Masculin/Féminin, Mélusine n° 36
par Henri Béhar, le 10 février 2016
PASSAGE EN REVUES« MASCULIN/FÉMININ », PAR ELZA ADAMOWICZ, HENRI BEHAR, VIRGINIE POUZET-DUZER MÉLUSINE, N° XXXVI, 2016, PP. 9-18.
Cette trente-sixième livraison de Mélusine contient deux dossiers :
Le premier, Masculin/Féminin, organisé par Elza Adamowicz, Henri Béhar, et Virginie Pouzet-Duzer, se pose non pas la question des genres dans le surréalisme, à la manière anglo-saxonne, mais de la façon dont chaque auteur ou artiste a traduit la part de masculin ou de féminin qui est en chacun de tous.
À l’approche socioculturelle, qu’il fallait évidemment rappeler, nous avons ici tenté une approche plus précisément stylistique des genres (sens rhétorique) par les genres (sens sexuel). « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme on change de chemise ». Simple boutade de la part de Breton ? Toujours est-il que dans le surréalisme de l’entre-deux guerres, les rapports masculin-féminins ainsi que les concepts de féminité et de masculinité sont caractérisés par l’ambiguïté (retranchement et recherche), l’oscillation (le jeu des échanges), la transgression (les au-delà du corps), le devenir (l ’indéfinir de Cahun), la fusion, voire la confusion.
Cette synthèse des divers glissements progressifs du désir n’a pas la prétention d’épuiser le sujet, encore moins de dresser un palmarès.
Au lecteur de se nourrir de chaque contribution afin de compléter le puzzle composé par une cohorte d’artistes opportunément rassemblés au cours d’une vingtaine d’années pour dire, à travers leurs créations, et chacun à sa façon, le monde auquel ils aspiraient.
Le second dossier, le surréalisme au Japon, constitué et présenté par Martine Monteau et Atsuko Nagaï, donne un aperçu de l’influence réciproque exercée entre le surréalisme tel qu’il s’est constitué en France, il faut naturellement en convenir, et le Japon, et de l’impact sur la pensée, l’écriture ou les pratiques artistiques des uns et des autres.
À l’Ouest, comme à l’Est, il s’est agi de saisir poétiquement la beauté circonstancielle, immédiate, qui passe et va. Cela répond à l’esthétique de la poésie et de l’art japonais – appréhender l’éternité de l’instantané, conjuguer la subtile alliance des contraires. Le surréel est ce lieu d’épiphanies. Où le merveilleux surgit de la réalité, surprend, suspend le concept, le surréalisme est en pays de connaissance.
Table du dossier Masculin/Féminin :
Elza ADAMOWICZ, Henri BEHAR, Virginie POUZET-DUZER Masculin/féminin 9
Martine NATAT-ANTLE Le surréalisme, historiographe du genre et du transgenre ? 19
Elza ADAMOWICZ Le couple chez max ernst : « hirondil hirondelle » 29
Léa BUISSON Transgressions admissibles et inadmissibles. Pénalités de l’enfer ou nouvelles hébrides de robert desnos 39
Justine CHRISTEN Le vêtement au service d’une « mascarade avec le sexe » 49
Cosana ERAM Isidore isou : l’insurrection de l’érotologie ? 59
David HOPKINS Le surréalisme et la déficience masculine : Nageur aveugle, de Max Ernst 71 Constantin MAKRIS Le triomphe d’œdipe n’aura pas lieu… le surréalisme face au conflit ancestral entre raison œdipienne et mystère féminin 81
Neil MATHESON Fragments anatomiques : Magritte, le traumatisme et la gâcheuse 97
Andrea OBERHUBER Vers le neutre : l’haltérophile et le minotaure 113
Marie REVERDY L’identité parentale : sexe, genre et citoyenneté dans Les Mamelles de Tirésias 125
Annie RICHARD La bible surréaliste de Gisèle Prassinos ou le « point sublime » de la différence masculin/féminin 137
Camilla SKOVBJERG PALDAM La révolution de la sexualité : l’influence de Reich sur le surréalisme danois 149
Pierre TAMINIAUX René Magritte et Georgette : le portrait d’union 161
Darren THOMAS La transformation des genres dans un chien andalou 173
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Recension :
Frédéric Saenen 27/06/2016 Commenter Ecrire une critique
Il n’est hélas pas fait assez écho, dans le monde de la critique, aux cahiers émanant d’associations ou de cercles d’étude. Pourtant, ces publications représentent de précieuses sources de connaissances. Bien qu’émanant du monde académique mais non limitées aux chercheurs pur jus, elles demeurent accessibles en leur contenu, du moins à un public de passionnés et d’amateurs éclairés.
Dirigée par le spécialiste de la question Henri Béhar, Mélusine est une institution parmi les publications consacrées au surréalisme. Alors qu’on la croirait volontiers tournée vers le passé d’une avant-garde dont beaucoup identifient la fin avec celle de son « pape » André Breton, Mélusine vient ici démontrer que les questionnements qu’elle soulève touchent aux préoccupations les plus contemporaines. Le premier dossier de cette trente-sixième livraison , consacré à la dualité Masculin / Féminin, est à cet égard exemplaire. Car si les thèmes de la représentation de la femme, de l’érotisme, de l’homosexualité, ont déjà été abordés dans des numéros précédents, le rapport entre sexes, partant entre genres, n’avait jamais été envisagé à l’aune de ce que nous en ont appris les gender studies depuis leur floraison dans les années 90.
Certes, la dynamique interne du groupe surréaliste, masculine jusqu’au machisme, constituait jusqu’ici une forme d’obstacle, du moins de biais, à une approche décomplexée. Approche qui a néanmoins toute sa pertinence, rien qu’à considérer l’ébranlement vécu par le sexe dit « fort » suite à la Seconde Guerre mondiale, au prorata d’une considérable revalorisation sociale de la femme ; rien qu’à réenvisager aussi l’idéal de « l’amour fou » bretonien, mis en œuvre dans Nadja. En face de ce personnage sublime – incarnation de l’androgyne primordial ou encore « fusion des principes masculin et féminin de la tradition occultiste » – surgit un « concept du genre ouvert, fluctuant, non-essentialiste » chez d’autres tenants du surréalisme. C’est cette zone où règnent le flou, le décentrement et la transgression qu’explorent les divers participants au dossier.
Dans l’intervention inaugurale, « Le surréalisme, historiographe du genre et du transgenre ? », Martine Natat-Antle a reparcouru le corpus moderniste et surréaliste, littéraire ou photographique. Elle tend un fil qui court des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire au Con d’Irène d’Aragon, en passant par le LHOOQ de Duchamp, La Garçonne de Victor Margueritte, Le Livre blanc de Cocteau et les autoportraits radicaux de Claude Cahun. Parvenue au cœur du labyrinthe où elle nous a guidés, elle conclut que le surréalisme aura su « questionner, enregistrer et documenter les facettes multiples du genre [et] se fait à son insu, dans de nombreux cas, le porte-parole et l’agent d’identités sexuelles plurielles qui demeurent au cœur des débats ».
La lecture par Léa Buisson des Pénalités de l’Enfer ou Nouvelles Hébrides, nous offre de replonger dans un texte hors-norme, signé Desnos, et qui demeure encore trop discret malgré sa réédition dans la Collection Blanche de Gallimard en 1978. Clairement situé dans le sillage sadien, ce catalogue de pratiques vire à la mêlée déchaînée et chante une ode au « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud.
Pour illustrer l’aphorisme du Breton préfacier de Man Ray : « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme de chemise », Justine Christen cisèle trois miniatures d’une parfaite délicatesse autour des motifs du gant, du masque et, point d’orgue, du « corps en négatif », soit quand il se vêt de nuit et d’ombre. Elle explique ainsi en quoi l’attribut vestimentaire surréaliste se met au service d’une véritable « mascarade du sexe » !
L’angle psy-et myth-analytique est abordé par Constantin Makris, qui revisite le conflit, fondateur en Occident, entre Raison œdipienne et Magie féminine. Pour ce faire, il convoque la figure ancestrale du Sphinx et voit comment s’en est emparée la révolution surréaliste, qui « se chargea d’établir le pouvoir salvateur du féminin, dont le but ultime serait de sauver l’homme moderne qui erre dans les déserts que la culture occidentale lui a légués ».
Choisir, c’est sacrifier ; parmi les quatre contributions consacrées à des peintres (deux sur Ernst, deux sur Magritte), celle de Neil Matheson se signale par la ductilité de son érudition, qui zigzague entre les disciplines et circule dans l’œuvre complet de René Magritte, en s’autorisant même une remarquable échappée comparatiste vers La Belle Rosine d’Antoine Wiertz. Partant du scandale provoqué par Le Viol – mais si, vous connaissez ce visage recomposé par les attributs sexuels ou sexués de l’anatomie féminine –, Matheson pense la permanence du traumatisme chez le peintre belge.
On croise l’insurgé permanent Isidore Isou, on redécouvre avec éblouissement les tentures de La Bible surréaliste cousues par Gisèle Prassinos, et le dossier se clôt en toute logique sur une analyse de « la danse des genres », scène fugace mais emblématique dans les dernières minutes du film Un chien andalou. À peine sorti de ce premier volet foisonnant, qui nous avait déjà baladés au Danemark, dans les tranchées du Berry et à Bruxelles, la seconde partie nous propulse au Japon, pour une mise en dialogue des œuvres de surréalistes nippons et français.
Une revue, Mélusine ? Plutôt un ouvrage de référence qui donne aux amoureux fous du surréalisme un immanquable rendez-vous annuel.
Frédéric SAENEN
Prolongements :
https://www.gazette-drouot.com/article/le-surrealisme-une-affaire-de-femmes–3A-les-pionnieres/24107
« Y a-t-il un surréalisme féminin ? » : https://lunettesrouges1.wordpress.com/2023/08/08/y-a-t-il-un-surrealisme-feminin/
Guillaume Bridet : Le surréalisme entre efféminement et virilisation (1924-1933) : https://journals.openedition.org/itineraires/1273
Documentaire : Le Surréalisme au féminin, documentaire de Maria Anna Tappeiner (All., 2019, 52 min).