Propos d’aperture, Contrastes, 1986
par Henri Béhar, le 26 mars 1986
PASSAGE EN REVUES« Propos d’aperture », Contrastes, hors série, t. 2, 1986, pp. 17-21, Actes du colloque international « Humour et traduction », Paris, 13-14 décembre 1985.
Je ne sais s’il est dans la définition des fonctions d’un président d’université qu’il doit ouvrir les différentes rencontres et colloques organisés par les unités de recherche composant son établisdsement. Le fait est que, durant les cina années que j’éxerçai ce rôle, je me suis efforcé, redoutable honneur, de prendre la parole en premier pour présenter l’université à nos invités venant de tous les continents, tout en énonçant les raisons qui justifiaient une rencontre sur un sujet toujours très pointu. Concentrée sur des disciplines d’ordre littéraire, linguistique et civilisationnel, la Sorbonne Nouvelle abordait des thèmes qui dépassaient largement mes compétences, en dépit des informations que me fournissaient les promoteurs de ces rencontres. En tout état de cause, je me sentis obligé d’esquisser quelques-unes des difficultés que présentait ce colloque de linguistes et de traducteurs (à ne pas confondre avec les interprètes) ! Et je me plais à faire reparaître, parmi tant d’autres, ce très bref discours que les responsables de la revue Contrastes ont bien voulu publier.
PROPOS D' APERTURE
Mes chers collègues, Quelle compétence le Président d'Université a-t-il pour ouvrir un colloque comme le vôtre, je vous le demande un peu, beaucoup ? Elu par l'ensemble de la communauté universitaire pour la représenter et pour gérer un établissement dont la complexité ressemble de plus en plus à celle d'une entreprise nationale, il lui est rarement demandé d'avoir de l'humour dans l'exercice quotidien de ses fonctions. Je dirais même que si, parfois, il est doué de ce 6ème sens, très particulier, il vaut mieux qu'il n'en fasse pas état, et qu'il le cache honteusement, à peine d'être vite condamné par ses pairs pour ses impairs.
En revanche, ladite communauté universitaire peut témoigner de son humour en élisant, en son sein, le professeur le plus indigne d'exercer cette fonction, le moins représentatif, le moins compétent. C'est pourquoi j'ai coutume de dire que l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle ne manque pas d'humour, et qu'elle le prouve.
Elle était toute désignée, par conséquent, pour accueillir les assises annuelles de l'ADEC et du CRELIC sur le thème Humour et Traduction.
Il y a une deuxième raison, plus sérieuse, que vous exposera tout à l'heure Anne-Marie Laurian, dont je voudrais seulement toucher un mot en ce moment où vous achevez de prendre place, compulsez fiévreusement votre programme, vérifiez l'heure du rendez-vous que vous avez pris, pour déjeuner avec votre éditeur parisien.
Cette raison majeure, la voici : la Sorbonne Nouvelle peut se définir mathématiquement comme l'Université L2 C2 5C (littérature, langues, cultures et civilisations) des cinq continents.
C'est dire que les problèmes de communication, d'échange, de contacts inter linguistiques y sont premiers. D'autant plus qu'ils cristallisent dans l'une de nos unités spécialisées : l'ESIT.
Compte-tenu de la constitution originelle de Paris III, il était normal donc que naquissent ici les deux associations organisatrices du colloque, et que le Conseil Scientifique de l'Université que je préside accorde son soutien à votre rencontre.
Mais cela ne justifie toujours pas mon intervention liminaire puisque seul, parmi vous, enseignant de littérature française, je n'ai rien à voir avec la traduction, celle-ci étant bannie de notre champ d'intervention. Or, vous l'avez bien compris en vous inscrivant à ce colloque international, le point important, c'est le et articulant les deux noms composant le titre.
Je pourrais vous parler de l'humour de tel ou tel auteur français, celui de Diderot dans Jacques le Fataliste, celui d'Alfred Jarry dans ses Spéculations de la Chandelle verte ; de l'humour narquois de Proust dans la totalité de La Recherche du Temps perdu, de l'humour noir conceptualisé par André Breton, l'être le moins doué d'humour qui soit. Cet humour noir, rappelons-le au seuil de nos travaux, car vous serez amenés à vous y référer, désigne non pas un comique macabre mais une manifestation grave et désespérée ('l'expression extrême d'une inaccommodation convulsive") sous forme plaisante. Se référant à Hegel et à Freud, il en fait l'expression de la subjectivité à travers des formes objectives du monde extérieur, le triomphe du surmoi qui se moque, ainsi des contingences (je cite ici le dictionnaire des Littératures de Larousse, d'autant plus librement que la notice est de ma plume).
Mais, objecterez-vous à bon droit, il n'est pas question de traduction. Hors sujet, éliminé. A moins qu'exigeants au delà du convenable, vous ne me demandiez de vous parler des traits humoristiques ou bien humoreux que tout lecteur français devrait relever dans les traductions mises tant que vos deux journées n'y sut iront pas, je préfère me taire sur ce point. Imaginez-moi en e muet et traduisez-moi dans toutes les langues que vous pratiquez.
Mais avez-vous déjà rencontré un e vraiment muet, qui ne vous dise absolument rien ? Et un Président ou un Français (c'est la même chose, puisque tous les Français sont présidents) qui se taise lorsqu'on lui a donné la parole ?
Je ne peux me taire parce que votre sujet me passionne, et que son intitulé offre, à lui-même, le sujet d'une communication pour linguistes que vous êtes. Le terme Humour n'est-il pas déjà une traduction du français Humeur que, la trouvant en anglais, la langue d'origine a repris sans modification autre que d'intonation. Mais vous vous doutez bien qu'au cours de ce va-et-vient par dessus le Canal anglais ou la Manche française, ce terme s'est chargé d'embruns.
Renvoyant, primitivement, à la théorie médicale des humeurs, il désigne maintenant une forme d'esprit, peut-être même de civilisation, à tel point q'un individu sans humour est perçu désormais comme un infirme et comme un malotru.
Mais l'humour est aussi une atmosphère, un gaz impalpable, une force attractive particulièrement à l'œuvre dans les ateliers d'imprimerie. Combien de signes devenus singes, d'orages orangés sous les doigts pressés du claviste !
De cet humour involontaire dans le texte et la traduction il nous sera parlé sous peu.
D'autres questions, ontologiquement déterminantes, se posent au chercheur et au théoricien de la traduction. Comment rendre, en diverses langues, les mots composés tel cheval-pie. On imagine aussitôt une chimère, partie oiseau, partie quadrupède, alors qu'il s'agit de la robe de l'équidé. Et le jeu peut se poursuivre à propos de robe entraînant toute une rêverie sur les tenues de notre noble conquête. Vous vous doutez bien que la traduction ne déjoue pas systématiquement de tels pièges.
Le piège de la langue est parfois heureux. Vous savez qu'en 1942 devait se tenir une rencontre à la Maison Blanche, entre Truman et Churchill. Les services d'espionnage de l'amiral Canaris en eurent vent, mais l'information, passant par l'Espagne, situa la rencontre à Casablanca. De sorte que Churchill traversa tranquillement l'Atlantique tandis que les sous-marins allemands le guettaient sur les côtes marocaines.
On voit combien le contexte de l'énonciation peut être déterminant dans ce cas. Permettez-moi une anecdote personnelle toute récente, qui n'a de raison d'être que parce qu'elle s'est produite à l'étranger, je veux dire au cours d'une réunion d'étrangers attablés à l'étranger parlant diverses langues mais surtout le français. L'un d'entre eux expliqua, non sans fierté, qu'il était grand-père d'un petit enfant noir. Son voisin, tout aussi jeune que lui en apparence, se déclara illico grand-père d'un petit Ecossais. S'agissant de couleurs, je ne pus m'empêcher de demander à quel clan il appartenait, et dans quel sens étaient les rayures... Vous autres linguistes, ayez pitié des faux- amis !
Il est temps d'achever mon propos décousu. Je le ferai en signalant un phénomène de hasard objectif. Il y a deux jours, ouvrant un autre colloque international sur l'écrivain hongrois Dezsö Kostolanyi je m'enquis de son œuvre traduite en français, et tombai sur un tout récent recueil de nouvelles, intitulé Le Traducteur cleptomane. C'est le titre du premier récit, qui nous conte les aventures d'un pauvre hère victime de cette maladie inguérissable qu'est la cleptomanie. Pour le tirer d'une mauvaise passe, un de ses amis le met en relation avec un éditeur, qui lui confie la traduction d'un roman policier. Le travail achevé, l'éditeur refuse de publier l'ouvrage et par conséquent de payer le travail fourni. Voici pourquoi : le traducteur, particulièrement qualifié et méticuleux, n'avait pu résister à sa manie qui avait opéré des ravages dans le texte, que son protecteur observe ainsi : "J'ai fini par établir que, dans son égarement, notre confrère, au cours de sa traduction, s'était approprié au détriment de l'original, illégalement et sans y être autorisé : 1.579.251 livres sterling, 177 bagues en or, 947 colliers de perles, 181 montres de gousset, 309 paires de boucles d'oreilles, 435 valises, sans parler des propriétés, forêts et pâturages, châteaux ducaux et baronniaux et autres menues bricoles, mouchoirs, cure-dents et clochettes, dont l'énumération serait longue et peut-être inutile.
Où les avait-il mis, ces biens mobiliers et immobiliers, qui n'existaient tout de même que sur le papier, dans l'empire de l'imagination, et quel était son but en les volant ? ... " (1)
Voulez-vous me le dire au cours de vos travaux qui ne pourront être qu'enrichissants pour tous ?
Henri BEHAR.
Lire le texte de la revue originale
(1). Dezsö KOSTOLANYI : Le Traducteur cleptomane et autres histoires. Texte français de Maurice REGNAUT en collaboration avec Peter ADAM. Aix-en-Provence, Alinéa, 1985, 137p.