Le sans-fil surréaliste
par Georges Sebbag
1er juillet 2024
Dans le Manifeste du surréalisme – achevé d’imprimer à Bruges le 15 octobre 1924 –, André Breton passe en revue diverses inventions techniques, comme la photographie et le cinéma, le téléphone et la radio : « Et, dès lors, il me prend une grande envie de considérer avec indulgence la rêverie scientifique, si malséante en fin de compte, à tous égards. Les sans-fils ? Bien. La syphilis ? Si vous voulez. La photographie ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Le cinéma ? Bravo pour les salles obscures. La guerre ? Nous riions bien. Le téléphone ? Allô, oui. La jeunesse ? Charmants cheveux blancs. » Breton accorde la mention Bien à la radio, à la T.S.F. et s’amuse à mêler le sans-fil à la syphilis. La radio qui prend son essor en 1922 voit les journaux lui consacrer des rubriques et annoncer ses programmes. Du 16 mars au 11 mai 1924, Breton enchaîne dans sept cahiers d’écolier une centaine d’historiettes auxquelles il mêle quatorze poèmes-collage. Il en résultera Poisson soluble, précédé du Manifeste du surréalisme. L’intérêt porté par Breton au « sans fil » est patent dans deux poèmes-collages. Celui du 18 avril 1924, « Que sera dans deux ans / André Breton... », comprend la découpure « En marge de l’écoute » (Excelsior, 3 avril 1924, p.3), autrement dit le titre d’une chronique relative aux émissions radiophoniques. Mieux encore, dans le poème-collage « Des chiffonniers... » du 20 avril, examinons les quatre découpures de la séquence « La lampe / en nids d’abeilles / ne s’éclaircit pas / sur les pas » : 1. « La lampe [à trois électrodes génératrice d’ondes] » (L’Œuvre, 21 octobre 1923, p. 6) : sous la rubrique « Sans-fil », l’article explique, dessin à l’appui, comment une lampe à trois électrodes « est susceptible de produire des oscillations entretenues dans un circuit oscillant d’un poste émetteur ».
2. « [Les enroulements] en nids d’abeilles » (L’Œuvre, 21 octobre 1923, p. 6) : jouxtant l’article précédent, toujours dans le cadre de la rubrique « Sans-fil », cet autre article didactique concerne les bobines en nids d’abeilles qui permettent de recevoir sur un poste « des émissions d’ondes ayant des longueurs très différentes ».
3. « [Le mystère de l’homme coupé en morceaux] ne s’éclaircit pas » (L’Œuvre, 21 octobre 1923, p. 3) : on ne progresse guère sur l’affaire de l’homme coupé en morceaux, au cours de cette séance d’assises à Bruxelles. Ce faits divers macabre est loin d’être rare. Signalons ce titre de L’Œuvre, du 10 avril 1923 relatif au crime de Moult-Argences en Normandie : « Le mystère de la femme sans tête ne s’éclaircit pas ». 4. « [La neige] sur les pas » (Le Journal, 19 avril 1924, p. 2), autrement dit le titre d’un roman d’Henry Bordeaux. Breton pense-t-il à son recueil de textes, Les Pas perdus, qui vient de paraître, et plus précisément à l’incipit de son introduction aux Lettres de guerre de Jacques Vaché : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que des petits pas d’hommes » ? À l’occasion de cette séquence, on découvre que Breton est hanté par « la femme sans tête » (autre découpure dans ce même poème-collage) comme par l’homme coupé en morceaux et qu’il commence à concevoir un nouvel ordre du temps, celui d’un temps sans fil (1). En février-mars 1925, Breton fera honneur à l’expression « sans fil » dès l’incipit de son Introduction au Discours sur le peu de réalité : Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. » Le « sans fil », ce laconique mot de passe de la modernité et de la technique de pointe, est l’indice d’une mutation de l’esprit mais aussi du temps, comme y insiste Breton dans la phrase suivante : « Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps. » La flèche du temps, le temps mesuré et quantifié, la chronologie, l’irréversibilité, le devenir historique, dialectique ou eschatologique, tous ces paradigmes sont balayés. D’un mot, le fil du temps cède la place au temps sans fil. À une déflagration du temps répond une révolution de l’esprit. Un indice supplémentaire permet d’indiquer que Breton n’obéit plus au temps des horloges. En octobre 1924, sur un exemplaire du Manifeste du surréalisme, il adresse cet envoi au philosophe de la durée : « À Henri Bergson, très humble hommage d’admiration / André Breton / 42 rue Fontaine Paris IX ».
- Voir André Breton, Poisson soluble. Le Manuscrit, édition établie et présentée par Georges Sebbag, Jean-Michel place éditeur, 2024.