Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940
par Léa Buisson
26 août 2016
Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2016, 314 p.
Le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin, 1900-1940, codirigé par Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas, par la teneur même de son titre éloquent, exprime d’emblée les enjeux qui seront traités au fil de ses trois cents et quelques pages. Le substantif « fictions » se rapporte bien évidemment au principe de « genre », d’abord en tant que catégorie littéraire (et artistique), mais fait également écho à la question – centrale à l’ouvrage – du gender, le choix du pluriel soulignant judicieusement le foisonnement de leurs possibilités respectives. L’entrée dans le XXème siècle ainsi que les répercussions du premier conflit mondial impliquent bon nombre de transformations à l’échelle sociétale, le bouleversement des mœurs et le « renversement des rôles » (p. 8) qui s’ensuivent ayant pour conséquence l’émancipation de la femme européenne – et américaine, dans une certaine mesure –, qui n’aura de cesse de se réinventer dans la vie et en son miroir déformant, l’œuvre d’art. Selon Virginia Woolf, l’évolution d’une société, capable d’affecter une existence, devait nécessairement être accompagnée d’un renouveau de son pendant artistique, la « fiction moderne » (p. 7-8). Entre ici en jeu la notion de « modernisme », dont la conceptualisation est par définition plurielle, de quoi témoigne une fois de plus le titre de ce livre – son contenu s’attache d’ailleurs à démontrer cette multiplicité, et de façon convaincante, en choisissant d’éclairer principalement la part féminine de ce courant esthétique. Un modernisme au féminin, donc, qui se caractérise notamment par une réévaluation du fonctionnement biparti des identités sexuées et sexuelles, favorisant un « positionnement identitaire de l’entre-deux » (p. 12), où les propriétés masculines et féminines se chevauchent et s’interpénètrent jusqu’à atteindre, délibérément, une confusion tout à fait profitable sur le plan esthétique. En effet, les jalons temporels sélectionnés pour cet ouvrage (1900-1940) encadrent un créneau historique de « renouvellement formel et thématique » (p. 11) du récit moderniste, renvoyant à celui du corps social, particulièrement en ce qui a trait à l’élaboration du personnage et de la narration. De la Belle Époque à l’entre-deux-guerres, le nouveau siècle a été témoin de l’éclosion d’une identité féminine inédite que l’on a par la suite qualifiée de « femme nouvelle[1] », une figure définie par son insoumission et son implication dans l’espace public. Il est de ce fait possible d’établir un parallèle entre les spécificités innovantes de la poétique moderniste et la révolution sexuelle qui va ébranler, par le biais de ce nouveau genre, les soubassements d’une société depuis trop longtemps sclérosée. « Figure d’aboutissement des changements apportés vers la fin du XIXème siècle, la femme nouvelle appartient à la fois aux champs social et littéraire, puisqu’elle symbolise les valeurs du (re) nouveau » (p. 12).
Scindée en quatre parties que l’on peut lire de façon indépendante ou complémentaire, cette publication cherche à mettre en lumière la diversité des approches d’une problématique identitaire – qu’elle soit sexuée ou sexuelle – en cours de reconstruction, surtout dans le domaine littéraire, tout en portant une attention particulière à la production visuelle et plastique de la période étudiée. Après une introduction claire, richement illustrée et habilement menée, le premier chapitre du collectif, « Contours : modernismes littéraire et artistique », ouvre la voie à la réflexion en explorant et en s’employant à circonscrire le concept même de modernisme. Les deux chapitres subséquents, « Reconfigurations du personnage féminin » et « Confusions identitaires », ont pour ambition de passer en revue un échantillonnage représentatif de la pluralité des identités nouvelles qui jalonnent les fictions modernistes, s’attachant à illustrer le « brouillage des frontières » (p. 19) qui les travaille et met à mal tout aussi bien les notions de genre/gender que les catégories artistiques et médiatiques usuelles. Clôturant cet éventail de modèles non conventionnels, le dernier chapitre du livre, intitulé « Expérimentations modernistes », entend examiner plusieurs cas particuliers d’innovations formelles propres au courant moderniste, afin de « démontrer que l’hybridité du gender s’accompagne souvent d’une hybridation des genres littéraires et artistiques » (p. 19).
Une guerre de terrain : pour une nouvelle géographie féminine
À l’orée du XXème siècle, les rôles déterminants à jouer dans la sphère publique et, par extension, dans celle de l’art, n’ayant au cours de l’histoire presque jamais été attribués aux femmes, ces dernières, alors qu’elles commencent progressivement à prétendre à un renversement de leur statut et à la prise en charge de responsabilités et de comportements initialement réservés aux hommes, se dotent d’une stratégie qui consiste à revendiquer des droits nouveaux en cherchant à s’introduire dans l’espace public. Souvent contraintes d’évoluer en marge des lieux où s’exerce la culture, elles vont, empruntant des chemins variés, tenter de se délimiter une place qui leur appartient en propre dans une géographie auparavant prohibée. Bridget Elliot et Jo-Ann Wallace ont façonné un terme pour rendre compte de ce phénomène inédit, parlant d’« (im) positionings[2] », le préfixe « im » placé à dessein entre parenthèses pour exprimer « l’idée de positionnement volontaire » dans le champ de la culture : « Ce mot valise signale donc à la fois leur positionnement et les stratégies déployées pour s’imposer dans le milieu culturel. » (p. 17) Plusieurs des auteures et artistes dont il est question ici sont caractérisées par ce type de tactique, car, en vue de leur émancipation, les femmes se doivent d’être des « guerrières » (p. 278) qui se battent pour défendre leur liberté et conquérir de nouveaux territoires, en première ligne celui de la parole, comme le souligne l’étude d’Amélie Paquet sur Natalie Barney et la figure de l’amazone : « l’économie des moyens » procédant de l’aphorisme duquel celle-ci fait usage « s’oppose aux verbiages de ses ennemis, qui abusent de l’espace de parole[3] disponible pour insister sur leur privilège » (p. 273). L’instinct de survie féminin, en termes d’occupation de l’espace, requiert dès lors une aptitude à rendre plus vaste un territoire – initialement trop étroit –, parce qu’investi efficacement. De plus, apposer ses propres mots sur soi et le monde revient à ne pas se laisser définir par la grammaire androcentrique et hétéronormée du pôle masculin dominant. La prise de parole se manifeste également par le biais d’une conquête dans la fiction produite par Renée Vivien, Pascale Joubi s’employant à démontrer que l’un de ses recueils de nouvelles, La Dame à la louve (1904), relève d’une volonté de « réappropriation des clichés et des stéréotypes » (p. 214) produits par une littérature exclusivement tournée vers la pensée masculine. La cartographie parisienne n’offrant qu’un frauduleux reflet du culte saphique, la poétesse britannique opérera intrépidement dans le champ de la fiction, là « où elle aura le pouvoir de reconfigurer l’Île de Lesbos au gré de son imagination » (p. 212). Partant, la libération de la femme s’exprime et s’effectue souvent via l’occupation d’un territoire. Il s’agit, comme le signale Marc Décimo dans sa présentation de la « folle littéraire » Émilie-Herminie Hanin et de son autobiographie paranoïaque (Super-Despotes, 1934), de « faire et de faire sa place au soleil dans le monde des hommes » (p. 216), ou, selon Irene Gammel – qui s’inscrit dans la pensée de Bourdieu –, de « se faire un nom » (p. 76), ce qui revient à « faire exister une nouvelle position au-delà des positions occupées, en avant de ces positions, en avant-garde[4] ».
Répudiation des normes : le mariage n’est plus une terre d’élection
Cependant, se faire un nom peut signifier garder le sien propre en refusant catégoriquement de s’en remettre à l’institution du mariage. Sophie Pelletier, analysant deux romans[5] de la Belle Époque « à vocation didactique » – leur fonction première était d’expliquer aux jeunes filles comment se comporter en cas de célibat –, relève l’évolution progressive de la façon dont on perçoit la femme seule, au tournant du siècle. La vieille fille mise à l’écart, inspirant habituellement la pitié, se mue en une « célibataire épanouie, affranchie et fière » (p. 115), capable de prendre son destin en main et de s’assumer pleinement en s’emparant du « pouvoir du savoir au féminin [qui] doit être investi dans l’action et la création » (p. 122), par exemple par le biais de l’écriture d’un journal intime, genre à la faveur duquel peut se construire un « discours prônant des remaniements, un repositionnement » (p. 123). Émilie-Herminie Hanin, mentionnée ci-dessus, optera pour le célibat afin de ne pas mettre en péril l’héritage familial, en l’occurrence la découverte paternelle du « Calendrier perpétuel » (p. 219). Il va sans dire que cette liberté matrimoniale lui permettra aussi – et surtout – de consacrer toute son énergie à la défense et illustration d’un génie créatif qu’elle croit unique : « Elle s’est choisie parmi divers possibles identitaires ceux que la société de son temps valorise : être peintre (sse), être inventeur(e) et être auteur(e) » et « s’emploie à dénombrer ses propres qualités dans un livre autobiographique » (p. 216). Marc Décimo attire notre attention sur l’inégalité fondamentale, relevant de critères socio-économiques, entre les « fous littéraires » et leurs homologues féminines, car, produisant essentiellement des œuvres à compte d’auteur, cette activité nécessite pour elles d’être de riches veuves ou bien des célibataires aisées : « Parce que, avant 1907, une femme mariée ne peut pas disposer librement de son salaire. » (p. 222) Cette résistance aux « assignations normatives que leur impose la société en matière de mariage, de maternité » (Marie-Claude Dugas, p. 105) est semblablement partagée par Natalie Barney et Renée Vivien, la première en promouvant le modèle de l’amazone qui exclue l’homme de son territoire et « visit [e] [ses] voisins lorsqu’elle désir [e] se reproduire » (p. 277), la seconde en rejetant fermement toute forme de commerce amoureux entre personnes de sexe opposé, en raison d’une fatale incompatibilité : « pour une femme, l’enfer sur terre équivaut à vivre un amour hétérosexuel en étant dominée par un homme ; le paradis, s’épanouir dans un milieu gynocentrique où seul l’amour saphique a droit de cité. » (p. 209)
Le corps : « siège de performance » de l’artiste moderniste Passant en revue les différents lieux que tentent de s’approprier les artistes appartenant à ce nouveau paradigme féminin, nous ne laissons pas d’être frappés par l’étroitesse qui leur est commune. Ces territoires à conquérir étant parfois absents de toutes les cartes originairement tracées par l’homme, il faut impérativement être imaginative afin de se créer un vibrant trésor de « zones blanches » inexplorées. Et toutes les ruses sont bonnes. Alors que l’espace public ne leur offrait que peu de points d’ancrage pour échafauder une œuvre, la baronne Elsa et Florine Stettheimer, nous explique Irene Gammel, faisant de leur propre corps le territoire de leur art, « investi [ssent] toutes deux les lieux de l’avant-garde new-yorkaise » des années 1910 en s’investissant dans « l’esthétique du vêtement (et son détournement) », qui se révèle un « moyen de construction d’une subjectivité s’exprimant en dehors des conventions sociales » (p. 64). Irene Gammel rappelle que le modernisme a été jalonné par l’élaboration de plusieurs courants de pensées relatifs à la « mode », ce substantif étant d’ailleurs inclus dans celui qui nous intéresse ici, la « modernité » : « La mode et la modernité, comme l’ont observé Baudelaire et Benjamin, sont fixées dans la temporalité et impliquent d’abord et avant tout les notions de nouveauté et de transitoire. » (p. 69) Le travestissement ainsi que d’autres formes d’excentricités vestimentaires ont donc permis la construction et la diffusion d’identités nouvelles, qui contrevenaient, bien entendu, aux modèles normés du genre et de la sexualité. Le terrain d’élection de ces procédés artistiques inédits étant le corps même de l’artiste, les frontières habituelles qui séparent l’art de la vie s’en voient sérieusement brouillées (p. 82).
La littérature « middlebrow » : un modernisme féminin à grande échelle
Ayant par conséquent exploré, pour ainsi dire, l’infiniment petit (le corps), les femmes modernistes se tournent également vers l’infiniment grand, soit la « culture de masse », spécialement à travers la littérature « middlebrow », qualifiée de la sorte en anglais pour désigner des romans faciles d’accès, « ciblant un lectorat “moyen”, qui offre [nt] le plaisir d’une histoire captivante tout en abordant des thèmes pertinents pour les lecteurs » (p. 51). Diana Holmes, dans une étude portant sur Daniel Lesueur, Marcelle Tinayre et Colette, observe un net contraste entre les productions modernistes féminine et masculine : en effet, le « modernisme au féminin » (p. 52) se caractérise moins par l’innovation formelle que par une tendance à « capter et cartographier » (p. 53) la réalité d’une époque, principalement en créant des héroïnes de papier représentatives du modèle de la « femme nouvelle », évoqué précédemment. Diana Holmes propose deux arguments probants pour expliquer cette tendance. Premièrement, il apparaît que la modernité n’est pas semblablement expérimentée en fonction du genre de l’artiste : un scepticisme à l’endroit du progrès l’emporte pour les hommes, tandis que les femmes y voient la promesse d’un avenir meilleur. Deuxièmement, le facteur socio-économique est, une fois de plus, déterminant, les écrivaines ne disposant pas des mêmes ressources matérielles que leurs pairs masculins, en plus du manque de crédibilité lié à leur sexe : « L’accès des femmes à la publication passe donc souvent par la petite porte de la littérature “mercantile”, qu’elle soit populaire ou moyenne, car dans ces cas les éditeurs s’inquiètent moins du statut social de leurs auteurs que de leur capacité à plaire au grand public et à réaliser des ventes élevées. » (p. 52-53) Dans son article sur « L’ambivalence du personnage féminin dans les romans populaires de la Belle Époque », Fanny Gonzalez met en exergue la pluralité de cette catégorie littéraire, insistant sur la « multiplicité de [ses] possibles » (p. 127), car, loin d’être uniquement stéréotypé ou conventionnel, le genre est au contraire fluctuant et laisse un vent de progrès s’immiscer dans ses pages. Le mode industriel de production du roman populaire a un résultat pour le moins ambivalent : démocratisant la diffusion de ses ouvrages, il facilite la propagation des conceptions avant-gardistes tout en « dupliqu [ant] les schémas narratifs, créant ainsi des tropes qui donnent aux hommes et aux femmes un rôle social précis » (p. 137).
Déjouer les attentes en inversant les positions Les artistes féminines de la période étudiée ont donc recours à des stratégies diverses pour prendre possession de territoires initialement occupés par les hommes, s’en inventant parfois de nouveaux, mais les modalités de cette occupation de l’espace se traduisent aussi par l’adoption d’une démarche symétriquement opposée, soit l’évacuation des positions traditionnellement échues au genre féminin, à commencer par celle de la femme-objet, contemplée et convoitée par l’homme. Analysant deux romans de Colette, Chéri (1920) et La Fin de Chéri (1926), Vanessa Courville fait état d’un bouleversement des « divisions binaires du masculin et du féminin », qui découle singulièrement de l’ascendant qu’exerce le personnage de Léa sur Chéri, son jeune amant : « L’approche singulière du regard repositionne les rôles sexués traditionnels en posant l’homme comme la chose vue et le corps sans subjectivité. » (p. 196) Un phénomène similaire est observable dans l’étude que nous propose Anne Reynes-Delobel du portrait de Tanja Ramm conçu par Man Ray, Hommage à D. A. F. de Sade (1930), qui déplace les rapports d’autorité en présentant dans son œuvre un « signifiant féminin [qui] n’y est pas seulement manipulé, mais manipule les fantasmes de l’artiste (consentant) et du spectateur » (p. 237) Il en est de même pour plusieurs des photographies de la compagne du peintre et photographe américain, Lee Miller, qui témoignent d’une réflexion sur « la fétichisation du signifiant féminin et sa mise sous cloche » permettant « de le remettre en question en termes de transparence, de consommation et de valeur » (p. 240). L’artiste, ayant recours à une esthétique de la rupture qui met en scène « l’expérience intérieure de la perte » (p. 239), se libérera progressivement de sa fonction passée de modèle et de muse pour renaître en photographe à part entière : « En refusant de se laisser davantage objectifier […] et en s’emparant du médium pour, à son tour, objectiver sa subjectivité et favoriser son passage dans la réalité, Miller éprouvait son autonomie individuelle à l’aune de sa liberté créatrice. » (p. 239) Cette conquête d’un territoire qui s’incarne dans une inversion du regard a pareillement cours dans Meshes of the Afternoon (1943), le film de Maya Deren que nous présente Sylvano Santini : « la femme, chez Deren, n’est pas l’objet d’un regard, n’est plus une muse, mais s’affirme d’emblée comme regard et vision, comme artiste et cinéaste. » En repensant la façon dont les mécanismes de la perception se manifestent sur la pellicule, Deren renouvelle la tradition du film surréaliste et « indique consciemment la place qu’elle occupe dans le monde » (p. 92).
Conflits intérieurs : dédoublement de l’ethos féminin moderniste
Si l’objectif des auteures et artistes dont traite ce collectif repose la plupart du temps sur la « conquête de l’espace public et du domaine de l’expression artistique » (p. 34), il est important de signaler qu’un certain nombre de contradictions travaillent leurs œuvres. Dans un article qui amorce la réflexion théorique et conceptuelle de l’ouvrage, Andrea Oberhuber, alors qu’elle examine les écrits manifestaires de la déconcertante Valentine de Saint-Point, rappelle que l’équation entre modernisme et avant-garde ne va pas pas toujours de soi : « Il arrive que des fictions modernistes se trouvent sous-tendues, comme le montre le cas saint-pointiste, par une lame de fond résolument antimoderne. » (p. 47) Sans égaler la radicalité des propos antiféministes à caractère fasciste de l’arrière-petite-nièce de Lamartine, la femme de lettres connue sous le pseudonyme de Rachilde est à l’origine d’un paradoxe qu’il est intéressant de mentionner. En effet, alors que les héroïnes de ses romans sont symptomatiques des « mutations du féminin » (p. 111) et d’une évolution des mentalités au courant de la Belle Époque, Rachilde surprend par la teneur de ses chroniques sexistes qui vont à rebours des revendications exprimées dans ses fictions. Cependant, Marie-Claude Dugas affirme que, « [m]algré l’intransigeance de ses propos, l’indépendance de Rachilde ainsi que son appropriation de certains droits et rôles réservés aux hommes lui confèrent des qualités attribuées aux femmes nouvelles » (p. 109). Dans le même ordre d’idées, Patricia Izquierdo constate un déséquilibre entre la posture tenue par Lucie Delarue-Mardrus dans l’espace public – par exemple dans certaines de ses interventions dans les journaux – et la volonté d’émancipation de ses personnages féminins, « comme si la médiation romanesque libérait sa parole » (p. 141). Elle explique cette antinomie par un phénomène de « double bind » (p. 145) s’instaurant dans la psyché de l’auteure, et qui résulte d’un écartèlement produit par l’incompatibilité entre son statut d’écrivain dans la sphère littéraire et sa condition féminine : « Les deux ne sont conciliables à l’époque qu’à la condition de refuser toute implication clairement féministe et toute revendication forte liée à son sexe. » (p. 145-146) À cela vient s’ajouter l’impossibilité pour Lucie Delarue-Mardrus de rendre publique son orientation sexuelle, ne révélant son lesbianisme qu’en 1938, alors qu’elle publie son autobiographie (p. 147). Patricia Izquierdo insiste donc sur la nécessité de prendre en considération l’intégralité des textes de cette écrivaine complexe « afin de comparer ses ethos et de mettre en lumière sa véritable éthique » (p. 151).
Le positionnement inter du modernisme
Les frictions posturales observées par plusieurs des contributrices ne sont que l’une des conséquences de la conjoncture particulière, corollaire du passage d’un siècle à l’autre, où les « points de tension entre ancien et nouveau » (p. 20) sont légion. Dans le corpus étudié ici, l’une des œuvres les plus caractéristiques de cette distorsion se trouve être Monsieur Ouine (1943) de Georges Bernanos, dans laquelle l’auteur exprime par des voies détournées sa perception catastrophiste de la modernité : « non pas une simple évolution des mœurs […], mais une complète déstabilisation de l’ordre ancien, qui voit la civilisation courir à sa perte sur le mode d’une terrifiante hystérie collective. » (p. 157) Yves Baudelle avance que, malgré la vocation pamphlétaire d’un roman qui fustige l’échec d’une civilisation à prévenir le démantèlement inexorable des modèles genrés usuels (p.161), Bernanos apporte sa pierre à l’édifice (à venir) des gender studies en « esquissant une archéologie explicative des nouvelles codifications de genre » (p. 162).
Emblématique d’une période transitoire de reconfiguration des modèles anciens, l’œuvre[6] de Claude Cahun qu’analyse Alexandra Arvisais l’est aussi, puisqu’elle laisse apparaître une tension entre la tradition littéraire de la fin du XIXe siècle – avec l’influence notable du symbolisme – et les courants picturaux récents comme l’Art nouveau, de même qu’entre la conception ancestrale d’un sujet unifié et la mise en crise de la notion d’identité, généralement reliée à la modernité. « [L] ivre hybride à la position inter » (p. 252), Vues et visions articule des esthétiques hétérogènes en usant d’un « procédé du double » qui a la vertu d’offrir un « espace où s’insèrent de nouvelles f (r) ictions littéraires et visuelles » (p. 258). Alexandra Arvisais a forgé le concept de « partage » pour particulariser ce qui sous-tend l’hybridation constitutive de la production cahunienne : « Son esthétique prône ainsi le partage, car elle prend plaisir à brouiller les frontières, déjà poreuses, par le biais du dédoublement. » (p. 261) En outre, ce désir de se soustraire aux conventions artistiques, considérées comme obsolètes, d’un temps désormais révolu mais qui tarde à épouser les ardeurs d’une jeunesse en quête de changement, est aussi le fait du roman de Mireille Havet, Carnaval (1922), dont Patrick Bergeron nous livre une critique inédite, insistant sur l’originalité d’une « œuvre trépidante de modernisme et à la facture plus ouvragée qu’il n’appert à la première lecture » (p. 291). À l’intersection d’influences décadent-symbolistes et d’une esthétique audacieuse qui réévalue les normes romanesques, Carnaval est symptomatique, à en croire Patrick Bergeron, du « nouveau Mal du Siècle » (p. 289) propre à une jeune génération irréparablement marquée par la Grande Guerre.
Renaître en une fleur de lotus
En définitive, le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin : 1900-1940 propose une « réflexion sur la mobilité des identités genrées » (p. 25), dont la richesse et la diversité exemplifient à merveille la fécondité du renouveau esthétique et thématique propre à ce créneau de l’histoire de l’art qu’est le modernisme, de surcroît lorsqu’il est travaillé par les tensions du masculin-féminin. Jean-Pierre Montier, nous proposant une interprétation insolite mais pointue du pseudonyme derrière lequel se cache l’écrivain Louis Viaud (alias Loti), met bien en évidence « l’épaisseur supplémentaire à l’analyse d’une œuvre » (p. 42) qu’apporte, selon Andrea Oberhuber, la pensée du gender. En effet, « loti » est la forme latine pluriel de « lotus », et, simultanément nom de plume et patronyme fictif de personnage, cette appellation est par conséquent le « symbole d’une identité sexuelle trouble : cette fleur étant hermaphrodite (elle contient étamines et pistil), elle incarne en quelque sorte le mythe littéraire du “troisième sexe” » (p. 184).
[1] New Woman, ou encore Neue Frau. Pour plus d’informations sur ce concept, les codirectrices nous orientent vers les travaux de W. Chadwick et T. T. Latimer (The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars, New Brunswick-New Jersey-Londres, Rutgers University Press, 2003).
[2] B. Elliot et J.-A. Wallace, citées par les codirectrices (p. 17) : Women Artists and Writers : Modernist (Im)Positionings, Londres-New-York, Routledge, 1994, p. 16.
[3] Nous soulignons.
[4] Pierre Bourdieu, cité par Irene Gammel (p. 76) : « La production de la croyance [contribution à une économie des biens symboliques] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, février 1977, p. 39.
[5] Marthe Brienz (1909) d’Émilie Arnal et Vieille fille tu seras ! (1912) d’Antoinette Montaudry.
[6] Claude Cahun, Vues et visions, dessins de Marcel Moore, Paris, Éditions Georges Crès & Cie, 1919.