MÉLUSINE

Jean Lancri, De l’ombre chez (ou sur ?) Marcel Duchamp

13 février 2015

Jean Lancri, De l’ombre chez (ou sur ?) Marcel Duchamp Quatre-vingts notes conjointes sur Étant donnés, Paris, Apolis éditions, 2013, 70 pages.

Il fallait le regard incisif de Jean Lancri, sa culture théorique transversale et sa sensibilité de plasticien pour lever le voile sur la question de l’ombre dans l’œuvre de Marcel Duchamp et apporter une magistrale interprétation de l’œuvre ultime de l’inventeur du ready-made : celle de l’installation intitulée Étant donnés : 1) La chute d’eau 2) le gaz d’éclairage, érigée un an après le décès de l’auteur, en 1969, en vertu du contrat passé par l’artiste et à laquelle il consacra les vingt dernières années de sa vie ; en somme, une œuvre posthume, qui recèlerait, selon Jean Lancri, comme un supplément d’œuvre. En quatre-vingts notes successives et progressives – autant d’arguments édifiés au fil des notes –, le propos, imprégné de psychanalyse et de sémiotique, révèle non seulement l’importance de l’ombre dans toute l’œuvre de Duchamp, mais plus particulièrement, de cette ombre étrange, jusque-là inaperçue, qui grandit au fil des regardeurs-voyeurs, apposant leur visage sur la porte de Étant donnés, où ils sont conviés à regarder, par deux trous, une femme qui s’exhibe. « Il se pourrait, selon Jean Lancri, que cette installation n’ait été programmée par Marcel qu’en tant que leurre pour amener les “regardeurs” de son œuvre finale à faire œuvre eux-mêmes, au-delà de son trépas, voire à leur insu » (p. 7). Ainsi les lignes se concentrent petit à petit sur la porte de Étant donné, porte hantée par cette œuvre fantôme – le halo laissé par les multiples visages –, cette œuvre à la fois « achéiropoïète et céphalopoïète, […] élaborée, d’une part, dans la tête de Marcel ; produite grâce à la pression de toutes les têtes moins une, en l’occurrence, moins celle de M.D., définitivement retiré, quant à lui, “du champ” des vivants » (p. 56).

À travers le dédale de la langue – des langues : le français et l’anglais –, à travers le jeu des mots qu’affectionnait Duchamp, mais aussi l’auteur de l’ouvrage, à l’appui de ses aphorismes, maximes et écrits, comme « a guest + a host = a ghost » ou bien encore à l’examen des termes dyer (teinturier) et dier (moureur) et l’homophonie avec le terme d’ailleurs, Jean Lancri montre comment l’œuvre ultime de celui dont l’épitaphe inscrite sur la tombe est « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » serait un magistral memento mori. « Nous aurions là, écrit-il, lancé par-delà le trépas et depuis l’au-delà, misé tel un coup de dés, tel un tout dernier coup de “D”, un appel de Duchamp à Marcel […]. S’il faut se voir Soi-même comme un autre (ainsi que dira Paul Ricœur), l’y voici par lui-même désigné comme un autre ; au plus vif d’une apostrophe partagée en deux langues, rongée par l’altérité la plus foncière qui soit, celle de la mort » (pp. 48-49).

Empreinte des visages successifs, « telle une photo, note l’auteur, le halo noirâtre est un indice (au sens de Peirce) » (p. 58), mais aussi index. « Le dispositif duchampien fonctionnerait tel un gigantesque appareil de photo » (pp. 58-59). À l’appui de la thèse de Rosalind Krauss concernant le photographique dans l’œuvre de Duchamp, l’auteur souligne : « Au plus fort de la pulsion scopique, quand le corps d’un visiteur de Étant donné se fait le voyeur d’une femme qui s’exhibe, c’est à l’aveugle et dans l’ombre de l’esprit que ce corps produit l’ombre du halo : tache aveugle, aveuglée en son centre par l’éclair du voir, par l’éclat du désir » (p. 59).

« Les porteurs d’ombre travaillent dans l’infra-mince » avait écrit Duchamp. C’est cet aphorisme que Jean Lancri choisit comme exergue au seuil de son ouvrage. Plus tard, il note : « Une œuvre infra-mince enfin, […] où Duchamp, en habit d’outre-tombe et livrée de « porteur d’ombre », continuerait discrètement à « travailler dans l’infra-mince » ; où il ne cesserait de « re-venir », par têtes (présentes et à venir) interposées, pour œuvrer » (p. 56).

Le texte de Jean Lancri est précis, précieux, puissant. Il donne à comprendre et à sentir en quoi l’œuvre de Duchamp, « infra-mince et minimale ; minimale et liminale » (p. 56), hantée de tous les visages moins le sien, par la profondeur de l’ombre qu’il propage, continue à hanter malicieusement le devenir de l’art.

Pierre Juhasz


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