Georges Sadoul, André Breton [ou Louis Aragon ?] dans la Correspondance intégrale de Marie Bonaparte et Freud
par Branko Aleksić
11 février 2023
Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939, édition établie et annotée par Rémy Amoureux, traduite de l’allemand par Olivier Mannoni. Paris, Flammarion, octobre 2022, 1084 p. ; bibliographie, index, illustrations en couleur et en noir et blanc.
« Pourquoi une si longue préparation est-elle nécessaire pour s’habituer à cette rigueur parfaite, qui, semble-t-il, devrait s’imposer naturellement à tous les bons esprits ? C’est là un problème logique et psychologique bien digne d’être médité. » Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse (1902).
Dans l’enquête surréaliste sur le suicide, Maxime Alexandre fulmine contre Moïse, Jésus et Henri Poincaré – dans cet ordre-là ! – qui ont fabriqué le monde dans lequel nous vivons (La Révolution surréaliste, n° 2, 1925, p. 11). L’ultime ouvrage de Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, qu’il a mis de côté, de crainte de détrôner un grand homme du panthéon judaïque, avant d’être publié, toute liberté retrouvée en 1939, le trouble, tel « un esprit non exorcisé » (Moïse…, chap. Récapitulation, éd. P.U.F., p. 108). Freud utilise le même terme dans une lettre à Marie Bonaparte (1882-1962), princesse de Grèce et du Danemark, arrière-petite nièce de l’empereur Napoléon, lui promettant un travail commun afin de la « débarrasser des spectres » autour de l’analyse psychanalytique d’Edgar Alan Poe sur laquelle elle peine jusqu’en 1933. « Ce sera très intéressant », ajoute Freud, inébranlable (13-IX-1926). La seule partie de la littérature qui attire la princesse est précisément « la littérature fantomatique » (17-V-1926), et c’est en vain que Freud lui conseille, le 21-V-1926 : « ne lisez rien de terrifiant que puisse reproduire l’angoisse » (p. 86). Elle serre la main paternelle de Freud : « car j’ai besoin que vous me protégiez quand je lis ses horribles histoires », écrit-elle le 9-IX-1926. Freud a accepté de traiter en cure psychanalytique la princesse souffrant de frigidité (une névrose obsessionnelle, dit la lettre d’introduction de René Laforgue). Celle-ci, mariée à un homosexuel (Georges de Grèce), s’allonge nue avec ses amants : « comme si j’étais une momie, dans le sarcophage » (3-VII-1927). Son idée phobique de la copulation comme « l’agression virile » (28-XII-1934), provient de sa crainte de la pénétration ; et Freud d’analyser la tournure passive dans sa lettre du 17-XI-1934, non pas seulement comme une faute de langage inapte à penser la chose (lettre de Freud, Noël 1934, p. 793). Elle trouve donc son complice virtuel dans l’écrivain américain qui était sexuellement impuissant – excepté dans ses fantasmes avec les femmes mortes. M. B. cite à Freud l’étude de J. Krutch, qui l’a éclairée sur la question – E. A. Poe : A Study of Genius, de 1926. Peut-être qu’on devrait accepter le terme de « Poe fixé » que le prosateur Léon Baranger (1877-1943) a utilisé dans l’enquête surréaliste sur le suicide (La Révolution surréaliste, n°2, 1925, p. 10), ce Poe que Robert Desnos a classé dans le registre de « la décomposition mortuaire » (LRS n° 7, 1926, chronique intitulée d’après Poe, « L’étrange cas de M. Waldemar », p. 32)… Mais Marie Bonaparte assimile l’œuvre de Freud, de manière productive, à partir de Das Unheimliche : « J’ai lu L’inquiétante étrangeté ; à propos de Poe cela est merveilleux ! », s’exclame-t-elle (24-IX-1926). Avançons l’hypothèse de Poe comme l’un des points communs d’accord entre les surréalistes et l’univers fantasmagorique de Marie Bonaparte.
Rémy Amoureux qui a consulté ses papiers qu’elle a déposés aux États-Unis à la Bibliothèque du Congrès à Washington, apporte dans son Introduction (p. xii), l’écho positif que l’étude de Marie Bonaparte sur Poe a eue en son temps – « pour l’amener à échanger avec des écrivains comme Antonin Artaud, André Breton, Jean Cocteau, Maurice Sachs ou encore Stefan Zweig. »
Plus de neuf cent lettres de la correspondance Freud-Marie Bonaparte s’échelonnent entre 1925, – quand Freud l’a acceptée en cure psychanalytique – et 1939, un an après l’entrée des nazis à Vienne. En dépit de son inertie politique (il s’illusionne qu’on peut éviter les nazis « barbares », les 8-IV et 22-VI-1933, p. 721 et 735 ; puis se déclare prêt de supporter « un fascisme à l’autrichienne », le 19-II-1934, p. 767), Freud fut forcé de s’exiler avec sa famille en Angleterre, à Londres, grâce à l’aide de sa patiente et de l’ambassadeur américain Bullit. L’exorcisme de spectres politiques (les effarants préjugés raciaux, comme rattrapés par le nazisme), et d’esprits malsains dans les arts (chez Leonardo da Vinci, dont l’étude de Freud est traduite et annotée par Marie Bonaparte ; puis Poe, Céline, Proust et même un écrivain surréaliste énigmatique), documente la rigueur avec laquelle Freud mène la cure psychanalytique, ainsi que et sur l’histoire de la psychanalyse tout court.
Cet échange entre Freud et la souffrante princesse est tout d’abord une leçon formidable de traitement psychanalytique. Un peu plus d’un tiers de la Correspondance intégrale, présentée pour la première fois en français par Rémy Amoureux aux éditions Flammarion, dans un grand livre illustré de plus de mille pages, appartient à Freud qui, avec une patience stoïque supporte tous les « mouvements de rejet » de la part de la princesse (10-V-1926). Pendant treize-quatorze ans, Freud essaie de lui expliquer que les symptômes de sa névrose ne peuvent pas être éradiqués par une énième opération du sexe ni par ses liaisons compulsives, mais par un travail dans la tête… Tout le reste n’est, pour lui, qu’« amateurisme » (19-I-1935). Cet amateurisme se lit dans les deux tiers de la Correspondance qui appartiennent à Marie Bonaparte… La princesse s’entête que la chirurgie soit la seule voie possible vers l’orgasme sexuel. C’est en pure perte de temps que Freud lui martèle de déplacer « le sexuel vers l’intellectuel » (2-VIII-1932). Il semble conclure, et cela dès les débuts de la cure, le 23-XII-1925, « que [ces] expériences lui sont refusées »… Cette année fatidique de 1925 voit aussi la jeune Maryse Choisy (1903-1979), venir en analyse à Berggasse 19, puis faire une longue pause, effarée par les intuitions de Freud qui – exactement comme dans le cas de M. B. –, concernent l’enfance de la patiente (M. Choisy, Mémoires, éd. Mont Blanc, 1971). La future directrice de la revue Psyché (1949-1959), sera aussi la grande rivale de M.B. en France… Pour sa part, M. B. abuse souvent de sa cure : pendant une visite à Freud en villégiature, elle est capable de le retenir cinq heures entières. Freud s’en plaint amèrement, post festum (lettre du 21-V-1927, p. 236). Donc, elle lui promet laconiquement de ne plus « le tourmenter avec la frigidité » (17-XII-1931, p. 604)…
A part l’intérêt que la Correspondance générale revêt pour les données privées surtout pour Marie Bonaparte, ensuite pour Freud (sa conduite d’une analyse, en parallèle avec son travail tenace sur Moïse et, avec Bullit, entre 1930 et 1932, sur le « portrait psychologique » : Le président Thomas Woodraw Wilson ; l’affaire avec la vente de sa Correspondance intime avec Fliess des années 1887-1904), s’ajoute l’histoire de la psychanalyse internationale – en Autriche, Allemagne et Suisse, puis en France, avec la SPP. En dépit de tout son amateurisme comme analysante, Marie Bonaparte a l’immense mérite d’avoir popularisé l’enseignement de Freud en France : elle était l’une des chevilles ouvrières de la Société psychanalytique de Paris, et de la revue l’accompagnant. Une bonne partie de la Correspondance intégrale expose les hésitations quant à la traduction de la topique fondamentale de Freud : pour faire passer le « Es », M. B. et beaucoup d’autres, pendant des années sont pour « Soi » – contre le Ça, que propose Edouard Pichon. Le personnage du Dr A. Louis-Marie Hesnard (1886-1969), l’autre membre-fondateur de la SPF (en opposition des conceptions culturelles de Marie Bonaparte), est oublié dans les notices de cette édition. André Breton fut l’un des lecteurs qui ont fait la découverte de la psychanalyse de Freud à travers le Précis de psychiatrie du Dr Emmanuel Régis, et La Psychoanalyse que Régis a publié, en collaboration avec le Dr Hesnard, chez Alcan, en 1914.
Disons aussitôt que la traduction de l’étude de Freud sur le droit de la pratique d’analyse profane ou laïque (Die Frage der Laienanalyse, 1926ᵉ), par Marie Bonaparte, dans La Révolution surréaliste, n°9-10, octobre 1927 (illustrée par les reproductions de De Chirico, Tanguy et de deux « cadavres exquis », p. 25-32) n’est pas moins ignorée. Le texte de Freud, traduit sous le titre : « La question de l’analyse par les non-médecins », est publié avec la précision : « extrait du livre à paraître sous ce titre à la N.R.F. »). Or, cette publication n’a pas laissé trace dans la Correspondance intégrale, pas plus que dans la bibliographie Freud en français (cfr. p. 102). La raison en est toute simple : avant son long voyage à un Congrès de psychanalyse, Marie Bonaparte écrit une lettre à Freud le 10 août 1927, le voit personnellement à Vienne, et leur correspondance ne reprend qu’au retour de la princesse à Paris, en hiver 1927. – La LRS n° 9-10 avait paru entretemps.
André Breton qui a été en relation personnelle avec Freud depuis 1921, publia en 1938 un appel à la protection de Freud dans Trajectoire du rêve. L’année 1938 est aussi celle de la cessation d’activité de la Galerie surréaliste parisienne « Gradiva » (1937), nommée ainsi en hommage à l’étude psychanalytique que Freud a exercée en 1907 sur la nouvelle de Wilhelm Jensen. Une des découvertes que nous faisons dans les notes agencées par Rémy Amoureux à sa présentation de la Correspondance intégrale est que l’écrivain Georges Sadoul a collaboré, avec Marie Bonaparte et E. Zak, à la traduction du texte de la nouvelle de Jensen, publiée pour la première fois en 1931 (n. p. 437). De la série « Documents bleus » chez Gallimard, cette traduction sera rééditée après la Guerre en 1949, coll. « Les essais », et en 1971, coll. « Idées ». Cécile Marcoux, directrice de la Bibliothèque Sigmund Freud à Paris qui conserve une grande partie du legs de M. Bonaparte, a intégré ce fait dans sa bibliographie : Freud en français (éd. Société psychanalytique de Paris, 2012, p. 32).
Évidemment, dans ces notices, il nous faut reconnaître le surréaliste Georges Sadoul (1904-1969), qui collabore à l’époque à Le Surréalisme au service de la Révolution. Pourtant, sa collaboration sur la traduction de la nouvelle de Jensen n’a pas été remarquée dans le Dictionnaire général du surréalisme sous la direction de Biro et Passeron (P.U.F., 1982). Les deux notices, d’abord celle sur « Gradiva » de Jensen, ensuite celle sur Sadoul lui-même, ignorent ce fait. D’une part, Gérard Legrand attribue la traduction du texte de Jensen à M. Bonaparte seule (a. Gradiva », par Gérard Legrand ; Dictionnaire…, p. 188), et d’autre part, Sadoul est présenté uniquement comme fauteur des scandales politiques surréalistes de 1929, et ultérieurement historien du cinéma (G. A. Tiberghien, a. Georges Sadoul », id., 373).
La question d’un jeune écrivain que Marie Bonaparte apostrophé dans sa lettre à Freud, un an avant sa collaboration à la LRS, demeure pourtant irrésolue :
« j’ai lu le livre du jeune poète français, que je joins : il aurait mieux fait de rester médecin, et de se contenter, comme tel, de soigner des rhumes de cerveau. » (Saint-Cloud, 27-II-1926.) –
Rémy Amoureux note en bas de cette p. 25 de la Correspondance : ce jeune écrivain « n’a pas pu être identifié formellement. » Est-ce le fait que Breton a échangé plus tard avec Marie Bonaparte à propos de l’étude sur Poe (en 1933…), qui a fait l’éditeur avancer ici son nom ? Mais au contraire de ce que pense l’éditeur de la Correspondance, il ne pourrait pas s’agir d’André Breton qui a publié le Manifeste du surréalisme en 1924. Car, comme nous l’avons montré en présentant une lettre autographe de Freud à Breton de 1924, le livre de Breton voyage à Berggassse 19 dès sa sortie (cf. « Freud et les surréalistes, ses ‘fous intégraux’ », Topique, Revue freudienne, 2/2011). – Par conséquent, Freud n’a pas attendu la critique de M. Bonaparte en 1927, pour lire Breton dès 1924 !
Il faut donc chercher un autre candidat. Le jeune écrivain de la lettre de M. B., ne serait-il pas Louis Aragon ? L’auteur de son propre manifeste surréaliste, Une vague de rêves, dans la revue Commerce 1925, a posté le portrait de Freud, avec ceux de Raymond Roussel, De Chirico, Pierre Reverdy…, parmi « les Présidents de la République du rêve ». C’est précisément autour de la notion républicaine, qu’Aragon déclare dans sa polémique avec Drieu La Rochelle : « ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches… », mais, conclut-il : « Freud non plus n’est pas parisien » (lettre personnelle à Drieu, N.R.F., 1-IX-1925). Les autres références ne manquent pas pour inciter à penser à Aragon. Ancien étudiant de médecine, il venait de publier son recueil Le Mouvement perpétuel (éditions N.R.F.) en 1925… Et quand les temps changeront en critique sociale de la psychanalyse, de retour d’URSS, après le Congrès des écrivains à Kharkov, Aragon et Georges Sadoul signeront le tract en décembre 1930, où ils déploreront que
« certains disciples de Freud et peut-être (comme à la fin de sa vie Hegel, tirant de sa propre méthode des conclusions sociologiques qui ne trahissent que la vieillesse d’un homme) de nos jours Freud lui-même croient pouvoir faire servir la psychanalyse à des considérations qui viennent renforcer la société bourgeoise… » (Aux Intellectuels révolutionnaires).
Avec la même estime qu’Aragon envers « la Technique artistique… » parlait d’Edgar A. Poe – « A propos de l’Exposition Chirico » (LRS, n° 4, 1925, p. 31), André Breton citait les Marginalia de Poe (« Le surréalisme et la peinture », LRS n° 9-10, 1927, p. 43). Mais, à l’époque d’hégélianisme, le Second manifeste surréaliste propose de cracher, « en passant, sur Edgar Poe. » (LRS, n° 12, 1929, p. 2)… L’acte somatique de Breton est encore trop passionnel, sinon anachronique – révolte tardive, comme contre Rimbaud et Baudelaire, qui proposait une « prière » à Poe.
Même avant l’entrée en scène du freudo-marxisme, la princesse a eu des raisons de craindre cette critique sociale de la part des surréalistes – d’Aragon comme de Breton, d’Artaud comme de Sadoul ! – L’affaire Wilhelm Reich, puis Souvarine, qu’elle discute avec Freud, le prouve trop bien – avant que Freud n’explose dans une lettre reprochant à menu les privilèges sociaux et culturels dont la princesse se targue.
Wilhelm Reich (1897-1957), intéressé par les recherches sexologiques dans les antagonismes sociaux, s’est rapproché du communisme. Par conséquent, Freud l’appelle « le Dr Reich, le furieux… » (1-II-1928). Il est très suspect dans la revue Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse. « Reich a mené une tentative éhontée pour contaminer notre revue avec de la propagande bolchéviste », écrit encore Freud, le 17-I-1932. Et aux yeux de M. B., l’orientation gauchiste de la revue dirigée par Boris Souvarine, La critique sociale, menaçait la publication de Freud dans cette revue (2-II-1932, p. 619) ; mais Freud laisse faire. Lui qui déclare que les américains sont bons uniquement pour donner de l’argent, sollicite la « contribution » de M. B. pour les frais de la publication de la traduction allemande de son étude sur E. A. Poe pour qu’elle soit éditée. La survie financière de la maison d’édition privée, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, est menacée et Freud nomme comme directeur son fils Martin, en 1932. Un bref Avant–dire à l’étude sur Poe, présente le cadeau donné à la princesse, à Vienne, le 29-VII-1932 (p. 651-652). Cet avant-dire a été précédé par une vibrante lettre personnelle (7-XI-1931, p. 593), plus détaillée. Tout honteux, Freud doit rappeler à M. B. que « la distinction entre la phase phallique et la phase proprement génitale » n’est pas de Karl Abraham, mais de lui, Freud (L’Organisation génitale infantile, date de 1923). Cette lettre de 1931, donne tout son poids au jugement en définitive positif de Freud dans la Correspondance avec Marie Bonaparte et son travail personnel sur la psychobiographie de Poe. « Ce ne sont pas seulement des applications, mais un véritable enrichissement de la psychanalyse. Même le chapitre délicat sur la théorie des pulsions est très réussi, la comparaison avec Baudelaire est tout à fait instructive, l’étude sur la présentation de l’Ics. [inconscient – R. Amoureux] chez Poe, en lien avec celle du rêve, est une première tentative à sa manière, dont je me réjouis d’avoir été le prétexte, et elle me semble très méritoire. » M. B. se vante qu’on ait vendu 180 exemplaires de l’édition française (13-VI-1933). Freud ne semble pas être en retard avec son orgueil à la sortie de Moïse, vendu aussitôt – et cela en allemand – dix fois plus, à 1800 exemplaires, en 1939.
La publication de cette Correspondance révèle aussi les champs-frontières entre la parole orale et écrite. Marie Bonaparte veut vénérer surtout les analystes d’origine juive, mais se trompe dans le cas d’Eugenia Sokolnicka qu’elle méprise…, jusqu’à que Freud la corrige, lui mandant que Sokolnicka est d’origine juive ! Sokolnicka (1884-1934), alias « Mme Soproniska » dans le roman Les Faux-Monnayeurs d’André Gide (qui a raturé son analyse avec elle), n’est pas la seule à en avoir fait les frais. Elle se trouve entre l’enclume et l’enclave – animosité de M. B. (jalousie féminine ?), et insinuations de Freud à la nouvelle du suicide de son ancienne patiente – « aventurière polonaise… », pour laquelle il n’a pas de « sympathie » (15-VIII-1934). Par contre, M. B. est capable de mener une aventure sexuelle pour se « venger » du sémitisme de Freud !… Entre autres révélations problématiques, transparait le fait que M. B. n’a pas hésité à reprendre les passages entiers des lettres de Freud – par exemple les questions de sublimation et du refoulement, dans sa lettre édifiante qu’il a appelé sa « conférence » en privé (27-V-1937). – Or, sans avertir le lecteur, dans son article dans la Revue française de psychanalyse, puis dans le livre de 1934, M. B. s’approprie les propos de Freud, ce qui provoque une équivoque, comme le note Rémy Amoureux (p. 925n).
Ne seraient-ce pas les raisons de lire avec la réserve avec laquelle Jacques Lacan a lu un ouvrage contemporain sur les instincts des années 1950, que l’auteur (non nommé), « aborde par l’ouvrage de Marie Bonaparte… » ? Lacan a constaté qu’on cite l’Introduction à la théorie des instincts (1952) de Marie Bonaparte, « sans cesse comme un équivalent du texte freudien et ce sans que rien n’en avertisse le lecteur… » S’il s’agit de Maurice Bouvet (l’analyste de M. B., comme de Maryse Choisy, qui écrira sur « un écoulement d’énergie instinctuelle… »), cela prouvera que l’auteur (toujours non nommé dans la raillerie de Lacan), « ne voit goutte au vrai niveau de la seconde main. » Cf. « Fonction et champ de la parole et du langage », 1953, in Écrits, p. 246-247.
Nous avons concentré notre article sur les questions autour de la présence de Freud dans l’œuvre surréaliste, jusqu’aux éphémérides, où peuvent paraître les revues La Révolution surréaliste et Commerce. Après la controverse Breton (c’est plutôt un autre jeune poète et ancien étudiant de médecine, L. Aragon, la cible de la critique de M. B., le 27-II-1926), puis G. Sadoul, ajoutons quatre-cinq autres informations complémentaires en guise de notices minimes, utiles pour la compréhension des endroits lacunaires dans cette editio princeps (p. e., l’oubli d’une notice sur Hesnard), autrement excellente en tout et pour tout.
Freud cite le mathématicien Poincaré. – « J’ai lu les épreuves. Le titre exact du livre de Poincaré que vous citez est La Science et l’Hypothèse », souligne M. B. dans sa lettre à Freud, le 13-VIII-1926 (p. 131). La notice éditoriale de cette Correspondance intégrale précise que l’ouvrage d’Henri Poincaré est de 1902. – En effet, dans son premier livre philosophique, édité chez Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique », Poincaré rassemble les articles et essais des années 1891, 1892, 1893, 1894, 1898. (La 2ᵉ éd. de 1907, incorpore un article de 1906). Mais le plus important reste à trouver : où Freud le cite.
Vinogradov : psychanalyste russe, que M.B. orthographie à l’allemande : « Winogradow (? - ?) » (lettre de M.B. à Freud, 15-IV-1928, p. 350 : Vinogradov a entendu parler par Max Eitingon du séjour parisien d’Anna Freud). – Parmi les scientifiques russes exilés à Paris, nous identifions Yuri Vinogradov, proche de Boukharine et Pavlov ; ce dernier a formulé la célèbre théorie du réflexe en s’inspirant d’études sur l’hystérie de Freud et Breyer (M. Bonaparte assiste à sa conférence à Copenhague ; fait sa connaissance à l’occasion du Xᵉ Congrès psychologique international ; et reprend son expression « stéréotype dynamique » ; lettre du 26-VIII-1932 à Freud, p. 660). Voir, en russe, V. Samoïlov, « Y. Vinogradov, Ivan Pavlov et Nikolaï Boukharine », Zvezda – « Etoile », N° 10, 1989, et l’étude d’Alexandre Etkind, traduite du russe (1993) : « Histoire de la psychanalyse en Russie », P.U.F., 1995 ; chap. 7, notes 44 et 86.
Le cousin d’Alexandre Iᵉʳ, roi de Yougoslavie p. 911. – Marie Bonaparte écrit à Freud d’Athènes, le 4-IV-1937, sur une croisière dans les îles grecques : « les amis Troisier [amant en titre de M. B., le Dr Jean Troisier, et son épouse] étaient aussi avec nous, un Yougoslave (le roi Alexandre) a été très agréable… » La notice de R. Amoureux corrige cette impossibilité, car le roi Alexandre Iᵉʳ de Yougoslavie a été assassiné en 1934, dans l’attentat à Marseille. – Or, il n’est pas plus possible qu’« il s’agisse d’un de ses enfants ». Petar, fils d’Alexandre Karađorđević, à l’époque n’a que quatorze ans. – Il est plus probable que Marie Bonaparte confond le roi (Freud l’appelle « Alexandre de Serbie » ; lettre à Zweig, 20-X-1932), avec son cousin, le prince-régent Pavle Karađorđević (Saint-Pétersbourg, 1893 – Paris, 1976). Eduqué en Suisse et en Angleterre, Pavle Karađorđević a été grand amateur et collectionneur des beaux-arts ; et, alors âgé de quarante-un ans, il a dû se montrer « agréable ».
Freud photographié par Marcel Sternberg à Maresfield Gardens. – Après le dessin « Freud à son bureau » par Max Pollak (1914), et les deux portraits de 1926, puis de 1936, par le viennois Ferdinand Schmutzer, pour la seconde édition de Selbstdarstellung – « Freud en auto-présentation », et la sculpture par Oscar Neman, sculpteur croate, S. Dali pendant sa visite de juillet 1938 croque les ultimes images. C’est en août 1938 que, à la demande de Zweig, Freud accepte qu’Ivelli fait la sculpture d’un autre buste, et qu’un photographe prend des clichés. Il parle de cette dernière séance dans sa lettre à Marie Bonaparte, le 22 août (p. 984). – De la Correspondance de Freud avec Zweig, nous savons qu’il s’agit du photographe autrichien Sternberg. Auparavant, il a « fait de magnifiques portraits de Shaw, Wells, etc., et il souhaiterait vivement accrocher votre scalp à sa ceinture… » Dont l’acte.
La bibliographie sélective de la Correspondance intégrale p. 1045-1059, cite les deux ouvrages de Stefan Zweig (1881-1942) à propos de Freud. Il faut résolument ajouter la Correspondance 1908-1939 (trad. fr. 1991, éd. Payot), qui va des jours romanesques à Vienne jusqu’à l’exil de Zweig, puis de Freud en Angleterre. Freud appelle l’écrivain son compatriote, non sans raison, « mon ami Stefan Zweig » (lettre de 7-IX-1926 à Marie Bonaparte). Zweig a été le seul qui a pu avoir assez de prestige personnel – et de toupet !- pour présenter à Freud, à Vienne, les écrivains Romain Rolland (l4-V-1924) et Jules Romain (mars 1927), et de lui amener, à Londres, le 19 juillet 1938, le surréaliste Salvador Dali – « le seul génie dans la peinture de notre époque » (lettre d’introduction, 18-VII-1938 ; Correspondance 1908-1939 de Zweig et Freud). – Zweig est présent aussi dans la Correspondance intégrale de Freud et Marie Bonaparte, parce que, comme la princesse, il fomente le prix Nobel de littérature pour Freud (1935). Mais Freud a relégué aux oubliettes leur désir et leurs « mesures tactiques », bien conscient que son propre génie savant, ne réside pas dans la littérature. Ne faut-il pas le chercher plutôt dans les beaux draps des divans, ou de lits – des Lits–et–ratures, comme l’orthographiait le dadaïste, et comme le démontre cette Correspondance intégrale avec une princesse qui s’affiche essentiellement impudique ?