvrent un champ prospectif. Du cinéma de l’imaginaire et de l’onirisme, qu’il est évidemment possible d’observer dans les adaptations des récits de Mandiargues, aux films qui n’ont pas eu lieu, et qui recouvrent une poétique originale du manque, de l’absence et peut-être du vide, un autre cinéma peut apparaître au fil de ces adaptations, de leur suspens ou de leur inachèvement. Avec ses mots, Mandiargues qui fit souvent l’éloge de la poésie comme expérience ultime de la création artistique, y associe, rarement mais sans équivoque alors, les cinéastes et un septième art de recherche qui, en l’occurrence, évoque l’intériorité de la voyance : « Le changement des temps, ou leur fantastique accélération, écrit-il à propos de Jacques Roubaud dans Troisième belvédère en 1971, sont exprimés par les œuvres des poètes, des peintres, des cinéastes inspirés, bien avant d’être enregistrés par l’histoire ; car les hommes de pareilles espèces sont souvent des mutants et des médiums, ou, si l’on préfère, des voyants ».

De cette conviction, à propos du visible, de l’invisible et des voyants, Mandiargues et le cinéma est en quelque sorte l’histoire. A. C.