André Breton et le grand fait divers
par Henri Béhar, le 2 janvier 2013
André Breton et le grand fait divers,
Histoires littéraires,
n°53, janvier-février-mars 2013
S’il est une chose à laquelle on n’imagine pas qu’André Breton ait pu s’intéresser, c’est bien le fait divers, qu’il soit d’ordre journalistique ou simplement factuel. Pourtant, dès ses débuts littéraires, à un moment où il s’éprouve déprimé et pense trouver un certain tonus dans l’activité dada, il déclare préférer le moindre fait divers à « toute la critique d’art[1] », tout en observant qu’en dépit du bourrage de crâne auquel s’est livrée la presse durant la guerre, ses amis et lui ont bien su résister aux communiqués triomphalistes des généraux. En d’autres termes, « Plutôt la vie » dira-t-il, avec ses longues attentes et ses contradictions, ses prémonitions aussi, plutôt la vie que la littérature, comme il le laisse entendre dans un long poème éponyme de la même période.
À la même époque, pour emprunter une image familière qui lui convient totalement, le sirop des rues était son unique aliment. Il le rappelle dans « La Confession dédaigneuse » : « la rue avec ses inquiétudes et ses regards, était mon véritable élément : j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel. » Comme s’il en attendait une révélation, ou, plus simplement, un sursaut de l’existence. Dans une page de son carnet, par définition non destiné à la publication, il note que, le 17 décembre 1920, à 11 heures du soir, sortant de la station de métro Notre-Dame-des-Champs, il a croisé une femme âgée dont le comportement indique la folie, puis un homme, « de mise ordinaire », qui regardait obstinément la plaque « Sortie » sur le quai du métro : « il semble être descendu du dernier train, comme moi ». Breton s’inquiète : « je rentre précipitamment chez moi. Je tremble[2]. » Ce n’est pas le frisson de l’aile de l’imbécillité, mais déjà l’Esprit nouveau, tel que l’entendront les surréalistes, cette « inquiétante étrangeté » qu’il notera à plusieurs reprises par la suite. Par exemple en compagnie de Derain et d’Aragon qui réagirent de la même manière à la rencontre d’une jeune femme d’une beauté peu commune, à Saint-Germain-des-Prés, et qu’ils voudront retrouver, en vain. Cet épisode est noté dans une page des Pas perdus sur laquelle Nadja s’arrête précisément, tant elle est empreinte d’énigme. L’héroïne du nouveau récit, resté « battant comme une porte », se montre déçue, impatiente, et même consternée de l’absence de résolution d’un tel événement, ou plutôt non-événement. Or ce « hasard objectif », pour reprendre la terminologie hégélienne, se trouvera à l’œuvre, à nouveau, dans Les Vases communicants et dans L’Amour fou.
Le fait divers coule à flots de la bouche d’ombre ou, plus concrètement, de ceux qui se laissent endormir en faisant la chaine des mains, durant ce que l’historiographie a, par la suite, nommé la période des sommeils. « Dans les conditions d’obscurité et de silence requises en pareil cas, Crevel ne tarde pas, en effet, à heurter de la tête le bois de la table et, presque aussitôt, se lance dans une longue improvisation parlée. Le sujet de cette improvisation, traité d’une manière décousue, est de l’ordre du fait divers » se souvient Breton dans un entretien radiophonique[3], en regrettant qu’il n’ait pas été enregistré sur le moment. Il est permis de se demander ce que les rêveurs éveillés attendaient d’une telle pratique, empruntée au spiritisme, s’ils devaient ne produire que des discours de cette nature ! Or, justement, elle les ramenait par ce biais au quotidien auquel ils pensaient échapper. Quand elle ne s’achevait pas sur des menaces, une tentative de meurtre et même une incitation à la pendaison collective ! On comprend que Breton n’ait jamais pu s’endormir, trop soucieux de la tenue des séances auxquelles il présidait.
Caractéristique de la phase triomphante du surréalisme, l’écriture automatique (qu’il ne faut pas confondre avec l’expérience précédente, mais qui en découle) est pleine de ces menus faits divers, traces mnésiques des événements de la journée. En témoignent Les Champs magnétiques, écrits en collaboration par Breton et Soupault. Ainsi, au hasard du coupe papier entre les pages du livre : « Le veilleur de nuit fixe une lanterne jaune et rouge et se parle des heures à haute voix, mais sa prudence ne produit pas toujours l’effet espéré. » Chose vue, suivie d’un bref commentaire intérieur, comme pour soi-même. Qu’importe que, grâce au manuscrit, on puisse dire duquel des deux collaborateurs elle émane. Le fait est qu’elle figure dans le livre, assumée par les auteurs. Plus loin, c’est un agent de police du VIe arrondissement qui voit un homme sortir d’un café en courant, laisse tomber un carnet de sa poche… On songe à cette anecdote mettant en scène un certain M. Delouit, incapable de retenir son nom, passant par la fenêtre et redemandant le numéro de sa chambre à l’hôtelier. Histoire brève que l’auteur n’a pu se retenir de conter à la personne réelle nommée X, aux dernières pages de Nadja, et qui a fait couler des flots d’encre philosophique sur la nature de la personnalité, la mémoire et puis l’oubli..
De même que, dans Les Vases communicants, il attribue son goût pour le roman noir aux histoires terrifiantes qu’un instituteur lisait, à la fin des cours, à ses élèves de six ans, on peut supposer que ce goût manifesté pour les faits divers lui vient de la lecture du quotidien que recevait son père, et des commentaires qui en découlaient. On en trouve une trace irréfutable avec l’affaire Henriot, qui apparait en arrière plan au chapitre VI de L’Amour fou. Certes, les deux amants ont subi, d’une manière incompréhensible et totalement irrationnelle, les effets délétères d’un lieu précis. Certes, ils ont traversé une crise au moment même où ils se trouvaient sur la lande, près d’une maison inhabitée, insolite en ce lieu, dont ils apprendront à leur retour qu’elle avait été le théâtre, deux ans auparavant, d’un crime affreux. C’est alors que Breton fournit au lecteur un résumé extrêmement bien informé de « l’affaire de la villa du Loch », comme la nommait la presse locale : « une jeune femme tuée, au moyen d’un fusil de chasse, dans cette maison que j’avais entrevue ; son mari Michel Henriot, fils du procureur général de Lorient, témoignant que le meurtre avait eu lieu en son absence et vraisemblablement devait être mis au compte de quelque chemineau, comme plusieurs autres crimes récents demeurés impunis. »
De fait, comme je l’ai montré dans André Breton le grand indésirable après avoir moi-même relu la presse locale de l’époque, le narrateur procède à une synthèse, dans l’ordre chronologique, des très nombreuses dépêches du Nouvelliste du Morbihan, quotidien de Lorient, qu’il aurait pu lire à l’occasion de ses précédents séjours estivaux, tant après le crime du 8 mai 1934 que lors du procès, qui se tint aux Assises de Vannes l’année suivante, ou que ses parents avaient mis de côté. Puis il dresse un portrait psychologique de l’assassin, et fournit un résumé des lettres de la victime à sa jeune sœur, publiées par le même journal[4].
J’entends bien que tout cela n’intervient qu’après la désastreuse promenade, mais le halo dont il a paré la maison, l’illusion de fausse reconnaissance (ou syndrome de Capgras) concernant le treillis métallique enfermant les renards argentés qu’élevait le fils du procureur, et que Breton ne pouvait voir du chemin, ces représentations mentales ne proviennent-elles pas d’informations antérieures, certes oubliées sur le moment, qui tapissaient sa mémoire, et, en dépit de ses dénégations, ne demandaient qu’à resurgir sur les lieux mêmes ?
Parmi d’autres recueils factices de coupures de presse, un album en percaline noire, vraisemblablement constitué au cours de son voyage en Gaspésie, témoigne du goût que l’auteur d’Arcane 17 manifestait pour le scrapbook ou colimage, selon le terme proposé par les québécois. Apparu à la vente de son atelier (et désormais conservé à la Bibliothèque Kandinsky au centre Pompidou), il contient des coupures, souvent illustrées, de journaux québécois (La Patrie) et américains (The New Yorker), et bien d’autres documents commémorant son séjour new-yorkais, notamment le catalogue de l’exposition Miró à la Galerie Pierre Matisse en 1945, le carton d’invitation conçu par Marcel Duchamp pour l’exposition « Through the big end of this opera glass » à laquelle participèrent Duchamp, Tanguy et Cornell. Outre des cartes postales de la route de Gaspé, du Rocher Percé et des fous de Bassan, mentionnés dans Arcane 17[5], on y peut lire un bon nombre d’articles relatifs aux agates, aux échos donnés par la presse américaine aux articles de Sartre lors de son premier séjour à New York, aux commentaires d’Aragon sur Gide, un hommage au jeune poète Diamant-Berger, mort lors du débarquement en Normandie, et surtout sur la reconstitution des partis en France à la Libération. Autant d’informations qui alimenteront ses réflexions et ses propos ultérieurs.
Breton s’intéressait donc aux faits divers. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs suscité, à son initiative le plus souvent, des prises de position des surréalistes, agissant collectivement.
Ainsi, ils témoignent leur admiration pour Germaine Berton (noter la métathèse de son propre patronyme) qui, à leurs yeux, eut le courage d’abattre, le 22 janvier 1923, Marius Plateau, un Camelot du roi, secrétaire de la Ligue d’Action française (simple accident du travail, allait en déduire Aragon). Après son acquittement (le 24 décembre 1923), ils placent son portrait anthropométrique sur une pleine page du premier numéro de la Révolution surréaliste, entouré des photos de tous les surréalistes de l’heure, avec cette fusée de Baudelaire : « La femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves ».
À l’issue de son procès, Breton et ses amis lui avaient porté une corbeille de roses rouges avec ces mots : « À Germaine Berton, qui a fait ce que nous n’avons pas su faire[6]. » Au moment où, désespérant à nouveau de la vraie vie, il envisageait de ne plus écrire, il confiera à Roger Vitrac : « Pour moi, l’opinion de Germaine Berton est infiniment plus considérable que celle d’André Gide. » (Journal du Peuple, avril 1923).
Réponse aux interrogations angoissées sur le fait d’écrire, de publier, le fait divers se pare ici des couleurs de l’anarchie, idéal politique auquel Breton n’a jamais renoncé.
Dix ans après l’affaire Berton, Breton prend fait et cause pour deux jeunes femmes, des domestiques meurtrières de leur patronne. Le fait divers, parfaitement résumé par Paul Éluard et Benjamin Péret, met d’emblée l’accent sur l’interprétation sociale que les surréalistes entendent lui donner (à la différence de celle qu’exposera le Dr Jacques Lacan dans sa thèse) : « Les sœurs Papin furent élevées au couvent du Mans. Puis leur mère les plaça dans une maison “bourgeoise” de cette ville. Six ans, elles endurèrent avec la plus parfaite soumission observations, exigences, injures. La crainte, la fatigue, l’humiliation, enfantaient lentement en elles la haine, cet alcool très doux qui console en secret car il promet à la violence de lui adjoindre, tôt ou tard, la force physique./ Le jour venu, Léa et Christine Papin rendirent sa monnaie au mal, une monnaie de fer rouge. Elles massacrèrent littéralement leurs patronnes, leur arrachant les yeux, leur écrasant la tête. Puis elles se lavèrent soigneusement et, délivrées, indifférentes, se couchèrent. La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteint. Sorties tout armées d’un chant de Maldoror[7]… »
Au cours d’un jeu collectif consistant à interpréter rapidement certains objets, André Breton voit la magicienne Circé comme un personnage historique à travers une boule de cristal, dans un désert, avec « la plus belle pièce de lingerie de luxe dans l’armoire des demoiselles Papin et le pot d’étain du crime ». Il y reviendra à l’occasion de la sortie du film Les Abysses¸ deNico Papatakis, offrant sur une page de la revue La Brèche (n° 5, octobre 1963) un montage repris du numéro 5 de La Révolution surréaliste, auquel est confrontée la photographie des sœurs Bergé, lumineuses interprètes du film.
La même année 1933 voit encore les surréalistes prendre fait et causeen faveur d’une parricide de dix-huit ans : Violette Nozière[8]. L’occasion est belle, pour eux, de régler son compte à une société fondée sur la sainte famille telle que Marx-Engels l’avaient analysée. Surtout quand la jeune meurtrière accuse, à son tour, son père d’avoir abusé d’elle pendant six ans. Contrairement à l’opinion publique, ils sont convaincus de l’inceste, et tiennent donc la jeune fille pour une victime. Ils éditent à Bruxelles une plaquette de poèmes et de dessins aux éditions Nicolas Flamel, fondées pour la circonstance dans le but d’éviter les poursuites judiciaires (puisque l’instruction était en cours). Éluard y salue celle qui a défait « l’affreux nœud de serpents des liens du sang », et Breton y voit la figure mythique des générations futures : « Tu ne ressembles à personne de vivant ni de mort. »
Violette fut condamnée à mort, puis graciée et libérée pour « conduite exemplaire » après douze ans de travaux forcés. En 1953, Breton rappellera que les surréalistes, à l’énoncé du verdict, lui avaient envoyé une gerbe de roses rouges, comme ils avaient fait pour Germaine Berton, et il demandera sa réhabilitation : « Réhabilitez-la. Cachez-vous ! De mémoire d’homme, jamais affaire criminelle n’aura fait surgir à la cantonade plus belle collection de crapules que le procès Violette Nozières, il y a vingt ans… À qui la palme, du père souilleur de sa fille […], de l’amant de cœur Jean Dabin, camelot du roi-maquereau, du vicomte de Pinguet qui courut ‘donner’ la jeune fille au sortir de son lit, des infâmes chroniqueurs judiciaires qui signaient Pierre Wolff ou Géo London les ‘papiers’ que j’ai sous les yeux ou du mystérieux ‘protecteur’ M. Émile. […][9] »
À diverses occasions, les interventions publiques d’André Breton à partir de faits sanglants montrent qu’il en a suivi le déroulement avec attention, les interprétant dans le sens de la révolte, dont il avait fait un dogme pour le surréalisme.
Au-delà des événements rapportés par la presse, il a toujours été sensible, pour son compte personnel, à ce que Georges Sebbag nomme des « durées automatiques », qui sont comme des télescopages des temps, des échappées inconscientes dans le futur. D’aucuns ouvriraient ici un nouveau chapitre de la psychologie, ou, éventuellement, de la parapsychologie, qui traiterait des phénomènes de prémonition, de l’intuition, du pressentiment ou même de la magie quotidienne. Pour l’auteur de Nadja, ce sont des faits divers que l’histoire s’est chargée, rétrospectivement, de transformer en avertissements individuels ou collectifs.
L’essentiel, dans le premier cas, est de pouvoir passer du particulier au général. Ainsi, dans une note[10] (souvent passée inaperçue) de sa préface au catalogue de la grande exposition surréaliste de 1947, il récapitule, pour les sceptiques, une série de phrases venues de l’inconscient, qui ne prirent sens qu’avec le temps.
« Les grands magasins de la Ménagère pourraient prendre feu… » écrivaient Breton et Soupault dans « S’i1 vous plaît », publié par Littérature, n° 15, en septembre 1920 (p. 20). Un an après, cette phrase d’inspiration automatique trouvait sa résolution par l’incendie du même Bazar Bonne-Nouvelle, totalement détruit.
« Il y a des gens qui prétendent que la guerre leur a appris quelque chose ; ils sont tout de même moins avancés que moi, qui sais ce que me réserve l’année 1939 » écrivait Breton dans sa prémonitoire « Lettre aux voyantes », La Révolution surréaliste, n°5, 15 octobre 1925, p. 22. Annonce explicitée ainsi dans « Le Trésor des Jésuites », fruit de la collaboration d’Aragon et Breton : « Que nous réserve 1940 ? 1939 a été désastreux… Faut-il regretter les chevaleresques combats des tranchées ou leur préférer les peu glorieuses exterminations immobiles d’aujourd’hui ? » (Variétés, juin 1929).
À ces anticipations de portée collective, auxquelles les événements donnaient, à la relecture, un sens extraordinairement précis, Breton ajoute, dans la même note, une référence au poème « Tournesol », qui se révélait divinatoire à ses yeux par la rencontre de Jacqueline, et l’annonce de découvertes scientifiques. Tout se passe comme si les scripteurs (ils étaient deux dans deux cas sur trois, et même si un seul tenait la plume, l’autre en acceptait la formulation) s’étaient contentés de porter à la connaissance du lecteur un fait à venir, qu’ils n’avaient aucun moyen de justifier lors de l’écriture.
À la réflexion, Breton proposera, par la suite, de classer des faits semblables dans la catégorie de la « Magie quotidienne ». C’est le titre d’un article qu’il offre au premier numéro de la revue La Tour Saint-Jacques en 1955. Il y consigne un certain nombre de coïncidences survenues dans la même journée. L’une d’entre elles part de son désir de commenter un fait divers présentant un cas extrêmement rare de renoncement à soi de la part d’une mère : mise à l’épreuve par son amant, Denise Labbé avait tué sa propre fillette afin de prouver son amour total. « Dans l’état actuel de l’information, quelle nuit — quoi de plus égarant pour le jugement moral — que le cœur de cette jeune femme, convaincue du crime le plus atroce mais qui s’est laissé porter au plus grand sacrifice par amour ! » observe-t-il (OC IV, p. 930).
Le délai d’impression de la revue surréaliste à laquelle il avait promis cet article ne lui a pas permis de l’achever le jour prévu. Le lendemain, il reçoit d’une ancienne maîtresse, une longue lettre suscitée par le même fait divers, lui demandant de faire connaître dans la presse sa propre position sur cet acte atroce. Breton n’a pas répondu à à la demande, mais il a laissé, après le verdict, une page manuscrite, inédite, lisible (à grand peine) sur le site de la vente André Breton : « Devant un des plus grands égarement de l’esprit, en plein orage passionnel, ce ne serait pas trop de pouvoir invoquer les secours de Laclos, de Sade, de Stendhal, de Baudelaire, de Freud et encore n’est-ce pas cela qui donnerait le droit de réprimer…. Même pour les besoins de la défense, il me paraît tout à fait abusif que la responsabilité de Gide ait pu être alléguée, Les Nourritures terrestres ne sauraient sans ridicule, être tenues pour un ouvrage dépravant, et il va sans dire que le meurtre de la petite Cathie est l’antipode de l’acte gratuit. » On n’en saura pas plus.
Sans pousser le paradoxe, nous pouvons à notre tour ranger André Breton au nombre des écrivains qu’il invoque dans cette note. De même qu’ils sont souvent partis d’un fait divers pour bâtir une œuvre, de même il a accumulé des informations sur les grandes affaires du passé pour en tirer des réflexions morales (« La question morale me préoccupe » écrivait-il en 1920), philosophiques, et même poétiques. Ainsi, à peine démobilisé, il compose un long poème, « Pleine marge », où se lit un écho d’une enquête qu’il avait faite l’été précédent, durant ses vacances dans l’Ain :
« Et vous messieurs Bonjour Qui en assez grande pompe avez bel et bien crucifié deux femmes je crois Vous dont un vieux paysan de Fareins-en-Dôle Chez lui entre les portraits de Marat et de la Mère Angélique Me disait qu’en disparaissant vous avez laissé à ceux qui sont venus et pourront venir Des provisions pour longtemps Salon-Martigues, septembre 1940. »
Est-ce à ce moment qu’il s’est procuré l’Étude historique et critique sur les fareinistes ou farinistes, Lyon, 1908, conservée dans sa bibliothèque, ou plus tard, pour y vérifier ses intuitions ? Le fait est qu’il portait intérêt à ces convulsionnaires, extrémistes de la foi, même quand ils allaient jusqu’à crucifier publiquement des femmes, et que la mémoire populaire de leurs actes devenait, en la circonstance, facteur d’optimisme !
Breton avait accumulé dans sa bibliothèque un certain nombre d’ouvrages rares, traitant d’affaires célèbres, tel ce Recueil intéressant sur l’affaire de la mutilation du Crucifix d’Abbeville arrivée le 9 août 1765, et sur la mort du Chevalier de La Barre Pour servir de supplément aux causes célèbres, qui ne semble pas avoir donné lieu à un traitement spécifique de sa part. En revanche, les Mémoires, Révélations et poésies de Pierre-François Lacenaire (Paris, 1836) figuraient déjà dans le projet de bibliothèque élaboré par Aragon et lui pour Jacques Doucet, avant de fournir matière à un chapitre de l’Anthologie de l’humour noir. Pour lui, Lacenaire était un théoricien du « droit au crime ».
Breton tenait Sade pour un moraliste, à l’égal de Vauvenargues, mais, dans le fragment précédent, il le citait aussi pour les actes que la justice lui reprochait, dont l’affaire Rose Keller, à laquelle Maurice Heine avait consacré une étude dans Hippocrate, Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique, qu’il lui dédicaça. Ardent défenseur de la liberté de la presse, Breton n’hésita pas à apporter son témoignage en faveur de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, qui, audace extrême, avait l’outrecuidance de publier la totalité des écrits de Sade !
Pour finir cette revue de détail, on n’oubliera pas que Breton lui-même fut, bien involontairement, le sujet d’un fait divers dont la presse se fit l’écho au niveau national. Visitant une grotte préhistorique, doutant de l’historicité des dessins pariétaux, il eut le malheur de passer son doigt dessus et fut accusé par le député-propriétaire de dégradation de monuments. Les poursuites judiciaires qui s’ensuivirent l’inquiétèrent beaucoup, comme en témoignent ses lettres à sa fille Aube, récemment publiées.
Il n’y a pas de mauvaise littérature pour qui s’est délibérément mis en marge de la littérature. De même, il n’y a pas d’événements méprisables aux yeux de qui a fait profession de réfléchir sur la société de son temps. Le fait divers offre à qui sait le regarder sans préjugés un fragment brûlant d’éternité, donnant sur la tragédie ou la comédie, c’est tout comme, en tout cas porteuse d’humour noir. Chez Breton, le fait divers est un embrayeur, une porte ouvrant sur les profondeurs de l’être, et même davantage, sur son devenir. Ce que la philosophie ne peut offrir, parce qu’elle se place sur Bételgeuse au lieu d’entrer de plain pied dans la vie, le fait divers nous le révèle d’emblée. Préoccupé de dégager un mythe collectif, et sachant fort bien qu’un tel mythe ne se décrète pas, Breton en a vu les linéaments, à maintes reprises, dans ces faits vrais qui, à juste titre, sidèrent le populaire.
[1] Les Pas perdus, OC I, 231.
[2]. OC I, 614.
[3]. André Breton, Entretiens radiophoniques, OC III, 480.
[4]. Une anthologie des articles les plus significatifs vient d’en être republiée : « L’affaire Michel Henriot, 8 mai 1934-1er juillet 1935 », Les Cahiers du Faouëdic, n° 16, Lorient, 2012.
[5]. On trouve des coupures et des illustrations semblables dans le manuscrit de 48 pages offert à Elisa, désormais conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, publié en fac-similé par mes soins chez Biro Éditeur, Paris, 2008.
[6]. Lettre de Simone à Denise, 24 décembre 1923, dans : Simone Breton, Lettres à Denise Levy 1919-1929 et autres textes 1924-1975, présentés par de Georgiana Colvile, Gallimard, 2005, p. 165.
[7]. Le surréalisme au service de la révolution, n° 5, 15 mai 1933, pp. 27-28.
[8]. Telle est bien l’orthographe de ce nom. C’est par une erreur constante que les surréalistes ont ajouté un S dans le titre de leur brochure.
[9]. André Breton : Médium-feuille n°5, mars 1953.
[10]. André Breton, La Clé des champs, OC III, p. 742.
[11] Les Pas perdus, OC I, 231.