MÉLUSINE

titre de la revue Le Surréalisme au service de la Révolution

Le Surréalisme au service de la révolution n° 5, mai 1933

LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOLUTION N°5, 1933 Année 1933 revue 5

LE SURRÉALISME
AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION
Directeur :
ANDRÉ BRETON
42, Rue Fontaine, PARIS (9e)
Téléphone : Trinité 38-18
Marcel Duchamp La mariée mise à nu par ses Célibataires mêmes.
Pierre Yoyotte Théorie de la fontaine.
Maurice Heine Actualité de Sade.
André Breton A propos du concours de littérature prolétarienne.
Paul Eluard & Benjamin Péret Revue de la presse.
Paul Nougé Les images défendues.
Roger Caillois Spécification de la poésie
Alberto Savinio Achille énamouré mêlé à l'Evergète.
J. M. Monnerot A partir de quelques traits particuliers à la mentalité civilisée.
Gilbert Lély Le songe ou les coqs.
César Moro Renommée de l'amour.
Joe Bousquet Un drame passionnel.
Paul Eluard Poèmes.
Alberto Giacometti Hier sables mouvants.
Salvador Dali Objets psycho-atmosphériques-anamorphiques.
Benjamin Péret Le pacte des quatre.
Benjamin Péret La conversion de Gide.
Sigmund Freud, André Breton Correspondance.
Jehan Mayoux Correspondance.
Ferdinand Alquié Correspondance.
V. Nezval Correspondance.
Tristan Tzara Note relative à l'Essai sur la situation de la poésie (1).
Tristan Tzara Note relative à l'Essai sur la situation de la poésie (2).
René Crevel Notes en vue d'une psycho-dialectique.
René Crevel (?) Petit sottisier psychanalytique.
Etienne Léro Poèmes.
Maurice Henry Ce que tu voudras.
Maurice Henry Terre-Terre.
Symone Monnerot Demi-saison.
Pierre Unik La société sans hommes.
Pierre Unik L'oubli.
Greta Knutson Pays étranger.
Greta Knutson Passiflore.
Il a été tiré de ce numéro 20 exemplaires numérotés sur Hollande Van Gelder, dont 5 hors commerce

P.001

LA MARIÉE MISE À NU PAR SES CÉLIBATAIRES MÊMES

Le texte de Marcel Duchamp qu’on va lire est extrait du très abondant recueil de notes entièrement inédit, qui devait servir d’accompagnement et de commentaire (à la façon d’un catalogue d’exposition idéal) au « Verre » (objet peint sur glace transparente) connu sous le titre : LA MARIÉE MISE À NUE PAR SES CÉLIBATAIRES MÊMES (1915-1918) et figurant à New-York dans la collection K.S. Dreyer.

La situation historique exceptionnelle de cette œuvre plastique permet aux surréalistes d’accorder aux pages qui suivent en raison de la lumière toute nouvelle qu’elles projettent sur les préoccupations de leur auteur une valeur documentaire considérable

A.B.

Pour écarter le tout fait en série, du tout trouvé. L’écart est une opération.

AVERTISSEMENT

Étant donnés

  1. la chute d’eau
  2. le gaz d’éclairage,

on déterminera les conditions d’un Repos instantané (ou apparence allégorique) d’une succession [d’un ensemble] de faits divers semblant se nécessiter l’un l’autre par des lois, pour isoler le signe de la concordance entre, d’une part, ce Repos (capable de toutes les excentricités) et, d’autre part, un choix de Possibilités légitimées par ces lois et aussi les occasionnant.

Ou :

on déterminera les conditions de [la] meilleure exposition du Repos extra-rapide [de la pose extra-rapide] (= apparence allégorique) d’un ensemble…etc.

Ou :

Étant donnés dans l’obscurité

  1. la chute d’eau
  2. le gaz d’éclairage,

on déterminera (les conditions de) l’exposition extra-rapide (= apparence allégorique) de plusieurs collisions [attentats] semblant se succéder rigoureusement chacune à chacune — suivant des lois — pour isoler le signe de la concordance entre cette exposition extra-rapide (capable de toutes les excentricités) d’une part et le choix des possibilités légitimées par ces lois d’autre part.

Comparaison algébrique :

a a étant l’exposition b b étant les possibilités

le rapport a sur b est tout entier non pas dans un nombre c (a/b=c) mais dans le signe qui sépare a et b ; dès que a et b sont « connus », ils deviennent des unités nouvelles et perdent leur valeur numérique relative (ou de durée) ; reste le signe — qui les séparait (signe de la concordance ou plutôt de… ? chercher).

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Étant donné le gaz d’éclairage

PROGRÈS (AMÉLIORATION) DU GAZ ÉCLAIRAGE JUSQU’AUX PLANS D’ÉCOULEMENT

Moules mâliques (mâlic) (*)

Par matrice d’éros, on entend l’ensemble des uniformes ou livrées creux et destinés [à recevoir le] au gaz d’éclairage qui prend huit formes mâliques (gendarme, cuirassier, etc.)

Les moulages du gaz ainsi obtenus, entendraient les litanies que récite le chariot, refrain de toute la machine célibataire, sans qu’ils pourront jamais dépasser le Masque. Ils auraient été comme enveloppés le long de leurs regrets, d’un miroir qui leur aurait renvoyé leur propre complexité au point de les halluciner assez onaniquement (Cimetière des uniformes ou livrées).

Chacune des 8 formes mâliques est bâtie au-dessus et au-dessous d’un plan horizontal commun, le plan de sexe qui les coupe au point de sexe.

Ou :

Chacune des 8 formes mâliques est coupée par un plan horizontal imaginaire en un point appelé point de sexe.

INSCRIPTION DU HAUT

obtenue avec les pistons de courant d’air (indiquer la manière de « préparer » ces pistons)

Ensuite les « placer » pendant un certain temps (2 à 3 mois), et les laisser donner leur empreinte en tant que [3] filets à travers lesquels passent les commandements du pendu femelle (commandements dont l’alphabet et les termes sont régis par l’orientation des 3 filets [une sorte de triple grille à travers laquelle la voix lactée apporte les — et est conductrice des dits –commandements].

Les enlever ensuite afin qu’il n’en reste plus que leur empreinte rigide, c’est-à-dire la forme permettant toutes combinaisons de lettres envoyées à travers cette dite forme triple, commandements, ordres, autorisations, etc. Devant aller rejoindre les tirés et l’éclaboussure.

Marcel DUCHAMP (1915)

THÉORIE DE LA FONTAINE

La fontaine constitue une provocation sexuelle de type très simple, lorsque l’eau ou le liquide que cette fontaine procure s’écoule brusquement en petite quantité, je dirai en glouglou, comme par un déclic d’immersion provoquant l’impression que l’eau, qui généralement est dure, est alors molle, il s’agit de papier d’argent ou de papier d’étain

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qui généralement ont la même nature physique, dissous dans l’ambroisie liquéfiée. L’eau est limpide, métallique, elle est molle, elle se lie entre elle non par des courants mais par des contextures, liaison souriante du mercure et de la gélatine, le tout mariné dans l’élixir d’argent provoqué par l’ébullition des alchimistes ; c’est un breuvage.

Un phénomène simple et aisément observable peut illustrer comme exemple ce que je dis : robinet mal fermé, écoulement mystérieux et brutal d’un bloc d’eau retardataire.

D’autre part, la fontaine est la bouche : la fontaine tombant comme une carrosserie dans le creux de la main, de la vasque les deux bras joints, tombant en silence, on n’a pour s’en convaincre qu’à placer les deux mains sous le robinet et observer attentivement le bouillonnement de l’eau. FONTAINE BOUCHES CLOSES FONTAINE.

La fontaine étant le symbole de la menstruation et, eu égard au rôle excessivement restreint auquel la menstruation peut-être limitée dans la vie de l’esprit, il convient que le gouvernement avise au plus tôt à la construction dans le Musée de la Culture de la grande salle des fontaines-horloges.

La grande salle sera de forme triangulaire aux murs légèrement incurvés. Le JOUR entrera, fente verticale, par le sommet opposé à la plus courte base. Les trois horloges se feront face. Ce seront trois sexes féminins sculptés dans le mur avec la plus grande minutie. Le seul détail surajouté est une vasque en encorbellement, c’est-à-dire une auge de pierre polie, où s’écoule le sang. Cette vasque est située à la partie inférieure, à hauteur des mains. Les murs et les sculptures sont d’un rouge brique très foncé. Le sang qui s’écoule est extrêmement spumeux (etc.) et tiède. Quelquefois au milieu de l’auge en pierre polie traîne un missel.

C’EST LA GRANDE TÉNUITÉ DU LAVAGE CHIRURGICAL.

La question de l’odeur est extrêmement importante. Odeur physiologique, naturellement, concentrée, obtenue par un procédé synthétique. Il faudrait y mêler un parfum que je ne connais pas : je propose muscade et résine.

Le visiteur, instruit et au courant de la psychanalyse, prendra plaisir à dérégler le temps en provoquant à intervalles libres l’écoulement d’une fontaine de sang ou de deux ou de trois simultanément, etc. Il est également nécessaire qu’il puisse faire couler de l’eau, et notamment un lavage d’eau sur toute la surface des reliefs de la fontaine, de façon à provoquer en y mettant le doigt, les remous métalliques. Par exemple, il y aura dissimulés parmi les poils de petits tubes de distribution d’arrosage invisibles et laiteux à claire-voie (c’est-à-dire en carton mou).

En raison du contact le caoutchouc durci s’impose pour la construction des murs et des sculptures.

Le parquet sera mou.

On retrouvera l’homme, les bras nus jusqu’au coude, se lavant dans le sang. Il aura découvert, dans un des coins opposés au jour, deux ou trois rats paralysés, pendus par la queue.

Pierre YOYOTTE

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PETIT SOTTISIER PSYCHANALYTIQUE

1° Prédominance de l’imbécillité.

Lorsque le vieillard a vu ses enfants grandir, quitter le foyer et fonder de nouvelles familles ; quand à leur tour, les enfants de ces enfants commencent à se répandre dans le monde, et qu’ainsi tout ce qui lui restait à aimer s’éparpille sur la vaste terre : quand le compagnon de sa vie s’approche également de la tombe, la mort, suprême sevrage, en le mariant à la vie universelle, lui ouvre en quelque sorte les portes de l’infini et de l’éternité (p. 83-84). L’esclavage a été combattu et la fraternité humaine progressivement affirmée depuis les propos révolutionnaires et anticapitalistes de Jésus… (p. 104).

(Dr Allendy, Capitalisme et Sexualité 1932).

2° Prédominance de la saloperie.

Chez Baudelaire nous trouvons réunis tous ces divers aspects de l’arriération affective, la névrose, la syphilis, conséquence peut-être aggravée par le déséquilibre physique, l’opium et même le vol, l’escroquerie. Ces dernières manifestations sont suffisamment prononcées pour qu’un « honnête homme » par excellence comme son beau-père le général Aupick a cru pouvoir le considérer à juste titre comme un criminel (p. 22) Le passage concernant les Français s’applique naturellement avant tout à l’auteur lui-même. Le voici : Le Français est un animal de basse-cour si bien domestiqué qu’il n’ose franchir aucune palissade. Voir ses goûts en art et en littérature. C’est un animal de race latine : l’ordure ne lui déplaît pas. Dans son domicile et en littérature il est scatophage. Il raffole des excréments. Les littérateurs d’estaminet appellent cela le sel gaulois. Bel exemple de bassesse française, de la nation qui se prétend indépendante avant toutes les autres. Au point de vue psychanalytique on ne saurait être plus précis. Ajoutons simplement qu’à partir d’un certain degré de névrose, comme chez Baudelaire, le sujet peut effectivement arriver à manger ses excréments et à boire son urine (p 147).

(L’Échec de Baudelaire, réussite du Dr Laforgue, Paris 1931).

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ACTUALITÉ DE SADE

IV

DE JUSTINE À LA NOUVELLE JUSTINE À TRAVERS LES « PETITES-FEUILLES » INÉDITES

Les mondes imaginaires chauds qui circulent sans arrêt dans la campagne à l’époque des moissons rendent l’œil agressif et la solitude intolérable à celui qui dispose du pouvoir de destruction. Pour les extraordinaires bouleversements il est tout de même préférable de s’en remettre entièrement à eux.

René CHAR, Artine

I

Les Malheurs de la Vertu

Vers 1775, Justine, renvoyée à quatorze ans du couvent parce qu’elle est soudain devenue orpheline et pauvre, mène, à Paris, une vie de misère et de combat pour sa vertu. Faussement accusée de vol par son maître, l’usurier Du Harpin, elle s’évade à seize ans de la conciergerie, mais c’est pour courir au devant d’un viol dans la foret de Bondy. Elle trouve une bonne place dans un château voisin et la quitte au bout de quatre années, sous la dent des molosses déchaînés contre elle par le jeune comte de Bressac dont elle a refusé d’empoisonner la tante. Recueillie et soignée par Rodin, aussi habile chirurgien que libertin instituteur, elle en est marquée au fer rouge et chassée quand elle cherche à l’empêcher de disséquer vive une enfant dont il est le père. À vingt-deux ans, elle reprend courageusement la route, atteint Sens, puis Auxerre, d’où elle repart le 7 août 1783. Un pèlerinage auprès de la Vierge miraculeuse de Sainte-Marie-des-Bois la fait devenir victime et rester six mois captive des quatre moines lubriques et meurtriers de cette abbaye. Évadée au printemps 1784, elle tombe, dès le surlendemain, au pouvoir d’un comte de Gernande qui la saigne pendant près d’un an, beaucoup moins pourtant que son épouse qui en meurt. Il ne lui arrive rien de bon à Lyon où elle retrouve son violateur, ni sur la route du Dauphiné où, près de Vienne, elle a la malchance de croire aux promesses d’un nommé Roland qu’elle vient de secourir, sans se douter qu’elle va suivre dans son repaire des Alpes le chef d’une bande de faux monnayeurs. Plus maltraitée qu’une bête de somme pendant des mois, ensuite arrêtée et conduite à Grenoble avec le reste de la bande, elle n’est sauvée de l’échafaud que par l’éloquence de l’illustre et généreux Servan. Mais bientôt compromise dans une nouvelle affaire en se disposant à quitter Grenoble, elle manque y être la victime d’un évêque coupeur de têtes, puis se voit par vengeance accusée d’incendie, de vol et de meurtre. Incarcérée de ce chef à Lyon, elle y est tourmentée et condamnée par un juge prévaricateur et débauché. Conduite à Paris pour la confirmation d’une sentence capitale, elle est reconnue à une étape par sa sœur Juliette qui a fait fortune et dont l’amant en crédit intervient. Sauvée enfin et réhabilitée, Justine semble devoir vivre heureuse dans le château de ses hôtes. Mais le dernier mot reste au ciel qui ne saurait laisser la vertu en paix, et celle qui l’incarne meurt, à l’âge de vingt-sept ans, foudroyée au cours de l’affreux orage du 13 juillet 1788.

Dès 1791, les deux tomes de son histoire paraissaient « en Hollande chez les Libraires associés ». Et le marquis de Sade, croyons-nous, ne manqua pas de faire relier en maroquin aux armes de la Reine le traditionnel exemplaire d’hommage — et le dernier peut-être qu’elle reçut.

Mais en 1797, le roman de Justine dont le public ne se lassait point, comme l’attestent quatre rééditions successives, conservait une allure d’ancien régime qui le vieillissait. L’auteur se proposa donc de le rajeunir, et décidé, pour le mettre au goût du jour, à ne reculer devant aucun terme érotique, il voulut confirmer du même coup le désaveu implicitement proclamé dès 1795, lorsque La Philosophie dans le Boudoir parut avec ce sous-titre : Ouvrage posthume de l’auteur de Justine. Le roman complètement transformé et refondu en quatre

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volumes, prit le titre approprié de La Nouvelle Justine et un Avis de l’Éditeur, mêlant la supercherie à l’exactitude, ouvrit le refuge de la tombe à l’auteur anonyme, encore qu’ « à jamais célèbre, ne fût-ce que par cet ouvrage ».

Il n’est point ici question de disserter des mérites et défauts respectifs de ces deux textes si différents, mais plutôt d’examiner, à la faveur des pièces inédites récemment retrouvées, par quels ponts, jetés sur quels abîmes, Justine rejoint la Nouvelle Justine.

II

Un manuscrit inédit

Cent onze feuillets autographes pour la composition de ce nouveau roman figuraient sous le n° 152 dans une vente publique qui eut lieu à Paris, le 1er juin 1926. C’était en ce genre, le seul manuscrit de Sade que nous eussions rencontré : il se composait de petites feuilles volantes, sortes de fiches dressées au recto de papiers très divers. Leur ensemble formait l’armature du travail considérable, imposé à l’auteur par l’entreprise de son œuvre demeurée la plus célèbre. Nous tenions donc dans le creux de la main la preuve irrécusable qui anéantissait les plus éloquentes protestations de l’écrivain, car on sait que Sade se calomnia jusqu’à soutenir n’avoir été que le copiste rétribué de l’ouvrage dont nous suivions sur ces feuillets la conception géniale et les méthodiques développements.

On aimerait connaître par quelle voie singulière un témoignage si révélateur a pu nous être conservé, en dépit de descendants acharnés au vain espoir d’anéantir une mémoire immortelle. Quoi qu’il en soit — et bien des hypothèses sont permises — le raccourci des épisodes et la précision du style prêtent ici plus d’énergie que jamais aux idées directrices de l’auteur. Toutes les scènes relatées dans ces petites feuilles composent en effet des additions ou développements au roman de 1791, tels que Sade semble les avoir jetés sur le papier au cours d’une lecture d’ensemble qu’il aurait faite de son premier livre.

On y voit déjà la libertine Delmonse remplacer, pour la perte de la pauvre fille, l’avare Du Harpin. Déjà, entre les aventures chez Rodin et celles du couvent, surgit « environné de hautes futaies » le gothique château de Bandole, dont la mystérieuse porte verte sera « tellement masquée par des massifs de bois et de charmilles » qu’il deviendra « impossible de la deviner ». Le couvent nous offre non plus quatre, mais six moines à la tête d’un sérail qui ne comprend pas moins de dix-huit garçons et trente filles : on devine là une réminiscence de la prodigieuse affabulation des 120 Journées de Sodome, ce manuscrit de prédilection, à jamais perdu pour celui qui put le croire anéanti avec cette Bastille aux pierres de laquelle il l’avait confié. Sans doute s’efforçait-il d’en reconstituer de mémoire quelques situations, et le discours de Don Severino, par exemple, est visiblement inspiré de celui que prononce par ailleurs le duc de Blangis. Au sortir du couvent, Justine, au lieu de tomber tout droit chez Gernande, ne s’y rend après un stage à l’auberge sanglante du couple d’Esterval où elle retrouve Bressac ; et toute la compagnie se rencontre avec Verneuil au château de Gernande pour de nouvelles et plus amples orgies. Plus tard, Justine ne sera pas seulement volée par la mendiante qui l’attend sur la route : en poursuivant cette femme, nommée Séraphine, elle pénétrera avec elle dans le souterrain des mendiants et se verra de force initiée aux mœurs crapuleuses de cette cour des miracles. Enfin la suite des aventures de Justine ne se trouvera pas moins profondément modifiée et aggravée : l’héroïne finira par s’échapper des cachots de Lyon avec la complicité du geôlier et c’est sous l’aspect d’une vagabonde, mais non d’une prisonnière, qu’elle sera rencontrée par sa sœur Juliette à la promenade, reconnue par elle et emmenée pour entendre avec tous les hôtes du château l’histoire des Prospérités du Vice.

Ce profond travail de renouvellement se traduit par un triple effet. D’une part, il développe puissamment la charpente philosophique de l’œuvre et son intérêt psychologique. D’autre part, en multipliant les événements aux dépens même de la vraisemblance, il tend peut-être à l’excès les ressorts du roman d’aventures. En troisième lieu et dans la tradition des romans dits à tiroirs, il annexe au récit principal les deux confessions personnelles du moine Jérôme et de la mendiante Séraphine. Rien ne permet mieux d’explorer ce vaste édifice que l’étude des fiches autographes dont une quinzaine seront ici classées sous trois rubriques : épisodes développés, aventures nouvelles, histoires ajoutées.

P.006

III

Les épisodes développés

L’esquisse des goûts professés par les six moines bénédictins de Sainte-Marie-des-Bois, développée au tome II de la Nouvelle Justine, p. 62 et suiv., se résume dans cette note énergique :

[1]

Toutefois l’habituelle coprolagnie de Sylvestre va s’étendre à une pratique similaire, que l’auteur précise en ces termes(II, 245, 253) :

[2]

On peut observer ici que le premier de ces goûts est du nombre de ceux où il est à peu près impossible de départager le masochisme du sadisme. Si, en effet, la soif érotique du sang, comme de tout liquide organique vital, est essentiellement d’ordre sadique, celle des produits excrétoires est essentiellement d’ordre masochiste : or, il se trouve que les menstrues peuvent être aussi bien regardées comme de l’une ou l’autre nature. De semblables faits illustrent l’imprécision et l’arbitraire de ces termes de sadisme et de masochisme. Si l’on joint à cela que nombre d’individus présentent à la fois ou successivement des tendances réparties entre ces deux catégories réputées adverses, on leur préférera de beaucoup le terme neutre d’algolagnie proposé par Schrenk-Notzing pour étudier en un seul et même groupe de la psychopathie sexuelle le goût de la douleur, tant reçue qu’infligée dans un but érotique.

L’importance de la note suivante est assez évidente pour n’échapper à personne.

[3]

Les préceptes de cette nature ont toujours présenté dans l’œuvre de Sade un ordre particulier de gravité. Le développement qu’ils reçoivent ici (III, 126, 129) est médiocre en comparaison de celui qui leur est réservé dans l’introduction et dans de nombreux passages des 120 Journées de Sodome. La recherche passionnelle de la vieillesse comme de la laideur et de la saleté physiques offre un cas limite, d’autant plus intéressant pour le psychologue qu’il est rare à l’état pur. Les héros de Sade semblent pour la plupart présenter cette tendance, mais, chez beaucoup d’entre eux, elle est souvent refoulée par la libre volonté du choix : elle ne tarde pas ensuite à prendre sa revanche, soit en faussant inconsciemment ce choix, soit en annulant ou pervertissant complètement cette volonté.

Qu’il nous soit permis de citer un passage magistral des 120 Journées, où est étudié philosophiquement le mécanisme de cette perversion.

« Il serait sans doute difficile d’expliquer cette fantaisie mais elle existe chez beaucoup de gens ; le désordre de la nature porte avec lui une sorte de piquant qui agit sur le genre nerveux peut-être bien avec autant et plus de force que ses beautés les plus régulières. Il est d’ailleurs prouvé que c’est l’horreur, la vilenie, la chose affreuse qui plaît quand on bande ; or, se rencontre-t-elle mieux qu’en un objet vicié ? Certainement si c’est la chose sale qui plaît dans l’acte de la lubricité, plus cette chose est sale, plus elle doit plaire, et elle est sûrement bien plus sale dans l’objet vicié que dans l’objet intact ou parfait. Il n’y a pas à cela le plus petit doute ; d’ailleurs la beauté est la chose simple, la laideur est la chose extraordinaire et toutes les imaginations ardentes préfèrent sans doute toujours la chose extraordinaire en lubricité à la chose simple. La beauté, la fraîcheur ne frappent jamais qu’en sens simple ; la laideur, la dégradation portent un coup bien plus ferme, la commotion est bien plus forte, l’agitation doit donc être plus vive. Il ne faut donc point d’étonnement d’après cela que tout plein de gens préfèrent pour leur jouissance une femme vieille, laide et même puante à une fille fraîche et jolie, pas plus s’en étonner, dis-je, que nous ne le devons être d’un homme qui préfère pour ses promenades le sol aride et raboteux des montagnes aux sentiers monotones des plaines. Toutes ces choses-là dépendent de notre conformation, de nos organes, de la manière dont ils s’affectent et nous ne sommes pas plus les maîtres de changer nos goûts sur cela que nous ne le sommes de varier les formes de nos corps. »

P.007

Les scènes d’orgie qui se passent chez Gernande font l’objet de notes copieuses, parmi lesquelles se remarquent les quatre suivantes.

[4]

Gernande est précisément le type absolu du sadique : ses principaux appétits (III, 207, 209 et suiv.) se portent sur le sang et le sperme, c’est-à-dire sur des véhicules qui entretiennent et propagent la vie. Sa fidélité exclusive à ces procédés, d’essence évidemment anthropophagique, le classe d’emblée. Les circonstances de mise en scène dont il les accompagne ne sont que des raffinements qui ou bien dénotent chez ce « monstre » une certaine recherche d’ordre esthétique ou bien tendent simplement à rendre plus pénibles à ses victimes les opérations qu’il exécute sur elles. À cette dernière intention se rattache la pratique de la saignée aussitôt après un repas, méthode exactement contraire aux prescriptions médicales de l’époque. On remarquera en outre chez Gernande la débilité du centre d’érection et un certain degré de parésie du centre d’éjaculation.

Les excès de table s’accordent très souvent chez les héros de Sade avec ceux du lit. Sauf ce coq de Bandole qui observe la sobriété pour en avoir reconnu les bons effets sur la reproduction, son principal but érotique, les libertins sont aussi des goinfres qui aux raffinements les plus recherchés de l’art culinaires ne manquent guère d’ajouter, comme un piment, ceux de la perversion coprophagique (III, 229, et suiv.)

[5]

Avec Verneuil, frère de Gernande et personnage nouveau dans le roman de 1797, on fait la connaissance d’un perverti très complexe. Verneuil n’est pas seulement masochiste autant que sadique, et ambidextre comme disaient les Grecs ou, comme disent les Anglais, bimétalliste, il est surtout fétichiste, avec cette circonstance que son plus puissant fétiche est d’ordre moral : l’inceste(III, 293, 304).

[6]

Les développements que, sur ce dernier point, Gernande expose à Justine (III, 308) ne laissent aucun doute sur l’identité des vues de Sade et de la doctrine de Freud :

« Ah ! prenons-y bien garde, Justine ; nous nous aveuglons sur ce que la nature nous dicte à cet égard ; et ces sentiments d’amour, fraternels ou filiaux, lorsqu’ils s’exercent d’un sexe à l’autre ne sont jamais que des désirs lubriques. Qu’un père, qu’un frère, idolâtrant sa fille ou sa sœur, descende au fond de son âme, et s’interroge scrupuleusement sur ce qu’il éprouve, il verra si cette pieuse tendresse est autre que le désir de foutre ; qu’il y cède donc sans contrainte, et il sentira bientôt de quelles délices la volupté le couronnera. »

De Sade à Freud, si le vocabulaire diffère, qui ne reconnaît dans cette « descente au fond de son âme » et cette « interrogation scrupuleuse » une véritable définition de la psychanalyse, ou dans la « contrainte » de Sade le « refoulement » de Freud ? Il n’est pas jusqu’au « complexe » d’Oedipe que n’évoque ce nom jeté au bas de la dernière fiche citée. Si la libre conclusion du moraliste tranche sur la prudente thérapeutique du psychiatre, c’est que Freud s’ingénie à trouver un dérivatif artificiel au cours naturel des instincts et s’efforce à leur conférer une sublimation chimérique.

La description de la principale orgie qui occupe une quarantaine de pages dans le roman (III, 310 et suiv.) se résume dans la fiche suivante.

[7]

Mais les orgies se succèdent et de jour en jour on raisonne d’avantage, on raffine les supplices tandis qu’apparaît déjà la notion qui identifie l’acte criminel à l’acte sexuel : son insuffisance à conférer la satiété (IV, 39 et suiv.)

[8]

Ces derniers mots font allusion à l’une des plus curieuses imaginations dont Sade ait orné ses descriptions de supplices. Voici d’ailleurs en quels termes il développe la conclusion de sa note (IV, 49) :

« Comme on savait que les voluptés de Verneuil ne devaient s’allumer qu’aux cris qu’il allait entendre pousser à sa femme, on avait affublé son crane d’un casque à tuyau, organisé de manière que les cris que lui faisaient jeter les douleurs dont on l’accablait ressemblaient aux mugissements d’un bœuf. »

Sans doute Sade se souvenait-il d’avoir énoncé dans les 120 Journées de Sodome,

P.008

qu’ « il est reçu parmi les véritables libertins » que les sensations d’origine auditive « sont celles qui flattent davantage et dont les impressions sont les plus vives. »

IV

Les aventures nouvelles

Voici la première esquisse de M. de Bandole, reproducteur et infanticide également convaincu et méthodique (II, 9 et suiv.).

[9]

Les procédés de Bandole sont marqués par ses exclusives préoccupations (II, 30 et suiv.).

[10]

L’opération césarienne par son horrible simplicité, manque rarement de disposer au lyrisme ses commentateurs. Sade ne se dérobe pas à cette influence quand il nous peint Bandole opérant (II, 32).

« Allons, poursuit-il, il n’y a plus d’autre moyen ; il faut que la mère périsse si je veux sauver l’enfant ; et comme celui-ci peut encore me donner un très grand plaisir, et que l’autre ne me sert plus à rien, je serais un fou de balancer... Et la malheureuse entendait son arrêt ; le brutal ne prenait aucune précaution pour lui en déguiser l’horreur. Je n’ai plus de ressources que dans opération césarienne, continua-t-il, et j’y vais procéder. Il développe, prépare tous ses instruments, il se met en devoir d’inciser le flanc. L’ouverture faite, il veut saisir l’enfant ; il y parvient ; la mère expire ; mais l’embryon n’arrive qu’en morceaux. « — Certes, monsieur, dit la vieille, vous avez fait là une belle opération — Elle est manquée, dit Bandole, c’est ta faute, pourquoi diable viens-tu me chercher quand je bande ; tu sais bien que je ne puis rien faire quand je suis aveuglé par le foutre ; en voilà la preuve. »

Mais un théologien comme le P. Debreyne, ce rapprochement en fera convenir, ne témoigne pas d’un moindre enthousiasme pour le même genre d’obstétrique.

« Si donc, en admettant cette obligation dans une extrême nécessité le hasard ou plutôt la providence voulait que le prêtre fit lui-même cette opération, qu’il s’arme du signe de la croix, qu’il fasse la section avec confiance et courage ; sa charité lui attirera de Dieu une double récompense, et pour avoir retiré l’enfant d’une étroite prison où il devait nécessairement périr, et surtout pour lui avoir conféré le baptême. Il en sera le père spirituel, parce qu’il l’aura régénéré en Jésus-Christ ; il en sera en quelque sorte la mère, comme dit Cangiamila, parce qu’il l’aura véritablement mis au monde. Si l’enfant meurt quelque temps après avoir reçu le sacrement du baptême, ce qui est assez ordinaire, il aura sans délai dans le ciel un protecteur puissant qui intercédera incessamment pour lui auprès de Dieu. Quel sujet donc de joie, de consolation et d’espérance pour vous, ô ministre et fidèle serviteur de Dieu, d’être certain d’avoir été l’instrument immédiat du salut éternel d’une âme qui, sans le sublime et courageux dévouement que la charité vous a inspiré, n’aurait jamais joui de l’ineffable bonheur de voir et de posséder Dieu éternellement! »

Pour mettre en doute la vraisemblance actuelle de telles pratiques d’essence sadique, il faut ignorer qu’elles sont implicitement prévues et admises par la législation française. Une récente étude de l’officieuse revue l’Hygiène sociale précise qu’aux termes de l’article 16 de la loi du 30 novembre 1892, le délit d’exercice illégal de la médecine ne peut s’appliquer qu’aux actes commis habituellement et ne saurait en conséquence viser « le prêtre qui pratique sur le cadavre d’une femme morte (sic) l’opération césarienne dans l’espoir d’administrer le baptême à l’enfant, s’il vit encore ». Il faudrait ignorer… mais nul n’est censé ignorer la loi.

Justine chez les mendiants donne lieu à des fiches très détaillées en raison de la place importante que cette aventure nouvelle occupe dans la version définitive du roman. La première de ces petites feuilles compose un énergique sommaire des pages 90 et suivantes du tome IV.

[11]

Une seconde petite feuille résume de même les pages 108 et suivantes du tome IV.

[12]

Sur cette aventure des mendiants, traitée d’une manière particulièrement réaliste, vient se greffer l’histoire ajoutée de Séraphine.

P.009

V

Les histoires ajoutées

Séraphine, qui tient chez ces gueux un emploi prépondérant de gouvernante, est donc invitée à raconter son histoire à la troupe, et ces mémoires (IV, 124 et suiv.) tout à fait étrangers à la trame du roman, sont esquissés comme suit au bas d’un long feuillet.

[13]

En ce genre quelque peu factice, dont la vogue momentanée avait déjà conduit l’auteur à faire usage dans Aline et Valcour, c’est d’ailleurs l’ « histoire de Jérôme » qui offre l’intérêt le plus certain. Ce moine, à l’instigation de ses confrères, donne à son récit l’allure d’une confession générale qui remonte à ses années d’enfance. Ce lui sera prétexte à dénoncer, un siècle avant Freud et en termes non moins précis, le faux dogme de l’innocence chez l’enfant, tout au contraire dominé par ses penchants naturels à l’inceste et à la cruauté (II, 273 et suiv.).

[14]

Loin de dissimuler ses vices, Jérôme les étale et les analyse complaisamment, s’attachant à montrer lui-même les progrès constants de la débauche et du crime. Si donc ce chapitre onzième ajoute à la Nouvelle Justine près de deux cent pages qui n’en font point avancer l’action, il n’en forme pas moins à lui seul un des ouvrages les plus caractéristiques de la manière personnelle de Sade. C’est dans l’ « histoire de Jérôme » en effet que le sadisme trouve son expression la plus générale, à la fois la plus abstraite et la plus haute. Lorsque pour le sinistre moine toutes les ressources des supplices physiques ont été épuisées sur ses inépuisables victimes, voici qu’il découvre le champ immense du sadisme moral, qui peut n’être lui-même qu’une étape (III, 54 et suiv.).

[15]

Cette fiche révélatrice ouvre une bifurcation au sadisme épuré et abstrait. Se contentera-t-il de poursuivre, à travers le domaine moral, une satisfaction encore restreinte à l’humanité ? Ou bien son ambition plus vaste le portera-t-elle, dans le plan universel à rechercher la rupture des grandes lois physiques, à supputer la genèse des catastrophes ? La réponse ne saurait être douteuse, que la Nouvelle Justine apporte à la page 60 du tome III.

« Un jour, examinant l’Etna dont le sein vomissait des flammes, je désirais être ce célèbre volcan. Bouche des enfers, m’écriai-je en le considérant, si comme toi je pouvais engloutir toutes les villes qui m’environnent, que de larmes je ferais couler! »

Mais sans qu’il soit besoin de recourir au texte du roman, la fiche suivante lève tous les doutes quand au parti pris de briser avec l’homme, de dégager le sadisme de sa prison humaine (III, 62 et suiv.).

[16]

Ainsi surgit devant Jérôme, au flanc même de l’Etna, le chimiste Almani dont l’unique mobile est la haine des hommes et de la nature. Peu d’œuvres atteignent à l’horreur de ce romantique tableau où, semble-t-il, un même principe du mal commande à la bouche du volcan comme à celle du sadique, faisant jaillir à la fois les laves de l’une et les préceptes de l’autre.

« Je ne vends que les recettes qui sont utiles aux hommes ; je distribue pour rien toutes celles qui leur nuisent. »

« Un de vos philosophes modernes se disait l’amant de la nature : eh bien, moi, mon ami je m’en déclare le bourreau. »

« Ses filets meurtriers sont tendus sur nous seuls ; essayons de l’y envelopper elle-même en la masturbant, si je peux ; barrons-la dans ses œuvres pour l’insulter plus vivement ; et troublons-la, s’il est possible, pour l’outrager plus sûrement. »

Avec le personnage d’Almani, nous assistons donc à une tentative délibérée de l’imagination et de l’intelligence sadiques pour s’élever au rang des forces cosmiques, capables d’entreprendre « les extraordinaires bouleversements ». On conçoit qu’un tel exemple, entres d’autres que nous offre l’œuvre si vaste, encore que mutilée, de Sade, cadre mal avec les définitions mesquines et les conclusions superficielles que bon nombre de psychiatres ont formulées sur le sadisme. Il semble au reste que ce mot n’ait été forgé qu’à contresens, au bénéfice de la légende erronée d’un Sade sadique et aux dépens du fait historique d’un Sade philosophe, à qui revient l’honneur d’avoir le premier étudié, de manière objective, méthodique et complète, une des grandes forces morales de l’homme

P.010

Mais dans cette discussion, mal engagée par la faute de quelques médecins, seul un médecin, averti par une lecture attentive des ouvrages principaux de Sade, pouvait restituer sa signification entière à ce terme appauvri. Ce fut le mérite du Dr. Iwan Bloch, et sa définition du sadisme typique vaut d’être reproduite, quels que soient les inconvénients de sa formule énumérative :

« Le sadisme est la relation recherchée à dessein, ou s’offrant par hasard, entre l’exaltation et la jouissance sexuelle et la réalisation véritable ou seulement symbolique (imaginaire, illusoire) d’événement terribles, de faits épouvantables, et d’actions destructives qui menacent ou anéantissent la vie, la santé et la propriété de l’homme et des autres êtres animés et qui mettent en danger ou annulent la continuité des choses inanimées ; dans toutes ces occurrences l’homme qui en extrait un plaisir sexuel peut en être l’auteur direct lui-même, ou il les fait produire par autrui, ou bien il n’en est que le spectateur, ou enfin il est de gré ou de force l’objet d’attaque de la part de ces agents. »

En termes plus généraux et plus brefs, empruntés aux commentaires mêmes d’Iwan Bloch, le philosophe pourrait retenir « comme causes de l’excitation sexuelle de son assouvissement tous les faits destructifs, réels et imaginaires, dans la nature vivante et dans la nature inanimée », en admettant que tout être humain éprouvant à un degré quelconque, activement ou passivement, un tel effet de causes semblables se classe ipso facto comme algolagniste.

Il n’est d’ailleurs pas douteux pour un observateur impartial, c’est-à-dire également insoucieux des conventions sociales et des disciplines confessionnelles, que le nombre ne soit immense des individus présentant, à un degré et avec une fréquence quelconques des phénomènes d’algolagnie. Une révision librement conduite de nos connaissances à ce sujet ne rejetterait-elle pas dans une minorité les individus exempts de ce que la science officielle considère encore comme une tare ? Peut-être ces exemptés seront-ils demain tenus pour les vrais malades ou tout au moins les réels insuffisants, en somme pour des êtres dont le dynamisme nerveux est à l’étiage de l’imagination déficitaire.

Mais avant nous Baudelaire a conclu :

Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !

Vision de poète, donc vérité profonde et future évidence.

Maurice HEINE

CORRESPONDANCE

À ANDRÉ BRETON

Vienne, 13 décembre 1932.

Cher Monsieur,

Soyez assuré que je lirai avec soin votre petit livre « Les Vases communicants », dans lequel l’explication des rêves joue un si grand rôle. Jusqu’ici je ne suis pas encore allé bien loin dans cette lecture mais si je vous écris déjà c’est qu’à la page 19 je suis tombé sur une de vos « impertinences » que je ne puis m’expliquer facilement.

Vous me reprochez de ne pas avoir mentionné dans la bibliographie, Volkelt, qui découvrit la symbolique du rêve, bien que je me sois approprié ses idées. Voilà qui est grave, qui va tout à fait à l’encontre de ma manière habituelle !

En réalité ce n’est pas Volkelt qui a découvert la symbolique du rêve, mais Scherner dont le livre est paru en 1861 alors que celui de Volkelt date de 1878. Les deux auteurs se trouvent plusieurs fois mentionnés aux passages correspondants de mon texte et ils figurent ensemble à l’endroit où Volkelt est désigné comme partisan de Scherner. Les deux noms sont aussi contenus dans la bibliographie. Je puis donc vous demander une explication.

Pour votre justification je trouve en ce moment que le nom de Volkelt ne se trouve effectivement pas dans la bibliographie de la traduction française (Meyerson 1926).

Votre très dévoué,

Freud.

P.011

14 décembre 1932.

Cher Monsieur,

Excusez-moi si je reviens encore une fois sur l’affaire Volkelt. Pour vous elle ne peut signifier grand’chose mais je suis très sensible à un tel reproche et quand il vient d’André Breton il m’est d’autant plus pénible.

Je vous ai écrit hier que le nom de Volkelt est mentionné dans la bibliographie de l’édition allemande de « La Science des Rêves » mais qu’il est omis dans la traduction française, ce qui me justifie et dans une certaine mesure vous justifie également, bien que vous eussiez pu être plus prudent dans l’explication de cet état de choses. (Vous écrivez : « auteur sur qui la bibliographie… reste assez significativement muette »). Il n’y aurait probablement dans ce cas qu’une négligence sans importance du traducteur Meyerson.

Mais lui-même n’est pas coupable. J’ai encore regardé plus précisément et trouvé ce qui suit : ma « Science des Rêves » a eu de 1900 à 1930 huit éditions. La traduction française est faite d’après la septième allemande. Et voilà : le nom de Volkelt figure dans la bibliographie des première, deuxième et troisième éditions allemandes mais il manque effectivement dans toutes les éditions ultérieures, de sorte que le traducteur français n’a pu le trouver.

La quatrième édition allemande (1914) est la première qui porte sur la page de titre la mention : « avec la contribution d’Otto Rank ». Rank s’est chargé, depuis lors, de la bibliographie dont je ne me suis plus du tout occupé. Il a dû probablement lui arriver que l’omission du nom de Volkelt (juste entre les pages 487 et 488) lui a échappé. En cela il est impossible de lui attribuer une intention particulière.

L’utilisation d’un tel accident doit être exclue, tout particulièrement du fait que Volkelt n’est pas du tout celui dont l’autorité entre en considération en matière de symbolique du rêve, mais bien sans aucun doute un autre qui s’appelle Scherner, comme je l’ai mentionné plusieurs fois dans mon livre.

Avec ma considération distinguée.

Freud.

26 décembre 1932.

Cher Monsieur,

Je vous remercie vivement pour votre lettre si détaillée et aimable. Vous auriez pu me répondre plus brièvement : « tant de bruit... » Mais vous avez eu amicalement égard à ma susceptibilité particulière sur ce point, qui est sans doute une forme de réaction contre l’ambition démesurée de l’enfance, heureusement surmontée. Je ne saurais prendre en mauvaise part aucune de vos autres remarques critiques, bien que j’y puisse trouver plusieurs motifs de polémique. Ainsi, par exemple : je crois que si je n’ai pas poursuivi l’analyse de mes propres rêves aussi loin que celle des autres, la cause n’en est que rarement la timidité à l’égard du sexuel. Le fait est, bien plus souvent, qu’il m’eut fallu régulièrement découvrir le fond secret de toute la série de rêves, consistant dans mes rapports avec mon père qui venait de mourir. Je prétends que j’étais en droit de mettre une limite à l’inévitable exhibition (ainsi qu’à une tendance infantile surmontée !)

Et maintenant un aveu, que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive tant de témoignages de l’intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu’est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l’art.

Votre cordialement dévoué,

Freud.

P.010

RÉPLIQUE

Si, dans la première partie des Vases communicants, je me suis cru autorisé à attribuer à Volkelt plutôt qu’à Scherner le principal mérite de la découverte de la symbolique sexuelle du rêve, c’est qu’il m’a semblé qu’au témoignage même de Freud Volkelt avait été historiquement le premier à faire passer sur le plan scientifique l’activité imaginative symbolique qui est ici en cause. La caractéristique sexuelle de cette activité avait bien, en effet, été présentée il y a très longtemps par les poètes, Shakespeare entre autres, mais la considération de ces « à-côté occasionnels de la connaissance intuitive », comme dit Rank, ne doit pas nous dérober ce qu’il a pu y avoir de géniale dans l’idée de systématisation — émise avant Freud — qui devait donner naissance à la psychanalyse. « Embrouillamini mystique », « pompeux galimatias », tels sont les termes que trouvent tour à tour Volkelt et Freud pour apprécier l’œuvre de Scherner. Je n’ai pas pensé, dans ces conditions, me singulariser, en faisant porter la responsabilité de l’orientation, de l’impulsion véritablement scientifique

P.011

du problème sur Volkelt qui « s’est efforcé, d’après Freud, de mieux connaître » dans sa nature l’imagination du rêve, « de la situer ensuite exactement dans un système philosophique ».

Il va sans dire que je n’ai jamais prêté à Freud le calcul qui consisterait à passer délibérément sous silence les travaux d’un homme dont il peut être intellectuellement le débiteur. Une accusation d’un tel ordre correspondrait mal à la très haute idée que je me fais de lui. Constatant l’omission de l’ouvrage de Volkelt à la bibliographie établie tant à la fin de l’édition française que d’une édition allemande très antérieure, tout au plus me suis-je souvenu du principe qui veut que « dans tous les cas l’oubli (soit) motivé par un sentiment désagréable ». À mon sens il ne pouvait s’agir là que d’un acte symptomatique et je dois dire que l’agitation manifestée à ce sujet par Freud (il m’écrit deux lettres à quelques heures d’intervalle, se disculpe vivement, rejette son tort apparent sur quelqu’un qui n’est plus de ses amis… pour finir par plaider en faveur de celui-ci l’oubli immotivé !) n’est pas pour me faire revenir sur mon impression. Le dernier paragraphe de la troisième lettre, dans lequel se manifeste, à douze jours de distance, le désir (très amusant) de rendre coup pour coup, me confirme encore dans l’idée que j’ai touché un point assez sensible. « L’ambition démesurée de l’enfance » est-elle chez Freud, en 1933, si « heureusement surmontée » ?

Le lecteur jugera si, d’autre part, il convient de passer outre aux réticences paradoxales de l’auto-analyse dans La Science des Rêves et au contraste frappant qu’offre au point de vue du contenu sexuel, l’interprétation des rêves de l’auteur et celle des autres rêves qu’il se fait conter. Il continue à me sembler qu’en pareil domaine la crainte de l’exhibitionnisme n’est pas une excuse suffisante et que la recherche pour elle même de la vérité objective commande certains sacrifices. Le prétexte invoqué — le père de Freud était mort en 1896 — apparaîtra d’ailleurs ici, d’autant plus précaire que les sept éditions de son livre qui se sont succédées depuis 1900 ont fourni à Freud toutes les occasions désirables de sortir de sa réserve d’alors ou, tout au moins, de l’expliquer sommairement.

Qu’il soit bien entendu que, même si je les lui oppose, ces diverses contradictions dont Freud est encore aujourd’hui le siège n’infirment en rien le respect et l’admiration que je lui porte mais bien plutôt témoignent, à mes yeux, de sa merveilleuse sensibilité toujours en éveil et m’apportent le gage très précieux de sa vie.

A. B.

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LA LUMIÈRE ÉTEINTE,

quand, par hasard, je ne choisis pas le petit cheval vert, et le petit homme rouge, les deux plus familières et brutales de mes créatures hypnotiques, je me sers inévitablement de mes autres représentations pour compliquer, illuminer et mêler à mon sommeil mes dernières illusions de jeunesse et mes aspirations sentimentales.

Un matin de sureau Elle est restée dans ce champ Qu’a-t-elle laissé d’elle en s’en allant

Tout ce que j’ai voulu Et d’abord une armure choisie dans les décombres De la plus ciselée des aubes Une armure sous un arbre Un bel arbre Ses branches sont des ruisseaux Sous les feuilles Ils boivent aux sources du soleil Leurs poissons chantent comme des perles

Un bel arbre les jours d’ennui Est un appareil visionnaire Comme un autre Par cet arbre de tous les jours Je suis le maître de mes quatre volontés

Puis une femme au col de roses rouges De roses rouges qu’on ouvre comme des coquillages Qu’on brise comme des œufs Qu’on brûle comme de l’alcool

Toujours sous l’arbre Comme un aimant irrésistible Désespérant La flamme traquée par la sève

Tantôt fragile tantôt puissante Ma bienfaitrice de talent Et son délire Et son amour à mes pieds Et les nacelles de ses yeux dont je ne tomberai pas Ma bienfaitrice souriante Belle limpide sous sa cuirasse Ignorante du fer de l’arbre et des roses rouges Moulant tous mes désirs Elle rêve De qui rêve-t-elle De moi Dans les draps de ses yeux qui rêve Moi

Ses mains sont vives De vraies mains de sarcleuse Tissées d’épées Rompues à force d’indiquer l’heure matinale sempiternelle atroce du travail Des mains à tenir amoureusement un bouquet de roses rouges sans épines

Et ce galop de buffles Mes quatre volontés Cette femme au soleil Cette foret qui éclate

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Ce front qui se déride Cette apparition au corsage brodé d’épaves De mille épaves sur des vagues de poussière De mille oiseaux muets dans la nuit d’un arbre

Il ferait beau penser à d’autres fêtes Même les parades déshabillées ensanglantées par des grimaces de masques atteignent malgré tout à une sérénité condamnable Et quel passant hors jeu juste au carrefour d’un sourire de politesse ne s’arrêterait pas pour saluer d’un éclair de la main le ventre impoli du printemps

Un panier de linge à la volée se calme tendrement Sa blanche corolle s’incline vers ses genoux brisés Aucune roture de couleur n’a barre sur lui Et par la déchirure d’une dentelle Il disparaît Sur une route de chair

Boire Un grand bol de sommeil noir Jusqu’à la dernière goutte.

L’OBJECTIVITÉ POÉTIQUE

n’existe que dans la succession, dans l’enchaînement de tous les éléments subjectifs dont le poète est, jusqu’à nouvel ordre, non le maître, mais l’esclave.

Guerre des errants et des guides À rebours de la peur À rebours des conseils Loin des rives les plus sensibles Fuir la santé des mers Espoir des premiers pas Fuir les couleurs inhumaines Des tempêtes aux gestes mous Aux grands corps vides Le labyrinthe des étoiles dépaysées Les océans de lait de vin de viande Les vagues de fourrure les vagues de repos Le sable dans son lit Fuir les bateaux et leur métier.

Matin brisé dans des bras endormis Matin qui ne reviendra pas Reflet de rousse qui s’éteint Les seins aigus les mains aimables À coups de fouet l’offre de soi Rien ne vaut le malheur d’aimer Rien le malheur L’écume détournée Abrège la sentence qui monte aux lèvres Qui va au cœur Qui s’effondre avec un rire d’origine Un rire aveuglant

Le long des murailles meublées d’orchestres décrépits Dardant leurs oreilles de plomb vers le jour À l’affût d’une caresse corps avec la foudre

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Le sourire faucheur des têtes basses L’odeur du son Les explosions du temps fruits toujours mûrs pour la mémoire.

Même quand nous sommes loin l’un de l’autre Tout nous unit Fais la part de l’écho Celle du miroir Celle de la chambre celle de la ville Celle de chaque homme de chaque femme Celle de la solitude Et c’est toujours ta part Et c’est toujours la mienne Nous avons partagé Mais ta part tu me l’as vouée Et la mienne je te la voue.

Et tes mains de pluie sur des yeux avides Floraison nourricière Dessinaient des clairières dans lesquelles un couple s’embrassait Des boucles de beau temps des printemps lézards Une ronde de mères lumineuses Retroussées et précises Des dentelles d’aiguilles des touffes de sable Des orages dénudant tous les nerfs du silence Des oiseaux de diamant entre les dents d’un lit Et d’une grande écriture charnelle j’aime.

Tant de rêves en l’air Tant de fenêtres en boutons Tant de femmes en herbe Tant de trésors enfants Et la justice enceinte Des plus tendres merveilles Des plus pures raisons

Et pourtant Les heureux dans ce monde font un bruit de fléau

Des rires à perdre la tête Des sanglots à perdre la vie Les yeux la bouche comme des rides Partout des taches de vertu Partout des ombres à midi.

Colère miel qui dépérit L’abri des flammes se consume C’en est fini de voler au secours infâme des images d’hier La perfection sylvestre la fine mangeoire du soleil Les fondantes médailles de l’amour Les visages qui sont des miettes de souhaits Les enfants du lendemain le sommeil de ce soir Les mots les plus fidèles Tout porte de noires blessures

Même la femme qui me manque.

Paul ELUARD.

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POÈME EN 7 ESPACES

2 griffes d’or une goutte de sang spirale blanche de rafale sur deux seins criants le pré jaune de la folie 3 chevaux noirs galopent les pieds des chaises se cassent avec un éclat sec tous les objets sont partis loin et le bruit de pas d’une femme et écho de son rire quitte l’oreille.

LE RIDEAU BRUN

aucune figure humaine ne m’est aussi étrangère même plus un visage de tant l’avoir regardée elle s’est fermée partout sur des marches d’escaliers inconnus.

CHARBON D’HERBE

Je tourne dans le vide et je regarde l’espace et les astres en plein midi qui courent à travers l’argent liquide qui m’entoure, et la tête de Bianca qui regarde légèrement en arrière dans l’écho de sa voix et les pas de plumes près du mur rouge en ruines.

Je reviens aux constructions qui m’amusent et qui vivent dans leur surréalité ; un beau palais ; le parquet de dés blancs aux points noirs et rouges sur lesquels on marche, les colonnes en fusées, le plafond en air qui rit et les jolis mécanismes précis qui ne servent à rien.

Je cherche en tâtonnant à attraper dans le vide le fil blanc invisible du merveilleux qui vibre et duquel s’échappent les faits et les rêves avec le bruit d’un ruisseau sur de petits cailloux précieux et vivants.

Il donne la vie à la vie et les jeux luisants des aiguilles et des dés tournants se font et se suivent alternativement, et la goutte de sang sur la peau de lait, mais un cri aigu se lève soudain qui fait vibrer l’air et trembler la terre blanche.

Toute la vie dans la boule merveilleuse qui nous enveloppe et brille au tournant près du jet d’eau.

Je cherche les femmes à la démarche légère, au visage poli qui chantent, muettes, la tête un peu penchée, les mêmes qui existaient dans le petit garçon qui, tout habillé de neuf, traversait un pré dans un espace où le temps oubliait l’heure ;il s’arrêta un point et regarda au dedans et au dehors tant de merveilles. Oh ! palais palais !

Alberto GIACOMETTI.

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A PROPOS DU CONCOURS DE LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE ORGANISÉ PAR « L’HUMANITÉ »

On sait à quels écarts de langage et de pensée a pu donner lieu, depuis plusieurs années, une notion après tout aussi simple que celle de littérature prolétarienne. À vrai dire je persiste à penser que ces mots : « littérature prolétarienne » sont assez malheureux mais, faute de pouvoir les interpréter à la lettre, j’estime que le mieux est d’essayer de voir ce qu’ils tendent à consacrer comme valeur d’usage. Il suffit de rappeler ici comment la question a été résolue dans ce passage des thèses de Kharkov (« Résolution sur le mouvement littéraire révolutionnaire et prolétarien international ») :

« La littérature prolétarienne s’oppose par son essence, c’est-à-dire par l’idéologie de la classe ouvrière, telle qu’elle est exprimée par les écrivains prolétariens, sous les formes artistiques créées par eux, à toute la littérature passée et actuelle des autres classes. Toute l’expérience de l’humanité, de son évolution et de sa lutte et, avant tout, la pratique de classe du prolétariat comme guide de tous les travailleurs dans la lutte pour le socialisme, et non comme interprète d’intérêts corporatifs étroits, trouve son expression artistique dans l’ œuvre des écrivains prolétariens. Cela détermine finalement la création de formes nouvelles, qui sont celles de la littérature prolétarienne. Nous voyons cette littérature découvrir une forme neuve, opposée à la tradition littéraire bourgeoise, répondant à son contenu social, et dépassant les genres anciens et en créant de nouveaux. L’écrivain s’efforce de faire la somme de l’expérience historique des luttes de classes, et cela non point en contemplateur, en observateur passif des faits, mais en champion de la Révolution qui se rend compte du sens des étapes passées du mouvement prolétarien, pour l’avenir de la lutte de classe ».

La méthode de la littérature prolétarienne est le matérialisme dialectique. »

À examiner de très près cette déclaration, il peut sembler que c’est bien à tort que la discussion a été passionnée. Est-ce parce qu’il y est dit expressément que « la littérature prolétarienne s’oppose dans son essence à toute littérature passée et actuelle des autres classes » ? Il me semble que ce serait là prendre dans une acception bien peu dialectique le mot « opposition ». D’autre part, Lénine n’a-t-il pas pris la peine de spécifier que les ouvriers ne parviendront à participer à l’élaboration d’une idéologie indépendante qu’autant qu’on s’efforcera d’élever le niveau de leur conscience ? « Il faut, dit-il, dans Que Faire ?, qu’ils ne se renferment pas dans les cadres artificiels étroits de la « littérature pour ouvriers » et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature générale. D’ailleurs — ajoute-t-il — à vrai dire, ils ne se renferment pas dans une littérature spéciale, on les y renferme ; eux-mêmes ils lisent, ils voudraient lire tout ce qu’on écrit pour les intellectuels, et seuls quelques pitoyables intellectuels pensent qu’il suffit de leur parler des règlements et de la vie de l’usine et de leur remâcher ce qu’ils savent depuis longtemps ». N’oublions pas que, comme Lénine l’a dit encore, « la culture prolétarienne n’est pas donnée toute faite, elle ne jaillit pas du cerveau de je ne sais quels spécialistes en culture prolétarienne. Ce serait pure bêtise de le croire. La culture prolétarienne doit apparaître comme la résultante naturelle des connaissances conquises par l’humanité sous le joug capitaliste et sous le joug féodal. » Cela me paraît suffire à situer sur son véritable plan dialectique l’opposition entre la littérature prolétarienne et la littérature bourgeoise dont il est fait état dans les thèses de Kharkov. Je vous ferai observer qu’il y est dit encore que le passage de toute l’expérience de l’humanité, de son évolution et de sa lutte dans l’œuvre des écrivains prolétariens « détermine finalement la création de formes nouvelles, qui sont celles de la littérature prolétarienne ». J’insiste sur le mot « finalement » qui confère toute sa signification dialectique à cette phrase. Est-ce à dire que les formes actuelles qu’empruntent les œuvres dites sommairement prolétariennes tant dans les pays capitalistes qu’en Russie Soviétique doivent passer pour les formes définitives, accomplies de la littérature prolétarienne ? Ne sauraient s’y tromper que ceux qui sont incapables de concevoir ces formes dynamiquement, autrement dit qui s’attendent à les voir se constituer sur le modèle de ces formes fixes, inchangeables, que sont par exemple le sonnet ou la tragédie classique en cinq actes. Assurément ces formes ne constituent au contraire que des moules passagers qui ne doivent pas être pris en eux-même comme objet d’imitation. J’estime, en résumé, que nous avons à nous garder ici de deux déviations dont l’une consiste à sous-estimer, l’autre à surestimer les possibilités d’existence actuelle d’une littérature prolétarienne (les mêmes considérations s’appliqueraient, bien entendu, à l’art prolétarien). Cette littérature est-elle intégralement réalisable dans les conditions économiques et sociales qui sont définies pour celles du monde actuel (édification du socialisme en U.R.S.S., multiplication des contradictions capitalistes dans les autres pays) ? Non, je ne le crois pas. Non seulement je ne le crois pas, mais je ne le déplore pas. Je ne le déplore pas parce que la possibilité de réalisation intégrale d’une littérature et d’un art prolétariens, particulièrement en régime capitaliste, serait une raison de moins que nous aurions de renverser ce régime. Peut-on dire cependant que la littérature prolétarienne s’annonce et commence à se caractériser à travers les œuvres les plus marquantes qui nous viennent aujourd’hui de Russie Soviétique ou d’Allemagne, que cette littérature est, dès maintenant, en voie de réalisation ? Oui, il est nécessaire de le dire. Ainsi

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me paraît devoir se nuancer l’opinion qu’il convient de porter sur la littérature prolétarienne, dont nous ne devons pas oublier qu’elle ne saurait être qu’une littérature de transition entre la littérature de la société bourgeoise et la littérature de la société sans classe.

Dans la mesure où elle existe déjà, il est aisé de voir que la littérature prolétarienne est plutôt l’œuvre d’un milieu que d’un homme. Elle ne peut être, en effet, que l’émanation d’une conscience prolétarienne de masse : je veux dire qu’elle est fonction du degré d’émancipation générale, dans un pays, de la classe ouvrière. C’est pourquoi nous devons nous attendre à observer ses manifestations les plus typiques en U.R.S.S. d’abord, où la fusion des écrivains ouvriers et des « compagnons de route » est précipitée par les conditions de vie réellement communes qui leur sont faites, en Allemagne ensuite où l’exaspération des antagonismes de classe consécutive à l’application du traité de Versailles a soudé un bloc particulièrement important d’écrivains révolutionnaires prolétariens. Jusqu’à ces derniers temps, en France, la prétendue stabilisation capitaliste a eu, au contraire, pour effet d’entraver le développement d’une littérature qui puisse être qualifiée, même par anticipation, de prolétarienne. C’est au moment où cette illusion grossière se dissipe à la faveur de la crise économique, qu’une Association comme la notre doit s’efforcer par tous les moyens de déterminer le courant favorable à la naissance d’une telle littérature et assurer sa viabilité. Au témoignage même des thèses de Kharkov, qu’on s’en souvienne, « la France est le pays des grandes traditions de l’art populaire à l’idéologie révolutionnaire et combative. C’est en France que la classe ouvrière a pour la première fois conquis sa place dans l’art, ne serait-ce qu’en lui servant de thème ; il suffit de se rappeler les noms de Daumier, Courbet et Zola. C’est en France encore que les meilleurs hymnes révolutionnaires, la Carmagnole et l’Internationale ont été créés. » Ce sont là, en effet, des prémisses historiques suffisantes pour que puisse être envisagé un renversement prochain de la situation.

Je dirai tout à l’heure, en concluant, quelles conditions, qui sont celles du travail parmi nous, me paraissent requises pour que ce renversement ait lieu, c’est-à-dire pour que la littérature de ce pays renoue avec sa véritable tradition révolutionnaire, tout en bénéficiant de l’apport actuel de la littérature soviétique et des littératures révolutionnaires des autres pays. Avant d’y venir je crois indispensable de tenter de dissiper certaines équivoques touchant dans l’esprit d’un trop grand nombre de camarades la littérature générale, littérature qui nous intéresse, écrivains et lecteurs révolutionnaires, dans la mesure où elle conditionne pour une part la littérature prolétarienne telle que nous la concevons et même, au-delà de celle-ci, sans doute la littérature de la société sans classes. Il me sera, je crois, assez facile de vous convaincre qu’en cela je ne m’écarte aucunement encore du sujet de notre concours. La lecture des envois a révélé, en effet, qu’en grande majorité nos correspondants subissaient, dans l’élaboration de leur langage écrit, un certain nombre d’influences qui nous renseignent assez précisément sur leurs connaissances générales et sur l’état de leurs lectures. Bien que ce soit peu réconfortant il y a lieu d’insister sur le fait qu’à cet égard l’influence qui prime toutes les autres est celle du journal quotidien, aux articles faits divers, contes et feuilletons duquel il est fait plus ou moins écho. Il semble bien évident que beaucoup de camarades, faute de temps ou d’argent, ne lisent rien d’autre et, si l’on en juge à la manière dont la plupart des feuilles de presse sont rédigées, on ne s’étonne guère de constater que leur lecture régulière produise, chez ceux qui n’y peuvent apporter aucune espèce de correctif, un style neutre, tout entier sacrifié à l’information, bourré de clichés et aussi dépourvu que possible des vertus particulières qui s’attachent à tel ou tel mode d’expression plus étudié. En dehors de cette influence très prépondérante l’autre influence qui se fait jour est essentiellement celle qu’exerce à distance, en l’absence de toute concurrence valable, un très petit nombre de lectures faites à la sortie de l’enfance et de « morceaux choisis » appris en classe. C’est assez dire que ces lectures, en France, sont livrées au bon plaisir bourgeois de la composition des bibliothèques populaires municipales où continuent, je pense, à être particulièrement demandées les œuvres de Dumas père, de Zola, de Georges Ohnet, d’Hugo, de Paul Feval, et de Tolstoï. Quant aux récitations d’école, serinées pendant des générations, vous savez qu’elles sont toutes empruntées à de misérables manuels contre l’esprit desquels à mainte et mainte reprise les intellectuels même bourgeois se sont élevés, tant il est manifeste qu’aucun souci de valeur littéraire n’a présidé à leur constitution mais que par contre ils sont entièrement conçus en vue de l’exaltation, de la glorification de la famille, de la patrie et de la religion bourgeoises. Vous connaissez tous ces textes imbéciles qui vont des âneries de La Fontaine aux pleurnicheries d’André Theuriet en passant par les Iambes de Barbier. Eh bien, Camarades, que nous le voulions ou non, il faut reconnaître que ces premiers textes dérisoires sur lesquels s’est exercée ici trop longtemps la mémoire de l’homme n’ont pas été sans le marquer en quelque manière, sans contaminer sa faculté d’expression si par la suite quelque antidote n’est pas survenu. L’examen auquel nous avons pu nous livrer de beaucoup d’envois du concours, et spécialement d’un trop grand nombre d’envois poétiques, est de nature à ne pas laisser le moindre doute à ce sujet.

Cela nous donne la mesure de l’effort systématique de la bourgeoisie tendant à paralyser le développement intellectuel de la classe ouvrière, de manière à s’assurer sa passivité. À la sortie de l’école primaire où lui ont été inculquées d’odieuses leçons de résignation et commandé, pour son plus grand détriment, le respect du régime établi, celui qui est appelé à trimer pour les autres est ainsi chaque jour soigneusement repris en main par l’intermédiaire des journaux. C’est, comme vous voyez, assez simple et assez abject tout à la fois.

De telles conditions, qui sont, je le répète, pour une grande part, celles de la formation du langage ouvrier, mettent selon moi à l’ordre du jour de notre Association la nécessité d’orienter

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ceux de nos camarades à qui on n’a pas appris à le faire ou qui n’ont pas eu le moyen de l’apprendre par eux-mêmes, en dressant pour eux un plan de lectures qui, en dehors des lectures politiques proprement dites, leur soient réellement profitables. C’est là une véritable tâche pédagogique qui ne doit pas nous rebuter, c’est le meilleur moyen dont nous disposions pour les aider à combler les lacunes systématiques, les lacunes voulues, de l’instruction laïque primaire. Faire de l’enseignement dans ce domaine, remarquez que c’est faire du contre-enseignement. Il importe grandement que nos camarades apprennent à discerner ce qu’il peut y avoir de remarquable dans un texte, même si ce texte ne présente pas d’intérêt immédiat pour la lutte de classes (il est d’ailleurs clair qu’il en présente toujours pour peu seulement qu’on sache l’analyser). Je pense que c’est par là qu’ils pourront parvenir à réagir contre l’erreur qui les porte à considérer avec une sympathie par trop exclusive et souvent par trop aveugle les œuvres d’écrivains qui ont pris le prolétariat comme thème ou encore qui ont su tirer parti auprès d’eux d’un pur verbalisme révolutionnaire. C’est ici l’occasion de rappeler en quels termes Engels, dans une lettre à Bernstein datée du 17 août 1884, s’exprimait au sujet de l’écrivain, pourtant bien souvent qualifié de prolétarien, Jules Vallès :

« Il n’y a pas lieu, disait-il à Bernstein, que vous fassiez tant de compliments à Vallès. C’est un lamentable phraseur littéraire, ou plutôt littératurisant, qui ne représente absolument rien par lui-même, qui, faute de talent, est passé aux plus extrémistes et est devenu un écrivain « tendancieux » pour placer de cette manière sa mauvaise littérature ».

Et c’est encore le même Engels qui, nous apprenait il y a trois jours dans l’Humanité notre camarade Fréville, écrivait en avril 1888 à un autre écrivain socialiste, Margaret Harkness, parlant d’un auteur dont pourtant les convictions royalistes eussent pu radicalement l’éloigner :

« Balzac que j’estime être un artiste réaliste infiniment plus grand que tous les Zola du passé, du présent et de l’avenir, nous donne dans sa Comédie Humaine, l’histoire réaliste la plus remarquable de la « société » française, en décrivant sous forme de chroniques, d’année en année, à partir de 1816 jusqu’à 1848, les mœurs, la pression de plus en plus grande que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse, restaurée après 1815 et qui, dans la mesure du possible (tant bien que mal), redressait le drapeau de la vieille politique française. Il décrit comment les derniers restes de cette société, exemplaire pour lui, ont peu à peu péri sous la pression du parvenu vulgaire où ont été corrompus par lui ; comment la grande dame, dont les infidélités n’avaient été qu’une manière de s’affirmer, parfaitement conforme à la position qui lui était réservée dans le mariage, a cédé la place à la femme bourgeoise, qui se procure un mari pour avoir de l’argent ou des toilettes ; autour de ce tableau central il groupe toute l’histoire de la société française, où j’ai plus appris, même en ce qui concerne les détails économiques (par exemple la redistribution de la propriété réelle et personnelle après la Révolution) que dans tous les livres des historiens, économistes, statisticiens professionnels de époque, pris ensemble... »

Et c’est encore, apprenons-nous, le même Engels qui, appelé à se prononcer sur la valeur sociale d’Ibsen, que d’aucuns s’entêtaient à tenir pour réactionnaire et petit bourgeois hésite à faire observer qu’à son avis Ibsen, écrivain bourgeois, déterminait un progrès à notre époque, déclare-t-il, nous n’avons rien appris en littérature, si ce n’est d’Ibsen et des grands romanciers russes... Ibsen, en tant que porte-parole de la bourgeoisie qui, pour le moment, est l’élément progressiste, a une énorme importance historique, tant à l’intérieur de ce pays qu’au dehors. Ibsen, notamment, enseigne à l’Europe et au monde la nécessité de l’émancipation sociale de la femme. Nous ne pouvons négliger cela comme marxistes et nous devons établir une distinction entre la pensée bourgeoise progressive d’un Ibsen et la pensée réactionnaire, peureuse, de la bourgeoisie allemande. La dialectique nous y oblige.

De la même manière que nous avons pensé devoir fixer comme première tache pratique à la sous-section philosophique créée à l’intérieur de la section littéraire de notre organisation la rédaction d’un manuel de matérialisme dialectique (il n’est besoin pour en faire éprouver la profonde nécessité, que de citer cet aphorisme de Lénine, extrait de ses Notes de Lecture sur Hegel, encore inédites en français : « On ne peut comprendre complètement le Capital de Marx et particulièrement le V e chapitre si l’on n’a pas étudié à fond et compris toute la logique de Hegel. C’est pourquoi depuis un demi-siècle aucun marxiste n’a compris Marx ») ; de la même manière, dis-je, que notre rôle est de remédier, ne fût-ce que dans des proportions très modestes, à cet état de choses, il me semble qu’une des tâches qui devraient s’imposer à la section plus particulièrement littéraire de notre Association serait l’élaboration d’un manuel marxiste de littérature générale, tendant à situer clairement, à l’exclusion de tous les autres, les auteurs et les œuvres dont l’importance historique, sous l’angle très large où nous engage à les considérer Engels, apparaît aujourd’hui indéniable. Comme un tel manuel devra être nécessairement très sommaire, je le verrais fort bien se compléter pour nos camarades déjà plus avertis, par une série de cours marxistes de littérature générale professés à l’Université Ouvrière et qui, pour ceux de nos camarades qui veulent écrire, me paraîtraient compléter très utilement les cours de littérature marxiste. On pourrait, par exemple, y étudier successivement les matérialistes français, la littérature politique de la Révolution française, l’époque romantique, les principales écoles d’historiens, le réalisme, ce qui mérite véritablement le nom de poésie française au XIX e siècle, etc. J’ajoute que serait tout indiquée pour prendre place au début de ces exposés une critique et, si possible, un essai de révision des seules thèses marxistes que nous possédions sur la question et qui sont les thèses de Plékhanov. Nos camarades russes, en nous les présentant dans les numéros 3 et 4 de Littérature de la Révolution Mondiale ont déjà fait sur ces thèses d’extrêmes réserves touchant l’opportunisme politique et philosophique de leur auteur et j’estime que de grandes réserves littéraires et artistiques seraient aussi de mise. Il n’empêche que ces thèses, dont presque tous les exemples ont été empruntés à la littérature et à l’art français, nous fourniraient une occasion unique de définir par rapport à elles et d’objectiver notre position.

André BRETON.

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REVUE DE LA PRESSE

La Psychologie et la Vie traite en 1933 des sujets suivants : Comment Combattre la Paresse chez l’Ouvrier, Huit heures de Travail joyeux, Apprenons notre Métier de Parents, Les Facteurs du Prestige, Les Proverbes utiles, Pour obtenir le meilleur Rendement, Pour avoir de l’Esprit, etc... Si l’on en juge par les opinions édifiantes de ses lecteurs, cette revue est à la hauteur de sa tache. En voici quelques unes :

Contre la paresse, chez moi et mes élèves, voici mes moyens : cultiver la gaieté, fragmenter le travail, et surtout considérer chaque effort comme un sport (battre des records de temps ou de durée). Chercher à atteindre un léger mieux sans vouloir trop bien faire. Institutrice, 30 ans.

Quand j’étais étudiant, je me traçais un programme et ne prenais des distractions que lorsqu’il était rempli. Je me donnais du courage en pensant aux conséquences : collé, argent gaspillé etc. Ingénieur, 35 ans.

Je lutte contre la paresse, chez moi, par un effort de volonté, — chez mes enfants, en m’efforçant de leur rendre le travail attrayant, en les secondant et parfois en usant d’autorité, — chez mes collaborateurs, par l’exemple, et en tachant de provoquer en eux un loyal examen de conscience. Magistrat, 36 ans.

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La Voix des Clochers du Thymerais a publié dans son n° 9 (août 1932) le délicieux conte suivant : — Moi, vois-tu, disait le père Brinqueballe à un marchand de peaux de lapin, camarade de dèche, moi, vois-tu j’suis à l’abri de la crise… j’ai ma poubelle. Un drôle de corps, le père Brinqueballe… nippé faut voir comme… une grande souquenille qui lui bat les mollets tout en arborant, à droite et à gauche, devant, derrière, les objets les plus hétéroclites trouvés dans les boîtes aux ordures et qu’il accroche au petit bonheur, en attendant de les ranger dans son baluchon terreux. Un brave homme qui ne ferait pas de mal à une mouche, un philosophe qui ne demande à la vie que ce qu’elle peut lui donner,

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en somme, pas grand chose.... Ses joies de faire d’heureuses trouvailles dans les poubelles : une orange, une pomme encore à moitié bonnes, des souliers moins éculés que les siens… et le voilà content pour une journée. Les chiffons, les os qu’il vend lui donnent de quoi manger... Dame ! Il y a des jours où il doit se serrer la ceinture, ça ne lui fait pas crier : « Debout les forçats de la faim ! » Ces refrains à l’eau de rose sont bons pour les châtelains millionnaires qui bourrent le crâne d’un tas de pauvres bougres conscients et organisés. Brinqueballe continue son petit bonhomme de chemin d’une poubelle à l’autre sans songer à incendier l’univers parce que, parfois, il a le ventre creux... Il y a toujours une Providence même pour ces pauvres hères... Un jour en faisant l’inventaire d’une poubelle, il découvre un vieux porte-monnaie dans lequel se trouvait une pièce de quarante sous oubliée... Quarante sous ! Pour Brinqueballe c’était plus qu’un billet de mille pour Blum ... Mais l’honnêteté n’est pas plus rare dans le monde de la pègre que dans la Chambre des Députés... Mon brave homme alla sonner à la grande maison. Un blondinet d’une dizaine d’années vint lui ouvrir, et lui dit gentiment bonjour. Brinqueballe tendant le porte-monnaie : — j’vous rapporte ça. — Ça, dit l’enfant, c’est une bourse hors d’usage que j’ai jetée à la poubelle. Le chiffonnier tirant la pièce de quarante sous : — Mais ça, ce n’est pas hors d’usage. — Une pièce que j’ai oubliée... Pourquoi ne l’avez-vous pas gardée ? — Parce qu’elle ne m’appartient pas... La mère du garçonnet s’était approchée sur ces entrefaites... En entendant la réflexion du bonhomme, elle sourit... — Vous rendez déjà un grand service à mon fils en lui donnant une belle leçon d’honnêteté. Retiens cela, Paul, il ne faut jamais prendre ou garder ce qui ne vous appartient pas... La leçon t’est donnée par un pauvre, elle est sacrée. Petit Paul mit sa menotte dans la patte de Brinqueballe. — Tu seras mon ami… Reviens toujours à notre poubelle, j’y mettrai de bonnes choses pour toi... Mais tu vas me promettre de garder tout ce que tu trouveras dans la boîte même si c’est des pièces de quarante sous. Brinqueballe, éberlué comme s’il lui tombait une fortune, balbutia un merci et portant la main du petit Paul à ses lèvres,

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Y appliqua un baiser sonore. L’amitié était scellée. La mère était de connivence à la fin des repas, elle suivait du coin de l’œil, et avec un sourire, le manège du petit Paul qui dissimulait sous sa veste un tas de choses : des restes de côtelettes, de bifteacks dont il n’avait mangé que la moitié, des os de gigot où il y avait de la viande après. Et le dessert n’était pas oublié… des cerises, des fraises s’écrasant sur des tranches de melons… tout cela faisait une marmelade dont Brinqueballe se léchait les pouces... Non, il n’avait pas à craindre la crise, le bon Brinqueballe, sa poubelle était là... Aussi, quand il rencontrait des chômeurs traînant leurs savates dans les rues, les mains aux poches et la fringale au ventre, il laissait tomber sur eux un regard de suprême commisération et murmurait : « Les pauvres bougres... Ils n’ont pas leur poubelle ! »

E. B.

Chaque chômeur aura sa poubelle, chaque patron son coffre-fort, chaque ouvrier son usine, chaque assassin sa guillotine, chaque révolté sa prison. Dans une société aussi bien organisée que la nôtre, le droit des uns fait le devoir des autres. Le malheur de celui à qui l’on donne fait le bonheur de celui qui donne. La bourgeoisie utilise au mieux de ses intérêts l’infâme évangile chrétien. Elle console, elle humilie, elle récompense, elle châtie, elle pardonne. Sa poubelle est pleine des déchets des trésors qu’elle consomme. Ses flics, ses curés, ses officiers sont bons mais justes, de vrais pères de famille pour tous ceux qui tombent sous leur joug : « Il convient moins être bon avec les primitifs que d’être juste et qui dit juste dit sanction. Pour qui se targue d’humanité et de civilisation, est-il plus condamnable de faire entendre raison en faisant parler le bâton qu’en arrosant de tafia ? Ce dernier argument est aujourd’hui le seul possible ; souhaitons qu’il soit permis au gendarme de se manifester bientôt. » (Petit Marseillais, 23 août 1932 : Rapport de la mission Monteux-Richard).

Sur l’Aisne je fus témoin d’un incident étrange. Le général de Maud’huy venait de se réveiller après avoir dormi sur la paille d’un hangar, et il était debout, dans la rue,

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quand un petit groupe sur lequel on ne pouvait se faire d’illusion arriva au coin de la rue. Douze soldats et un sous-officier, le peloton d’exécution, deux gendarmes et entre eux un soldat sans armes. Mon cœur se serra et j’éprouvai un sentiment d’horreur. On allait fusiller un homme. Le général de Maud’huy jeta un coup d’œil, puis leva la main pour que la troupe s’arrêtât, et du pas rapide qui lui était particulier, il s’approcha du condamné. Il lui demanda quel crime il avait commis. Il avait abandonné son poste. Le général se mit alors à parler à l’homme très simplement, il lui expliquait la discipline. Abandonner son poste, c’était abandonner ses camarades ; bien plus, c’était tromper la confiance de sa patrie qui comptait sur lui pour sa défense. Il parla de la nécessité de l’exemple, comment certains pouvaient faire leur devoir sans défaillance ; mais d’autres moins forts devaient connaître et comprendre le prix supérieur dont il fallait payer la défaillance. Il dit au condamné qu’à coup sûr sa faute n’était pas un crime véniel ; il n’avait pas non plus commis une bassesse, mais il fallait qu’il meure, afin de servir d’exemple pour que d’autres ne fissent pas ce qu’il avait fait. À ma surprise, le misérable releva la tête. Le stigmate de l’infamie lui était épargné. Il vit briller quelque chose : la rédemption ; c’était comme une vraie espérance quoiqu’il sût qu’il allait mourir. Maud’huy continua, amenant l’homme à comprendre que tout sacrifice valait la peine d’être consenti, s’il apportait à la France une aide si petite soit-elle. Qu’importait le reste, s’il savait cela ? Finalement, de Maud’huy lui tendit la main : — « En somme, vous aussi, vous mourez pour la France », dit-il. Le cortège se remit en route, mais maintenant, la victime avait accepté son sacrifice. Le bruit d’une salve lointaine annonça que tout était fini. Le général de Maud’huy essuya des gouttes de sueur sur son front et, pour la première fois peut-être, sa main trembla en allumant sa pipe. (Général E. L. Spears : En liaison 1914, cité par l’Intransigeant du 20 mars 1933).

Tigres, requins, crocodiles, animaux charmants, honnêtes, qui ne font pas de morale à ceux qu’ils vont manger ! Espérons qu’un jour, on nous racontera cette histoire différemment, qu’on

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nous apprendra que le soldat en question a craché de toutes ses forces dans la gueule de son assassin.

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Elle est vraiment belle, l’indignation qui a saisi la bourgeoisie française à propos du fascisme allemand ! Occasion unique de dissimuler et de faire oublier les atrocités françaises dans les colonies, les pogromes roumains, les persécutions contre les révolutionnaires balkaniques et polonais, c’est-à-dire de préserver les intérêts de l’impérialisme français dans ces pays en se faisant passer, une fois de plus, pour le champion du droit et de la civilisation. La France, vieille alliée du Tzar comme nul autre massacreur de juifs, qui entretient la plus puissante armée du monde, est responsable de l’arrivée de Hitler au pouvoir. Elle a, par le traité de Versailles et par l’appui qu’elle a donné hypocritement à toutes les contre-révolutions, jeté le prolétariat allemand sous la coupe de son pire ennemi de classe. « Quel abîme entre ce pays et le nôtre », s’exclame Gallus dans l’Intransigeant du 30 avril 1933. Ce pays, pour nous, reste, malgré ses oppresseurs passés et présents, le pays de Kant, Fichte, Hegel, Feuerbach, Marx, Engels, en un mot, de ce qui a engendré la possibilité d’une réelle libération de l’homme, et nous aimons ce pays autant que nous haïssons la France, en nous apercevant que les ennemis de l’Allemagne, nos ennemis, sont dans notre propre pays, celui de Napoléon, Thiers, Poincaré, Clémenceau.

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André Gide a cru prudent de retrancher de son discours à la salle Cadet du 21 mars le passage suivant :

Les chrétiens d’aujourd’hui, qui, honteusement et en trahison du Christ, lient partie avec les impérialistes nationalistes, ces chrétiens devraient se souvenir que d’abord et longtemps, eux-mêmes ont été les opprimés. Qu’ils se rallient aujourd’hui à la cause du capitalisme c’est une monstrueuse erreur qui entraîne le catholicisme avec le capitalisme à la ruine. (Marianne, 29 mars 1933).

« Honteusement et en trahison du Christ » !... Le Christ est une charogne. « Toute idée de tout Dieu, le seul fait d’être en coquetterie avec une idée de cette sorte constitue une inexprimable infamie, l’infection la plus dangereuse et la plus abjecte ». (Lettre de Lénine à Gorki, Europe, 15 février 1933).

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Les neuf nègres de Scotts-boro sont toujours en prison. Malgré la rétractation de l’une des prétendues victimes, Haywood Patterson a été pour la deuxième fois, condamné à mort.

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28 marins mutinés du Zeven-Provincien tués, 23 blessés ne suffisent pas à la bourgeoisie hollandaise. Une centaine, actuellement parquée dans l’île Onrust, particulièrement malsaine passeront en jugement à la fin du mois. Les indigènes de Soerabaya qui, par solidarité, avaient fait grève, inculpés eux aussi, seront défendus par S. D. Duyverman, le seul officier qui ait consenti à leur servir d’avocat, considérant qu’ils ont été abusés par des organisations révolutionnaires. Le traitement infligé à l’un de ces deux députés communistes malais, Sardjono, actuellement déporté dans le camp de concentration du Haut-digoel en Nouvelle-Guinée hollandaise, nous laisse supposer quelle sera la vengeance des bourgeois

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hollandais mal remis de leur peur. Et c’est partout ainsi, partout, au Maroc, aux Indes, à Madagascar, en Chine, en Afrique... Jusqu’au jour où les massacreurs subiront le sort de ce commissaire de bord qui, pour avoir trop longtemps volé l’équipage indigène d’un bateau hollandais, fut enterré vivant jusqu’au cou dans le sable par ses victimes, la tête enduite excréments, et abandonné au bon plaisir des mouches.

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On jugeait le mois dernier, en U.R.S.S. quelques médiocres agents de l’ « Intelligence-Service » : Macdonald parla d’une voix sombre et, sans couleur, dit simplement : — J’ai reconnu ma culpabilité. Je n’ai rien à dire. — Il m’a été particulièrement pénible d’entendre les paroles du directeur des poursuites, dit Nordwall. J’ai toujours fait mon travail honnêtement. J’ai fait ce que j’ai pu pour aider l’Union soviétique. Le Guépéou, je l’admets, m’a traité équitablement et le procès a été parfaitement impartial. Je reste un ami de l’Union soviétique. (Le Journal, 19 avril.)

Le comble est qu’on parvint à émouvoir une partie de l’opinion publique sur le sort qui semblait réservé à ces canailles : Chaque matin, la B.B.C. diffuse par radio un court service religieux. Or, elle y ajoute, depuis mercredi, les litanies pour les prisonniers et une « prière pour nos concitoyens qui passent en jugement dans un pays étranger ». (Excelsior, 14 avril.)

Il est regrettable que la justice prolétarienne ne se soit pas, avec toute la rigueur nécessaire, exercée contre elles. Elles méritaient la mort. Le gouvernement de Pildsuski leur fit fête : À l’entrée en gare, le train fut accueilli par des hourras. Des centaines de paysans et de paysannes vêtus de leurs pittoresques costumes nationaux, des juifs à la longue barbe, les persécutés éternels étaient là aussi, venus en grand nombre. Quelques britanniques, résidant en Pologne, étaient venus également à Stolpce saluer leurs compatriotes. Les autorités militaires

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polonaises avaient fourni un détachement de fantassins pour rendre les honneurs. (Le Journal, 22 avril.)

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Le commandant Ladoux, placé pendant la guerre à la tête du 2 e bureau par Joffre, est mort et enterré. On avait failli l’exécuter à la suite d’un procès d’espionnage fameux. Malheureusement il s’en tira. Comme tous les mouchards. Il est l’auteur d’un livre sur Marthe Richard, espionne qui semble avoir battu tous les records de la saloperie et qui vient d’en être justement récompensée par la Légion d’honneur. Ajoutons que ces derniers temps et dans la promotion même où Marthe Richard figurait, on a pu lire les noms de quelques écrivains et artistes presque d’extrême gauche, ceux de Jean Richard Bloch, Pierre Kisling, Andrée Viollis, Léon-Paul Fargue (celui-ci déjà au grade d’officier), etc... Nous sommes en mesure d’affirmer qu’ils n’en rougissent pas. Ils gardent dans ce pays démocratique où la flicaille a le haut du pavé, leurs convictions. Ces convictions sont décorées et voilà tout. Comme l’espionne, ils mangent aux deux râteliers. D’ailleurs « il n’est pas inutile, pour débrouiller l’écheveau d’une affaire compliquée, d’avoir cette expérience des choses et des hommes que donne la littérature et d’y mêler l’intuition du poète » écrit, dans le Mercure de France du 15 février, M. Ernest Raynaud, poète et commissaire de police qui fait l’éloge funèbre de M. Jean Court, poète et successivement chef de la brigade des anarchistes, des mœurs et réorganisateur de la brigade des étrangers.

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La Noailles ? C’était une bacchante orphique, asiatique, romantique, pathétique, superbe, accablée, riche, plate, molle, inexistante. Nous empruntons ces adjectifs à ses nécrologues qui, parfois, cachent mal l’aversion qu’elle leur inspirait. M. François Mauriac

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N’y va pas par quatre chemins : « Peut-être alors eût-elle entendu la parole intérieure qui fut adressée à Catherine de Sienne : « Tu es celle qui n’est pas... » (Nouvelles Littéraires du 6 mai).

Cette bacchante, légèrement départementale et portugaise, comme dirait Dali, s’était vu décerner le fixe-chaussettes de commandeur de la Légion d’honneur. O, Français, j’ai sucé le suc de votre Gaule ! écrivait la morte. Qui réjouira maintenant les nuits officielles des crasseux ministres de la Troisième République ? Est-ce Géraldy, Cocteau, Valéry ou Raoul Ponchon ? Qui s’inscrira à la suite de l’abbé Delille, Béranger, Sully-Prudhomme, Rostand, Noailles ? La France une fois de plus est veuve.

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Que le démon de la poésie soit chez Claudel, l’un des seuls poètes modernes français, comme il fut chez Anna de Noailles, en qui meurt le dernier poète traditionnel, qui le niera ? Ce n’est point parce que Claudel se livra à l’Église et qu’Anna de Noailles crut à Briand que leur chant en prend d’autres nuances. (Monde, 6 mai.)

Et allez donc ! Toutes les portes s’ouvrent devant la connerie et la vacherie. Ce pays d’outre-tombe a tous les ambassadeurs et les Barbusse qu’il veut. Pour pas cher.

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Me Robert Loewel nous éclaire sur les mobiles de l’insistance avec laquelle on s’acharne à « réhabiliter » la mémoire de Charles Baudelaire : N’oublions pas que son beau père, le général Aupick, représentait la France à Constantinople. C’était pour lui une affaire scandaleuse. Et puis, au fond du cœur, Baudelaire n’avait-il pas peur de faire souffrir sa pauvre maman ? (Le Journal, 5 mars.)

À cette « pauvre maman » Baudelaire, grand accusateur de la vie, écrivait le 26 février 1858 : « Un trou ! Un trou, pourvu qu’il soit propre ! »

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Les sœurs Papin furent

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élevées au couvent du Mans. Puis leur mère les plaça dans une maison « bourgeoise » de cette ville. Six ans, elles endurèrent avec la plus parfaite soumission observations, exigences, injures. La crainte, la fatigue, l’humiliation, enfantaient lentement en elles la haine, cet alcool très doux qui console en secret car il promet à la violence de lui adjoindre, tôt ou tard, la force physique. Le jour venu, Léa et Christine Papin rendirent sa monnaie au mal, une monnaie de fer rouge. Elles massacrèrent littéralement leurs patronnes, leur arrachant les yeux, leur écrasant la tête. Puis elles se lavèrent soigneusement et, délivrées, indifférentes se couchèrent. La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteint. Sorties tout armées d’un chant de Maldoror...

Paul ÉLUARD et Benjamin PÉRET.

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POÈMES

CE QUE TU VOUDRAS

Ce que tu voudras. Elle a, la nuit, des culottes de ciseaux et dans la bouche, entre les dents et la langue, le gant des grands oiseaux qui s’obstinent à vouloir mourir. Je ferai ce que tu voudras. La tête au front lisse, avec cette insaisissable étoffe, est-ce velours ou soie, et de quelle couleur, dans laquelle s’enfoncent les doigts, contre laquelle crissent les ongles — l’horizon se déchire — et que depuis l’enfance elle caresse sur l’oreiller de roche spongieuse, parce qu’une fois les yeux fermés elle fait l’amour, le rideau retombe. Je te donnerai ce que tu voudras. À portée de sa main, le vent, il ternit les dents par bouffées comme sur le nickel l’haleine, et sa chevelure secoue ses feuilles et ses fleurs sur la petite place déserte, à l’heure où tout le monde dîne, et où les enfants jettent leurs dernières billes dans la rainure du caniveau. L’aquarium tant que tu voudras. Sur son lit blanc, la neige devient plus brillante, les fenêtres battent, une longue clameur sourd des crevasses où les nuages attardés s’accrochent aux porte manteaux, les miroirs de l’antichambre se brisent parce qu’on allume soudain l’électricité, son départ chaque fois fait fondre les immeubles et le niveau de la Seine monte un peu plus vite ; puis la course échevelée tremblante, on ne voit plus rien que les traces de lèvres sur les journaux perdus au bord des trottoirs.

TERRE-TERRE

L’étroit trottoir du ciel à deux battants s’est ouvert toutes les femmes ont les lèvres sur le sol l’oiseau chevelure lui-même sent venir la mort à cheval sur un piano mécanique

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les bouts de cigarettes et les silencieuses voitures à deux battants s’ouvre le vide le meurtre va être perpétré sur la table-bureau c’est l’avantage des portes à ressorts mais sur le rivage mais sur le rivage s’élancent souples et cruelles deux baigneuses en tenue de bal les mouettes sur le sable prennent un bain chaud on se croirait ma parole en plein midi tandis que la terre tourne à double sens les hosties crachent sur la dalle humide leurs dernières brochures à l’usage des enfants voici le catafalque avec son cortège de fusées à l’orange les draps ont vite fait de rejoindre le gros de la troupe l’amorce au poing les tirailleurs exécutent les porteurs de gouffres tiens voici la danseuse piétinée voici la carène emmurée couverte de chèvrefeuille bêlant parce qu’un attroupement s’est formé autour du col de fourrure du pape les nageuses ont gagné le grand prix devant le magasin à vitrines vivent les nageuses meurent les poitrines ces dames ont quelquefois leur amant sous le bras gauche les cuirassés portent les soupirants sur le débarcadère les vieilles obèses accouchent toutes les cinq minutes le sable à la cuiller se prend à heures fixes voici les ronds de jambes les vitres enflammées la cohorte des renards à bout de chandelles le ventre de la jeune fille est tatoué tout autour du nombril rires sur les bancs sur les brancards des chevaux-supplices le chien-loup va hurler au drapeau c’est ainsi que commence la séance et que se termine le poème

Maurice HENRY.

DEMI-SAISON

I

Gênée froide au temps splendide où j’étais nue je pense à dire

loin de là des pieds à la tête L’OMBRE SONORE

Cris

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comme la chouette j’ai peur de ces yeux-là

désir atone des premières racines

II

À J.-M.

Comète vivante sur le dessus telle qui s’enfonce également n’a pas la source du plaisir j’étais pareille aux roches comparse immanente tronquée malfaisante mais la rumeur me fait changer de place et d’encre à ma mesure tel un poids liquide qui m’obsède retrouve sa route en rêve et tourne

Symone MONNEROT.

LA SOCIÉTÉ SANS HOMMES

Le matin coule sur les végétaux froissés comme une goutte de sueur sur les lignes de la main je rampe sur la terre bouche rugueuse et sévère le soleil se dilate dans les canaux des feuilles monstrueuses qui recouvrent les cimetières les ports les maisons de la même ardeur visqueuse et verte alors se présente à mon esprit avec une intensité bouleversante l’absurdité des groupements humains dans ces maisons pressées l’une contre l’autre comme les pores de la peau parmi le vide poignant des espaces terrestres J’entends crier les oiseaux dont on a dit autrefois qu’ils chantaient et qui ressemblent implacablement à des pierres je vois des troupeaux de maisons qui broutent la sève de l’air des usines qui chantent comme les oiseaux d’autrefois des chemins qui se perdent dans les récoltes de sel des morceaux de ciel qui sèchent sur la mousse vert-de-grisée un grincement de poulie annonce qu’un seau remonte dans un puits

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Il est plein d’un sang limpide qui s’évapore au soleil rien d’autre ne troublera cette randonnée sur la terre jusqu’au soir qui tressaille sous la forme d’un immense papillon cloué au seuil d’une gare immobile.

L’OUBLI

À l’heure ou les pavés deviennent d’obscures vitres foulées par le pas laiteux des libellules à corps de louves où les grandes allées de platanes de l’inanition surgissant du vide conduisent les battements du cœur vers les perspectives de marbre des places angoissantes l’homme se retourne vers les portes des boutiques diurnes et jette un regard affolé où la tristesse dessine une nervure rougeâtre vers les vêtements démodés de la vie Comme un rire les grilles se ferment sur l’eau matérielle les traces chaudes des buées familières se décolorent est-ce que l’homme regrette les méduses du jour va-t-il se diluer dans le soulèvement rauque des laves glaciales le jour battant n’est plus qu’une cloche de pollen qui s’effondre au souffle de la femme et s’écrase sous le poids de sa tête sauvage quand passent chargés de ruines les trains du déjà Aux grilles homme est-ce que tu regrettes les méduses arrache les vantaux tords les vitres ton regret n’est plus qu’un feu follet de cloche et la bouche de la femme le broie dans un cri vois les œillets brûlent comme des ficelles sèches lacère troue arrache les épaves aux couleurs d’eau vive dans leur lit brodé de sang piétine les adorables convulsions des fins de matinée prends les morceaux de grille en feu comme une massue de rouvre pour pulvériser les veloutés débris d’épaves arrache la vie avec ce qui adhère encore à la vie les perspectives de marbre reviennent sur elles-mêmes Là-bas sur toi sur les paupières de la femme sur l’espace de rêve entre le cerne et l’aile du nez la nuit se lève comme une enfant qui veut voir le jour se lever

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L’homme se retournera pour regarder les vitrines saccagées et la nuit très pure rougeoyer du sang utilement répandu.

Pierre UNIK.

PAYS ÉTRANGER

Pourquoi interrompre le colloque des horloges somnambules pour leur demander un chemin périlleux

Lorsqu’elles auront nommé les voiliers les icebergs le sucre et l’ébène et l’humble soie de la lune qui sait lier la traîne de la bourrasque à l’aube entre tant d’haleines coulera une voix sylvestre

Le récit du chemin près de la falaise Sera un chemin entre les statues et les colombes et la plante qui lèche la dalle lèvera sa main vers le fer Chemin au porche brisé abri du poursuivi la nuit venue le matin parti au tiède troupeau et à la barque endormie contre la tempe de la rive à l’écorce de l’arbre amer entre les dents de la fille chemin sous sang sous roche Était-ce le cerf égorgé par l’épine mais qui chasserait à la nuit noire qui a crié réveillons-nous où est le matin.

PASSIFLORE

Allons voir l’oiseleur qui fait disparaître la prison longue. Les traces du matin sorti du fleuve souillé par la fête s’en iront vite. Pour longtemps, pour un matin ayons les yeux des baies sauvages et les ailes de l’oiseleur. Lorsque je tends la main le vide est tout plumes mais plus loin. Comment danseras-tu blessé, oiseau, tu saignes, la rue est rouge et la tête sur le bras de la brise brillera comme le tombeau d’un enfant. Tu seras matin et brisure, tu seras aussi claire que l’invisible et seul comme l’aube après les étoiles. Mais tu connaissais les chemins du sommeil, tu m’attendais près du mur en suie douce. Tu jouais avec une fougère qui était une chaîne ou les sons d’une flûte ou la clé d’une prison. Pour tout un matin de baies sauvages quand le vent lève ses cils plus loin tu seras léger sans le fardeau rouge. Allons voir l’oiseleur et près du mur la mort aux feuilles multiples qui est la clé d’une prison.

Greta KNUTSON.

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LES IMAGES DÉFENDUES

OBSERVATION

Les pages que l’on pourra lire ou parcourir ici ne sont pas faites, quoi qu’il y paraisse, de « pensées ». Elles n’en ont pas la prétention secrète, ni la complaisance, ni l’éclat, ni la rigidité. Ce sont des notes, assez attentives, il est vrai, mais destinées à quelque discours cohérent qui ne fut pas écrit, l’auteur redoutant cette sorte de ciment implacable qui fait les monuments et les tombeaux éternels. L’auteur s’est refusé les commodités de langage des philosophes et des psychologues, quitte à se voir reprocher une certaine maladresse. C’est bien à regret qu’il a dû si souvent recourir au mot « conscience », au mot « esprit » ; il a tâché toutefois de leur donner un contenu assez précis, qui n’est pas l’habituel. De même, le plaisir de l’originalité a toujours cédé le pas au désir de faire entendre telles propositions qui méritaient et mériteront encore d’être redites. Ces notes ont un objet commun, singulièrement difficile, qui sans doute ne se laissera guère réduire, nous échappera toujours par quelque traverse. Cet objet, l’on a cru bon de s’en approcher par divers moyens, parmi lesquels il en est de forts décriés, l’analyse classique, la logique traditionnelle. On souhaite les avoir maniés avec assez de tact et de précaution. Dans le domaine hasardeux où il s’aventurait, entre tant de pièges, l’abstraction a semblé à l’auteur l’un des plus redoutables. C’est pourquoi, au cours de son travail, il n’a cessé de s’en rapporter à une donnée éminemment concrète : la peinture de René Magritte. Entre quelques noms que l’on pourrait citer ici, Chirico, Max Ernst, le fait d’avoir retenu singulièrement celui de Magritte s’expliquera à suffisance par la suite. Il reste à excuser le ton et l’allure de certaines d’entre ces pages ; il s’agissait de pousser vite et assez loin. On n’a pas évité parfois une apparence quelque peu dogmatique qui semble contredire leur signification véritable, celle de propositions forcement limitées, de propositions partielles où quelques aspects du problème et non des moindres n’ont été qu’effleurés — d’autres, accentués pour les besoins de la recherche. Elles tâchent cependant à engager le lecteur, comme elles engagent celui qui les a écrites. De plus, l’auteur les croit susceptibles de transformations et de résolutions dialectiques dignes de quelque soin.

LA VISION DÉJOUÉE

L’on souhaiterait une théorie générale de la vision qui n’entrât pas en contradiction flagrante avec les faits d’observation quotidienne… L’œil qui voit encore ce qui n’est plus, l’étoile ; sur l’écran, l’image disparue ; qui ne voit pas ce qui est trop rapide, la balle de fusil, ce sourire ; qui ne voit pas ce qui est trop lent, l’herbe qui pousse, la vieillesse ; qui reconnaît

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une femme et c’en est une autre, un chat et c’est un soulier, son amour et c’est le vide, — la liberté de l’œil aurait dû depuis longtemps nous mettre en garde. Cette liberté qui n’a cessé de s’exercer à nos dépens, il conviendrait d’en tirer quelque avantage. Les prestidigitateurs y ont songé, sans trop de précision peut-être, mais ont réussi. Ainsi, rendre invisible, se rendre invisible, cette vieille espérance n’est peut-être pas aussi chimérique que l’on veut croire. Mais la solution n’est pas dans le sens des contes arabes. Que je vous charge les bras d’un sac de plomb et le bouleversant jardin que vous traverserez ensuite, en toute réalité n’existera pas pour vos yeux soudain pétrifiés. Et vous-mêmes, invisible, vous l’êtes, à la lumière de cette femme belle à combler tous les regards. … Il y a aussi cette histoire de lettre volée, singulièrement édifiante.

L’anatomie, la physiologie peuvent jouer de vilains tours à qui les suit d’un peu trop près ; la psychologie abstraite et la science de l’optique nous aveuglent. L’assimilation de l’œil à un miroir, à la chambre noire, ne va pas sans désastres. Il ne suffit pas, pour que nous le voyions, qu’un objet éclairé existe devant l’œil ouvert. Les objets ne s’imposent pas à notre œil, tout au plus le viennent-ils solliciter d’une manière plus ou moins confuse ou insistante. La passivité ici n’est pas de mise. Voir est un acte ; l’œil voit comme la main prend. Notre main peut passer à la portée de bien des choses que rien ne l’entraîne à saisir ; notre œil ouvert passe sur bien des choses qui demeurent, au sens physique du mot, invisibles. La vision est discontinue. Nous ne voyons que ce que nous avons quelque intérêt à voir. L’intérêt peut naître soudain, qui nous fait découvrir ce que nous côtoyions depuis des années. Et il s’agit bien de voir, non pas de regarder. La terreur illumine brutalement l’objet, ou le désir, le plaisir, et nous parlerons de menace de charme de dégoût quand il nous faudra par la suite nous expliquer avec nous-mêmes.

Ce qui est vrai des objets l’est aussi de leur image. Nous désirons nous engager dans cette forêt, qu’elle soit réelle ou peinte. Nous ne la voyons qu’au prix d’un semblable désir. Et ne pas éprouver ce désir, ne pas voir cette forêt, en quelques circonstances, juge son homme.

Ce qui est vrai de la vision l’est aussi des autres sens. Nous n’entendons que les mots que nous avons quelque intérêt à entendre, dans un lieu public, ceux des personnes qui nous sont familières ou par quelque coté curieuses, et non les indifférents. Solitude méditative des cafés très fréquentés... C’est à la faveur d’un souvenir déchirant que nous percevons soudain ce faible parfum de roses. Ce choc nous n’en avons rien senti, mais bien l’imperceptible frôlement de cette main délicieuse.

Il ne suffit pas de créer un objet, il ne lui suffit pas d’être, pour qu’on le voie. Il nous faut le montrer, c’est-à-dire, par quelque artifice, exciter chez le spectateur le désir, le besoin de le voir.

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C’est ici qu’interviennent avec bonheur ces choses intimes et banales, certaine figures et quelques mouvements étroitement mêlés à toute existence humaine, amorces sûres qui toujours et si facilement nous engagent. À ce propos, il convient de s’adresser aux coquettes, aux escrocs, aux gens de foire et de commerce. Ils nous renseigneront plus exactement que les peintres.

L’HOMME EN PROIE AUX IMAGES

Le premier trait de la peinture va de soi au point de passer inaperçu : la peinture nous propose au milieu des images continues de l’univers, certaines images isolées.

Isolées ; de la manière la plus subtile ou la plus grossière, il n’importe. Le cadre de bois ou d’or, la rupture plus ou moins accusée d’avec l’ambiance, la campagne au cœur de la ville, la neige au cœur de l’été. Ou si Apelle peut un instant égarer les oiseaux, il n’en reste pas moins que l’image d’un raisin n’est pas la même qu’elle nous vienne de la grappe ou d’Apelle. Et de s’y être laissé prendre dès l’abord accentue par la suite l’isolement de l’image.

L’image isolée qu’advient-il de l’esprit ? L’esprit ne souhaite rien tant que de s’abandonner à son premier mouvement, il n’aime rien tant que ses chemins inlassablement battus. Depuis qu’il existe une peinture, la plupart des images peintes frappent étrangement ce goût profond pour la facilité. Comme à l’ordinaire, au fil du discours et de l’eau, pourquoi l’imagination ne suivrait-elle pas, à travers ces paysages sans surprise, cette femme un peu trop belle pour évoquer l’amour ? Il reste à peine, en fin de conte, un souvenir de promenade.

Mais il arrive que la peinture n’offre pas de semblables commodités. Loin d’ouvrir bénignement les perspectives familières, l’image barre à l’esprit ses voies de tout repos.

Plutôt que d’offrir la première d’une série d’images fort logiquement déduites, première image qui cède en les appelant sa place aux suivantes, il arrive que le tableau immobile s’installe dans la conscience — et demeure. Comme il a retenu l’œil, le tableau retient l’esprit.

Mais il arrive à la conscience occupée d’une seule image, et qui dure, ce qui arrive à l’œil fixant un seul objet. L’œil se brouille. La conscience s’obscurcit. L’œil s’aveugle, la conscience... Il arrive que celui qui fixe longuement un point brillant meure à la réalité extérieure, ou que la réalité se prenne à mourir autour de lui. Des voix montent d’on ne sait quelle profondeur, voix jusqu’alors ignorée de lui-même, pour cet homme endormi. Les murailles et les têtes deviennent transparentes. Voici surgir les pensées secrètes et les trésors cachés.

Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’hypnose. Certaines images isolées que nous présente la peinture, sont capables de fixer la conscience claire au point de la faire coïncider avec elles et d’arrêter ainsi le flux de paroles et de fantômes, l’immense fuite qui la constitue normalement.

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Mais l’on n’oppose pas vraiment une résistance à l’esprit. L’immobilité, pour lui, se confond avec la mort. L’énorme fleuve obscur qui roule inlassablement au fond de nous-mêmes, rompt toute digue et déborde soudain en pleine lumière. Il contraint l’homme à voir, à penser, à sentir ce qu’il se croyait à tout jamais incapable d’éprouver ou de vouloir. Ainsi s’expliquerait la seule puissance de la peinture qui ne soit pas indigne. On peut parler ici d’ « illumination », de « révélation ». On sait assez exactement ce que parler veut dire.

LA NAISSANCE DES IMAGES

L’on souhaiterait qu’une image soutînt les images.

Si le tableau existe, on sait comment il traite le spectateur. On peut se soucier toutefois de l’instant où ce tableau n’était pas encore. Et le peintre entre en jeu. Il ne saurait être question d’une forêt de symboles, mais au milieu des incessantes et fuyantes images du monde, du contact singulier de quelque objet et de l’esprit. Objet banal ou exceptionnel que rencontre très spécialement le regard ou qui se lève de quel remous silencieux de la mémoire, objet qui tient sa vertu d’attraction de ses propriétés particulières ou se la voit conférer par la pensée qu’il captive, il n’importe ici. L’objet, séparé par quelque opération mystérieuse de l’univers touffu auquel il appartenait il y a un instant encore, l’objet étrangement délié se prend à vivre au fil des jours et des sommeils. Un espace sans mesure se peuple de figures inconnues, et qui font le vide autour d’elles. L’ombre hantée se fait moins transparente. Voici l’heure, la seconde décisive. Et soudain l’esprit sombre dans le miracle. La merveille prend corps. Une évidence imprévisible joint d’un lien de chair et de sang ses membres épars. Ainsi, parfois, le tableau existe.

Imposée en quelque sorte à la conscience du peintre, entre cet instant décisif et, livrée à elle-même, la surface palpable saturée de toutes ses couleurs, se situent les mille événements qui font de l’œuvre peinte cet objet physique et mental, éminemment complexe, carrefour singulier de souvenirs, de désirs, de plaisirs et d’intentions plus ou moins délibérées.

Mais, on le voit, ni quelque programme, ni quelque préoccupation d’ordre plastique ne décident de l’essentiel. … On peut voir encore de part et d’autre du tableau, coïncider bien curieusement le portrait du peintre et le portrait de l’authentique amateur de peinture.

LA MÉTAPHORE TRANSFIGURÉE

Transformer le monde à la mesure de nos désirs suppose cette croyance que les hommes, dans leur ensemble, sont animés à des degrés divers du même besoin profond d’échapper à l’ordre établi. La validité de l’entreprise est liée à l’existence d’un tel désir. Il est donc capital de le déceler dans sa totale extension

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et c’est ainsi que Magritte observa qu’une certaine figure de langage en pourrait témoigner, la métaphore, à condition de la prendre d’une manière qui n’est pas l’habituelle. La métaphore ne relèverait pas d’une difficulté à nommer l’objet, comme le pensent certains, ni d’un glissement analogique de la pensée. C’est au pied de la lettre qu’il conviendrait de la saisir, comme un souhait de l’esprit que ce qu’il exprime existe en toute réalité, et plus loin, comme la croyance, dans l’instant qu’il l’exprime, à cette réalité. Ainsi des mains d’ivoire, des yeux de jais, des lèvres de corail. Mais il n’est guère de sentiment qui ne se double à quelque degré d’un sentiment contraire ; le désir qu’il en soit ainsi se trouve aussitôt miné, chez le commun des hommes, par la peur, — la peur des conséquences. La métaphore, on ne consentira plus à y voir un artifice de langage, une manière de s’exprimer plus ou moins précise, mais sans retentissement sur l’esprit qui en use ni sur le monde auquel elle s’adresse.

C’est ainsi que l’on peut en venir à souhaiter une métaphore qui dure, une métaphore qui enlève à la pensée ses possibilités de retour. À quoi tend la seule poésie que nous reconnaissons comme valable. Et la peinture qui confère au signe l’évidence concrète de la chose signifiée, évidence à laquelle on n’échappe plus.

DES MOYENS ET DES FINS

Le refus de l’ordre établi, la volonté de ruiner les valeurs en cours ou d’en introduire de nouvelles, l’intention subversive essentielle se doivent servir de tous les moyens, au gré des circonstances. Et si ces dernières l’exigent, une volonté aussi vigoureuse ne saurait hésiter à user des plus décriées d’entre ces ressources. L’instant les voue à une grandeur singulière. Ainsi celui qui peut, quand il convient, jouer à sa guise les très subtils et complexes ressorts de la parole, écrira, s’il le faut, en termes de journal politique, la page indispensable. Il arrive que l’injure, l’insulte triviale, recouvrent toute leur jeunesse. Il n’y a plus d’écart de langage. La peinture se doit d’inventer les images équivalentes à de tels écrits, images qu’il importe d’éprouver à l’œil nu. Ainsi Magritte peignant les Trois Prêtres et la « Vierge retroussée ». Le scandale consacre de pareilles entreprises. Et l’on est en droit d’exiger du peintre une liberté suffisante au regard de la peinture pour qu’il n’accorde pas à de semblables tableaux une valeur moindre qu’à tout autre de ses toiles. La hiérarchie que lui proposent les esthètes et les amateurs il la réfutera intégralement. Car il sait ce qu’elle dissimule, ce à quoi elle tend, et qu’elle n’est en somme qu’une arme équivoque maniée par une classe qui refuse de mourir. Il sait que toutes les images qu’il lui arrive de présenter au monde, de la plus pauvre à la plus raffinée, l’esprit révolutionnaire qui les anime leur confère une égale et suffisante dignité. Un tel sentiment permet encore de vivre.

Paul NOUGÉ.

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LE PACTE DES QUATRE

Quatre pouilleux dansaient devant un beefsteack Et à mesure qu’ils dansaient leurs poux tombaient par terre Je suis français dit l’un léger et vif comme un flic assommant un ouvrier et si j’ai le sang bleu et un mal blanc c’est que mon nez est rouge Je suis anglais dit le second et depuis que la livre baisse je sens mes pieds s’étaler comme un vieux brie Je suis italien dit le troisième heureusement que j’ai le pape comme nouille depuis que le macaroni fait des tubes de mitrailleuses Je suis allemand dit le dernier Fasciste répondit écho des latrines Et sous chacun de ces messieurs un peu d’urine s’écoulait dessinant pour l’Allemand une carte sans l’asticot du corridor pour l’Italien un horizon de faisceaux graisseux pour le Français la rive gauche du Rhin pour l’Anglais un Mississipi de livres sterling Merde dit le Français qui mangea le nez de l’Italien cependant que l’Allemand crachait dans l’oreille de l’Anglais et bientôt on ne vit plus qu’un petit tas de généraux auréolé de mouches qui tournoyaient autour des quatre drapeaux plantés dans leurs fesses.

LA CONVERSION DE GIDE

Monsieur le camarade Gide entre cul et chemise chante la Jeune Garde et se dit qu’il est temps d’exhiber son ventre comme un drapeau rouge Communiste Un peu beaucoup passionnément pas du tout répondent les couilles de l’enfant de chœur qu’il épile Tel une tomate agitée par le vent Monsieur le camarade Gide fait un foutu drapeau rouge dont aucune salade ne voudrait un drapeau rouge qui cache une croix trempée dans le vitriol et bien française comme pas un chien de concierge qui se mord la queue en entendant hoqueter la Marseillaise qui fait accoucher Monsieur le camarade Gide Oui Monsieur le camarade Gide la faucille et le marteau vous l’aurez la faucille dans le ventre et le marteau vous le mangerez.

Benjamin PÉRET.

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SPÉCIFICATION DE LA POÉSIE

Il est de fait que la poésie continue à bénéficier d’une indulgence de mauvais aloi qui tend à lui conférer de dangereux avantages en la sauvegardant, sous prétexte d’intrusion sacrilège, de tout examen critique tant soit peu rigoureux. À une telle complaisance, la poésie a plus à perdre qu’à gagner, car il suffit qu’on puisse supposer qu’elle en vit pour qu’elle soit immédiatement disqualifiée. Or tant d’œuvres précisément se présentent comme poèmes alors qu’il est difficile d’y trouver autre chose que les plus inexcusables escroqueries sentimentales, artistiques ou intellectuelles, qu’il n’est pas possible à une pensée sévère de ne pas considérer la poésie comme le droit donné à n’importe qui de dire n’importe quoi, et cela sans garantie, sans obligation de rendre des comptes. C’est pourquoi, à la moindre compromission, elle tombe au rang de genre littéraire particulièrement littéraire qui ne se recommande guère à l’attention, outre une disposition typographique généralement irritante, que par une plus grande confusion et une plus grande audace dans l’inflation et le tripotage. Aussi cet état de fait pourrait-il être invoqué par les intéressés pour tenter de justifier l’opposition qu’ils se plaisent à creuser entre le poétique comme cas spécial de l’imaginaire et le réel. Il est néanmoins certain que cette situation risque de balancer à elle seule les prétentions du surréalisme à l’objectivité absolue et obliger à le tenir comme une concurrence déloyale et non fondée de l’activité scientifique (étant mise de coté pour le moment, la question préjudicielle touchant la portée véritable de ce concept de concurrence déloyale). Au contraire, c’est justement dans la mesure où le surréalisme a considéré la poésie comme un fait et l’a systématiquement épuisée en tant que telle jusqu’en ces limites extrêmes, limites qui sont à leur tour des faits poétiques susceptibles d’un développement concentrique et ainsi de suite, qu’il s’est acquis en propre le droit d’entreprendre avec quelque validité la critique de l’imagination empirique.

Il s’agit donc d’organiser la poésie. Dans ces conditions le concept et l’objet sont au fond des points d’application également valables, étant donné qu’il existe entre le concept et l’ensemble des aventures singulières qui le supportent affectivement, la même indépendanceconcrète, les mêmes rapports inquiétants qu’entre l’objet et son rôle utilitaire, bien loin qu’on puisse apercevoir ici et là la coïncidence parfaite qu’y suppose la pensée rationnelle. Il est manifeste que jamais le rôle utilitaire d’un objet ne justifie complètement sa forme, autrement dit l’objet déborde toujours l’instrument. Ainsi est-il possible de découvrir dans chaque objet un résidu irrationnel déterminé entre autres choses par les représentations inconscientes de l’inventeur ou du technicien. De même, tout concept possède une valeur concrète spécifique qui permet de le considérer comme objet et non plus comme abstraction. Par exemple, en tant qu’abstraction, le mot « araignée » ne peut passer que pour une façon commode et approximative de s’exprimer. C’est là le plan ordinaire de la littérature : celle-ci se caractérise donc par un emploi hâtif et inconsidéré des mots, se servant de ce qu’il y a entre eux de plus superficiel, de plus squelettique et de moins saisissable. Les prenant à leur minimum de représentations, tant impersonnelles que personnelles, tant obscures que distinctes, ce qui rend, sans préjudice du reste, son importance scientifique à peu près nulle. Au contraire la poésie commence au moment où l’on considère le mot dans l’infinité théorique de ses représentations, soit, dans l’exemple précédent, le concept irrationnel d’araignée comme agrégat de données empiriques. Il est clair que l’indépendance affective du concept vis à vis du mot qui le supporte est déterminée à la fois — par l’objet, c’est-à-dire par son potentiel de représentations ou d’excitations collectives (ainsi la psychanalyse et la gestalt-théorie révèlent dans des domaines différents l’existence de symboles et de formes attractives de valeur universelle), — par le sujet, c’est-à-dire par la systématisation consciente et inconsciente de ses souvenirs et tendances, d’un mot, par sa vie, — et enfin par leurs précédents rapports, c’est-à-dire par le « décor » des occasions où ils se sont déjà trouvés en présence : les toiles d’araignées détruites en avançant dans

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l’ombre, celles que faisait recueillir Héliogabale en énormes quantités avant la fin du jour, les pattes d’araignée dites faucheurs qui remuent longtemps sur une main ouverte, les ouvrages d’érudition sur les araignées, les araignées que les prisonniers apprivoisent dans leur cellule, les araignées et le somnambulisme, les araignées et les plats qu’il faut manger froids.

On aperçoit d’autre part que cette méditation du concept irrationnel où l’histoire complète de l’individu intervient justifie surabondamment le rôle fondamental que dans la poésie le surréalisme assigna à l’automatisme.

Enfin et surtout, l’opposition du poétique et du réel est devenue difficilement défendable. On peut à la rigueur admettre qu’une civilisation industrielle jette pour l’avantage de ses intérêts très particuliers un certain discrédit sur les manifestations de la réalité les moins immédiatement utilisables à son point de vue (le rêve et la folie par exemple) et qu’elle les range en conséquence dans des catégories comme celles de l’insolite ou de l’anormal, du moins dans la mesure où celles-ci n’impliquent qu’un jugement statistique ou commercial. Mais au moment où une déviation abusive a réussi à imposer généralement les concepts d’apparence et de subjectivité, c’est-à-dire à trier dans la réalité un certain nombre de ses manifestations et à les déclarer moins réelles que les autres pour l’unique raison qu’elles sont moins apparemment dépendantes du reste des représentations, qu’elles n’intéressent que la conscience individuelle ou, pour comble, qu’elles sont effet du hasard, suivant les cas hypocrite aveu d’ignorance ou commode fin de non recevoir » il devient indispensable de dénoncer un tel arbitraire et d’affirmer une fois pour toutes que dans une philosophie qui ne fait pas de sort spécial à l’esprit les concepts d’apparence et de subjectivité ne peuvent avoir de sens.

Ceci dit, l’effort du surréalisme sera peut-être plus facilement situé : on a pu croire qu’il travaillait à déconsidérer la réalité, ou plus exactement à mettre en doute avec preuves à l’appui toute solidité objective. Cette proposition n’est exacte que dialectiquement, c’est-à-dire si l’on considère en même temps l’aspect antithétique de cet effort : accréditer tout ce que le pragmatisme industriel et rationnel avait tenté de retrancher de la réalité, sans jamais apercevoir l’absurdité prétentieuse d’une telle suppression. Le surréalisme peut donc prendre comme maxime de ses expériences le très évident aphorisme de Hegel : « Rien n’est plus réel que l’apparence en tant qu’apparence ». C’est aussi l’épigraphe de toute poésie, qui renonce à bénéficier de ses privilèges artistiques pour se présenter comme science. Elle est alors par principe violemment unilatérale dans le sens du merveilleux et de l’insolite et s’attache indépendamment de tout autre considération et par tous les moyens à faire la part de l’irrationnel dans l’objet et dans le concept, mais il n’est rien dont elle ne doive rendre compte après coup à la plus stricte des critiques méthodologiques.

Sur cette route, la présence d’esprit ailleurs si utile fait place à une mystérieuse absence d’esprit, et la prétendue et illusoire liberté d’esprit ailleurs si brillante à la nécessité d’esprit — qui pardonne moins et qui connaît mieux. La poésie n’a pas droit à l’autonomie.

Roger CAILLOIS.

CORRESPONDANCE

Paris, 10 mai 1933.

À André Breton

C’était au congrès international de Kharkov que le groupe d’avant-garde des poètes et des intellectuels de Prague, Devètsil, devait avoir l’occasion de manifester de pair avec les surréalistes son opinion sur les problèmes du matérialisme dialectique de Marx et Lénine. Nos représentants aussi bien que ceux des surréalistes ont montré très peu de résistance envers les tendances du « vulgar-marxismus » qui se sont emparé du congrès

C’est ainsi que notre mouvement, qui existe depuis 1921, et qui, grâce à une dialectique spéciale de son propre développement, se découvre de plus en plus de points de contact avec l’évolution des surréalistes, se trouva dans la même situation que vous en face du régime officiel du parti communiste tchécoslovaque et du front des gauches.

Si la dialectique marxiste nous donne le droit, à nous aussi, de ne pas voir en conflit permanent la réalité et la surréalité, le contenu et la forme, le conscient et l’inconscient, l’activité et le rêve, si, à nous aussi, paraît sans fondement le différent apparent entre l’évolution et la révolution, l’invention et la tradition, l’aventure et l’ordre, la nécessité et le hasard, pourquoi devrions-nous continuer notre tâche sans collaborer plus étroitement avec le surréalisme qui, parmi toutes les avant-gardes mondiales, a trouvé, dans l’idée de la surréalité, de la manière la plus classique, le point où s’unissent de façon dialectique toutes ces antinomies. En exprimant notre sympathie à l’activité révolutionnaire surréaliste dont nous partageons la pensée centrale, nous émettons le vœu que cette rencontre sur le même terrain de protestation marque le commencement d’une collaboration concrète.

Pour le groupe DEVETSIL : V. NEZVAL.

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ACHILLE ÉNAMOURÉ MÊLÉ À L’ÉVERGÈTE

Retourner le rêve à la manière d’une chaussette que l’on retire. Départ auroral de la diligence. Tous les matins de ce mois de villégiature, voici ce qui avait prêté son rythme, sa couleur, sa substance à la « stretta » finale du sommeil, à mon « songe d’Onata ».

Essais du moteur, appel claksonné aux voyageurs, le courrier que l’on monte à l’impériale et ma lettre à toi, ô ma bien-aimée, ma lettre de la veille que j’ai remise aux bons soins d’une destinée pététéenne.

Des mains se serrent, des souhaits s’enlacent. Et tandis qu’au grincement des freins la lourde voiture réagit aux pentes alpestres, adieu ! ma pensée revêt son costume de voyage et je sombre à nouveau dans la volupté absurde du lit tiède, dans l’empreinte de mon corps, dans l’étreinte du sommeil qui, sachant bientôt me perdre, veut m’anéantir, me tuer.

J’arrive pour la première fois dans cette ville à laquelle je pense depuis toujours : le bâtard visite cette maison qui était, lui dit-on, celle de son père : c’est la perspective nouvelle dans laquelle aujourd’hui « se joue » le départ de la diligence. Je surprends la place du village dans une heure insolite et virginale. La façade de l’Hôtel de la Poste fait une toilette furtive et là, aux pieds du presbytère, le banc dort encore où hier soir nous étions assis au clair de lune Hortense et moi.

Elles nous escortèrent jusqu’à Sainte-Anne d’Alphaède ? Triste chanson. L’amour avait déclenché dans ces molles machines féminines d’héroïques ressorts. Elles agitaient des guirlandes, les mains au ciel qui les dévora jusqu’à la ceinture, le reste fut à la terre la charognarde et notre mère à tous. Elles parlaient de nous comme de photographes, ce qui comme chacun sait est synonyme de peintre. Dans notre chambre de l’Hôtel de la Poste, juraient-elles, nous cachions des squelettes d’enfants sous le lit, nos armoires étaient pleines d’étranges ustensiles, d’une panoplie sexuelle. Pressées de questions elles divaguaient du regard, parlaient de fleurs et d’autres sujets reconnus de pureté publique.

Adieu ! adieu ! Nous descendîmes dans la vallée de l’Adige et à quatre heures nous prenions le thé à la terrasse de l’Hôtel Bavaria, sous les trous de la guerre suturés de la veille, au bord de la mare aux suicidés où les filles très blondes des guerriers tombés au champ d’honneur tritonisaient sous l’œil exorbité des mandrilles vautrés dans le sable.

Le conclave était fini. Le nom d’Achille Ratti se proclamait en éditions spéciales. Laurent déposa le journal sur la table et m’indiquant la montagne : « Les Autrichiens, dit-il, l’ont crevée intérieurement à coup de dynamite et transformée en forteresse ».

La stratégie de cette phrase cédait le pas à une signification bien plus lourde de conséquences. Je criai : « Allons vite la visiter » et renversai dans mon élan la table et sa brillante parure de cristal. Le journal se replia de la sorte que le seul mot ACHILLE demeurait visible. Le garçon se borna à nous insulter de loin : il agitait ses bras telle une femme de pêcheur rivée à la côte.

On entrait par les coulisses, au bout d’une route blindée creusée dans le roc. Sur le panonceau de la grille on lisait : POUDRIÈRE, DÉFENSE DE FUMER, DANGER DE MORT. La tête de macchabée et les tibias d’usage renforçaient l’humour de cet avis burlesque.

L’homo ridiculus émerge au mur. Par une savante manœuvre de la machine-autorité, il monte sa silhouette minable à la hauteur de notre tir. Laurent au portefeuille sérieux lui graisse amoureusement sa lourde patte de fer. La statue s’anime, elle dit : « Je me nomme Apollos. Ceci, opinerez vous, n’a qu’une importance minime. Détrompez-vous, ô fils de la rumeur et de la stérilité citadine. Si mon faux col est en carton, mon secret je ne le livre que moyennant pourboire. » Tel était en effet ce col turiforme d’où, à l’instar de bulles de savon d’un chalumeau de pipe, deux joues roses s’épanouissaient, sphériques et infantiles. « Ce béret que je porte, ajouta-t-il, mon béret et ses galons, ils tiennent à ma tête grâce aux vertus adhérentes d’une large bande de graisse vétuste et atemporelle. Pour ce qui est des zones méridionales, je suis podagre et je perds mon pantalon ».

À l’improviste il changea de voix : « Ces messieurs désirent sans doute visiter ? » Ceci sonna comme une invite à visiter cet établissement de prostitution, dont la porte cuirassée de ceintures de chasteté annonçait en grosses lettres noires : SECTION DES MACHINES.

Nous descendîmes une vingtaine de marches — vingt-et-une exactement : mon attention particulièrement crispée avait compté un à un les degrés de l’escalier inconnu — derrière le pas en accordéon de custode. La cave nous baisa au front de sa fraîcheur sénile, mon père retrouvé par delà la mort. Nous entrâmes à l’intérieur de l’épigastre. Les humeurs lubrifiantes

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perlaient aux méats des organes au repos, la tuyauterie des intestins roulait en spirales dans la poussière de charbon.

J’indiquai au gardien les pieds d’Achille, sphinx inactifs où à la place des yeux — dénués de ce minimum de regard dont s’enorgueillissent des yeux de pierre ou d’os — des cors majestueux s’élevaient en monticules volcaniques, en dés à coudre, en huttes de castors. « Pouvez-vous me dire s’ils fonctionnent ? » et me repentis aussitôt d’une question si stupide.

Apollos s’indigna : « Comment voulez-vous qu’ils fonctionnent ? » sa prompte réplique me remplissait d’aise. « Deux fois par an, trois fois peut-être, une commission d’ingénieurs, de techniciens, d’experts s’amène ici avec fifres et tambourins. Ils dressent des plans, prennent des notes dans leurs calepins et puis s’en vont en se tapant les cuisses. Un projet de réactivation est en instance au Ministère des Travaux Publics. Va-t-on voter de nouveaux crédits pour remonter ce vieux fantoche ? C’est à vous retourner les sangs ! »

Apollos disait vrai. L’avantage que l’on eût tiré de la remise en marche des pieds d’Achille ne constituait guère pour la nation une nécessité pressante. Arrivés à cette conclusion, notre visite était quasi terminée. Laurent et le custode me précédaient vers la sortie. Je me penchai et, le cœur dans la bouche, je flairai les pieds d’Achille. Quelle désillusion ! Ils étaient inodores.

« Si ces messieurs veulent passer par ici, nous prendrons l’ascenseur. » Venus pour visiter le corps du héros, les escaliers nous semblaient plus idoines. Cette détermination eut l’air de dégoûter notre guide. Fières de leur poil pélasgique, les jambes du Pélide s’élevaient en colonnes derrière la rampe. Le genou déboisé et sphérique était un cadran d’horloge désarmé de ses aiguilles. Je heurtai du bout de ma canne un poil, qui se brisa comme verre et tomba au fond de l’escalier. « Ne touchez pas ! » supplia le custode d’une intonation de râle, et il se pencha sur la rampe pour épier. Le geste que je venais d’accomplir persistait dans ma main, la sensation d’avoir remué le temps, d’avoir chatouillé le nombril de la mort. À la hauteur du palier, la cuisse s’enfonçait dans le mur comme un train dans un tunnel. « Voici le bureau de M. l’Inspecteur » chuchota Apollos, et devançant nos plus chers désirs, il dévala les marches en inscrivant derrière lui le fruit liquide et fétide de sa peur.

On entrait sans frapper. Au milieu de la pièce ennuagée de fumée, un vieillard, penché sur des dossiers sans fin, écrivait avec une obstination sénile. Je hume ce lourd relent qui stagne au matin dans les chambres des infirmes, mais le moindre filet d’air dissiperait le « meublé » de cet intérieur problématique.

« M. l’Inspecteur vient de sortir, prononça le hors-d’âge d’une voix d’insecte. Asseyez-vous, je pense qu’il ne va pas tarder. » — « Merci » répondit Laurent et, lourd d’éternité, ce mot se figea au cœur du silence qui s’était refermé sur lui.

Du faîte d’une étagère où d’antiques bouquins exhibaient sans vergogne leurs côtes sinistrées, une civette en uniforme de diplomate fixait des yeux ronds sur une Minerve invisible mais présente. Le monde se répétait cinq fois sur la sphère des mappemondes. Aux instruments nautiques s’ajoutait un canon joujou pour la pêche à la baleine. Dans un paysage ripoliné et à l’usage des agences de tourisme, un express courait sur les rails, un torpédo sur la route, un avion dans le ciel, un yacht sur la mer. Au demeurant, ces moyens de locomotion je les admirais au naturel par delà la fenêtre ictérique, sur laquelle une mouche charbonneuse, et contemporaine sans doute du scribe valétudinaire, se reposait mollement.

Celui-ci est arrivé cependant au fond de sa page. Il se gratte le crane du bout de son porte plume sous sa calotte crasseuse, il saupoudre de sable fin la feuille qui se dore, et se disposant à écouter nos doléances, il contemple nos deux personnes comme un motif inattendu mais agréable de son décor bureaucratique.

« L’immeuble, Messieurs, serait on ne peut plus tranquille, n’était que nous avons trop de locataires, trop de ménages, et l’Évergète fonctionne nuit et jour. »

« L’Évergète avez vous dit ? N’est-ce pas le qualificatif d’une divinité hellénique ? »

« Nous lui réservons aujourd’hui une application différente. Je ne vous apprendrai pas, puisque vous avez des lettres, que ce mot signifie bienfaiteur. J’ajoute avec force qu’il justifie son nom. C’est pour ainsi dire le mari mécanique : un petit instrument qui remplace avantageusement ce personnage périmé. Je vous laisse mesurer toute l’importance d’une telle invention pour une quantité de messieurs du meilleur monde, et surtout, ne l’oublions pas pour leurs dames. Hélas ! les choses les plus belles, les plus salutaires aussi devraient être l’apanage d’une élite. La masse comme on dit, n’est pas digne d’en jouir. Ainsi l’Évergète, voyez-vous, cette synthèse d’une civilisation très savante, ce fruit très mûr d’un siècle de lumières et de philanthropie, ces dames n’en usent pas, elles en abusent. Jugez-en vous mêmes. » Il tendit la main, pencha sa tête de noix pourrie : un ronronnement très doux garnissait l’immeuble. « Nous avons différents modèles. Le grand modèle qui nous est très demandé, et le modèle « mignon », portatif, recommandé pour le voyage. On met le contact et l’appareil fonctionne sans heurts, sans interruption, et sans fatigue — je dis bien sans fatigue. Une invention capitale, Messieurs, et dont le besoin se faisait vraiment sentir. Des inconvénients ? Un seul peut-être : ce bruit de moteur qui la nuit surtout déchire le voile léger de notre cher sommeil, trouble les sphères augustes du silence. Les grandes firmes d’Amérique — faut-il vous dire que tous nos appareils sont made in U.S.A. ? — nous promettent depuis longtemps le modèle silencieux. Ne nous leurrons pas Messieurs. L’auto silencieuse, la machine à écrire silencieuse, l’Évergète silencieux, seuls nos enfants les verront peut-être. Notre article vous

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Le trouverez au sein des meilleures familles. Peut-on concevoir intérieur moderne sans téléphone, radio, pianolude — et sans l’Évergète ? J’oubliais : nous avons le modèle « pour garçonnière ». Ceci doit vous intéresser particulièrement. Une perfection ! un amour ! Vous devez le savoir mieux que moi, le célibataire est de nos jours aussi mal en point que l’homme marié.

Nous remerciâmes l’affable vieillard de ses intentions charitables et sortîmes sur le palier pour monter au second étage. L’escalier contournait le thorax du héros à travers les fissures de sa peau préhistorique, je plongeai du regard au jeu même des organes vitaux. Ses poumons boudinés et nus, son cœur énorme et rouge, bien que « jeu » soit peut-être trop dire, vivaient lentement mais visiblement. Je mesure sa respiration au souffle d’un vent extenué qui expire périodiquement du coffre thoracique. La chute molle d’une goutte d’huile pesante, rompt de temps en temps le silence humide de cet organisme séculaire. Sur la vie du Pélide pèse une impossibilité accablante, à laquelle les efforts du héros se heurtent vainement. Une lutte angoissante secoue ses viscères gigantesques. Christianisme, pitié — tels sont peut-être les obstacles suprêmes, et ces époques aussi que l’élève de Chiron n’a pu connaître. Projet en instance aux Travaux Publics, approbation des Chambres, commission d’ingénieurs, de techniciens et d’experts, tout cela suffira-t-il à résoudre le grand problème d’Achille ?

Nous allons toucher au second étage. D’ici, la tête n’est pas encore visible. Le cou seul, tel un moteur à nu où s’enroule le faisceau des muscles et des nerfs, émerge d’un trou noir au plafond. Si je tends l’oreille j’entends cette rumeur opaque de sons préorganiques, de voix rudimentaires qui luttent pour se désenchevêtrer.

« Arrête ! » me cria Laurent en mettant le pied sur la pénultième marche. Les locataires hurlaient : « M. Fesse ! M. Fesse qu’allez-vous faire ? »

Un gros monsieur en pyjama et lunettes de myope se précipita sur le palier. Il chassait devant lui à coup de pieds ce même instrument dont à l’étage inférieur le vieux scribe nous avait dit merveilles. Il déchargea sur l’appareil philanthropique cinq balles d’un gros pistolet à tambour. Nous nous collâmes au mur afin d’éviter notre part de cet arrosage d’acier. Quand au sixième coup, M. Fesse le réservait à lui-même. Il mordit le canon et « pan ! », lui, le pyjama, les lunettes, le pistolet à tambour roulèrent de conserve dans l’escalier.

« Un drame de la jalousie », commentait le concierge devant le groupe des locataires consternés.

« Je vous l’avais bien dit » remarqua une vieille dame en robe de plumes d’autruche, « n’est-ce pas, M. Cul, que je vous l’avais dit en voyant Mme Fesse rentrer chez elle avec ce maudit instrument ?

« Quel monde ! quel monde ! » prophétisait un septuagénaire en uniforme de général et chaussé d’espadrilles (nous apprîmes plus tard qu’il s’appelait Pine, le général Pine), « Plus de religion ! plus de morale ! tout se perd ! L’Évergète sera la ruine des familles ! »

Le concierge était descendu pour téléphoner à la police. « sauvons-nous, me souffla Laurent, avant que les flics ne s’en mêlent. » Nous montâmes au troisième étage.

Sur le palier rien de notable, à part cette porte qui était peinte. L’escalier en colimaçon se vissait dans le mur.

Nous montâmes à tâtons et la nuit descendait. Accoutumant nos yeux à la pénombre, nous découvrîmes, entre les chevalets qui soutenaient la toiture, la tête énorme et noire. Son souffle chaud me frappait au visage. La fumée qui s’exhalait du crâne montait en colonne d’une lucarne braquée sur le ciel et se nouait aux étoiles.

Nos craintes étaient justifiées. Les serpents sonores sortaient de la léthargie hivernale.

Et soudain une voix issue du tréfonds des viscères, sans âge ni sonorité, jaillit du bruit chaotique mais pleine d’une tendresse infinie, d’une nostalgie déchirante : « Non !... Non !... Iphigénie dort là-haut ! »

« Et pourtant tu l’as brûlée ». Où ai-je trouvé le courage de formuler un tel reproche ? « Et tu as dansé, ô baladin de fer, autour du bûcher. »

Achille alors qui malgré sa souffrance, malgré tant d’efforts, ne parvenait point à tirer du fond de sa poitrine caverneuse le cri libérateur ; lui qui du temps des dieux n’avait plus bougé, Achille se leva. Des coudes, des épaules il brisa la montagne qui roula en fragments de roche et au fracas de milles canons qui tiraient simultanément — voilà la forteresse qui revit de toutes ses batteries rouillées et de ses vieilles casemates ! — il pencha son front énorme et ses longs yeux de chèvre se mirent à pleurer, à pleurer, à pleurer.

Les larmes d’Achille coulèrent dans le lac qui déborda. Trois jours entiers — trois jours entiers ensoleillés, trois nuits entières — trois nuits étoilées les eaux roulèrent sur les champs, sur les villes, elles balayèrent les hommes et les animaux.

Et quand le quatrième jour elles rentrèrent dans leur lit, découvrant dans leur retraite des morceaux de ruines où gisaient par milliers les restes tordus, rouillés, inutilisables de l’infâme Évergète, le silence épais de la mort entourait d’un rempart infranchissable la grande, l’immense, l’incommensurable douleur du héros énamouré.

Alberto SAVINIO.

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A PARTIR DE QUELQUES TRAITS PARTICULIERS À LA MENTALITÉ CIVILISÉE

C’est à des choses malades mais vivantes que j’en ai, notions-courantes, épaisses, vertèbres des pensées de tout le monde — de tout un monde haï — des choses que je vais seulement regarder au cours d’une promenade errante, abstraite, parmi elles, châteaux mous, champs de rouille, végétation incurable d’une « conscience collective » (pour la fin nous sommes tranquilles, la porte du fond donne vraiment sur LE DEHORS). Que le capitalisme suppose comme complément nécessaire des façons de penser ou de ne pas penser qui tendent par définition à assurer son efficace perpétuité, est une considération à qui peu de moments de notre vie éveillée permettent de devenir abstraite. Des conventions qui mangent lentement même les plus purs — les concepts, circulant comme le sang, grâce auxquels la virulence de ces conventions est permanente et concrète, voilà le milieu paralysant où croupit l’esprit de ceux qui s’occupent de l’esprit. Ces spécialistes ne cessent pas — comme tous les autres — de promener un désaccord foncier entre ce qu’ils sont officiellement et ce qu’ils sont véritablement. Un vertige raisonnablement mortel les saisirait s’ils réussissaient à se penser hors des conventions — d’ordre professionnel, familial et militaire principalement — qui sont les patères branlantes auxquelles chaque soir ils accrochent, AVANT DE DORMIR, leur personne. Ce n’est certainement pas par la douceur que la personne sera enlevée à une bonne partie de ces gens. Leur « réalité » est d’ailleurs un masque, comme leur personne. Leur positivisme — soumission à ce qui était avant qu’on soit — est un des trous idéologiques de la bourgeoisie pour persévérer dans son être. Il considère les « faits » comme acquis, négligeant seulement la dialectique loi de leur devenir par laquelle seule ils peuvent prendre un sens. Nier la « réalité » c’est refuser l’organisation sociale qui en est l’infrastructure nécessaire (inversement refuser activement la société c’est aussi nier la réalité qu’elle prétend imposer). C’est par un cercle vicieux que la mentalité civilisée s’appliquant à elle-même ses propres catégories se découvre dans les fameux « faits ». De plus le positivisme ne cesse pas d’allaiter un nourrisson couvert de croûtes qu’il convient toujours d’assommer : l’art réaliste consistant en « observations » qui en aucun cas ne font jamais faire un pas à l’investigation réelle, parce qu’il n’y a de recherche véritable que contre CE monde.

C’est pour que puisse se constituer ce monde qu’on a vu à l’époque moderne — dans une mesure strictement correspondante à l’accroissement des ambitions des grands exploiteurs — le travail élevé à la hauteur d’un absolu morale — je passe très rapidement sur l’évident intérêt qu’avait à cela le petit nombre de gens à qui premièrement tout travail finit par profiter en régime capitaliste — personne n’ignore qu’on ne parle de travail que pour désigner une concordance (coïncidence et accord) de la part la plus extérieurement visible de l’activité de l’homme — et de certains besoins sociaux. L’utilité, l’inutilité ne sont jamais des propriétés substantielles de l’activité humaine mais seulement relatives. Le travail en temps qu’il permet la continuation et l’extension de la société qu’il fait vivre est haïssable dans la mesure exacte où cette société est haïssable. Seul apparaît alors souhaitable à ceux qui n’auront jamais rien à perdre un contre-travail, travail lui-même. Jusqu’à ce qu’il puisse y avoir concordance entre leur activité et les besoins de la forme sociale.

Le travail professionnel que présente à l’enfant qu’elles se proposent d’abrutir les réclames bien connues familiales et scolaires, cette activité, pour chacun petite contribution personnelle à la monumentale entreprise contemporaine de réduction de l’esprit, où la personne qui contribue est à la fois agent et patient de la dite réduction, ce type même du devoir concret, n’est pas même indiqué au chapitre des devoirs dans le cours de philosophie de Victor Cousin publié en 1836.

Le caractère moral dudit travail est à peine mentionné très incidemment dans « la morale » de Paul Janet (1874). Au contraire, dans les manuels actuels à l’usage de la classe de philosophie « c’est par la profession que l’individu se réalise (sic) pleinement… c’est elle qui peut faire la preuve de son intelligence et de ses capacités… plus la vie professionnelle est intense plus la moralité personnelle est stricte. » (A. Cuvillier, Manuel de Philosophie, 1928). Entre Paul Janet et Cuvillier il y a l’apogée du capitalisme, son entrée dans la période impérialiste de perfection qui s’achève dans sa propre négation. Les progrès incontestablement vastes de l’exploitation de l’homme par l’homme sont attestés par un regard rapide jeté aux étalages comparés des deux marchands de morale précités.

Mais tout cela n’est rien. Secouez les principales notions de la morale bourgeoise : elles font un bruit d’argent. J’affirme tout de suite que tous les mots qui expriment ces notions ont AUSSI — ou ont eu — un sens mercantile et financier. Si l’on donne la plus légère attention au sens de ces mots, l’escroquerie « morale » se voit aussitôt DEVOIR c’est DETTE, notion parfaitement chrétienne que l’homme n’a jamais fini de payer. Ce devoir

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qui profite primordialement aux détenteurs d’obligations s’appelle OBLIGATION lui-même. Son accomplissement confère au sujet, nous disent les manuels moraux, une VALEUR. (Le mot valeur est celui qui revient le plus souvent dans ce genre d’ouvrage, plus souvent que le mot BIEN). Qu’on mette au pluriel obligation, valeur et bien et l’on voit aussitôt de quoi il retourne. On peut y ajouter mérite (d’un mot grec qui signifie part) et constater incidemment qu’ENRICHISSEMENT, RÉALISER, pris dans des sens bien entendu « spirituels », sont des expressions favorites des professeurs de morale officielle. Certaines autres directement militaires (hiérarchie, sanction, etc.) figurent aussi dans une attitude modeste d’obéissance empressée aux gros mots proprement financiers. Si la théorie des manuels est dignement opposée à la pratique bourgeoise (le penser ici image réelle renversée de l’être) cette fort chrétienne duplicité se reflète de façon vengeresse dans ces mots qui ont deux sens très précis dont l’un illustre l’autre. Les plus filasses « philosophes » habillent très mal ces notions visiblement « AU SERVICE DES PLUS MONSTRUEUSES EXPLOITATIONS INDUSTRIELLES ET MILITAIRES ».

Dans la mentalité civilisée la catégorie essentielle de valeur ou de bien, c’est-à-dire de chose possédée, suppose corrélativement celle de la personne qui possède la valeur ou le bien. En France, par exemple, il n’est rien à propos de quoi on ne puisse poser l’indispensable, l’ignoble, la sacramentelle question « à qui çà appartient ? » La conscience même n’y est jamais conçue que comme la propriété d’un sujet. Les livres et publications diverses parlent invariablement de la pensée de Monsieur tel-ou-tel, de l’esprit de tel individu, nation, corps de métier, famille ou paysage. Je prendrai sur moi, parce que c’est leur place, de rabâcher ici les propositions suivantes : L’homme qui écrit n’exprime pas sa pensée, mais la pensée c’est-à-dire ce qui est pensé et dont il ne peut se tenir que pour le lieu très provisoire. La pensée qui passe par moi ne peut à aucun degré être considérée comme mienne. Elle me vient de non-moi, elle est pour le monde une valeur d’usage. L’expression absolument tranquille de l’individualisme est dans l’illustre cogito (né de parents chrétiens) où Descartes, fondant la philosophie de la bourgeoisie française, met le Je avant la pensée et la pensée avant l’être. En regard je transcris la déclaration d’Arthur Rimbaud : « C’est faux de dire je pense, on devrait dire on me pense. » (L’esprit enfermé dans d’aussi misérables limites pourrit ; cette pourriture c’est, sous une forme ou une autre, dieu). Pour l’individu civilisé il ne s’agit jamais que d’AVOIR. Ce qu’a le moi il faut qu’il l’enlève aux autres. Il faut donc qu’il soit le plus fort, c’est-à-dire qu’il assure à sa personne, arbitrairement abstraite du reste, une supériorité sur ce reste. La fin de la personne civilisée — le signe de sa réussite dans le monde (expression d’ailleurs incompréhensible) c’est objectivement, d’imposer du dehors ses propres limites à d’autres êtres. Individualisme, nationalisme, impérialisme, colonialisme, etc. « Notre civilisation, dit M. René Hubert (Manuel-de-sociologie p. 397) peut être qualifié comme l’ensemble des valeurs susceptibles d’être pensées de façon abstraite et APPLIQUÉES EN CONSÉQUENCES À LA TOTALITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE ». C’est moi qui souligne cette phrase de catéchisme impérialiste. Les livres aux titres passablement connus de M. Lévy-Bruhl où il inscrit au tableau de chasse scientifique de la bourgeoisie l’infériorité mentale des « primitifs » (concept à faire hurler les ethnologues), ont commencé à paraître en 1910, date où la troisième république avait, comme chacun sait, fait son plein colonial. Le non-logique est pour ce savant l’apanage presque exclusif du « primitif », la logique (cause et conséquence simultanément de la force matérielle) appartient en toute priorité au civilisé. Proprement les formes du penser non rationnel les plus actives et fortes dans les sociétés civilisées et capitalistes (religion, mystique de la patrie, le célèbre concept-femelle qui vient d’un mot signifiant père, etc.), à la seule exception de la poésie me paraissent en tous points inférieures (comme diraient Lévy-Bruhl ou Gobineau) aux ensembles de manifestations non-rationnelles qu’on nous rapporte comme étant le fait de diverses « peuplades ». Cette séparation de deux modes normaux du fonctionnement réel de l’esprit, activité onirique et activité logique, les sociétés qui ont travaillé à l’obtenir, l’individualisme, l’impérialisme, l’industrie, etc., y ont crû, corrélativement à une dégradation croissante — religieuse principalement — de l’activité onirique. L’infériorité des primitifs contraints de contribuer par leur vie et leur mort à la puissance matérielle des colonisateurs est la même que celle des fous, des poètes, des enfants. Ils sont sans armes, on peut toujours avoir RAISON d’eux. Ils n’ont pas la force au service de leur conception du monde. Cela n’a pas de sens pour eux. Ils sont dans le monde, du monde. Ils se désignent ainsi à la « répression », concept plus spécialement civilisé. (Un de ceux qui a le mieux ausculté ses contemporains, Freud, constatait (Totem et Tabou, p. 102) « l’identité des désirs refoulés chez le criminel et chez ceux qui sont chargés de venger la société outragée », ce qui est peu dire). Le fou qui ne peut plus se faire respecter, qui ne compose plus avec la réalité, est victime chez le civilisé de tabous qui n’ont assurément pas été étudiés par les sociologues comme ceux qui le protègent chez certains sauvages, et qui sont les plus immondes et les plus révoltants qu’on puisse concevoir Quant aux poètes les civilisés commencent par leur rendre la vie très difficile, par faire les plus grandes réserves sur la portée de leurs œuvres, puis quand on est sûr qu’ils sont morts on les étudie.

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La poésie n’est pas langage. Elle se confond plutôt assez rigoureusement avec le penser non-dirigé surtout sous sa forme onirique, penser par lequel le principe de plaisir tend à gouverner le monde. Ce penser non dirigé, non pensé, mais plutôt vu, entendu, senti, goûté, est actuellement, à l’état de veille, par définition incompatible avec le contenu concret actuel du principe de réalité qui est l’adaptation à la célèbre société civilisée. Dès l’enfance l’éducation décourage tout ce qui n’est pas activité utile à la société et les désirs manifestant l’être pur qui tendent à ce que le rêve hors du sommeil se mêle familièrement aux choses, sont refoulés (on pourrait constituer un traité d’éthique sur la base de l’acceptation intégrale de l’être par soi-même qui se servant de la méthode psychanalytique d’interprétation des rêves arriverait à définir rigoureusement l’être humain pur et à expliquer la réduction de cette pureté par le milieu). Autour de l’adulte qu’on n’a pas réussi à couper tout à fait de son enfance les portes grincent, les restrictions se multiplient. S’il a, comme dit Freud, « la précieuse faculté » de trouver pour ses puissances refoulées des satisfactions substitutives dans un monde quelconque d’expression conventionnelle (langage, peinture, musique, etc.), les dégâts individuels en sont notablement diminués. Les modes précis d’expression conventionnelle limitent la poésie dans l’intérêt de la société civilisée. Mais ils ont laissé passer certains accents qui ne présagent rien de bon puisqu’ils nous aident à vivre. Comme l’a remarqué Tzara la poésie en France, du XVIII e siècle à nos jours, a fourni un effort constant pour se libérer de l’utile qui se traduisait par la logique, le sujet, l’expressionnisme, la clarté et retournant à ses sources, devenir de moins en moins limité par le langage et les autres conventions. La poésie qu’on écrit, peint, sculpte, etc…, témoigne chez certains hommes, parmi les moins assujettis, d’une activité onirique assujettie qui tend à briser la lourde carapace qui l’écrase. La poésie la plus rapprochée du rêve telle que Breton l’a magnifiquement inaugurée sous le nom d’écriture automatique est cependant encore éloignée du rêve de tout ce qui la rapproche du discours (syntaxe, mots brimés par éducation, la mémoire). Le moindre rêve est plus parfait que le meilleur poème parce qu’il est par définition concrètement adéquat au rêveur pour lequel il est un fait historique individuel. Les mots sont la matière immédiate de la poésie. Des actions, des perceptions, un état vivant réellement éprouvé et où l’être vivant est ENGAGÉ, voilà la matière du rêve. La poésie, quand l’irrationalité concrète particulière caractérise systématiquement son contenu comme principalement chez Raymond Roussel, Benjamin Péret, Salvador Dali, même dans ce cas privilégié n’est jamais qu’une figuration symbolique conventionnelle des réalités oniriques. La poésie est un reflet du rêve. Le surréalisme continuant dialectiquement Dada a conduit la poésie sur les bords où déjà elle n’appartient plus à la littérature. Debout sur l’extrême pointe du poème la poésie n’a plus qu’à sauter. Elle s’explique encore actuellement dans sa forme littéraire par des conditions sociales antipoétiques, lesquelles ne seront tout à fait enrayées que quelques temps après la victoire de la révolution communiste à l’échelle mondiale. Les surréalistes préparent les voies au « passage de la qualité à la quantité » dont parle Tzara, qui a pour condition nécessaire la société sans classes. Passage par lequel la poésie cessera d’être forme pour devenir matière. Un groupe d’hommes présage le retour formidable de la poésie à ses sources, de l’expression du monde à la participation au monde. La poésie niée par la civilisation capitaliste profitera de tous les moyens de communication entre les hommes créés par cette civilisation. Le penser-dirigé, science et industrie, pourra servir de véhicule au rêve. « La répartition, dit Engels (Anti-Duhring II, p. 102) dans la mesure où elle sera régie par des vues purement économiques se règlera sur l’intérêt de la production et ce qui favorisera le plus la production c’est un mode de répartition permettant à tous les membres de la société de développer, de maintenir et d’exercer leurs facultés autant que possible dans tous les sens ». Et Lautréamont ajoute : « La poésie doit être faite par tous, non par un. » Les moyens par lesquels on mettra la main sur les manettes commandant les changements d’états ne sont pas connus. On ne peut qu’affirmer la nécessité dialectique de leur production. Le progrès dialectique du surréalisme doit consister à forcer la distance qui sépare le mot de la matière même de la représentation. Il s’agit, en utilisant les résultats d’une époque qui a nié la sorcellerie, de réinventer dialectiquement la sorcellerie. Le poète pourra alors se concevoir comme technicien du passage du mot au monde. Que ces considérations sur la poésie ne rassurent personne, les surréalistes donnent une part de plus en plus grande de leur temps au plus dirigé des penseurs — théorie et propagande révolutionnaire — voilà pour le présent. Mais ce qui fut le poète sera plus tard le sorcier libérateur du rêve, sorcier d’un monde où la mauvaise conscience — conscience morale (qui dit discrètement Freud Totem et Tabou, p. 993, « présente une grande affinité avec l’angoisse ») s’est résorbée, où le principe de plaisir s’identifie au principe de réalité, le rationnel au réel, mariage absolu. La morale mange la psychologie, la poésie les vers, les actes mangent les individus, l’homme mange le moi, le monde mange les choses. Les routes lucides charrient leur diamant continu.

J. M. MONNEROT.

Rien qu’en Indo-Chine, de janvier 1930 à avril 1931, il y eut 1064 indochinois tués et exécutés, 4382 arrêtés, 368 condamnés aux travaux forcés à perpétuité, 1201 à la prison perpétuelle et 1399 aux travaux forcés à temps, entraînant généralement la déportation perpétuelle. Il n’est pas exagéré d’affirmer que c’est plus de 10000 ouvriers, paysans et jeunes intellectuels d’Indochine, qui ont été emprisonnés et condamnés.

(discours de Maurice Thorez à la chambre des députés, le 14 mars 1933.)

La politique de ce dernier porte encore aujourd’hui ses fruits : « L’Angleterre se rapproche de la France dans la mesure où elle s’éloigne de l’Allemagne », lisons-nous en manchette dans Paris-Soir d’aujourd’hui, le 8 mai 1933.

Extraits d’un ouvrage à paraître aux éditions Nicolas Flamel.

Il y aurait évidemment un énorme intérêt poétique à isoler ce résidu irrationnel. Mais pratiquement l’opération se révèle extrêmement délicate. Seul l’emploi simultané de méthodes différentes permettra par la comparaison des résultats d’arriver à quelque certitude. Malgré un certain manque de mise au point, les questionnaires surréalistes sont à considérer comme un premier moyen d’investigation.

La notion de mentalité civilisée uniquement descriptive fonctionnelle statique, est seulement ici Le Lieu de diverses observations. Le capitalisme a définitivement compromis le mot civilisation.

Quand les « primitifs » se débarrasseront des blancs il ne se trouvera personne pour soutenir les thèses de M. Lévy-Bruhl.

Cf. les admirables protestations d’André Breton et toute l’attitude surréaliste à cet égard. Elle se trouve là comme ailleurs au commencement de quelque chose.

Attention. Je ne parle que des poètes. Que celui qui appelle ainsi maintenant, par exemple Paul Valéry n’aille pas plus loin. Cet article n’est pas pour lui mais contre lui.

Que celui qui ne comprend pas pourquoi je parle à cette place de la poésie se considère désormais comme dangereusement analphabète.

« Essai sur la situation de la poésie. » Le Surréalisme au service de la révolution, n° 4.

Rêve projeté sur la vie diurne (Tristan Tzara), véritable rêve parlé aussi interprétable analytiquement que le rêve nocturne.

Certains poèmes de Paul Éluard ont causé chez moi à la première lecture une véritable, immédiate et précise nostalgie du rêve.

Loc. cit.

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RENOMMÉE DE L’AMOUR

L’amour dédicace à l’amour Les jours sans pluie Et comme il convient les beaux jours Pour l’amour et ses préférences Au renom du plus vieil amour À la pluie du mot amour Au seul amour sans regret sans bonheur sans retour À l’avenir des fous Aux fossoyeurs aux gais compagnons du bagne Au poignant au brûlant souvenir du tatouage À ma chère mort À ceux qui doutent encore Aux trésors des aveugles Aux larmes À l’eau au vent au feu à l’amour À l’espoir de celui qui brise son amour Au tourment de feu et de glace Aux premiers événements qui signaleront la révolte et le sang Aux draps des crimes passionnels Aux beaux draps des suicides À la crosse plus tendre que de raison du revolver Aux départs qui soufflent jusqu’à l’air Aux déchirants matins de celui que l’amour rejette Au plomb des balles Pour que ceux qui n’en sont pas touchés meurent Comme des chiens empoisonnés Aux douleurs de ceux qui s’éveillent Aux nuits vides À ma vie perdue À la perte sans regret sans retour sans bonheur de la vie Pour que ceux qui aiment et croupissent dans leur bonheur Se lèvent et jettent les premières malédictions À l’ouragan Aux mains plus tristes que tout Pour mieux effacer mon nom Pour secouer la poussière et retomber en poussière Pour maudire les instants soi-disant heureux Pour le réveille-matin chargé de poudre Aux statues nues de la nuit Au marbre perdu Pour avoir un lit de marbre Pour ne pas avoir de tombeau Aux signes de feu du poignard Aux seuls aux uniques souvenirs sexuels À la bouche de pierre de l’amour Au froid de l’eau la nuit Pour ne plus recommencer Au plus tendre amour.

César MORO.

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LE SONGE OU LES COQS

Une forêt en Hongrie. Immobiles, aussi bariolés que l’automne, des coqs sauvages étaient plantés dans les feuilles mortes. Toi. C’était sûr. O rire de la sécurité après la barbarie des jours. Du passé je n’avais mémoire (les injures d’un cocher). Presque à chaque pas tu t’arrêtais et si follement me tendais ta bouche. La forêt m’apparaissait en son octobre comme une projection de notre amour. Certainement je possédais la notion de mon bonheur, mais parfois je sentais avec une horreur vague qu’à la moindre modification de notre économie affective la forêt se dissoudrait pour faire place à un autre site conforme aux nouveaux mouvements de notre âme. La lumière ne bougeait pas. C’était toujours cinq heures après midi en automne. Sur une route à l’ouest des cavalcades passionnées obéissaient au rythme du deuxième scherzo de Chopin. Des chevaux vert-olive montés par des dames et des pages vêtus de noir frappaient le sol en cadence, faisaient succéder au plus impétueux galop le pas le plus mesuré et parfois dansaient sur place en se cabrant avec une gloire comique. Nous sortîmes des feuilles pour admirer ce spectacle, et nos pieds bien chaussés de souliers neufs s’enfonçaient agréablement dans la glaise humide et pure du talus. Tes yeux avaient une franchise inconnue. Chaque geste de tes mains faisait naître en arceaux dans l’air les végétations transparentes de la joie. Et tu m’aimais, tu m’aimais, tu me disais chéri mais d’une façon particulière, en changeant l’é fermé en è ouvert et en traînant la voix sur la première syllabe : chè…ri, et si languissamment. Et tes baisers glissaient dans ma gorge et me remplissaient la poitrine comme des tiges à croissance vertigineuse dont ta bouche eût été la fleur. Tu me rendais justice. J’éprouvais une douceur comparable à celle que tu m’avais donnée jadis quand pour calmer les terribles agitations de mon sommeil tes mains fraîches caressaient mon front tandis que tes lèvres murmuraient les phrases dénuées de sens et rassurantes des petites mamans dans l’obscurité. Soudain ton corps se renversa sur un parterre de plantes dont je ne distinguais pas la forme mais que je savais être des ciguës, ton corps se renversa et parut vouloir m’offrir de dangereuses douceurs. Tes yeux se fermèrent automatiquement comme les yeux d’une poupée perfectionnée quand on la pose sur le dos. Je reculai avec effroi et dégoût parce que tu étais une morte qu’on n’avait plus le droit de toucher et parce que je compris que ton corps s’était renversé non pour moi particulièrement, non pour moi Arden ton amant, mais pour l’homme sans nom, pour le compagnon de promenade que tu avais nourri de baisers tout à l’heure. Tu ne m’avais pas reconnu. C’est alors que s’évanouit le décor pacifiant de la

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forêt. Nous nous trouvions maintenant au milieu d’un bois rongé de lichens, situé à l’extrême nord de l’Europe, dans une de ces régions traversée déjà par des souffles polaires annonciateurs des premières banquises. Ton buste se redressa lentement et tes yeux de somnambule — ils ne me reconnurent qu’à partir de ce moment — me désignèrent avec angoisse un groupe d’arbres lépreux auxquels se trouvaient accrochées quelques-unes des gravures qui autrefois décoraient notre modeste chambre. Cette constatation ouvrit dans nos âmes une douleur où coulaient les douleurs de tout un âge, et nous partîmes avec des larmes vers des solitudes indéterminées. Ainsi le cœur perdu nous marchions côte à côte en regardant les cailloux lorsque nous aperçûmes sur le sol en trois ou quatre endroits sablonneux et gonflés des espèces de colonnades circulaires à moitié ensevelies et dont la hauteur ne dépassait guère nos chevilles. Sans examiner de plus près ces témoignages d’une civilisation aussi avancée chez les taupes, hagards et brusquement isolés l’un de l’autre quoique nos mouvements identiques et contemporains eussent pu laisser croire que nous agissions de concert, nous commençâmes comme des fantômes à saccager les inquiétantes architectures qui avaient l’aspect résistant de la pierre et qui cependant tombèrent en cendres sous la pointe de nos cannes, telles que ces boulets calcinés mais encore entiers qu’on écrase au petit jour l’hiver en vidant la cheminée refroidie. Quand notre sang retiré du cœur se répandit à nouveau dans notre tronc et dans nos membres, quand se releva notre tête non encore irriguée, nous vîmes, de nos yeux décolorés par les anciens pleurs, que des coqs fichés en terre étaient absolument pourris.

Gilbert LÉLY.

POÈMES

I

Abandonne aux dentitions électriques Nos mains et les oiseaux L’ascenseur emporte Les arbres et les photographies La rivière garde nos chevelures La nuit s’étrangle au tambour des portes et l’on recommence l’aventure

II

Mets sous la chaise les boucles d’oreille et les fleurs du tapis et tous les bouquets de la veille pour que la sueur des brises et les cuisses de verdure et les trompes sous-marines survivent au précipice.

Étienne LERO.

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NOTE

RELATIVE à L’ESSAI sur LA SITUATION DE LA POÉSIE,

(Le surréalisme a. s. d. l. r., n° 4, page 16, ligne 51).

Quoique dans l’ensemble du poème de Burger, cette interjection réitérée prenne la place d’une suggestive imitation de la réalité expressive et se perde dans la masse d’un développement logique sous la forme d’un simulacre auditif, le choix de Borel, sa façon de l’extraire de l’ambiance, pour la stériliser, la poser hors de toute influence en tête d’un recueil de poèmes, constitue pour l’époque une innovation (je parle du procédé, non pas du sens de la citation) qui tend, par un mouvement de surprise et de contraste, à superposer à la valeur sentimentale, que sans doute l’auteur attribuait à ses poèmes, un élément nouveau, celui de l’ironie. Celle-ci agit aussi bien sur les propres productions de Borel (elle démontre par l’impudence et la raillerie qu’il est conscient de sa propre vanité et impuissance) que sur celle de Burger (que par allusion à leur célébrité, elle ramène à un niveau plus familier) mais surtout sur le lecteur, par la gêne qu’elle suppose provoquer en lui, celui-ci ne sachant plus s’il faut opter pour le sérieux des idées exprimées dans les poèmes ou pour le dépit et la légèreté presque insultants avec lesquels l’auteur les considère. Dans cet antagonisme de forces, de deux volontés contraires, l’une élevant la valeur de la poésie et l’autre l’abaissant, simultanément, dans l’ambivalence sentimentale qui préside à l’estime qui sur un plan psychique donné égale la déchéance, le lecteur troublé ne peut que pressentir l’existence d’un domaine jusqu’alors inconnu et, implicitement, l’insuffisance des moyens d’expression pour la connaissance de celui-ci. L’ironie qui s’exerce aux dépens de celui qui est sujet et objet à la fois, présente le maximum de garanties de réussite

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et par conséquent le plus d’efficace pouvoir de susciter chez le spectateur une impression pénible ; elle est donc à l’encontre de l’invective, de nature masochiste ; mais la valeur scandaleuse que Borel lui assigne en lui rendant la publicité d’un acte symbolique et en insistant sur son caractère impudique et provocant, nous intéresse tout particulièrement. Les moindres signes de mécontentement (techniquement parlant : relatifs au domaine psychique), suivis d’une réalisation aussi minime soit-elle, — dans un monde sans préparation alors qu’oser dans la vie de l’esprit égalait un risque de mort sur un champ de bataille, — ont joué un rôle si important pour la méthode même qu’ils inauguraient que nous ne pouvons pas les négliger pour l’étude de l’époque qui nous préoccupe ici.

NOTE

RELATIVE à L’ESSAI sur LA SITUATION DE LA POÉSIE

(Le Surréalisme a. s. d. l. r., n° 4, page 18, ligne 1).

À cette passagère tendance il faut rattacher un essai par lequel, à la limite où la confusion touche à la plus opaque inconscience, un groupe de poètes voudrait rendre au langage les vertus magiques et créatrices qui en dernier lieu se résumeraient (puisque c’est Dieu lui-même qui a créé la parole !) en une sorte de prestidigitation de conception bien puérile. Il s’agit en somme d’un primitivisme à peine déguisé, de nature mystico-romantique, qui prétend, par la création d’un langage plus ou moins inventé, donner un aspect nouveau au monde sensible. À la révolution sociale, ils opposent la révolution du langage, un vague espéranto poétique… ces tristes messieurs ! Il est étrange que des spécialistes de la question puissent méconnaître le principe essentiel de la linguistique moderne (voir Meillet, Vendryès, etc.) selon lequel le langage est phénomène social, tandis

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qu’un fatras aussi inconsistant que pseudo-philosophique trouve chez eux un appui inconditionné.

C’est à ce même dilettantisme moderniste qu’il faut ramener les recherches aussi primaires que confusionnelles des groupes « néo-constructivistes », qui réduisent au simple énoncé de la ligne ou de la couleur la valeur intrinsèque et extrinsèque de l’objet pensé, en renouvelant sous des formes mystico-rationalistes les théories scolastiques qu’on croyait pourtant bien à leur place parmi les premiers balbutiements de la raison humaine. Les prophètes de cette nouvelle religion dite « abstraite », dont certains attendent la réforme de l’humanité, ne manquent pas, à l’occasion, de se retrancher derrière la sécurité que leur offre la bourgeoisie pour couver, entre la rage et le sentiment de culpabilité, leur propres contradictions.

La plus grande méfiance doit être opposée à ces chasseurs de « styles » nouveaux. Leur facile contentement d’un résultat uniquement formel, cache sous un aspect trompeusement « moderne » une réelle indigence et les soi-disant ultimes conséquences qu’ils auraient tiré de certaines expériences cubistes, dadaïstes et surréalistes, en simplifiant l’esprit jusqu’à leur squelettique apparence, présentent un exemple caractéristique de refoulement collectif résultant d’un refus unilatéral (c’est-à-dire sans la contrepartie, l’acceptation, qui constituerait le second membre de la phrase dialectique) d’envisager les manifestations du monde extérieur, la connaissance de celles ci étant le seul garant de la volonté de les combattre.

Cette tendance se résout par l’appauvrissement du contenu réel des acquisitions dans le domaine de la poésie et par un délire de fixation de la plus démoralisante et réactionnaire espèce

Il n’est peut-être pas inutile d’établir plus clairement la distinction qui me parait essentielle pour tout ce qui est viable, valable, vivant

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et actuel, entre, d’un côté, la pensée révolutionnaire, expansive, qui selon le mouvement dialectique implique dans la connaissance du monde extérieur aussi bien son acceptation que son refus et, de l’autre coté, le refus unilatéral de cette connaissance d’ou résultent le refoulement, l’abandon, le dessèchement, la mort. Au stade où la poésie se trouve aujourd’hui, la tour d’ivoire n’enferme plus que les idéalistes refoulés, les logiciens enragés qui se méconnaissent, tandis que la pensée dialectique reste la seule capable de concilier les misères du temps avec les valeurs intégrales et permanentes de l’homme et d’amener celui-ci sur un tracé qui lui est déjà indiqué, à une de ces intersections synthétiques qui représentent, au cours de l’histoire les jalons lumineux de la connaissance.

Tristan TZARA.

UN DRAME PASSIONNEL

Hier après midi, vers 13h30, dans la cour de la mairie retentissaient plusieurs coups de revolver. Un sujet bulgare, M. Petroff Pautaho, venait de tirer sur sa femme, Bulgare elle aussi, Petrora née Vassilem, de qui depuis plusieurs mois l’avaient détaché de graves dissentiments. M. Rouzaud, pompier, sortait dans la cour, et avec M. Cros, de Saissac, appelé à siéger aujourd’hui même comme juré à la cour d’assises de l’Aude, tentait d’arrêter le meurtrier. Mais celui-ci réussissait à s’échapper par le portail qui s’ouvre sur la rue Courtejaire, et passant par la rue Voltaire, gagnait la rue Chartran, pour finalement se réfugier chez M. Bousquet, épicier, 45, rue de la Mairie. Très surpris de cette visite inattendue, M. Bousquet le fut davantage encore de voir braqué sur lui le revolver de son visiteur, dont l’arme fort heureusement était enrayée. La police cependant qui avait été alertée, ne tardait pas à arrêter sur le trottoir, devant le magasin de M. Bousquet, le Bulgare que les agents avaient au préalable menacé de leurs revolvers. Entre-temps, la blessée avait pu traverser la rue de la Mairie et entrer dans la pharmacie de M. Coll, où mandé par téléphone, M. le docteur Oustric, lui dispensait les premiers soins. Une seule balle a atteint la victime qui, la poitrine traversée, a été transportée à l’hôpital. Son état ne serait pas extrêmement grave. Nous ne pouvons que féliciter les courageux citoyens qui ont tenté d’arrêter le meurtrier et aussi les agents Audounet et Bendine, qui ont procédé à son arrestation. (Dépêche de Toulouse, 9 février 1933).

Mardi, 6 février, au commencement de l’après-midi, un homme tirait plusieurs coups de revolver sur une passante ; et, après l’avoir abattue, se précipitait dans la Mairie, traversait un groupe d’agents ; enfin, utilisant une porte latérale, retournait dans la rue, très peuplée à cette heure-là. Il entre dans la boutique d’un épicier dont le nom est peint sur la devanture et lui crie en le menaçant : « Bousquet, fous-moi dans un sac et dis que je suis des pommes de terre. Fous-moi dans un sac ou je te tue ». Il est aussitôt arrêté et désarmé par la foule qui l’a suivi. Transportée à l’hôpital, la victime déclare qu’elle est sa femme depuis plusieurs années. Ils sont nés, l’un et l’autre, en Bulgarie. Jamais, depuis qu’il la connaît, son mari ne l’a possédée de la manière qui est réputée naturelle. Non pas qu’il parut spécialement déterminé à fuir le risque de la conception : « Il se servait de moi, dit-elle, pour suivre son idée ». Revêtue des costumes les plus singuliers (qu’on n’arrive pas à lui faire décrire) elle se rendait à un désir qui semblait toujours l’expulser de son sexe — ceci n’est pas exprimé de manière à ménager mes paroles, mais pour mieux approcher de la vérité : il pratiquait le coït par l’anus et non en se servant de la bouche —, le spasme étant toujours lié chez l’homme à l’acte de lui mordre profondément la nuque. Elle répète sans cesse : « Mais il n’avait pas à me tuer ! » Car ce n’est pas pour s’être refusée à ses entreprises qu’elle a essuyé des coups de feu. Il semble que cela se soit fait naturellement, par l’effet d’une conséquence qui dormait dans les pratiques ci-dessus indiquées. Cependant, l’homme que l’on avait enfermé, a mangé la chair de son poignet pour atteindre l’artère radiale avec ses dents. Il a été surpris avant que la section soit opérée, mais sa blessure est grave. Le médecin qui rapporte l’aventure dit qu’il ne connaît pas de tentative de suicide semblable.

Joe BOUSQUET.

P.-S. — Joe Bousquet qui rapporte une aventure arrivée dans la ville où il séjourne n’a rien de commun avec le commerçant dont l’amant Pautaho a demandé l’assistance.

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CORRESPONDANCE

I.

A ANDRÉ BRETON ET PAUL ÉLUARD.

Saint-Lô, 27 février 1933.

Chers camarades,

Je voudrais connaître votre opinion sur le texte joint, obtenu de la façon suivante :

Un certain nombre de volumes sont sur ma table (Dumas, Traité-de-psychologie, t. II ; Mélinaud, notions de psychologie ; Goblot, traité de logique ; Boileau, œuvres poétiques Chateaubriand, extraits de ses œuvres ; Lamartine, Jocelyn, t. II ; Michelet, pages choisies ; Brunetière, histoire de la littérature française ; Chevailler et P. Audiat, les textes français XIX e siècle ; De la méthode dans les sciences 1 re série, par MM. les professeurs… ; Journal de psychologie n° 9-10, 1932). Je ne les ai pas choisis mais pris au hasard dans un placar d. J’ouvre tantôt l’un tantôt l’autre, sans ordre, et j’écris la phrase ou le membre de phrase qui me frappe en cherchant seulement à respecter autant que possible la syntaxe.

Le résultat a t il un intérêt ? Y aurait-il lieu de reprendre l’expérience en opérant avec un plus grand nombre d’ouvrages, plus variés ?

Il ne peut s’agir ici d’un nombre de pas. Que je tourne peu ou beaucoup la tête il n’est plus possible de lier à un ensemble temporel, sous les yeux d’un chimpanzé, des jetons de diverses couleurs. En invitant l’homme à rendre compte, certains hyménoptères solitaires, le dix-septième jour, apparaissent sous l’influence des causes qui compromettent la vie de l’individu : la température s’abaisse au dessous de + 8° C. Cette question n’est pas sans importance : tout homme est mortel donc quelque innocent n’a pas été acquitté. Il faut joindre des arguments qui sont tout à fait du même ordre : une cellule se multiplie par une confusion entre soi et autrui ; chacun de nos chapitres n’admet plus aujourd’hui, en général, la théorie de la mosaïque ; les rapaces diurnes s’attribuent les dons de prophétiser ou de guérir ; pour un sourire, un geste, une parole en l’air, le syndrome adiposo-génital réalise pour nous des catalyseurs modèles dont nous portons l’uniforme et accomplissons les rites. Un livre unique qu’on lit et qu’on relit, qu’on rumine et digère développe souvent mieux une sorte d’osmose entre le réel et le mètre étalon : c’est qu’il en existe un et qu’une symphonie est une calamité. Comment le déterminer ? Lorsque le réactif a été d’ordre mécanique ou d’ordre purement chimique, tel est le cas du forgeron ou de l’absorption de doses croissantes de morphine, à cette évolution de la critique répond une évolution de l’antique Cérès et de sa sombre fille. Retiré dans sa « tour d’ivoire » le titre d’administrateur de la forêt d’Ardennes n’était pas pour mon oncle une sinécure : il avait à faire une étude sociologique du langage qui, par certains cotés, dépend de conditions organiques. Ce que nous venons de dire pour la déformation d’un clou on peut le dire pour toutes les déformations permanentes. Oui, les premiers baisers, oui les premiers serments plus affreux que le toast à l’ange des ténèbres, la loi biologique en vertu de laquelle tous les êtres doués de vie tendent à se répéter dans leurs descendants. On s’expliquera un grand nombre des difficultés du problème si l’on remarque que ces deux définitions comportent un terme très vague.

Les Austrasiens, qui faisaient le siège de Skramarsax, se hâtèrent de réunir la péninsule sous un même joug. Mais l’amour d’une indépendance illimitée, Thomas Becket, Sigebert, Hareghisel, les archevêques de Kenterbury, Henri de Monmouth, Hilpéric, Frédégonde et les Neustriens devaient être le signal d’une foule de désordre. Le corbeau n’arrache point l’œil du corbeau. L’évêque, avec le respect traditionnel des anciens sujets de l’empire romain leva les mains et jura la grosse viande, les légumes, la volaille, le poisson. Et par conséquent moi aussi pourrais-je dire j’ai pris dans l’immensité de la création une goutte d’eau et je l’ai prise toute pleine des éléments appropriés au développement des êtres inférieurs sur lesquels le pape essaya de soutenir l’Église en ruine.

Un trait nouveau éclate ! Quelle scène étalée aux yeux du lecteur : la nuit ; la tente d’Achille ; l’hôtel de l’Europe ; l’armée française, toujours la même ;les grèves du Maryland ; le pélican ; un rameau desséché au dessus des nuages ; la gueule béante du métier ;la timidité disparaît complètement ; dans une cabine téléphonique si la réponse était donnée par un phonographe caché dans l’appareil l’effet serait le même ; un calme formidable pèse sur ces forêts ; une voix extraordinaire retentit quand les temples viennent à crouler ; faisons bien attention qu’il ne faut pas parler ici de raisonnement par analogie ; un chien qui aboie contre un chien, je l’interprète comme un signe ; le vieux matelot ressemble au vieux laboureur ; un art poétique, soit en prose, soit en vers — car on peut écrire en prose sur la poésie — est l’ensemble des règles qui n’ont pas craint de tenter le plus fort rempart contre les nouveautés ; il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.

Oui nous nous aimerons comme nous nous aimâmes, mais aujourd’hui la nuit tombait, ses beaux yeux errent et nagent, en rez-de-chaussées, galeries et terrasses. Qui peut dire ce qui fait l’attrait d’une forme imprimée dans un morceau de pierre. Quel sourire que celui du sexdigitisme. Les oiseaux qui plongent à plusieurs mètres sous l’eau disparaissent les premiers ; le vieillard est profondément attaché à l’existence, sa logique est routine, cet art a donc dû varier suivant les climats, Louis XIV lui même y a senti la fatigue et l’ennui.

Jehan MAYOUX.

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II.

À ANDRÉ BRETON

Carcassonne, 7 mars 1933.

Monsieur,

Je vous remercie de m’avoir envoyé Les Vases communicants. J’ai retrouvé en recevant ce livre, cette sorte d’émotion impatiente que faisaient jadis naître en moi les numéros de la « Révolution Surréaliste » et l’inattendu que, toujours, contenaient leurs textes et leurs photographies. Cependant, pour ce qui est de votre ouvrage, rien ne fut, par moi plus attendu que lui. Depuis plusieurs années en effet je suis en proie (comme tous mes amis et comme, je pense, la plupart des hommes pour lesquels la révolution et l’amour furent, au moins un temps, les deux seules formes possibles de l’espoir) je suis en proie, dis-je, à un malaise très particulier, qui ne parvient pas à être vraiment douloureux et intolérable, mais où, à défaut de désespoir, l’absence de tout espoir est telle que l’action y apparaît inutile, les objets désirés illusoires.

Comment, dans ces conditions, n’aurais-je pas attendu avec plus que de l’impatience ce qu’allaient dire les hommes qui m’avaient fourni, sur tant de points, de si précieuses méthodes pour désintégrer un univers que mon esprit ne pouvait plus penser dans le climat duquel mon cœur ne pouvait plus aimer.

Hélas ! Certains de ces hommes semblaient donner quotidiennement la preuve qu’il n’y avait plus rien à attendre d’eux. L’auteur du Paysan de Paris s’occupait à la confection de poèmes susceptibles d’évoquer en nos mémoires les plus belles pages de nos manuels d’instruction civique — ou trouvait l’occasion de s’émouvoir en regardant fabriquer des casseroles. Le vent de crétinisation systématique, qui souffle d’U.R.S.S., parvenait à rallier à la cause dite révolutionnaire des mystiques admirateurs de l’Inde, des moralistes estimant que le travail, même forcé, est une source de régénération pour l’homme, des adorateurs de la machine, des pédagogues pensant que « l’enseignement matérialiste des mathématiques doit opérer par le pliage et le découpage de morceaux de papier » (U.S. de 32) — et tant d’autres ! Au milieu de l’erreur générale il me semblait pourtant, Monsieur, que vous vous mainteniez seul, ou presque, sur des positions valables. Dans Misère de la Poésie vous faisiez justice de la « littérature prolétarienne ». Mais j’attendais avec impatience une mise au point plus explicite. Les Vases communiquants me l’ont apportée.

Ils m’ont apporté en outre la révélation que mon histoire est plus que jamais, semblable à la vôtre. Un amour, l’amour unique, s’est montré, pour moi aussi, sans issue. Longtemps j’avais considéré, par une sorte d’aveuglement de jeunesse, que les difficultés qui séparent les amants sont, en quelque sorte, matérielles. Le visage aimé demandait, de toute sa nécessité, que soit nié le monde dans lequel il était pris, dans lequel il était égaré, il demandait que tout cela s’écroule, qui rendait son existence impossible, et que soit reconstruit un Univers conforme à lui-même. Dans un tel travail de destruction et de reconstruction, les peintres surréalistes me furent du plus grand secours. Mais sans doute n’était-ce pas assez, et ne s’agissait-il pas de rêver, vous le dites bien, mais d’agir, de « convertir l’imaginé au vécu, ou, plus exactement, au devoir-vivre ». Fallait-il donc se tourner vers l’U.R.S.S. où, dites-vous encore, les « églises s’effondrent, le produit du travail collectif est réparti sans privilège entre les travailleurs », etc. ? Je ne le pense pas, et je trouve votre livre bien doux pour la Russie, bien subtil dans l’interprétation des différences qui séparent nos désirs de ses réalisations. Je ne crois pas que mes émotions premières, les haines et les dégoûts, les admirations et les espoirs qui m’ont porté jusqu’au point où me voici méritent d’être condamnées. Au nom de quoi, du reste, les condamnerais-je, puisque leur souvenir est la seule force qui me détermine à penser ce que je pense ? Je dis leur souvenir, tant les occasions qu’ils ont encore de revivre sont rares. Point tout à fait absentes cependant, comme l’a démontré l’état d’exaltation qui fut le mien, voici quelques jours, lors de la représentation de L’Age d’Or, que, mes amis du Ciné-Club et moi, nous avons projeté à Montpellier. En revanche, aussi violemment, plus violemment sans doute que devant la plupart des films français, mon indignation a éclaté lors de la représentation du Chemins de la Vie , à la vue des jeunes cons pour lesquels le travail est le seul but, le seul moyen de vivre, qui tirent vanité d’un uniforme de chef de train, qui n’entrent au bordel — où, du moins, il y a des chansons et des corps abandonnés — que pour taper sur les femmes, et pour déchirer avec rage ce cœur de papier sur lequel brillent ces mots — que, somme toute, je prendrais volontiers pour programme — « Ici l’on boit, l’on chante et l’on embrasse les filles ».

… Il est vrai, comme vous le remarquez, que la « précarité » de leur situation sociale « voile » à la plupart la précarité de leur situation humaine. Combien pensent, à l’heure actuelle, que la Révolution peut être une « fin », et tout arranger. La place que la Nature a faite à l’homme pose bien d’autres problèmes, entièrement négligés aussi bien de l’autre coté du « mur » russe que de celui-ci. J’ai eu le plus grand plaisir à vous le voir affirmer, à vous voir reprendre à votre compte les préoccupations nées de nos besoins éternels (vous dites vous-même « insituables dans le temps ») dont la satisfaction, pour être actuellement gênée par l’état social, n’en demeurera pas moins toujours incomplète. D’où la nécessité éternelle de rêver, nécessité dont seules, sans doute, les forces d’esclavage qui ont, jusqu’à présent, pesé sur l’homme, ont pu nous faire croire qu’elle était une nécessité de rêver « endormi ». Votre effort pour briser les portes fermées sur la veille, pour faire entrer dans la vie du jour, les images de nos nuits, est de ceux que, depuis des années, je ne cesse de suivre avec admiration. C’est vous dire combien, dans la vie grise que je mène, tout ce qui vient de vous m’est utile, et combien vos œuvres et celles de vos amis m’ont aidé à détruire certaines des murailles qui empêchaient mon désir de « s’emparer, au petit bonheur, de ce qui », dans la perception normale, « peut être utile à sa satisfaction ». Je ne me dissimule point, du reste, qu’en ce sens presque tout est encore à faire. Le monde réel n’est pas celui de nos rêves. Et, quelque soit le pouvoir de choix de notre désir, il y a encore, hélas, des données qui s’imposent à nos yeux, à nos oreilles. Les Églises sont debout, et la Nature ne nous connaît pas.

Ferdinand ALQUIÉ.

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HIER, SABLES MOUVANTS

Étant enfant (entre 4 et 7 ans), je ne voyais du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à mon plaisir. C’était avant tout des pierres et des arbres, et rarement plus d’un objet à la fois. Je me rappelle que pendant deux étés au moins, je ne voyais de ce qui m’entourait qu’une grande pierre qui se trouvait à environ 800 mètres du village, cette pierre et les objets qui s’y rapportaient directement. C’était un monolithe d’une couleur dorée, s’ouvrant à sa base sur une caverne : tout le dessous était creux, l’eau avait fait ce travail. L’entrée était basse et allongée, à peine aussi haute que nous à cette époque. Par endroits l’intérieur se creusait davantage jusqu’à sembler former tout au fond une seconde petite caverne. Ce fut mon père qui, un jour, nous montra ce monolithe. Découverte énorme ; tout de suite je considérai cette pierre comme une amie, un être animé des meilleurs intentions à notre égard ; nous appelant, nous souriant, comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouverait avec une surprise et une joie infinies. Tout de suite, elle nous occupa exclusivement. Depuis ce jour nous passâmes là toutes nos matinées et nos après-midis. Nous étions cinq ou six enfants, toujours les mêmes, qui ne nous quittions jamais. Tous les matins, en m’éveillant, je cherchais la pierre. De la maison je la voyais dans ses moindres détails, ainsi que, tel un fil, le petit chemin qui y menait ; tout le reste était vague et inconsistant, de l’air qui ne s’accroche à rien. Nous suivions ce chemin sans jamais en sortir et ne quittions jamais le terrain qui entourait la caverne. Notre premier souci, après la découverte de la pierre, fut d’en délimiter l’entrée. Elle ne devait être qu’une fente tout juste assez large pour nous laisser passer. Mais j’étais au comble de la joie quand je pouvais m’accroupir dans la petite caverne du fond ; j’y pouvais à peine tenir ; tous mes désirs étaient réalisés. Une fois, je ne saurais me rappeler par quel hasard, je m’éloignai plus que d’habitude. Peu après je me trouvai sur une hauteur. Devant moi, un peu en contre bas, au milieu des broussailles, se dressait une énorme pierre noire présentant la forme d’une pyramide étroite et pointue dont les parois tombaient presque verticalement. Je ne puis exprimer le sentiment de dépit et de déroute que j’éprouvai à ce moment. La pierre me frappa immédiatement comme un être vivant, hostile, menaçant. Elle menaçait tout : nous, nos jeux et notre caverne. Son existence était intolérable et je sentis tout de suite — ne pouvant pas la faire disparaître — qu’il fallait l’ignorer, l’oublier et n’en parler à personne. Il m’arriva néanmoins de m’approcher d’elle, mais ce fut avec le sentiment de me livrer à quelque chose de répréhensible, de secret, de louche. Je la touchai à peine d’une main avec répulsion et effroi. J’en fis le tour, tremblant d’y découvrir une entrée. Pas trace de caverne, ce qui me rendait la pierre encore plus intolérable, mais pourtant j’en éprouvais une satisfaction : une ouverture dans cette pierre aurait tout compliqué et je ressentais déjà la désolation de notre caverne si l’on eut dû s’occuper d’une autre en même temps. Je m’enfuis loin de cette pierre noire, je n’en parlai pas aux autres enfants, je l’ignorai et ne retournai plus la voir.

À la fin de la même époque, j’attendais la neige avec impatience. Je ne fus pas tranquille jusqu’au jour où j’estimai qu’il y en avait assez —et je l’estimai à maintes reprises trop tôt — pour me rendre seul portant un sac armé d’un bâton pointu, dans un pré à quelque distance du village (il s’agissait d’un travail secret). Là, j’essayais de creuser un trou juste assez grand pour y pénétrer. À la surface on ne devait voir qu’une ouverture ronde aussi petite que possible et rien d’autre. Je me proposais d’étaler le sac dans le fond du trou et, une fois là, je m’imaginais cet endroit très chaud et noir ; je croyais devoir éprouver une grande joie... Je ressentais souvent, par avance, l’illusion de ce plaisir au cours des journées précédentes ; je passais mon temps à me représenter toute la technique de cette construction, j’accomplissais mentalement tout le travail dans ses moindres détails ; chaque geste était vécu d’avance, je me figurais le moment où il faudrait prendre des précautions pour éviter que tout tombât. J’étais tout au plaisir de voir mon trou complètement aménagé et d’y entrer. J’aurais voulu passer là tout l’hiver, seul, enfermé et je pensais avec regret qu’il faudrait bien rentrer à la maison pour manger et dormir. Je dois dire que malgré tous mes efforts et aussi probablement parce que les conditions extérieures étaient mauvaises, mon désir ne se réalisa jamais.

Les premiers temps que j’allai à l’école, le premier pays qui me sembla devoir être merveilleux fut la Sibérie. Là, je me voyais au milieu d’une plaine infinie, couverte d’une neige grise : il n’y avait jamais de soleil et il faisait toujours aussi froid. La plaine était limitée

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d’un coté, assez loin de moi, par une forêt de sapins, une forêt monotone et noire. Je regardais cette plaine et cette forêt par la petite fenêtre d’une isba (ce nom était essentiel pour moi) dans laquelle je me tenais et où il faisait très chaud. C’était tout. Mais très souvent je me transportais mentalement à cet endroit.

En fait de sollicitation mentale, à répétition, du même ordre, je me souviens qu’à la même époque, pendant des mois, je ne pus m’endormir le soir sans m’imaginer avoir traversé d’abord, au crépuscule, une épaisse forêt et être parvenu à un château gris qui se dressait à l’endroit le plus caché et ignoré. Là, je tuais, sans qu’ils pussent se défendre, deux hommes, dont l’un, d’environ dix-sept ans, m’apparaissait toujours pâle et effrayé, et dont l’autre portait une armure sur le coté gauche de laquelle quelque chose brillait comme de l’or. Je violais, après leur avoir arraché leur robe, deux femmes, l’une de trente deux ans, tout en noir, à la figure comme de l’albâtre, puis, sa fille, sur laquelle flottaient des voiles blancs. Toute la forêt retentissait de leurs cris et de leurs gémissements. Je les tuais aussi, mais très lentement (il faisait nuit à ce moment là) souvent à coté d’un étang aux eaux vertes croupissantes, qui se trouvait devant le château. Chaque fois avec de légères variantes. Je brûlais ensuite le château et, content, je m’endormais.

Alberto GIACOMETTI.

OBJETS PSYCHO-ATMOSPHÉRIQUES-ANAMORPHIQUES

Que celui de mes lecteurs à la tête lourde et marconisée qui n’est pas parvenu à concevoir intégralement « l’essentielle originalité » des objets surréalistes à fonctionnement symbolique (originalité faite de l’absence absolue des vertus familières « plastico-formelles ») renonce, cette fois encore, à me suivre, dans l’itinéraire explicatif — trop incommode, trop déprimant — pour lui du « processus dialectique » de « l’objet surréaliste ». Le volume où ces pages lui apparaîtront imprimées, qu’il l’écarte d’un geste bref de sa main délicate dont le petit doigt a déjà la raideur maniérée de la catalepsie partielle. Qu’il laisse sans crainte et doucement, sa tête plus lourde que le mercure s’immobiliser sur une plate-forme appropriée de pain imbibé d’éther, et que, dans ces conditions favorables, surgissent à la surface blême de la peau tendue et sensiblement violacée de ses tempes douloureuse, les minuscules — mais nombreuses et progressivement nettes — photographies en couleurs de Marconi illuminé par le soleil de après midi, en train de persécuter avec une longue tige de plomb un perroquet effaré, parmi les innombrables rosiers en fleurs d’un jardin humide et ainsi, jusqu’à ce que lesdites photographies finissent par recouvrir avec l’accélération morbide caractéristique, sa tête masochiste d’une épaisse et inguérissable végétation de champignons polychromes.

Oui, cet abandon phénoménal à la définitive éruption marconienne depuis toujours latente vaut mieux pour lui que la perte totale et ultime de ces uniques illusions panthéïsto-spatiales qui lui permettent de continuer à sucer la douceur fine et sale de la bien connue esthétique contemporaine. Oui, je le répète, pas d’accommodation intellectuelle possible, car, depuis l’apparition des « objets surréalistes à fonctionnement symbolique » tout a été de pire en pire et la notion synthétique de toutes les aggravantes qui conduisent à la hiérarchie réjouissante du « Lamentable » (!) semblent requérir de plus en plus consciemment nos vertiges d’irrationalité concrète. Depuis l’apparition des « objets surréalistes à fonctionnement symbolique » on aura pu, en effet, observer qu’il s’agissait de savoir plutôt comment on pouvait aboutir à rendre, par exemple, une table comestible, pour la satisfaction au moins partielle des désirs impérieux de « cannibalisme d’objets » (découverte qui est à la base même des phantasmes de communication et de perception) que de se préoccuper de la place de ces objets dans l’espace, et, à plus forte raison, de la confection ravissante de la notion insensée de piédestal. Cette notion n’est d’ailleurs pas forcement inhérente à celle de l’objet concret, comme on voudrait bien nous le faire croire, et, s’il serait absurde et trop tentant poétiquement d’imaginer un piédestal pour un objet — balle ou bolide vertigineux — qui n’existe que pour être projeté violemment dans l’atmosphère (on a prévu des objets surréalistes à lancer, projeter violemment contre murs-piédestals), plus absurde encore m’apparaîtrait le fait d’imaginer un piédestal pour les « objets surréalistes », atmosphériques par excellence et dont la vitesse psychique — comme nous allons le voir — dépasse les accélérations les plus einsteiniennes des nouvelles physiques imaginatives.

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Voici, en effet, dépassé le stade de cannibalisme d’objets et même, je le soupçonne, voici dépassé tout stade symbolique en général et ceci, grâce au projet de confection scrupuleuse des imminents objets psycho-atmosphériques anamorphiques.

Aujourd’hui rien n’appelle mes besoins lyriques avec une plus nécessaire exclusivité, que les objets psycho-atmosphériques anamorphiques, rien si ce n’est, bien entendu, Gala qui les incarne et en constitue mon exemple vivant.

L’objet surréaliste, nous l’avons vu, dès ses débuts, agir et devenir, sous le signe de l’érotisme, et, tout comme il en est de l’objet d’amour, après avoir voulu l’actionner, nous avons voulu le manger. Et maintenant, après avoir franchi, comme je l’ai déjà dit, le stade congénital de nos illusions transférables, l’être d’amour nous apparaît anamorphe et atmosphérique, ainsi, d’ailleurs, que la perspicacité habituelle de mes lecteurs va leur permettre de le découvrir sans que j’aie besoin d’insister trop lourdement.

Grâce à la compréhension des nouveaux objets surréalistes que je vais tâcher de présenter ici, la comparaison — jugée banale et ridicule, imprégnée de ce « goût anamorphique » que, seules, connurent exactement les aspirations lyriques des préraphaélites —, qui associe l’être d’amour à une étoile brillant au firmament prendra un sens surréaliste incontestable, quoique l’étoile qui en résulte, est surestimée et ne nous serve, dans ce cas de révision critique rigoureuse, que comme élémentaire simulacre de médiation.

L’exemple typique, dans ses composantes principales, d’objet psycho-atmosphériques anamorphiques est tel qu’il suit : dans une chambre tout à fait obscure, les surréalistes viennent périodiquement apporter des objets inventés ou existants dont le choix devra comporter le maximum d’étrangeté et de bizarrerie. Quand le nombre de ces objets sera jugé suffisant, un surréaliste n’étant pas encore intervenu dans leur recherche, sera enfermé dans la chambre et, toujours dans l’obscurité, il ira instinctivement (après avoir, pendant un temps, fait, autant que possible, en sorte de ne pas diriger sa pensée, ainsi qu’il se pratique pour l’écriture automatique et dans les expériences de prétendue transmission de pensée) vers l’objet à choisir.

Alors, plusieurs techniciens, toujours dans l’obscurité, à tour de rôle, décriront oralement, d’après le toucher, les divers éléments de l’objet. Ces descriptions extrêmement détaillées serviront à d’autres techniciens pour reconstruire, d’après elles, séparément les diverses parties de l’objet de façon qu’en aucun moment nul ne puisse avoir une notion approximative de l’aspect de l’objet décrit, ni de celui qui est en train de se vérifier. Les diverses parties de l’objet seront ensuite montées par plusieurs techniciens qui, cette fois, effectueront cette opération de manière purement automatique et toujours dans l’obscurité.

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L’objet définitivement monté devra être photographié mais toujours de telle sorte que le photographe ne puisse le voir.

À cet effet, il conviendra de régler scrupuleusement d’avance éclairage et champ visuel. On aura eu, au préalable, la précaution de laisser tomber l’objet de dix mètres, verticalement, sur un petit tas de foin, juste situé dans le champ visuel de l’appareil. Cette chute n’a d’autre but que de renforcer l’aspect circonstanciel et d’augmenter les chances d’exacerbation concrète par sa « situation » et sa « position » après la chute. La démolition problématique, totale ou partielle, de l’objet l’enrichira encore copieusement de représentations affectives (sado-masochistes, etc.).

Pour l’élaboration chimique de la photo, on aura toujours recours à des procédés rigoureusement aveugles, et, cette dernière une fois obtenue, sera immédiatement enfermée sans que personne n’ait pu la voir, à l’intérieur d’une boite de métal creux. Ainsi sera assuré sa conservation et celle aussi d’un peu de foin qu’on y aura ajouté (l’objet original et l’objet qu’on vient de photographier auront été soigneusement détruits et leurs moindres débris volontairement perdus avant cette opération). Enfin, le cube de métal contenant la photo sera plongé dans une masse indéterminée de fer en fusion qui, en se solidifiant, l’englobera.

Ce morceau informe de fer fondu, d’un poids et d’un volume quelconque sera l’objet type « psycho-atmosphérique anamorphique ».

On le placera n’importe où, de préférence (il s’agit ici de mon goût personnel) dans des maisons, dans des endroits où il encombrera le passage et, autant que possible sur un petit tas de foin frais.

Je ne doute pas un instant de la redoutable fureur poétique, du lyrisme envahisseur et exclusiviste de ce morceau de fer. Son existence sera disputée avec acharnement par les prochaines civilisations et occasionnera, à coup sur, des ravages sanglants et barbares parmi les plus hautes aspirations diurnes de la mélancolie et du fétichisme humain.

Oui ! le stade symbolique franchi, l’objet devient et se « vérifie » par sa propre « constitution réelle » et non plus par les évocations associatrices de sa constitution. L’ « énigme lyrique » vient d’acquérir, au delà de la brume didactique des symboles, la réelle « constitution matérialiste ».

Il s’agit de l’avènement paranoïaque de l’objet. Les sentiments obscurs deviennent des entités classifiables, possibles à compter, réglées à la lumière, selon l’ordre cognitif des anatomies les plus dures et précises et, à leur comparaison, les plus fines articulations des crustacés et des armures prennent les contours vagues, dubitatifs et amiboïdaux des plus déliquescentes méduses et montres molles. Plus éloignés des phénomènes sensoriels que dans toutes nos aspirations antérieures, ces morceaux de fer informes, à l’aspect des plus nuls, insignifiants et lamentables, attireront à leur surface inexpressive le regard fixe et allumé des hommes, dont la pupille se dilatera avec l’acharnement et la perçante obstination que tous les savants musiciens d’optique, tous les charmants esthètes du monde ne parvinrent pas même à éveiller, au contraire, car tous connaissent le pouvoir somnifère que leurs délicates combinaisons intellectualistes-sensuelles ont eu sur le morne et flasque assoupissement de la paupière trop probe dans sa pure physiologie devant le libertinage et la jouissance honteuse et catholique des yeux.

L’œil de l’homme, dis-je, restera fixe et allumé sur ces boules informes de fer, car, de même que l’humain connaisseur du phénomène ne voudrait demeurer indifférent aux rochers qui tombent du ciel, comment concevoir une totale indifférence quand l’occasion est donnée de voir et toucher les matériaux qui, par leur origine extra terrestre indiquent l’incontestable présence des débris d’autres corps célestes, ce qui, du reste ne m’empêche point de dénoncer un piteux défaut d’imagination là comme en tout ce qui concerne les misères grandiloquentes de la nature — ainsi, dis-je, et à combien plus forte raison, l’humain connaisseur du phénomène spirituel et psychologique inclus dans l’informe morceau de fer type de l’« objet psycho-atmosphérique anamorphique » ne pourra, j’en suis sûr, s’empêcher de ressentir violemment tout le réel lyrisme, toute la réelle « perversité objective » de ce réel et véritable météore de l’imagination.

Et l’œil humain restera fixe et allumé sur ce morceau de fer informe et inexpressif.

De même que le mystère, — bien relatif — qui consiste habituellement pour l’homme à se plonger dans la contemplation rêveuse du point lumineux qu’est une étoile brillant au firmament, se trouve anéanti, à l’instant même que le contemplateur se rend compte de son illusion et constate qu’il ne s’agissait de rien d’autre que du bout d’une cigarette, (ce qui d’ailleurs, devrait le plonger dans des méditations autrement profondes et énigmatiques) de même, dis-je, ce bout de cigarette, à nouveau recouvrera, même pour notre naïf personnage, tous ses plus incontestables vertiges de séduction et curiosité irrationnelle du fait et dès l’instant que le bout de cigarette en question sera l’unique élément visible d’un immense objet psycho-atmosphérique anamorphique. Et on lui racontera l’histoire de cet objet, une histoire très

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compliquée, et on le persuadera, sans qu’il puisse lui rester le moindre doute de la présence, dans l’objet, entre autres principaux éléments essentiels, des deux crânes authentiques de Richard Wagner et de Louis II de Bavière. Et ce sont ces crânes, démontrera-t-on, qui, ramollis par un système spécial, fument de concert, (au moyen d’un mécanisme acoustique), la cigarette dont le bout allumé est tout ce qui peut être vu de l’objet consciencieusement enveloppé dans un linge ancien et, au surplus, plongé dans l’obscurité quasi absolue de la nuit.

Le bout de cette cigarette ne pourra que briller et d’un éclat combien plus lyrique aux yeux humains que le scintillement atmosphérique de l’astre le plus limpide et lointain.

Salvador DALI.

NOTES EN VUE D’UNE PSYCHO DIALECTIQUE

D’un point de vue dialectique, du point de vue du matérialisme dialectique, il s’agit de réduire à l’état d’incompréhensible souvenir les cloisons si arbitrairement étanches qui n’ont pas encore cessé de séparer le monde extérieur du monde intérieur. Quand ce ne serait que pour préciser, objectiver l’objet, il importe de savoir comment, avec quelles déformations, chemin faisant, ses reflets aboutissent au sujet, au subjectif. D’autre part, afin d’étudier les sentiments de l’homme, il faut ne jamais oublier que l’humanitarisme sentimental cache, à l’ombre de généralités bêlantes, un individualisme dont les appétits sournois décident des ruses oratoires du masque.

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La loi d’universelle réciprocité qui préside aux rapports des choses entre elles, des hommes entre eux, et, dans chaque homme, des images, des idées entre elles, ne règle pas d’un mouvement moins perpétuel les relations de choses à hommes, d’hommes à choses, des choses les plus lourdement quotidiennes aux images, aux idées dont les surprises saugrenues ou bouleversantes n’ont point d’abord permis de soupçonner la place qu’elles occupent, d’où elles rayonnent dans la ruche aux associations.

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La méthode fait la science. Mais à la lumière des découvertes de la science, la méthode, à son tour doit accepter de se laisser faire et refaire. Ainsi, les immenses progrès des sciences naturelles, au cours des siècles derniers ont été dus à la méthode analytique. Mais cette habitude de travail passée dans la philosophie produisit l’étroitesse spécifique d’une époque, la méthode métaphysique dont Marx, Engels, Lénine ont dénoncé les méfaits. Misère de la philosophie, misère générale et très prompte à menacer, contaminer, stériliser tout champ de recherches particulières. Grâce à la dialectique les matérialistes reprennent contact avec la vie, l’étudient dans ses manifestations contradictoires. Retour de l’abstrait au concret. Le mouvement est rendu aux parties désintégrées, sclérosées, paralysées. L’homme retrouve la possibilité d’agir sur son univers. Tout s’anime. Quel bond en avant ! Révolution. Sur le sixième du globe où sévissaient plus cruellement, plus mortellement qu’ailleurs les institutions d’un monde tombant en ruines, en pourriture (et ces institutions aidaient à la ruine, à la pourriture d’une société dont la ruine, la pourriture les avaient instituées) se poursuit l’édification du socialisme.

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Du considérable retard des sciences psychologiques sur les sciences naturelles. Il n’y a pas longtemps qu’une analyse conséquente a mis enfin quelque clarté dans l’obscurité tabou. Mais si Freud a réglé son compte à l’homme normal, cette entité chère à nos classiques obscurantins, la psychanalyse — par la faute justement de l’incapacité dialectique de la quasi unanimité des analystes qui n’ont pas su aller du particulier au général, du général au particulier, qui n’ont pas su voir que le particulier était aussi le général et le général aussi le particulier — la psychanalyse, dis-je, apparaît prête à faire du complexe le plus complexe un uniforme pour mannequin abstrait.

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La mode décide ces messieurs dames de la psychiâtro-psycho-philosophie à se vanter de considérer sans arrière pensée nouménale les phénomènes dans étude desquels ils se sont spécialisés.

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Et cependant, la phénoménologie, malgré la promesse incluse dans le nom qui la désigne a été droit au cul de sac métaphysique. « Phénoménologie de l’angoisse », annonce Heidegger mais, au lieu d’étudier le comment de l’angoisse, il se contente d’en constater, répéter le pourquoi surgi du mystère de l’être qui nous oppresse... Nous voilà bien avancés. Secouons un peu ce pourquoi. Secouons-le comme un prunier. En tombe l’o, la plus prune des voyelles. Donc reste un « pour qui ? » Ce diseur de « pour qui ! » est dans l’angoisse, parce qu’il ne peut, n’ose se répondre par un « pour moi ». Et même, pourrait-il, oserait-il, qu’il se gâcherait encore son affirmation, rien que de sentir confusément qu’elle ne vise qu’à encourager, rassurer son incertitude. Ainsi, le petit égocentrique, dans son trop cher milieu, trouve une amande à deux noyaux dont l’une est le miel et l’autre l’amertume.

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Ambivalence. Bleuler a décrit la coexistence dans un même sujet de sentiments contraires, contradictoires pour un même objet. Objet simultané d’amour et de haine. La violence des sentiments est celle de leurs mouvements d’un pôle à l’autre.

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Le pont des reflets qui fait la navette du sujet à l’objet, permet au premier de métamorphoser le second, pour à son tour, se métamorphoser lui-même de la métamorphose dont il est l’auteur. Phénomène bien connu, élémentaire de sympathie. Mais les choses se compliquent. La contagion du contradictoire ou même plus simplement du complexe d’un individu à l’autre ne va pas sans conflit. L’individu narcisse, celui qui demeuré au stade oral a mangé l’univers et parce qu’il a dévoré, supprimé les objets se joue à lui-même le rôle d’objet, non seulement ne se suffit pas à lui-même, mais, de lui-même, se détruit. Dans l’île dont le contour est celui de sa petite personne cet isolé succombe au miroir interrogé — interrogateur des eaux les plus médiocres, les plus vaines, les plus superficielles.

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Narcissisme de Heidegger quand, lors d’une leçon inaugurale, à la question « Qu’est-ce que la métaphysique ? » il se répond « Chacune des questions métaphysiques ne peut être posée que si celui qui la pose est, comme tel, inclus dans la question, c’est-à-dire se trouve lui-même mis en question. » On ne va pas vite à ce train là. Le métaphysicien inclus dans sa question comme l’escargot dans sa coquille sera d’autant plus lent que le souci de priorité l’arrête à la moindre poussière d’ombre.

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Du scepticisme. L’intellectuel français, produit et porte parole d’une bourgeoisie avare, doute de son doute, donc croit en soi.

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Le conscient, thèse. L’inconscient, antithèse. À quand la synthèse ? Tiré à hue et à dia l’individu ne surmonte pas son dualisme psychique. Il ne se sent pas lui-même en présence des autres. Il reste en-deçà ou s’égare au-delà. Errements photogéniques et pathétiques. Inquiétude, départs. La littérature et les littérateurs chérissent ces thèmes dont les arabesques les mènent dans la gadoue bondieusarde. Le bonhomme qui au lieu de courir la prétentaine reste à la maison, ne se sent pas non plus lui-même avec lui-même. Il voudrait s’élaborer, mais, dans le laboratoire de sa sacrée salope de petite vie intérieure, il se laisse encore éparpiller par mille courants d’air. La tour d’ivoire, simple façade en demi cercle vis-à-vis du public. Un équateur aussi sordide qu’inexorable a coupé en deux la circonférence. Chaos de vents coulis. Les prétentieux parlent de tempêtes. Ça fait plus riche. Encore et toujours les questions. Pour le poseur de questions, se mettre soi-même en question n’est-ce point, avant tout, un moyen, le meilleur, d’éviter les questions embarrassantes ou même simplement un peu moins propices à la bonne opinion qu’il tient, coûte que coûte, à garder de soi. Il y a du calcul jusque dans la bien peu apparente économie du délire d’auto-punition, l’auto-punisseur se réservant le bénéfice d’une offensive qui, si elle est contre lui-même, ne lui en vaut pas moins l’avantage de réduire les autres à la défensive, à la défensive pour lui-même. Les questions pourraient bien être comparées aux clous du fameux dicton. L’un chasse l’autre. Le chasseur, même et surtout s’il feint le détachement et se réduit à l’état, au rôle de l’inconnue algébrique, ce monsieur X ne tient guère à revenir bredouille.

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Par un goût très lâche du confort au moins moral, le petit inquiet, le grand angoissé, finissent toujours par se décider au transfert de leurs tourments sur la voie de garage des aspirations religieuses. Honteux pragmatisme, des mystiques et autres.

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Le surréalisme, par l’expérimentation qui lui est propre multiplie et précise ces correspondances génialement entrevues par Baudelaire du jardin de la perception. Quel lien existe-t-il entre la pensée à son moment le plus désincarné et une sensation, à ces minutes où l’épithélium apparaît assez joyeux pour qu’il ne soit question de songer à le doubler d’un écho ? Aujourd’hui nous savons que l’abstrait le plus implacablement géométrique révèle, prolonge, dans toute leur énergie, de très concrets désirs. À Freud revient le mérite de l’avoir découvert. Déterminisme complexe, complexe déterminant. Somme ou, mieux, résultante de tant de déterminismes que le déterminé, à son tour, détermine. Dans quelle mesure et comment ces déterminismes se déterminent-ils, l’un l’autre, s’accordent-ils ou entrent-t-ils en conflit ? Les réponses nous seront données par la science encore naissante de la personnalité, aux progrès de laquelle n’est pas sans avoir contribué la très récente thèse du D r Lacan : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Dans une première partie consacrée à la position théorique et dogmatique du problème, Lacan différencie, à fin d’en mieux connaître les rapports, ce qui a été subjectivement éprouvé et ce qui peut être objectivement constaté. À l’ordinaire, ou bien le subjectivo-introspectif, tombait dans les chausse-trappes métaphysiques ou bien l’observateur soi-disant objectif, sous prétexte de psychologie scientifique réduisait le sujet à l’état de ficelle, le condamnait à n’être plus rien que le lien d’une succession de sensations, de désirs et d’images. En vérité, il s’agit d’éclairer aussi bien le dedans que le dehors. Il n’y a point à opter pour une lumière contre une autre, car il n’y a point trop des rayons de l’une et de l’autre contre cette obscurité si longtemps faite au centre et autour d’un problème vital. Les données de ce problème se trouveront, à proprement parler, non point posées mais agitées dans tous leurs mouvants détails à l’occasion de la psychose paranoïaque qui affecte toute la personnalité, la prolonge, la développe, lui sert de miroir grossissant et précisant. Grâce à ce très sensible microscope nous constaterons l’interdépendance des phénomènes internes et externes. La deuxième partie de la thèse du D r Lacan est consacrée à l’étude d’un cas type de paranoïa d’auto-punition. La malade, Aimée, a été arrêtée après avoir tenté de poignarder une actrice connue. Elle avait, auparavant, essayé d’étrangler un éditeur qui n’avait pas voulu publier ses romans dont les passages cités sont d’un extrême intérêt, d’abord, parce que permettant de saisir sur le vif certains traits de son caractère, des complexes affectifs et des images mentales qui l’habitent. Mais surtout, la verve, la grande et subtile allure de ses écrits témoignent d’une valeur poétique assez intransigeante pour que ne puisse qu’aller s’exagérant le désaccord initial entre la créature et le monde qu’elle juge assez détestable pour vouloir le recréer. On sait en quels profits d’argent et de succès les littérateurs professionnels convertissent ce désaccord initial indispensable à la moindre inspiration. Aimée ne s’arrête pas, ne s’arrange pas en chemin. Elle va jusqu’à un admirable état convulsif affolé, affolant. Ses élans se heurtent à un bloc abominablement incompréhensif. Ses besoins de solidarité morale, intellectuelle ont été bafoués à tous les coins de rue. Elle a cru « devoir aller aux hommes ». Elle a cherché à satisfaire « la grande curiosité qu’elle avait de leurs pensées ». Mais les pensées de ces passants l’ont entraînée dans les hôtels meublés où il lui a fallu s’exécuter bon gré mal gré. Cette femme est un levain qui fermente condamné à soi-même. Sa colère brasse les mouvants trésors des profondeurs. À la surface c’est marée basse. La voici seule, abandonnée sur une plage déserte, dans le silence mortel d’une vie, de toute une vie à l’orée d’une activité dont le libre exercice est pratiquement interdit au double prolétariat des femmes du peuple, parce que femme, parce que du peuple. Aimée. Dérision du nom, calembour du destin. Elle se sentait de force à faire lever des hommes. Les hommes ont cru qu’elle ne cherchait qu’à les lever. Elle rêve d’être reçue garçon. Elle veut aimer la femme, elle veut s’aimer. Est-ce la tendance homosexuelle qui décide du malheur ou le malheur de la tendance homosexuelle. Avant de se frapper soi-même dans la personne d’une actrice connue, son idéal, Aimée a esquissé un geste homicide chez l’éditeur qui ne lui a pas accordé la possibilité de se faire entendre.

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« Elle veut faire parler d’elle » dira le flic qui la conduira au commissariat après l’attentat. « Psychologie de sergent de ville » constatera dédaigneusement et justement Aimée. Au cas d’un exhibitionnisme sexuel et meurtrier, comment en juger, sans remonter au refoulement qui est à son origine ? La beauté de certains attentats à la pudeur ou à la vie c’est qu’ils accusent de toute leur violence la monstruosité des lois, des contraintes qui font les monstres.

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La victime qui accepte être victime, le martyre, a dans la vie une répugnante attitude de cadavre ambulant. C’est la mort. C’est la dégradation de l’énergie, la seule, la vraie, au sens le plus précisément scientifique du mot.

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La nature de la guérison nous fixant sur la nature de la maladie, quand l’auteur nous parle des guérisons spontanées qui ne le sont guère, qui ne le sont pas du tout, puisqu’elles surviennent à la suite d’une résolution des conflits générateurs et dépendent aussi éventuellement de toutes les conditions extérieures de nature à atténuer ce conflit, changement de milieu, principalement nous voici fixés sur le caractère général, social des psychoses qui semblaient les plus particulières, les plus hermétiquement individuelles, dans leur expression et dans leurs causes premières et dernières.

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Guérison par satisfaction de la pulsion auto-punitive. Vertu curative du trauma moral, du choc et de la maladie organique. Mais la maladie organique elle-même ne satisfait-elle point la pulsion auto-punitive ? Et n’est-ce point d’ailleurs une inconsciente auto-punition qui a décidé d’elle dans bien des cas ? Pour celui qui a cherché, obtenu les conditions matérielles de la maladie, cette maladie du physique sera la chance de guérison de la maladie morale. Faute d’avoir serré l’examen clinique de certains cas types, comme Lacan a fait de celui d’Aimée, faute d’avoir socialement situé leurs malades ou, plutôt, telle ou telle famille de tel ou tel de leurs malades (puisque le malade avait été si pertinemment situé dans sa famille) faute d’avoir étudié les rapports de telle famille particulière avec la société en général et, ainsi, plus ou moins formés par la connivence avec les parents ou en réaction contre eux, les rapports entre l’individu et son espèce, la psychanalyse ou plutôt les psychanalystes n’ont pas donné ce qu’on était en droit d’attendre. La science matérialiste, pour sa psycho dialectique, a besoin de monographies détaillées, précises, complètes. Sinon ? Sinon ce sera la rechute dans un matérialisme mécanique dont Freud lui-même apparaît singulièrement menacé quand, parlant d’un homosexuel atteint de tuberculose des testicules, il constate, sans émettre la moindre vue psychanalytique, après la greffe d’un testicule cryptique, l’homosexuel en question se comporta en mâle et dirigea sa libido vers la femme. Pourtant du point de vue psychanalytique l’étude précise d’une tuberculose testiculaire, l’examen psycho-clinique de celui qui en est atteint eût risqué de nous apprendre davantage que toutes les si peu concrètes hypothèses avancées à propos du repas totémique.

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On sait que Freud oppose, dans l’individu, les instincts de conservation du moi à l’instinct sexuel, selon lui instinct de conservation de l’espèce. D’où conflit entre l’individu et l’espèce. Il n’y a pas à croire à l’innéité non plus qu’à la génération spontanée de ce conflit dont la résolution (momentanée dans l’amour, quand l’homme rayonnant sur lui-même et sur l’univers du centre de son désir souhaite si fort d’avoir un enfant de la femme aimée) croissante constituerait le progrès à proprement parler.

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Dualisme non surmonté, Nous voyons percer la sourde oreille d’âne de l’idéalisme, quand Freud écrit « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. » Mais de quelle culture, de quelle civilisation s’agit-il ? Et qui donc travaille à leur développement. En 1933 il semble que la culture, la civilisation de l’Europe capitaliste ne soit plus concevables que par antiphrase. Ce que l’on peut imaginer que Freud entend par culture et civilisation n’a travaillé qu’à la préparation de la guerre. Il est donc singulièrement inconséquent de les féliciter d’être contre ce à quoi elles aboutissent. Et voilà pourtant toute la conclusion à une correspondance Einstein-Freud luxueusement — et inoffensivement pour la culture, la civilisation capitaliste et leur petite guéguerre — publiée par le bureau international de coopération intellectuelle, sous le titre Pourquoi la guerre ? Einstein qui assure le rôle d’interrogateur constate que la S.D.N. son éditrice n’a évidemment point affranchi les hommes de la menace de guerre et que, d’autre part, la guerre fait la fortune des marchands de canon. On s’en serait douté. La minorité des dirigeants (c’est Einstein qui les appelle fort poliment ainsi. Nous dirions plus volontiers, la minorité des exploiteurs, des profiteurs, profiteurs de guerre) a d’abord dans la main l’école, la presse et toutes les organisations religieuses (voyez culture, voyez civilisation, Freud).

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« C’est par ces moyens, selon Einstein qu’elle domine la grande masse dont elle fait son instrument aveugle. » Instrument aveugle, on a scrupule à faire sienne cette expression quand ce ne serait que le temps de la rejeter. Cet instrument n’est en tout cas pas de bois. Il souffre et mesure l’aune de sa souffrance les guimauves empoisonnées, empoisonneuses de la religion, les filandres sanguinolentes du patriotisme. On lui parle de sacrifice, mais il est toujours le même sacrifié du même sacrificateur. L’étendue, le nombre des misères décide du passage de la quantité à la qualité. La meilleure qualité d’un prolétariat c’est sa conscience de classe. Grâce à elle, d’objet, il deviendra sujet. Il n’est plus un instrument dans une main étrangère. Il est l’instrument de lui-même. Des yeux lui poussent, il voit clair. Il ne cherche qu’à démolir les murs qui bornent sa vie, sa vue pour construire des maisons de lumière Guerre civile. Elle n’est cruelle que par la cruelle obstination de la minorité favorisée qui s’oppose au devenir de la masse. Révolution prolétarienne en pays capitaliste défait. L’armée au service de la bourgeoisie victorieuse devient l’alliée de sa bourgeoisie vaincue, son ennemie d’hier. Tout comme Bismarck avait collaboré avec Thiers contre les Communards, Clemenceau et Foch rendirent aux généraux du Kaiser en fuite canons et mitrailleuses pour réduire les Spartakistes. Mais, après avoir couvert de sa complicité une répression qui compte au nombre de ses victimes Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, la France libérale, quinze années durant, imposa à l’Allemagne entière des conditions de vie qui étaient de véritables conditions de mort. Un nationalisme exaspérant l’autre, l’ignoble triomphatrice de 1918, en 1933 doit répondre de l’hitlérisme. Einstein et Freud qui n’ont pourtant point à se louer de l’antisémitisme qui exile le premier d’Allemagne et demain peut-être menacera le second dans son Autriche et bien qu’on s’attende à ce que de ce chef ils condamnent le capitalisme au moins dans ses manifestations sociales, ne posent pas, un seul instant, le problème sur le terrain convenable. Einstein déplore, bien abstraitement, ne sait par quel bout prendre cette entité, l’agressivité humaine qui se manifeste aussi sous forme de guerre civile. La psychologie ce n’est pas sa spécialité. S’il a choisi la question et l’interlocuteur avec qui en traiter, il est trop clair que c’est parce qu’il est hanté par le très actuel et encore plus angoissant qu’actuel problème et n’arrive point à en penser de façon claire et satisfaisante. Freud non plus d’ailleurs, il n’y a qu’à citer parallèlement, pour en être convaincu, ses affirmations dont les antagonismes divers seraient sans doute d’une psychanalyse fort instructive quant aux complexes du grand âge. Il semble, en tout cas, que ce qu’il y a de jeunesse et de vie dans le monde soit odieux à ce grand vieillar d. Que valent les défenses d’interprétation religieusâtre qu’il faisait de sa science, dans L’avenir d’une illusion , dès que, sans une ombre de culture marxiste à ce qu’il semble et à coup sûr sans le moindre souci dialectique, il traite d’illusion le très concret et de plus en plus proche espoir donné au prolétariat des cinq sixièmes du globe par édification du socialisme sur le sixième que l’on sait ? L’usage, l’abus du mot illusion semblent bien témoigner ici d’un agnosticisme confus et hargneux dont la cause serait, sans nul doute, à rechercher du coté de l’incapacité à l’érection. Oedipe devenu père tombe-t-il en aveuglement même sans se crever les yeux ? Et si nous parlons des yeux de Freud, l’habitude que nous lui devons de savoir nous y retrouver dans la symbolique sexuelle, nous autorise à traduire ce mot en objets très précisément érotiques qui ne doivent pas se sentir trop glorieux dans les pantalons du père de la psychanalyse. Quoi qu’il en soit, de sa psychanalyse bien close, métamorphosée en maison d’illusions, Freud écrit : « Les bolchevistes eux aussi, espèrent arriver à supprimer l’agression humaine en assurant l’assouvissement des besoins matériels, tout en instaurant l’égalité entre les bénéficiaires de la communauté. J’estime que c’est là une illusion. Ils sont, pour l’heure, minutieusement armés et la haine qu’ils entretiennent à l’égard de ceux qui ne sont pas les leurs n’est pas le moindre adjuvant pour s’assurer la cohésion de leurs partisans. » Non seulement Freud ignore ou feint d’ignorer quelle nécessité vitale contraignit de s’armer l’U.R.S.S. entourée d’ennemis, mais encore on s’étonne de constater le peu de logique dont il témoigne puisque dix pages plus tôt, il écrivait : « On commet une erreur de calcul, en négligeant le fait que le droit était à l’origine la force brutale et qu’il ne peut encore se dispenser du concours de la force. »

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Incroyable déperdition d’énergie de la pensée chez Freud, au cours de cette pourtant très courte lettre à Einstein. Il commence par trouver insuffisant le mot force employé par Einstein qui constate que « droit et force sont inséparablement liés ». Il le remplace par violence. Mais lui-même de la violence il retombe dans la force et de la force dans une marmelade pas même humanitariste, car, avoue-t-il, l’idée des dégradations esthétiques, plus que toute autre lui rend la guerre odieuse. Il est assez fatigué pour tenir à ses bibelots. On l’excuse. Mais quel jeune psychanalyste prendra la parole ?

René CREVEL