Lettres à Aube, par J.-M. Goutier, suivi d'Écoute au coquillage
15 juin 2019
André Breton, Lettres à Aube, présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2009.
Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009).
André Breton stipule dans son testament que sa correspondance ne doit être publiée « au plus tôt » que cinquante ans après son décès. Toute liberté est laissée, en revanche, pour les lettres adressées à sa fille et à son épouse Elisa. Aube a attendu plus de quarante ans avant de prendre la décision de faire éditer les lettres la concernant. Échelonnées sur vingt-huit années, l’intérêt primordial de celles-ci est de nous révéler, en s’aventurant dans une intimité capable d’infiniment de tendresse, un Breton toujours égal à lui-même.
On peut même ajouter qu’ému par la naissance de son enfant, au point de tomber malade et rester alité, Breton écrivait deux lettres par jour à Jacqueline [Lamba], toujours retenue à la clinique, dans lesquelles il évoquait la petite Aube qui n’avait que quelques jours…
C’est le moment opportun de rappeler que Breton était opposé à la procréation dans la mesure où elle induisait une structure familiale bourgeoise qui, en effet, était haïe par les surréalistes. Succéder ou reprendre l’entreprise paternelle était bien sûr exclu de la trajectoire individuelle de tout surréaliste. La plus violente des déclarations de Breton concernant la procréation, publiée dans la Révolution Surréaliste, provenait d’une fameuse enquête sur la sexualité qui s’est poursuivie de janvier 1928 à août 1932. Breton avait conservé un dossier qui contenait la totalité des documents manuscrits concernant les douze séances de l’enquête qui ont été publiées chez Gallimard, dans une collection intitulée « Archives du Surréalisme ». C’est au cours de cette enquête que des amis demandent à Breton ce qu’il pense de la procréation. Il répond qu’il y est hostile, sauf en cas d’amour absolu, d’une grande rencontre, comme il en existe peu. L’avis de la femme est alors primordial et si, en effet, donner naissance à la vie fait l’objet d’une décision commune, dans ce cas, Breton admet bien vouloir reconsidérer sa position. Et c’est exactement ce qui s’est produit. D’une part, il écrit à Jacqueline en 1935 : « J’ai, moi, le sentiment que de ma propre initiative cette offre, je n’ai pas le droit de la refuser t’aimant comme je t’aime. » D’autre part, pour sa fille alors âgée de huit mois, il rédige une lettre destinée, en fait, à la jeune fille qui aura seize ans au “beau printemps” de 1952. Il s’agit de “la lettre à Écusette de Noireuil” qui clôt L’amour fou et dans laquelle le père dit à sa fille : « Vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier». Breton affirme son choix qui est aussi un pari sur l’avenir.
« Rappelle-toi qu’un des plus grands principes philosophiques, auquel aussi bien les surréalistes que les marxistes, par exemple, ont adhéré c’est que la liberté est la nécessité réalisée. Il est bien vrai, crois-moi, que toute autre « liberté » est illusoire. Réfléchis-y longuement… », écrit Breton à Aube dans une lettre de 1956…
Aube a vingt et un ans lorsque Breton lui écrit cette lettre. Cette correspondance n’est nullement un recueil pédagogique et Breton n’aborde jamais la morale, qu’il abandonne aux grands moralistes du XVIIe siècle qu’il admirait d’ailleurs beaucoup. Cependant, c’est à cette période où sa fille a des difficultés scolaires et qui est aussi celle où le choix d’une carrière se décide, que le poète lui cite cette belle sentence de Hegel sans vouloir, aucunement, limiter les pouvoirs de la révolte. Sur le plan de la liberté, Breton n’est pas dans l’utopie ; il précise que la première conquête est la liberté définie comme la « nécessité réalisée ». La liberté est la connaissance de la nécessité, ainsi que le prétendaient les penseurs révolutionnaires du XIXe siècle. Si cette base est installée, c’est déjà une ouverture, une possibilité de vie formidable, car tout peut prendre forme par la suite. C’est un aspect de la liberté choisi comme angle d’attaque pour affirmer ses positions.
Qui dit liberté, dit aussi refus des prix littéraires, des compromissions… Deux ans plus tôt, Breton a exclu Max Ernst du mouvement surréaliste pour avoir reçu le prix de la Biennale de Venise…
On a souvent évoqué les exclusions prononcées contre certains membres du groupe surréaliste qui s’écartaient des exigences adoptées comme ligne de conduite. Ça fait partie des thèmes récurrents. Il faut rappeler que depuis les débuts du Mouvement, il y avait un pacte entre les surréalistes, un engagement commun. Une des plus grandes déceptions de Breton – je le sais très bien parce qu’il nous en a souvent parlé à la fin de sa vie – est qu’il ne comprenait pas comment, par exemple, Aragon, qui fut son meilleur ami, avait trahi scandaleusement toutes les positions de sa jeunesse en s’engageant aveuglément dans le stalinisme. Toutes les ruptures étaient pour lui douloureuses et pas seulement dans l’instant. Certaines le hantèrent longtemps. Il disait qu’il rêvait souvent des amis dont il avait dû se séparer, mais il ne pouvait accepter leurs trahisons. Ces exclusions n’étaient pas toujours brutales et pour certaines, Breton avait fait plus tard amende honorable (Artaud, Desnos ou Matta par exemple). Quant à Dalí, il s’est fait exclure du groupe car ses positions politiques étaient intolérables. Il admirait Hitler auquel il envoyait des lettres et, profasciste, il a aussi soutenu Franco ; ces faits et gestes, faut-il le préciser, ne relevaient en rien de la pure provocation. Quand des républicains étaient condamnés à mort, il déclarait qu’on aurait pu en fusiller davantage. Créateur éblouissant Dalí, pour moi, est plus grand poète que peintre, je songe en particulier à ses poèmes érotiques. Il y a eu une séance mémorable rue Fontaine où Dalí, qui s’attendait à ce qu’on prenne des mesures contre lui, s’est présenté à genoux, un thermomètre dans la bouche. Avec un tel numéro, tout le monde a éclaté de rire et l’exclusion n’a pu se faire ce jour-là. Mais le lendemain, Dalí a recommencé ses actes contre-révolutionnaires et la rupture a eu lieu. En réalité la plupart des exclusions provenaient du comportement des personnes qui rompaient d’elles-mêmes le pacte.
Pour en revenir aux lettres adressées à sa fille il faut parler de l’inquiétude récurrente qui assaille Breton devant les médiocres résultats scolaires de celle-ci, en ne tenant pas compte, c’est ce qu’Aube a tenu à me préciser, que son père oubliait que les trois langues qu’elle pratiquait dès l’âge de neuf ans : le français, l’anglais et l’espagnol pouvaient poser quelques problèmes. Elle a vécu près de deux ans au Mexique où elle traduisait les échanges entre sa mère et Frida Kalho. Elle naviguait d’une langue à l’autre, ce qui explique, en grande partie, les fautes de grammaire et d’orthographe que son père lui signale dans ses lettres. Il faut dire aussi que l’instabilité matérielle dans laquelle Breton se trouvait accentuait cette inquiétude.
En effet, ses recueils de poésie étaient imprimés à moins de trois cents exemplaires et ne se vendaient pas ; c’est le sort de la poésie depuis toujours. Les droits d’auteur étaient donc ridicules. Breton a toujours vécu chichement, heureusement il a bénéficié du soutien de ses amis. Il faut dire aussi que la peinture surréaliste ne valait pas grand-chose sur le marché de l’art dans les années cinquante et qu’en plus, lorsqu’il tentait de se séparer d’un tableau de Max Ernst ou de Miró, il le dit parfois à sa fille, il ressentait un véritable déchirement. Avant de partir en vacances, il essayait de vendre une peinture en fonction de la somme dont il avait besoin pour l’été, mais la plupart du temps, il se faisait abuser par le marchand.
Quand il est revenu des États-Unis, et malgré sa célébrité, Breton n’avait même pas assez d’argent pour payer un voyage en train jusqu’à Antibes où Elisa et lui étaient invités chez une amie. Jean Paulhan a imaginé la création d’une collection qu’aurait dirigée Breton, afin de justifier l’avance qu’il lui avait faite afin de l’aider. Jusqu’au bout, Breton a eu des difficultés financières. Dans une lettre, il dit qu’il va même emprunter de l’argent à Benjamin Péret, ce merveilleux poète surréaliste ; mais Péret n’avait, non seulement jamais un sou mais, qui plus est, il perdait régulièrement son logement ! André Thirion avait intrigué auprès de la ville de Paris pour qu’on donne un prix à André Breton qui l’a refusé. Il a toujours rejeté les honneurs. Les accepter, c’était le début de la compromission.
Mais cette situation n’a nullement empêché Breton de se passionner pour les objets qui ont constitué une collection devenue, aujourd’hui, célèbre. Il s’est intéressé à l’« art brut » par exemple, bien avant tout le monde, et il a participé à la fondation, avec Dubuffet, de la Compagnie de l’art brut. Il allait souvent aux Puces de Saint Ouen. Les dernières années de sa vie, il s’est aperçu, en chinant, que de nombreux objets qu’il avait achetés autrefois étaient devenus très recherchés et très chers. Il s’est demandé alors, quels étaient ceux de ces objets que les autres n’avaient pas encore “découverts” et qu’il pouvait acheter à un prix abordable. C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à collectionner des bénitiers pour la qualité de ces anciennes faïences. Il s’est passionné pour moules à gaufres et à hosties, objets totalement négligés, dont certains datent du XIIIe siècle et possèdent des légendes alchimiques, des dessins ou des armoiries.
Quant à l’écriture des lettres de Breton dans sa correspondance… Il y a des merveilles que nous découvrons aujourd’hui et toujours une hauteur de ton incomparable. Par exemple, il écrit à sa fille le 27 décembre 1948, au moment des vœux : « Que l’année 1949 t’ouvre des portes enchantées et que par l’une de ces portes, il me soit donné de te voir entrer pour te retrouver près de moi. Je te serre de tout le lierre du monde ». On est d’emblée dans la poésie. La première lettre de ce recueil, accompagnée de collages et de dessins, est superbe. On ne s’étonne pas qu’Aube soit devenue une collagiste passionnée. Certaines de ses enveloppes enluminées ont d’ailleurs été présentées au Musée de La Poste, en 2005, dans une grande exposition intitulée « Quand l’art devient postal ». José Pierre écrivait à son sujet : « La modestie d’Aube Elléouët devrait-elle en souffrir, il me plaît à dire que c’est à cette famille d’émerveillés-émerveillants qu’elle appartient et à nulle autre. »
L’imbrication de la vie et de l’œuvre est constante dans ces lettres. Breton y parle de sa vie privée, du surréalisme, des activités collectives telles que la mise en pratique d’un nouveau jeu comme celui de « L’un dans l’autre » qu’il a inventé, de la préparation d’une nouvelle revue ou d’une exposition, de la publication d’un almanach d’art brut, de la chasse aux papillons, de l’achat d’un objet précolombien… Il fait part à Aube de ses occupations, de ses lectures, de ses prises de position…
Jusqu’aux derniers jours de sa vie, Breton a respecté les options prises dans sa jeunesse. Le fameux Manifeste des 121, sous-titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » est à l’origine, ce que beaucoup ignorent, une initiative des surréalistes. Jean Schuster et Dionys Mascolo, ont rédigé les premières versions revues par Breton et Gérard Legrand qui ont apporté quelques corrections, ce fut ensuite Maurice Blanchot qui paracheva l’ensemble du texte. Pour plus d’efficacité, le Manifeste a été présenté à Sartre, qui l’a cautionné et s’est porté garant ce qui a pu laisser croire que c’était lui qui en était l’auteur. Parce qu’ils avaient beaucoup de difficultés avec la Gauche manipulée par les staliniens qui se méfiaient d’eux depuis la condamnation des Procès de Moscou par Breton, les surréalistes se sont mis un peu en retrait. À l’époque, cette publication a eu l’effet d’une bombe. Plusieurs personnes dont des peintres et des acteurs ont été poursuivies ainsi que le surréaliste Jehan Mayoux, enseignant, qui fut mis à pied.
Ces prises de position et ce combat pour la liberté sont déjà très présents dans les premières lettres que Breton adresse à Aube même s’il en parle plus librement à l’approche de ses vingt ans.
C’est dans une lettre de 1952, qu’il lui relate un incident plutôt cocasse, mais qui aurait pu très mal tourner. Avec le peintre surréaliste Adrien Dax et sa femme Simone qui étaient venus le voir à Saint-Cirq-la-Popie, l’un des plus beaux sites de la vallée du Lot, ils sont allés visiter la grotte de Cabrerets, non loin de là. Breton, qui se méfiait de l’exploitation des lieux touristiques, souvent gérés par des curés, qu’il n’appréciait guère, doutait de l’authenticité de certains dessins prétendument préhistoriques. Il a constaté en portant le doigt sur une des lignes tracées sur la paroi qu’elle avait tendance à s’effacer. Le guide, un authentique député M.R.P, furieux, a frappé la main de Breton avec un bâton, et ce dernier a riposté à coups de poing. L’abbé Breuil avait dit, à l’époque, dans Le Figaro : « Si des vauriens comme Monsieur André Breton se mettent à détruire le patrimoine national !… » Il y a eu ensuite des expertises qui n’ont pas abouti et un procès dont on a beaucoup parlé dans la presse. Breton a été condamné à verser une grosse somme d’argent, mais il y a eu fort heureusement une amnistie. Malraux avait été sensible à cette affaire, par définition, car bien des années auparavant, quand il avait eu des démêlés en Indochine, Breton avait pris sa défense. La manière dont Breton raconte cet épisode à Aube est effectivement assez drôle. Il y avait cette capacité d’exaltation chez l’auteur des Manifestes qui était admirable, et qu’on lui a souvent reprochée. Pour moi, elle était liée à la fureur poétique. L’exaltation de la poésie peut, en effet, déboucher sur de beaux orages.
Le groupe surréaliste était un égrégore, pour employer un vieux mot d’alchimiste, une réunion de différents esprits qui font œuvre ensemble. Et cet égrégore pratiquait la mise en commun de la pensée, cette source inépuisable de création.
Quand toute la correspondance de Breton sera accessible, ce sera fantastique de pouvoir y rencontrer Apollinaire, Picasso… Il a échangé des lettres avec Valéry, Saint-John Perse et bien d’autres comme Lévi-Strauss avec lequel il allait à ce que l’on pourrait appeler le marché aux Puces de New York, pour tenter de trouver des objets amérindiens. Le grand ethnologue demandait à Breton, « André, d’après vous, est-ce que ces objets sont authentiques ? » Breton répondait « oui » pour certains, et « n’y touchez pas » pour d’autres. L’œil du poète voit toujours plus loin.
C’est grâce à l’insistance d’Aube auprès de l’éditeur qu’on a pu obtenir des reproductions de cartes postales en couleurs et des reproductions de dessins et de collages de Breton dans la très stricte Collection « Blanche » de Gallimard. Cette correspondance est placée sous le signe du merveilleux. Breton a écrit dans le premier Manifeste du Surréalisme : « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. »
Jean-Michel Goutier
André Breton Lettres à Aube, Gallimard 2009 (p. 24-26).
ÉCOUTE AU COQUILLAGE
Je n’avais pas commencé à te voir tu étais AUBE
Rien n’était dévoilé
Toutes les barques se berçaient sur le rivage
Dénouant les faveurs (tu sais) de ces boîtes de dragées
Roses et blanches entre lesquelles ambule une navette d’argent
Et moi je t’ai nommée Aube en tremblant
J’aurais voulu te rapporter la fleur tropicale
Qui s’ouvre à minuit
Un seul cristal de neige qui déborderait la coupe de tes deux mains
On l’appelle à la Martinique la fleur du bal
Elle et toi vous vous partagez le mystère de l’existence
Le premier grain de rosée devançant de loin tous les autres follement
irisé contenant tout
Je vois ce qui m’est caché à tout jamais
Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes cheveux
Et quand tu renais du phénix de ta source
Dans la menthe de la mémoire
De la moire énigmatique de la ressemblance dans un miroir sans fond
Tirant l’épingle de ce qu’on ne verra qu’une fois
Dans mon cœur toutes les ailes du milkweed
Frêtent ce que tu me dis
Tu portes une robe d’été que tu ne te connais
Presque immatérielle elle est constellée en tous sens d’aimants en fer à
cheval d’un beau rouge minium à pieds bleus
André Breton
(sur mer entre La Havane et [La] Nouvelle-Orléans, 17 mars 1946)