MÉLUSINE

Lapidaire

26 octobre 2020


Fécamp
Les galets sont des monstres
caressés par les mains
petits enfants dernière mouture
de matière visible ils frappent
au creux des mollets de ville.
Aux Estacades les échasses de cirque
plongent dans le sel leur théâtre total
et montrent leur dessous
de voies romaines sous la mer

Marie-Christine Brière, Cœur passager, Éditions Librairie-Galerie Racine, 2013, p. 52.

L’ouvrage de Françoise Armengaud et de Françoise Py intitulé Marie-Christine Brière et les galets de Fécamp. Une passion de poète et de peintre est consacré à une œuvre plastique restée secrète de leur amie poète Marie-Christine Brière*. Il s’agit de quatre cahiers format écolier dans lesquels, de 2004 à 2008, elle a représenté à l’aquarelle et à la gouache quelques centaines de cailloux qu’elle avait ramassés sur les grèves, à Fécamp, les sauvant ainsi de l’oubli. Cette démarche artistique sérielle relève pour les deux autrices de la même passion obstinée qu’avait manifestée André Breton, chercheur d’agates ou Roger Caillois, découvreur de minéraux. Il s’agissait pour tous les deux de déceler les mystères et la beauté cachée dans la pierre. Marie-Christine Brière a cela de particulier dans sa démarche qu’elle choisit volontairement de ne s’arrêter qu’aux pierres les plus humbles et les moins dignes d’intérêt, apparemment. Ceci pour mieux révéler leur incroyable capacité à nous émerveiller comme le note Françoise Py : « cette quête des pierres pourrait bien être une quête alchimique et la discipline exigeante qui consiste à les peindre jour après jour, une opération de transmutation ».

Les carnets de Marie-Christine Brière montrent, grandeur nature, des pierres sans curiosité apparente, de banals cailloux. Ce ne sont pas les galets régulièrement arrondis que décrit Francis Ponge[1]. Ni les pierres précieuses ou remarquables de Roger Caillois[2]. Ces fragments arrachés à la falaise ont été concassés, roulés, frottés par la mer, le sable et le vent. L’œil naturaliste en explore la surface chaotique. L’aquarelle fait jouer les chatoiements que confèrent au silex l’opale et la calcédoine. Chacun porte des stigmates de chocs, la trace chimique de sa biogénèse. L’accident participe de leur poésie.

Marie-Christine Brière ne projette pas de formes imaginaires sur ses trouvailles. Elle n’y voit pas de signe insolite, ne leur attribue pas de pouvoirs magiques ou talismaniques. Aucun message secret qui nous éclaire sur qui nous sommes. Attentive au visible, elle s’exprime en peintre, donne à voir. Derrière le gris, l’inerte, elle révèle un corps qui résiste[3]. Mais aussi une palette incandescente, comme le souligne Françoise Py : « ces cailloux inertes et nus dévoilent, sous l’apparente grisaille, des bruns, des ocres, des violets, des orangés, des verts grisés, des émeraudes, des roses, des pourpres, des citrons pâles ».

La poésie, aujourd’hui, renoue avec le sensible. Méditation du monde comme totalité et comme sens, elle participe à rebâtir un monde qui (se) tienne, à recréer une alliance par delà les tensions après l’épreuve du chaos, du non-sens, du paradis perdu. Cette peinture d’écrivain prend le parti de l’inanimé, du silence, opposant l’ombre à la blancheur sidérale, l’intensité du plein au vide. De la plage à la page, une présence isolée se confronte à l’infini. Un humble caillou cristallise le lieu d’une possible relation.

Quête obstinée, le dessein de cet art “du peu” est de métamorphoser le réel. Cet exercice, qu’on peut qualifier de “spirituel”, confronte la chose nue, inerte, à l’art, à la poésie et avive ainsi notre capacité d’empathie. Chaque caillou est individué, son image préservée. Comme pour le poète Yves Bonnefoy, la pierre, dressée-là, vient conjurer la mort, contrer l’absence.

Tout saisissement est avènement. Tel silex élu est extirpé de l’anonymat. Objet distinct, le minéral offre une variété du même. La variation du motif illustre l’infini qui réside, selon Yves Bonnefoy, « dans le rayonnement de l’un non dans la multiplicité du nombre. » La poète entame avec ce fragment d’ici-bas un questionnement. Sa communion tacite avec le minéral nous fait part de retrouvailles avec un monde perdu de vue depuis l’enfance. Son regard transfigure la banalité en rencontre. Il la change et la charge en clarté, en beauté, en poésie.

Méditer sur la pierre révèle ce qu’elle cache. Le complexe gît dans le simple. Isolé, en apparente apesanteur sur le blanc de la page, le galet prend corps. Son ombre immense le rend sensible, vulnérable. Et la lumière immanente, dévoilant une seule face, avive sa part de secret.

Certaines peintures de galets évoquent des falaises, avec leur relief tourmenté, surplombant une mer sombre. Comme le note Françoise Armengaud, chez Marie-Christine Brière : « La pierre n’est plus dans un paysage, elle est elle-même un paysage. Chaque pierre est une île, une terre à explorer avec ses grottes, ses fondrières et ses escarpements ».

Placés par deux ou trois, parfois davantage, les galets sont disposés en groupes dans le dernier cahier. Ils semblent composer entre eux un colloque, par delà le silence, le blanc. Les autrices citent ce beau passage de Langue des pierres où Breton note, à propos de deux pierres de la collection qu’il avait constituée, la Grande Tortue et le Cacique : « Il en est aussi qui semblent s’appeler l’une l’autre et qu’une fois rapprochées on peut surprendre se parlant entre elles. ».[4]

Le livre conjugue plusieurs voix en dialogue, celle des rêveurs de pierres. C’est une terre familière et ignorée qui se révèle à nous dans laquelle sont portés à la pleine lumière les infinis grains d’espoir d’un nouveau rivage. Le secret que nous transmet Marie-Christine Brière à travers ses quelques trois cents peintures de pierres, ne serait-ce pas, comme le suggère Françoise Armengaud : « le goût de détecter la splendeur latente non pas sous, au-delà, ni derrière, les apparences mais en elles, immanentes. La très réservée jubilation des gemmes au sein de la caillasse ».

Martine MONTEAU


Françoise Armengaud et Françoise Py, préface de Gisèle Brémondy, Marie-Christine Brière et les galets de Fécamp. Une passion de poète et de peintre. 136 pages. 60 planches couleur.

Réalisation Muriel Fournier. Le Chatisier, 2020.

Contacts : francoise.py@univ-paris8.fr et aurelienchatigre@orange.fr (Françoise Armengaud ).

Marie-Christine Brière (1941-2017) se présente elle-même ainsi dans les marges de son ouvrage sur la poète surréaliste Thérèse Plantier : « Albigeoise venue à Paris par force – Seconde naissance en mai 68 – A mouillé sa chemise en banlieue pour tenter de faire aimer la littérature – Errances bienheureuses dans le théâtre et le chant – Poète depuis l’enfance ». In Jusqu’à ce que l’enfer gèle. Hommage à Thérèse Plantier, L’Harmattan (coll. Approches littéraires), 2017.

Une étude par Françoise Armengaud intitulée Du rouge à peine aux âmes. La poésie de Marie-Christine Brière doit bientôt paraître aux Éditions de la Librairie-Galerie Racine.

[1] Francis Ponge, Le Galet, 1942, in Le Parti pris des choses, Gallimard. « Véritable Natura Rerum », le poème donne une ampleur cosmique à l’objet.

[2] Aléna Caillois a fait don, en 1988-1989, de deux cents minéraux de sa collection au Museum national d’histoire naturelle. Un livre précieux a été édité : La Lecture des pierres, Paris, Muséum, 2014, avec trois textes de Caillois dont la quête fut essentiellement esthétique : Pierres, L’Écriture des pierres, Agates paradoxales. Texte sur : https://www.dailymotion.com/video/x2g7aub

[3] Dans Leçons « de choses, Messages II, le « crayon cosmique » (qui rejoint la forêt et la mine) de Michel Leiris accorde les mots et la matière, participe de l’intimité des substances, cf. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 278-281.

[4] A. Breton, Langue des pierres, OC IV, p. 965. Attiré par le minéral, Breton collecte partout des pierres. « C’est parce qu’elle est hors des atouts de l’argent que Breton s’est intéressé à l’agate, objet de toutes ses rêveries », écrit Henri Béhar, in Dictionnaire André Breton (notice « Agate »), Paris, Classiques Garnier, 2012. L’agate, matière de songes, est un « objet surréaliste ». Pour Léon-Gabriel Gros, la poésie même de Breton tient du cristal : « André Breton ou la leçon du cristal », in Poètes contemporains, II, Paris, Cahiers du Sud, 1951. Le surréalisme s’inscrit ici à la suite de la philosophie de la nature du romantisme allemand (Goethe, Novalis, Ritter, Nerval,…).