Surréalisme et révolution
par E. San Juan Jr.
(Antonio Gramsci, Walter Benjamin, Aimé Césaire)
I. Perspectives historico-matérialistes : Gramsci et Benjamin
[Cet important article du Pr. E. San Juan a été publié en anglais dans les Working papers in cultural studies au Département d’Études comparées en cultures américaines à Washington State Univresity, Pullman, Washington, USA. Il nous a paru suffisamment suggestif pour être traduit en français. Cependant, un certain nombre de citations, d’auteurs écrivant en français, notamment, n’étant pas référencées dans leur langue d’origine, nous n’avons pu les localiser, et n’avons pas jugé utile de les retranscrire à notre façon.]
Au printemps 1919, André Breton et Philippe Soupault expérimentent l’écriture automatique. Ils essaient de décrire le murmure de l’inconscient, expérience inspirée par la soif d’aventure de Rimbaud, en quête d’une connaissance cosmique, et la condamnation de l’art en tant qu’entreprise collective par Lautréamont. Ce qui anime par-dessus tout ces expérimentateurs, c’est la prescription de Rimbaud dans la Lettre du Voyant (1871) : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Selon le critique Georges Lemaitre, analyser l’automatisme psychique annonce le pathétique d’une pathologie décevante, alors que pour Albert Camus, cette expérience marque l’apogée du nihilisme anti-totalitaire moderne. Ces deux réactions ont chacune une part de vérité. Pour détruire la morale bourgeoise et l’inégalité entre les classes, pour soutenir la liberté de l’imagination et libérer les énergies libidinales refoulées dans le psychisme, le « super-réalisme » — terme inventé par Guillaume Apollinaire, contracté plus tard en « surréalisme »[1] — naquit des ruines nihilistes du mouvement Dada pour servir de fondement à la construction d’une société juste et libre.
Au cours de cette même année, le marxiste italien Antonio Gramsci fonde un journal novateur, l’Ordine Nuovo, et préconise la formation d’un Conseil d’usines (sur le modèle des soviets russes), préfigurant la formation d’une société sans classe, fondée sur les vestiges de l’hégémonie capitaliste. Ces initiatives novatrices défient les orthodoxies d’une culture bourgeoise moderniste, d’une politique et d’une philosophie fondée sur les axiomes de la rationalité, hérités du Siècle des Lumières, et d’une autonomie égocentrique et monadique.
À part une contemporanéité, quelles sont les « affinités non-électives » que le surréalisme et le matérialisme historique (d’une dérivation marxienne) possèdent, qui puissent permettre aux étudiants en études comparées de concevoir autrement les relations tendues, qui existent depuis toujours entre la vie et l’art, entre l’esthétique et la politique ? L’impact profond du surréalisme sur la culture du XXe siècle n’a pas besoin d’être prouvé, en témoignent les œuvres accomplies en littérature, en peinture, au cinéma, au théâtre, et dans d’autres medias par des artistes, tels que Salvador Dali, Pablo Picasso, Jean Cocteau, Luis Buñuel, Jean Genet, William Burroughs, et l’école new-yorkaise de « tachisme » ou d’expressionnisme abstrait.
Lorsque Breton publie en 1924 son premier Manifeste du Surréalisme, dans lequel les rêves et l’inconscient, matrice du fantastique et de l’extravagant dissimulée dans les plis du réel, ont une place privilégiée, Gramsci est le principal chef du Parti communiste en Italie. Il est alors le fer de lance d’une opposition s’insurgeant contre la prise du pouvoir par Mussolini. Deux ans après, Gramsci est arrêté et emprisonné jusqu’à sa mort en 1937. Dans Les Lettres de Prison qu’il rédige dans sa cellule, Gramsci, autant que je sache, ne fait aucune référence directe à Breton ou au surréalisme. Mais à partir de réflexions disséminées dans son oeuvre et portant sur l’art moderne et la culture, ainsi que de ses observations sur le futurisme italien (Marinetti) et Pirandello, nous pouvons supposer l’approche générale que Gramsci aurait faite du surréalisme, en tant que mouvement culturel d’opposition. Dans cet exposé, je comparerai l’évaluation révisionniste que fait Gramsci de ce phénomène « scandaleux » avec d’autres matérialistes historiques, principalement Walter Benjamin, et l’unique représentant « Tiers-Mondiste » de la tendance européenne, l’intellectuel caribéen Aimé Césaire. Depuis que les tentatives pour historiciser l’esthétique ont montré la voie, dix ans avant la fin de la Guerre froide, au fétichisme néo-kantien du sublime effréné dans tous les postmodernismes, cette réévaluation d’une vieille polémique démontrera peut-être que les engagements politiques et idéologiques de l’époque à venir sont en jeu.
Le point de vue de Gramsci
Tous les commentateurs s’accordent à dire que Gramsci considère l’esthétique comme une catégorie du matérialisme historique. Les valeurs artistiques sont enracinées dans les pratiques sociales et matérielles d’une société particulière, qui définit les limites des formes artistiques conventionnelles et le sujet dont l’artiste dispose. La vision ou l’intuition et diverses matières premières (langage, sons, pas de danse, images filmiques) sont consubstantiels. Contrairement à la mise en valeur de l’intuition transcendantale par Benedetto Croce et celle d’Herbert Marcuse concernant la « transcendance essentielle » de l’art vis-à-vis de l’action politique, Gramsci privilégie la matérialisation de l’intuition dans une structure perceptible, sensorielle, un ensemble architectonique produit par une discipline intellectuelle et formé par une vision achevée du monde. Marx et Engels soulignent également l’« humanisation » concrète et spatio-temporelle des sens par le travail créateur ou une pratique, largement décomposée ; cette interaction dialectique trouve un avatar représentatif dans la fabrication d’une œuvre d’art. En résumé, selon Gramsci, l’œuvre d’art est « l’historicisation » et l’objectivation d’une vision.
La conception que Gramsci se fait du marxisme souligne sa méthode dialectique, l’accent mis sur les processus et les relations en jeu dans une formation sociale composée de modes de production à plusieurs niveaux, étant donné le développement nécessairement inégal du capitalisme. Cette manière d’« historiciser » la vie, non seulement pour l’interpréter, mais aussi pour la transformer, est une ligne de conduite en vue d’une action collective, non une ligne de parti dogmatique. L’homme est « précisément le procès de ses actions » écrit Gramsci, et « par rapport à ce que nous avons pensé et vu, nous cherchons à savoir ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir, si c’est vrai et dans quelles limites ce que nous faisons nous fait nous-mêmes, crée notre propre vie et notre propre destin ». Dans ce passage, le savoir et l’action visent à conjuguer le passé avec le présent pour modeler l'avenir.
Bien que Gramsci n’approuve pas complètement la théorie freudienne, (il admet néanmoins, dans les Lettres de Prison) que la psychanalyse est « une sorte de critique de la régulation de l’instinct sexuel »), il envisage vraiment une organisation tripartite du psychisme quand il déclare : « notre vraie nature peut être considérée comme la somme des instincts et des pulsions animales, et ce que chacun essaie de paraître est conforme au modèle socio-culturel d’une approche historique… Il me semble que la vraie nature d’un individu est déterminée par sa lutte pour devenir ce qu’il souhaite devenir. » Instruit tant des royaumes de l'id que de l'ego, Gramsci considère la volonté (formée par des conditions historiques concrètes) comme un élément déterminant de la personnalité humaine.
Selon Gramsci, le principe marxiste de l’essence individuelle est analogue à l’« ensemble des relations sociales », comme il le réitère dans le passage suivant : « Dès lors, l’artiste n’écrit pas, ne peint pas – c’est-à-dire qu’il n’extériorise pas ses phantasmes – uniquement pour son propre inventaire, pour être capable de revivre le moment de sa création. Il est un artiste seulement quand il extériorise, objective et historicise ses phantasmes[2] » Incontestablement, Gramsci souligne l’historicité de la forme : « La forme et le contenu ont une signification historique aussi bien que qu’esthétique ». La forme historique signifie un langage donné, tandis que le contenu indique une manière de penser qui n’est pas seulement historique mais sobre, expressive… (extrait de Della Volpe). Le processus d’objectivation et d’historicisation des impulsions et des besoins instinctifs modifie ainsi le sens de la dernière expression, les « réflexions et regroupements de la perfection et de la plénitude intérieure, vers la matérialité du procès d’écriture », en résumé, « vers le système complexe des relations culturelles. »
Le surréalisme trouve un équivalent dans le retour radical de Gramsci au processus matériel et à ses vicissitudes[3]. Dans le Manifeste du Surréalisme de Breton, nous rencontrons cette attention au processus, le temps décliné non pas en matière inerte mais en un pur flux aléatoire d’énergie :
Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dicte de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la réduction des principaux problèmes de la vie. (A. Breton, Manifestes du surréalisme, Idées/NRF p. 37)
Cette orientation quasi freudienne est un prétexte pour affirmer la causalité efficace de la sensibilité artistique. Les artistes interviennent pour construire, et non représenter, un artifice qui synthétise l’impression de mystérieux, intuitivement conçu dans l’idée que l’aura irréelle des objets, la profondeur latente derrière la surface manifeste, frustre en fin de compte le désir. Ce qui est nécessaire, c’est une transgression plus ingénieuse et plus rusée des limites, imposée par la tradition, par des normes données, et par la doxa de disciplines bureaucratiques.
Mais des malentendus s’ensuivirent. Maynard Solomon perçoit le défaut tragique du surréalisme dans la notion de créativité inconsciente, un raisonnement pour le quiétisme, mais également la force de motivation donnant naissance à un déséquilibre constant et créatif. Selon moi, la libre association est une médiation : l’inconscient manifeste librement ses infinies possibilités au moment où la censure de l’ego est éludée et lorsque la libido non rationnelle est convoquée pour se définir selon des formes étranges et énigmatiques par rapport à la réalité quotidienne. À noter que cette réalité représente la vie quotidienne de la bourgeoisie, une vie faite de mœurs réglées et dirigées par les aléas du marché et la loi de fer de la contre valeur. Les fantasmes auxquels Gramsci fait référence rappellent les rêves de Breton, le jeu de la pensée à travers l’analogie et l’association, et toutes sortes d’apraxies – ce que Freud définit comme « la psychopathologie de la vie quotidienne », les symptômes d’une répression engendrée par la routine de tous les jours.
Nous comprenons ainsi pourquoi Breton condamne le langage d’usage de la bourgeoisie décadente en le déclarant dénaturé et obstructionniste : « On feint de ne pas trop s'apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l' homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie. » Alors qu’un langage stéréotypé bloque « la vraie conviction » ou « le fonctionnement réel de la pensée », dans la mesure où il peut s’extraire des formes conventionnelles, il peut également être utilisé comme « le moyen d’une extraordinaire lucidité ». Raymond Williams note que dans cette perspective, le but que se donne l’écriture n’est pas la communication mais l’illumination, l’auto-illumination même, en mettant l’accent sur « l’expérience elle-même plutôt que n’importe quelle forme de communication ». Mais Breton affirme que le processus poétique est empirique et dynamique ; cela ne « ne présuppose aucun univers invisible au-delà du réseau du monde visible ». Et cela n’implique pas non plus de croire à une histoire déterminée, linéaire ou à un culte de la nouveauté mis à la mode par une élite aristocratique, fonctionnant sur le principe d’une idéologie avant-gardiste.
L’INTERRUPTION DADAÏSTE
Pour commencer, nous devons différencier rétrospectivement la trans-évaluation surréaliste de la modernité, du dadaïsme, mouvement avec lequel il est souvent confondu. Le mouvement Dada émergea du chaos de la première Guerre mondiale. Au cours d’une conférence à Zurich, en 1922, Paul Valéry évoquait un esprit européen « cruellement blessé par la guerre ». D’après les travaux de Tzara, Hugo Ball, et bien d’autres, le dadaïsme a pour objectif de détruire aléatoirement tout standard existant de moralité et de goût au cours d’expositions burlesques d’une frénésie anarchique, de vernissages au goût de scandale, montés pour épater le bourgeois, comme le suggère Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias (1917) ou Tristan Tzara dans Le Cœur à gaz (1920). En portant des casques de plongée et des vêtements exotiques dans les urinoirs publics, les dadaïstes suggèrent la dissolution, la futilité, l’absurdité de gestes et de discours sans signification, et réagissent ainsi contre l’existence moderne ; en résumé, le mouvement Dada magnifie les phantasmes pour eux-mêmes, comme antithèses appropriées pour déshumaniser les mandats capitalistes et les appareils idéologiques. Le dadaïsme privilégie la chance et le hasard, en mettant au premier plan l’inutilité de leurs actions / de leurs artifices en comparaison de la contre-valeur incarnée par l’institution bourgeoise de l’art. Il attaque le principe de sacralisation de l’art pour l’amour de l’art, il se bat contre l’idéologie et la pratique d’un esthétisme conçus comme le produit de la haute spécialisation de l’art, et s’insurge contre la perte de sa fonction sociale dans les sociétés industrielles modernes. Walter Benjamin attribue une fonction révolutionnaire à ces précurseurs du défi surréaliste : « ce que les dadaïstes tentèrent et réussirent, ce fut une destruction impitoyable de l’aura de leur création, qu’ils présentaient comme des reproductions avec tous les moyens de la production ». La destruction de l’aura (émanant d’une forme organique et d’un charisme authentique accordés par le génie inné des artistes) libère la vision de la communauté et sauve sa mémoire endommagée.
Bien que le surréalisme puisse également être perçu comme une révolte à l’égard des conventions bourgeoises, il s’éloigne du dadaïsme de plusieurs façons. Désigné comme la « queue préhensile du romantisme », le surréalisme se veut une révolution totale du monde. Avec les changements subis par la société (évolution des caractères et de la conscience humaine), les surréalistes critiquent le « bon sens » des règles et des pratiques journalières. Stimulés par l’appel lancé par Breton afin d’inciter une « crise de la conscience » (dans son Second Manifeste, daté de 1929), ils osent briser le seuil d’un réalisme raisonné pour découvrir une nouvelle connaissance en pratiquant une « descente vertigineuse » au cœur des contrées secrètes et cachées du psychisme. Contrairement à ce que pense César Vallejo, les surréalistes ne veulent pas libérer l’esprit avant d’abolir les sociétés de classes ; ils croient plutôt que les conditions matérielles et les moyens d’expression et de communication sont inséparables. En mettant en doute, de façon radicale, les modes de représentations conventionnels, ils ont cherché à élaborer un programme d’action sociale viable, une réponse cohérente au jargon nihiliste et au progressisme facile de la société d’affaires, attesté par le culte du patriotisme, de la famille, de la religion, de la compétition sauvage, et de la vénération des biens matériels – symptômes de la réification perverse de la vie sociale.
En défiant ce statu quo intériorisé dans la psyché (l’ego freudien commandé par le principe de réalité), les surréalistes considèrent l’inconscient entrevu dans les rêves, dans les fantaisies, et les comportements irrationnels, comme le dépositaire de possibilités utopiques. De telles possibilités ont besoin de s’articuler autour d’une grammaire et d’une syntaxe nouvelles de l’art (contrefaçons, slogans, manifestations gratuites, mots d’ordre), une découverte stylistique qui renverserait le contrôle corrompu d’un esprit rationnel et centré sur le discours. Le Moi public doit être dissout par les opérations de commandes subliminales, des opérations révélant certains modèles de l’inconscient (condensation, déplacement, images d’un travail sur le rêve), souvent décrits comme gratuits ou contingents. Les textes « automatiques » et les actes spontanés exprimeraient les visions oniriques et les images dissonantes qui violent les standards monologiques, uniformes et mécaniques. L’exécution de l’artiste synthétiserait les matériaux conscients et inconscients – une synthèse par la négative (par exemple, le dépaysement joué par l’urinoir de Marcel Duchamp ou la tache d’encre de Francis Picabia). La contradiction entre action et rêve, raison et folie, sensation et représentation, trace psychique et mythe originel, se résoudrait complètement – un espoir plus qu’une prophétie – dans la multiplicité des expériences surréalistes. Dans la sphère de l’inconscient, Breton écrit qu’il n’y a pas seulement « une totale absence de contradictions » mais aussi un « manque de temporalité ». Le principe du plaisir prédomine ainsi dans un espace (à la fois privé et public), où la censure (de l’ego ou de l’État) est annulée ou suspendue. Les moments de création et de destruction s’uniraient dans l’expérience esthétique grâce à la technique surréaliste, permettant de créer l’aberrant, l’incongru et l’offensif et précipitant ainsi une nouvelle compréhension de la totalité du monde.
À l’instar de Gramsci, les surréalistes s’efforcent ensuite de transformer le système des relations culturelles et des pratiques artistiques en forgeant une nouvelle conception de l’artiste. Pour effectuer des changements importants dans la personnalité et dans la vie quotidienne, les surréalistes ont besoin d’autodiscipline, une asepsie personnelle pour préserver une accessibilité et une disponibilité aux sollicitations de l’inconscient. Une telle condition requiert la problématisation de l’autorité de l’auteur et des académies, arbitres du goût de l’Establishment. Bien que profondément libertaire lorsqu’il souligne les exigences morales du désir, l’ethos surréaliste précipite une phase de passivité cosmique – la « sage passivité » de Wordsworth ouverte aux visites panthéistes – mais non permanente. Puisque sa mission est de changer la vie (Rimbaud) et de transformer le monde (Marx), le surréalisme nécessite éventuellement un programme évangélique, un engagement systématique dans les discours publics ou en politique. Excepté Antonin Artaud et quelques autres, un grand nombre de surréalistes ont ainsi rejoint le Parti communiste français, ou l’opposition trotskiste dans les années trente et quarante.
Avec l’ascendant du relais activiste en 1925-1930, le mode du pur automatisme – l’écriture sous hypnose – est graduellement assimilé à une « méthode paranoïaque » dans laquelle on stimule « l’éloignement » et d’autres formes de la dé-familiarisation dans la poésie ou la peinture.
Deux autres stratégies, pour objectiver le désir et ses métamorphoses virtuelles, furent découvertes : d’abord, la notion de « hasard objectif », entendu comme une « conjonction fortuite dans le monde, il signifie que celui-ci est plus grand que l’apparent manque de cause ne l’indique ». Ce mouvement cherche à dissoudre le critère conventionnel d’intention individuelle, de la nécessité objective, et l’aura de l’originalité, héritée des esthétiques classiques. Ensuite, la mise en avant de « l’humour noir », une forme d’humour ironique et grotesque rappelant le mouvement Dada mais également la satire rabelaisienne concernant les préjugés monologiques officiels (présents dans les films de Jean Cocteau, Le Sang d’un poète et Le Testament d’Orphée, ou dans la pièce de Thornton Wilder, Teh Skin of our Teeth).
On pourrait rétorquer que le surréalisme, inspiré par les exemples de Novalis, Coleridge, Nerval et Baudelaire (outre Rimbaud et Lautréamont, précédemment cités), favorise l’appréhension d’une folie, d’une transe, d’hallucinations qui déstabilisent les régimes disciplinaires du corps et de la psyché. Il est vrai que le merveilleux peut être seulement libéré dans les instants gratuits ou les moments privilégiés de rupture, lorsque la conscience rationnelle est suspendue, neutralisée, ou annulée. Apollinaire, poète apprécié par les surréalistes, pense que l’artiste peut reproduire ces instants de rupture sans arrangement ou méditation préalables ; dans ce cas-là, l’objectif n’est pas de créer la beauté par l’intermédiaire du langage ou par d’autres moyens, mais simplement de rendre compte d’une force pure, d’un pouvoir, d’une énergie. L’esthéticien polonais Stefan Morawski attire l’attention sur l’intervention surréaliste dans l’écriture automatique, désignée pour exposer un processus créatif immédiat, caractérisé sans doute par le hasard (en particulier dans le tachisme ou l’improvisation des artistes de jazz) et évoquant le plaisir badin et l’illumination cognitive. Cependant, le surréalisme nécessite paradoxalement une volonté ou une intention pour effectuer la dé-familiarisation et l’éloignement de circonstances réifiées, au cours desquelles l’art et l’artiste sont mercantilisés. Ceci entraîne le besoin d’artistes intellectuels « organiques » (comme Gramsci l’envisageait) qui serviraient les classes subalternes en les interpellant comme des sujets révolutionnaires. Le surréalisme se veut un organe idéologique d’interpellation dans la société civile.
À cela s’ajoute la méthode surréaliste du cadavre exquis – la composition de poèmes par un jeu sur les mots requérant une participation collective. De nombreux auteurs ont réalisé de tels poèmes (ils s’inspirèrent de l’argument de Lautréamont selon lequel chacun est un poète potentiel). Ainsi, « le cadavre exquis boira le vin nouveau » - une phrase mémorable de ce jeu collectif – devint le produit d’une séance commune, la voie directe vers l’inconscient. Étant donné la socialité inéluctable du langage et de ses paramètres sémantiques, la communication de la vision surréaliste passe par une objectivation matérielle, des structures composées de qualités expressives déployées dans un réseau de communication dialogique. Par exemple, dans Nadja, le cadre de la vie quotidienne sert de point d’ancrage à l’élaboration d’une topographie de Paris, lors d’une séquence de chocs constants jouée par le narrateur à travers des changements de perspective, des juxtapositions improbables mais heuristiques[4].
Il est clair que le surréalisme ne renie pas le monde objectif mais essaie en fait de l’en soustraire d’une façon dialectique : en le niant et en le transmutant dans un nouvel horizon de significations. Le sociologue iconoclaste, Jean Baudrillard, critique le surréalisme qui, selon lui, reste à la portée du réalisme, le renforçant ironiquement en divinisant l’imaginaire. Refusant l’opposition entre le réel et l’imaginaire en posant en principe d’ « hyperréel », Baudriallard essaie de surpasser les surréalistes en localisant l’irréel « dans la ressemblance hallucinatoire de lui-même ». Submergé par la publicité intense des entreprises nouvellement globalisées, le marketing informatisé et la conquête capitale des dernières frontières de l’inconscient et des régions reculées du « tiers-monde », Baudrillard étend la compréhension surréaliste au milieu cybernétique de la dernière modernité :
The secret of surrealism was that the most banal reality could become surreal, but only at privileged moments, which still derived from art and the imaginery. Now the whole of everyday political, social, historical, economic reality is incorporated into stimulative dimension of hyperrealism; we already live out the “esthetic”, hallucination of reality. The old saying, “reality is stranger than fiction”, which belonged to the surrealist phase of the estheticization of life, has been surpassed. There is no longer a fiction that life can confront, even in order to surpass it; reality has passed over into the play of reality, radically disenchanted…
Néanmoins, Baudrillard exige le terme « hyperréel » pour établir la distinction, toujours saisie dans le logo-centrisme binaire qu’il estime avoir dépassé et que le surréalisme, pour toute sa polémique offensive et sa satire, a seulement réussi à éluder.
L’appât d’une textualité indépendante et autotélique, glorifiée plus tard par la Nouvelle Critique Américaine et invoquée par les post-structuralistes comme Baudrillard, n’a jamais attiré la sensibilité surréaliste. À l’instar du psychologue Pierre Janet, les surréalistes considèrent les productions de l’esprit comme un matériel sensoriel ou une substance, dont témoigne par des référents reconnaissables et juxtaposés le fameux topos des surréalistes : « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ! » L’analogie poétique est un acte délibéré permettant de révéler les affinités et les identités (catalysées par le hasard, l’automatisme ou une expérience érotique) entre l’esprit et l’univers extérieur et témoignant de l’intervention d’une volonté qui cherche à résoudre les antinomies du principe de plaisir et du principe de réalité. « L’un est comme l’autre » - pour les surréalistes, il s’agit d’un acte révolutionnaire puisqu’il détruit le calcul rigide de la raison instrumentale.
Je suis sûr que Gramsci aurait apprécié l’intervention d’une volonté synthétisante de l’imagination dans la tentative surréaliste de représenter la réalité socio-historique. Mais Gramsci n’est pas seulement obsédé par la reproduction mimétique ou la saisie photographique de surface. Il se sent davantage concerné par le combat culturel et idéologique de collectivités, tournant autour du concept-clé d’hégémonie, une hégémonie conçue comme le leadership moral et intellectuel d’un bloc de force historique, qui allie consentement et force en instituant un ordre éthico-politique complet à une époque donnée. Gramsci s’engage d’abord dans la critique politique de l’art. Il le prouve en jugeant le futuriste italien Marinetti, une évaluation qui peut également être appliquée au surréalisme, dans la mesure où le surréalisme appelle à l’emploi de nouvelles formes esthétiques et à la réhabilitation de certaines valeurs, dont le besoin de réorganiser une société complètement dominée par le capitalisme moderne.
L’intermède futuriste
À l’instar d’Anatoly Lunacharsky (Commissaire de l’éducation en Union Soviétique), Gramsci préconise une attaque politico-esthétique du futurisme contre les normes et valeurs bourgeoises. L’iconoclasme du futurisme menace l’hégémonie de la culture bourgeoise et coïncide ainsi avec la nécessité pour le prolétariat de voir une puissance politique se constituer.
Dans le cadre du programme socialiste, Marinetti joua un rôle positif afin de forger une alliance entre les masses populaires et l’intelligentsia bourgeoise. Cette attitude est semblable à la position adoptée par les surréalistes : la démocratisation de l’expression poétique et le rejet de l’élite culturelle. Gramsci décrit ce que pourrait être ce front ou cette coalition de forces unies pour faire avancer une « civilisation prolétarienne », nécessairement composée de tendances non conformes, diverses, et même contradictoires :
Détruire la culture bourgeoise signifiait simplement mettre à bas les hiérarchies intellectuelles, en rejetant les tendances, les idoles et les traditions abruties ; cela voulait dire aussi ne pas craindre l’innovation, et ne pas penser que le monde s’écroulera si un travailleur fait des fautes de grammaire, si un poème boite, si une peinture ressemble à une ruine ou si un jeune homme raille la sénilité académique.
Le dernier geste évoque heureusement le rejet surréaliste (et dadaïste) d’une réification de l’art académique et de spectacles mercantiles qui caractérisent désormais la vogue transnationale et consumériste d’un postmodernisme néo-conservateur et ludique.
La revendication de Gramsci concernant le futurisme peut être étendue au surréalisme et à course à l’innovation, systématique et expérimentale. Selon Gramsci, le futurisme demandait la mise en œuvre de nouvelles formes de culture, d’une façon « distinctement révolutionnaire » et « absolument marxiste », et dans le champ de la culture, « il faudra attendre longtemps avant que le classe ouvrière s’arrange pour faire quelque chose de plus créatif que ce qu’ont réalisé les futuristes ». L’appréciation du futurisme par Gramsci, écrite en janvier 1921, est remarquable : elle est complètement à l’opposé du dogmatisme sectaire prôné par le code réaliste-socialiste et bureaucratique du stalinisme et des bureaucrates qui y ont adhéré (Trotsky a lui-même condamné les futuristes pour leur « idéalisme avorté). L’évaluation de Gramsci est au centre de son idéal marxiste :
Once the principle has been established that all we are looking for in the work is its artistic character, this in no way prevents us from inquiring into what mass of feelings, what attitude towards life, circulates within the work itself… What is not admissible that a work should be beautiful because of its moral and political content to the exclusion of the form with which the abstract content has fused and become one.
Malgré le rappel d’un désir d’une forme organique, Gramsci n’englobe pas la critique idéologico-politique dans la doctrine d’un esthétisme orthodoxe et formaliste. Il maintient plutôt une option stratégique flexible, en insistant sur le fait que la forme est toujours la forme d’un contenu socio-historique, comme nous l’avons précédemment expliqué. De nombreux penseurs socialistes, tels Max Raphael, Raymond Williams, John Berger, et Fredric Jameson, reprennent cette idée : tous déclarent que l’inscription historique surdéterminée de n’importe quelle énonciation artistique est un principe majeur de leur enquête théorique.
L’historicisation d’une pratique culturelle est fondamentale pour Gramsci. Dans une lettre adressée à Trotsky, en septembre 1922, il décrit sa désillusion devant le sort réservé au futurisme après la guerre. La jeune intelligentsia futuriste, menée par un Marinetti vantant « l’aristocratie de l’esprit », est devenue réactionnaire : « les travailleurs qui ont vu dans le futurisme les éléments d’une lutte contre la culture académique fossilisée et loin des masses populaires ont à combattre pour leur liberté avec des harpons dans les mains et n’ont aucun intérêt pour les vieux arguments ». Poursuivant le principe d’une pratique culturelle historicisée, Gramsci est parvenu à un jugement délibéré : il inscrit l’esthétique dans le combat global pour l’hégémonie, au cœur de lignes de forces opposées. En 1938, Breton collabore avec Trotski et fonde la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant (FIARI), dont le manifeste se termine par cette devise : « notre but : l’indépendance de l’art pour la révolution ; la révolution — pour la libération définitive de l’art ».
Gramsci garde la même attitude envers le théâtre relativiste de Pirandello et l’activité proprement émancipatrice des surréalistes. Selon Gramsci, c’est la fonction culturelle et non la fonction purement esthétique qui donne de la valeur aux pièces de Pirandello. À l’instar du Futurisme, elle « déprovincialise » le peuple italien et engendre une attitude critique moderne, qui déplace l’attitude « mélodramatique » traditionnelle. Bien que Gramsci mesure les pièces de Pirandello selon un critère cognitif et mimétique et censure le rôle allégorique de ses personnages, il n’ignore pas le projet culturel sous-jacent à l’épistémologie fondamentale des expériences de Pirandello. Il nomme Pirandello « l’assaillant du théâtre », un soldat lançant des grenades qui détruisent les banalités et les schémas traditionnels, en particulier « la conception humanitaire et positiviste du vérisme bourgeois et petit-bourgeois ». Son épistémologie relativiste envoie des ondes de choc aux hiérarchies établies du pouvoir et du savoir, sapant toute sorte de fermeture. En résumé, la portée de Pirandello réside dans l’inutilité de sa « subversion bourgeoise » pour atteindre l’hégémonie prolétarienne – l’examen final d’une valeur morale. Gramsci considère comme primordiale la formation historique d’un bloc de forces qui conduirait les masses à reconstruire la société selon un principe socialiste[5].
L’intervention de Walter Benjamin
Le grand critique marxiste du cosmopolitisme eurocentrique, Walter Benjamin, confesse que son chef d’œuvre, Le Livre des passages, lui a été inspiré par la lecture du roman surréaliste de Louis Aragon, Le Paysan de Paris. Les concepts méthodologiques de Benjamin se concentrent autour du kaléidoscope de tropes oniriques, d’une identification immédiate, d’une image dialectique, etc., dérivés de l’expérience surréaliste de la vie urbaine, une expérience qui désigne les images oniriques avec des faits objectifs. En effet, fondée sur la logique d’un travail sur le rêve, une association libre ou spontanée, liée à l’inconscient, peut seulement être définie par la factualité rigide de l’environnement concret. C’est pourquoi, dans la définition de la beauté selon Lautréamont, on trouve ces deux catégories juxtaposées. (Il est intéressant de noter ici que Christopher Caudwell et Georg Lukacs insistent sur le fait que l’inconscient en tant que dépositaire des instincts est aussi mécanique et aveugle que le mouvement d’une machine à coudre). Commentant la description d’Aragon à propos d’un mélange fantastique de rêves et de marchandises dans les galeries parisiennes, Benjamin note qu’Aragon reste dans le royaume du rêve et de la mythologie, alors que sa tâche est de trouver « la constellation du réveil » – c’est-à-dire de dissoudre la mythologie (et ce que Baudrilllard nommera plus tard « l’Hyperréel ») dans « l’espace de l’histoire ».
L’essai de Benjamin sur le surréalisme, publié en 1927, tente de faire éclater la mythologie et de découvrir la connaissance, une conscience de ce qui s’est passé auparavant. Benjamin localise le « concept radical de liberté » de l’avant-garde dans son « illumination profane » du monde matériel, dans lequel les images présentées, dans ses écrits, incarnent l’énergie psychique des traces de la mémoire enfouies dans l’inconscient. L’éphémère et le façonnable, saisis dans une fiction ou une sculpture en cire (voyez par exemple la silhouette de cette femme en cire au Musée Grévin. Elle est figée dans une attitude : elle ajuste sa jarretière), contiennent des significations pouvant catalyser un « nouveau regard sur le monde historique » incitant à prendre une décision concernant « son évaluation réactionnaire ou révolutionnaire ».
Bien que Benjamin méprise l’anarchisme nihiliste des surréalistes, qui perçoivent la qualité du rêve dans la réalité mais n’évoquent pas la douleur de l’histoire pour réveiller l’assistance, il apprécie néanmoins la façon dont ils interrogent les moyens à mettre en œuvre pour en finir avec la rationalité de la société bourgeoise, qui normalise la frontière entre représentation et réalité, entre expérience esthétique et sphère pratique.
Le surréalisme se distingue de la récupération symboliste et néo-classique de la mythologie ou de la culture du peuple en ce qu’il se concentre sur les consommateurs des masses industrielles. Les publicités sur les panneaux d’affichage ou les écrans de cinéma, les étalages des merceries, les produits fétiches disséminés dans le paysage urbain, sont perçus comme merveilleux et dénués de charme, à tel point que l’aura mythique de l’ordre hégémonique est sapé, sa revendication d'exprimer la vérité éternelle dévoilée. Comme le remarque Benjamin, « le surréalisme est la mort de la dernière farce du siècle ». L’humour choquant des surréalistes révèle la nature historique de cette aura exsudée par de nouvelles formes ; cela révèle leur susceptibilité à profaner la temporalité dans laquelle leurs pouvoirs sont éphémères. Benjamin critique l’expérience onirique, chère aux surréalistes : au lieu d’être un phénomène collectif, elle est monadique et égocentrique – idée analogue au point de vue de Caudwell sur le rêve, qui est, selon lui, socialement configuré et motivé. Étant donné cette erreur qui coïncide avec la non-conformité entre l’environnement socialement réifié, et la primauté des vies privées dans la culture capitaliste, le surréalisme est incapable de dissiper le rêve ou de provoquer des images oniriques au réveil, dans l’effet de reconnaissance qui génère le savoir historique.
Il ne fait aucun doute que Benjamin apprécie réellement la valeur transformative du principe de montage dans les travaux surréalistes, mais il rejette la valorisation idéologique du hasard et l’autonomie de parties isolées, comme significatives et politiquement efficaces en elles-mêmes. Bien que l’ambiguïté épistémologique de l’allégorie et de sa logique de montage dans les peintures de Dali, Ernst, de Chirico, et bien d’autres encore, le laisse à penser, les surréalistes sont loin de croire qu’il n’existe que des traces textuelles et des signifiés se référant à eux-mêmes, des simulacres rassemblés en un pastiche, comme le revendiquent les orthodoxes post-modernistes. D’un autre côté, le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, ou les poèmes d’Eluard, Vallejo ou Neruda génèrent des effets pédagogiques et pragmatiques produits par la fusion des contraires. Soutenant la tension de la dialectique entre l’objet et le sujet, Benjamin lui-même choisit d’être l’interprète des rêves, l’historien des images dialectiques pour un collectif rêveur dont l’énergie est finalement libérée dans l’espace de l’action politique. L’affirmation positiviste de ce qui apparaît évoque en effet son contraire : magie, fétichisme, aura du culte. Nadja de Breton et Le Paysan de Paris d’Aragon transcrivent l’arrangement artificiel, inattendu, arbitraire de la vie urbaine, suffisamment efficace pour saper sa permanence supposée. Mais cela ne prouve rien ; comme le note Arnold Hauser, les surréalistes se réfugient dans « la rationalisation de l’irrationnel et la reproduction méthodique de la spontanéité », même si ils saisissent, dans le rêve défini comme un « paradigme de l’ensemble du monde pictural », la combinaison impossible du banal et du sublime, du réel et du fantastique. Cette réserve est également soulignée plus précisément par Daniel Cottom, qui accuse le surréalisme de tourner le dos devant la réalité du travail, « l’irrécouvrable expérience de la sociabilité » : « cette disponibilité urbaine, le don, le collage, le texte monstrueux, le fétiche, le crime sadique, la transfiguration poétique des sens, l’expérience, aucun de ces éléments ne pouvait caractériser l’œuvre d’art… En regardant l’œuvre comme aliénation et profanation, ils tournaient le dos à l’œuvre comme effort, communication et passion ». Néanmoins, condamner le comportement petit bourgeois des surréalistes est en porte à faux avec le respect dû aux productions artistiques individuelles, qui ne peuvent s’empêcher de contenir des ambiguïtés sémiotiques et des indéterminations nécessaires.
L’évaluation la plus pertinente concernant l’aventure surréaliste est celle de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre discerne avec justesse le caractère ambigu de l’initiative surréaliste originelle :
Breton once wrote : « Marx said, transform the world. Rimbaud said, Change life. For us, these two orders are one and the same”. That would be enough to reveal the bourgeois intellectual. For it is a question of knowing which change precedes which. For the militant Marxist there is no doubt that social transformation alone can permit radical transformations of thought and feelings. If Breton thinks that he can pursue his inner experiences on the margin of revolutionary activity and parallel to it, he is condemned in advance, for that would amount to saying that freedom of spirit is conceivable in chains… And just as surrealism has radicalized the negation of the useful in order to transform it into a rejection of the project and the conscious life, it radicalizes the old literary claim of gratuity in order to make of it a rejection of action by destroying its categories [like the past and the future, the high and the low, etc.]. There is a surrealist quietism. Quietism and permanent violence; two complementary aspects of the same position. As the surrealists has deprived himself of the means of planning an enterprise, his activity is reduced to impulsions in the immediate ».
Sartre réduit finalement le parasitisme quiétiste des surréalistes à une version de l’acte gratuit chez André Gide, une apothéose du moment coïncidant avec le « moment favori de la destruction ». Confronté à l’exposition surréaliste de 1947, où une pause dans les engagements politiques est annoncée en faveur de réformes morales de l’esprit, Sartre critique les épigones de Breton avec un idéalisme nihiliste, qui s’en prendra sans cesse à une « moment chrétien-thomiste » démodé de la civilisation. Face à une position stagnante et même rétrograde, Sartre revient aux idéaux originaux du mouvement : « Revenons plutôt au véritable surréalisme, celui de Point du jour, de Nadja, des Vases communicants. »
Face à une dévastation incommensurable, le surréaliste doit finalement détruire l’institution constitutive de son œuvre d’art et de sa valeur utilitaire spécifique, l’esthétique, à savoir, le marché et son corollaire, le mode privé d’appropriation s’exprimant dans l’achat ou la course aux objets d’art. Sans l’institution du marché de l’art et sa logique d’innovation perpétuelle, qui sanctionne le cycle de l’échange de styles et de conventions différentes, la révolte surréaliste perd ses coordonnées socio-historiques.
Comment peut-on expliquer ce revers de fortune ironique concernant ce mouvement culturel anti-capitaliste ? Un détour par la généalogie de l’esthétique comme catégorie philosophique moderne pourrait être nécessaire.
Le philosophe W. F. Haug décrit l’espace de l’esthétique, fondé sur le marché, la propriété privée, et la production de matières premières, paradoxal et hétérogène en soi. L’œuvre d’art incarne une privation (la nature isolée de la création artistique) et, dans le même temps, un imaginaire commun (l’audience ou les participants à un acte de communication). Historiquement, l’esthétique peut être conçue comme un champ de bataille où l’on trouve la domination de l’état et des classes, autant que l’antithèse de la propriété privée, la communauté fondée sur l’universalité des sens et sa médiation socialisée dans le goût individuel (Haug fait allusion aux vicissitudes de la catégorie esthétique depuis Kant). L’anarchie et la domination, la moralité et l’immoralité, la légalité et la contingence – ces impulsions antagonistes traversent le domaine esthétique dans son développement historique du Moyen-Age à l’époque bourgeoise.
Étant donné cette fusion du libertaire (sans but) et du hiérarchique (le profit) – pour les surréalistes, la fusion de l’inconscient et du rationnel dans la psyché, la dialectique en art peut opérer de telle façon que ses tendances contradictoires pourront être actualisées. Le surréalisme s’autodétruit quand il tient l’expérience individuelle comme la base de ses valeurs et de son pouvoir. En contraste, quand il met en avant son mode de socialité, il induit l’auto-socialisation des individus et renouvelle ainsi l’intégrité de la communauté. La question cruciale reste entière : le surréalisme peut-il fournir des occasions pour que la représentation sensuelle de relations sociales dans l’œuvre d’art puisse être véritablement appréciée dans sa critique de l’intérêt privé et son défi lancé à l’oppression hégémonique par le capital ?
On peut noter ici que Benjamin observe l’inadéquation du surréalisme quand il replace simplement le pouvoir idéologique de l’imaginaire (l’aspect de domination et de subordination) dans le jeu des antinomies, n’atteignant jamais la phase pleinement dialogique de communication.
Cet arrière-plan à la nature contradictoire de l’esthétique décrit lucidement par Haug nous permet de comprendre pourquoi Breton et ses camarades, insatisfaits de la situation critique solitaire de l’artiste individuel, devaient annoncer publiquement leur engagement pour la cause prolétarienne et leur alignement aux côtés des forces anti-bourgeoises. Si l’esthétique en tant qu’espace d’antagonismes (entre la domination instrumentale et la liberté, à savoir les humains se conduisant comme des fins en soi) séparés par le marché ne peut pas, par elle-même, générer une révolution sociale, l’artiste doit chercher des articulations possibles d’alternatives et établir « depuis ce champ contradictoire… une possibilité d’action maximale ».
Solidarité du Tiers-Monde
En juin 1936, Herbert Read célèbre à Londres un événement historique, l’exposition internationale sur le surréalisme, et se range du côté de la nouvelle « réaffirmation du principe romantique ». Read considère le surréalisme comme l’ennemi du classicisme, avec ses chef-d’œuvres canoniques accusés de complicité avec l’oppression des classes et de tyrannie politique, « le credo officiel du capitalisme » : « partout où le sang des martyrs tache le sol, vous trouverez une colonne dorique ou peut-être une statue de Minerve ». Le surréalisme représente l’esprit romantique, « un principe de vie, de création, de libération » alors que le classicisme évoque l’ordre, le contrôle et la répression. Cette révolte romantique (sensible également chez Baudelaire, Shelley, Lermontov, etc.) se mêle aux protestations contre le parti du statut quo de l’État, de la raison instrumentale, agents légitimant les guerres coloniales, l’esclavage, l’exploitation mercantile, et l’oppression par la classe, la race et le sexe. Selon Gramsci, Benjamin et Haug, les moments de polarisation du romantisme et du classicisme sont englobés dans une dialectique recouvrant le travail aliéné et la réification, dont la transcendance historique est déjà inscrite dans les crises aiguës de la vie quotidienne. En résumé, le surréalisme embrasse tous ces moments, la phase de réification du produit de l’histoire, l’ensemble des accidents et ruptures et les signes immanents de sa dé-réification.
Cependant, l’histoire ne se répète jamais de la même façon. Le surréalisme excède les limites de la dissidence romantique en prédisant la libération de l’individu sur le triomphe de la révolution socialiste. Un tel engagement saute d’une « allégeance » de principe « au principe du matérialisme historique » (Breton, « Surréalisme et matérialisme historique »). Déployant le mode d’enquête dialectique de Marx, dans une problématique historico-matérialiste, les surréalistes cherchent la transmutation de « ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. »
Breton médite sur le « point sublime », point atteint grâce à l’expérience scientifique des vases communicants, un flash d'illumination déclenché par des chocs. Une poétique phénoménologique, en quête de « beauté convulsive », témoigne encore de la vérité paradoxale et oxymorique du style surréaliste, au réalisme figuratif, joint à des éléments appartenant au domaine de la rêverie, de la folie et de l’hystérie, comme dans les tableaux de Giorgio de Chirico, Yves Tanguy, Pavel Tchelitchew, et bien d’autres.
Cette tentative des surréalistes « voyants » d’abolir les frontières, ou de faire s’effondrer les royaumes incommensurables, peut être comparée au mouvement de Gramsci pour rapprocher ce que les marxistes orthodoxes nomment la base matérielle de la société et la « superstructure » de l’idéologie, de la culture, de la loi, etc. Elle essaie de remédier à la fragmentation d’une vie sur terre massifiée, aliénée dans des mondes où la raison instrumentale, la moralité et l’esthétique se retrouvent séparées. Bien que Gramsci affirme l’autonomie relative des sphères politiques et idéologiques de leurs déterminants économiques, il conçoit également la transmutation de la « base » et de la « superstructure » par une catharsis. Par « catharsis », Gramsci entend « le passage du stade purement économique (ou passionnel-égoïste) au stade éthico-politique », le passage décisif de l’objectif au subjectif, de la nécessité à la liberté. La structure objective cesse alors d’être une force externe contrainte et devient un instrument de liberté et la source de nouvelles initiatives. Cette doctrine centrale de la « catharsis » est ce que Breton, je pense, a essayé d’énoncer en formulant la motivation primordiale du surréalisme :
La réalité intérieure et la réalité extérieure étant, dans la société actuelle, en contradiction – nous voyons dans une telle contradiction la cause même du malheur de l’homme mais nous y voyons aussi la source de son mouvement – nous nous sommes assigné pour tâche de mettre en toute occasion ces deux réalités en présence, […] d’une manière systématique, qui permette de saisir le jeu de leur attraction et de leur interpénétration réciproques et de donner à ce jeu toute l’[…] d’une manière systématique, qui permette de saisir le jeu de leur attraction et de leur interpénétration réciproques et de donner à ce jeu toute l’extension désirable pour que les deux réalités en contact tendent à se fondre l’une dans l’autre. (Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?).
La paraphrase de Herbert Read suggère que, pour le surréalisme, « l’art n’est pas seulement irrationnel, il est plutôt l’interpénétration de la raison et de la déraison, un jeu dialectique, une progression dont le but est la transformation du monde ».
Cette vérité insistante du second manifeste de Breton et ses ramifications dans Les Vases Communicants (1932) tentent de combler le fossé entre la pratique et la théorie, l’action et le rêve. Dans le fameux récit de Breton, Nadja, s’opère une translation nuancée de ce thème des oppositions surmontées. Son articulation narrative du « principe de subversion totale » est également visible dans les poèmes d’Eluard, Desnos, et Aragon. La pierre de touche surréaliste fait l’objet de nombreux commentaires, c’est pourquoi je décrirai plutôt l’appropriation du poète caribéen Aimé Césaire et l’abrogation simultanée du surréalisme dans son Cahier et certains de ses poèmes.
Rencontrant Breton à Fort-de-France, en Martinique, en 1941, Césaire reconnaît la hardiesse de Breton et les solutions offertes par le surréalisme aux problèmes abordés par le mouvement de la Négritude. Les thèmes et les motifs poétiques de Césaire englobent l’exploration surréaliste de l’enfance, la folie et la névrose, l’anticléricalisme, l’érotisme, la libre association et l’occulte pour étendre les frontières de la conscience, et atteindre la complétude de l’être. Césaire a contribué à une violence sans complexes et calculée (rappelant le dérangement de tous les sens de Rimbaud) infligée à la syntaxe et à la prosodie françaises pour créer un rythme intertextuel hybride et syncrétique qui mêle les milieux antinomiques du « Tiers-Monde » et les civilisations européennes.
L’articulation du surréalisme et du marxisme, tentée par Césaire, est une question encore sans réponse. Selon ses traducteurs Clayton Eshleman et Annette Smith, la créativité de Césaire dans Les Armes miraculeuses (1946) et Ferrements (1960) « n’indique jamais un lien total avec le marxisme », même si « la dialectique interne, synthèse d’ethnographie, de surréalisme et de négritude, est influencée par la dialectique marxiste ». En 1955, Césaire écrit ces quelques lignes au poète haïtien René Depestre : « le fond conditionne la forme / … et si l’on avisait aussi du détour dialectique / par quoi la forme prenant sa revanche / comme un figuier maudit étouffe le poème ». La rencontre des corps et des forces phénoménales, l’hétérogénéité de l’expérience, offrent une matière première à la sensibilité formelle. Mais d’autres commentateurs, aux convictions historico-matérialistes, peuvent interpréter la politique radicale de ces quelques lignes extraites de « Lynch » dans Soleil cou coupé (1948) :
Poings carnassiers teintés du ciel brisé
torche parmi les fûts héréditaires
œil sans rives sans mémoire
dieu et que n’importunément vos fumées bleues
par la mort et la fête
avec aux naseaux des fleurs inespérées
avec sur le dos le jeune vol de courlis des oiseaux de la phosphorescence
et un perfide chant vivant
dans les ruines indestructibles de son silence
Le caractère transgressif et le flux anarchique du poème frappent au niveau verbal. Qu’est-ce que des « oiseaux de la phosphorescence » avec « un perfide chant vivant » dans les ruines d’un silence sans nom ? Ruptures, images arbitrairement liées entre elles, cassures soudaines – tout ceci est fait pour détruire l’illusion d’une réalité organique, cohérente – comme la violence d’un lynchage interrompt l’harmonie d’un paysage naturel et l’équilibre putatif de la société. C’est le modèle formel, non la prédication synthétique factuelle de chaque référent qui importe.
Nous sommes confrontés ici à ce que Gaston Bachelard appelle la « correspondance éluardienne », correspondance contrastant avec celle de Baudelaire, au temps vertical, intime et interne. Bachelard considère Césaire comme un poète de la métamorphose, dépeuplant « un temps de franche métamorphose, rapide comme une flèche volant aux limites de l’horizon, comme font Lautréamont et Eluard »[6]. C’est encore plus évident dans les lignes d’ouverture du Cahier, où les rythmes hypnotiques se mêlent aux montages cumulatifs de scènes ; ce modèle articule l’axe syntagmatique d’assertion polémique sur l’axe pragmatique de la métaphore, une marque de la trans-évaluation poétique du langage d’abord proposée par Roman Jakobson. En effet, la stylisation surréaliste de Césaire dans le Cahier résulte d’un décentrement du Moi monadique cartésien – le Moi devient « non pas un agent individuel mais le lieu d’une articulation et d’une régénération collective » – dont les analogies récentes, dans les archives caribéenne post-coloniales, sont la poétique de métissage transculturel d’Édouard Glissant et la notion de « répétition infinie » dans l’« utérus de l’espace » de Wilson Harris.
Dans le contexte d’une politique culturelle et humaniste de la Négritude, subissant une radicalisation durant l’entre deux guerres, la technique méthodique du « dérangement de tous les sens » de Césaire (l’axiome de Rimbaud présente instantanément un paradoxe, qui essaie de réconcilier les opposés dans un double lien tropologique) suit un développement compréhensible dans la carrière du poète. Sa quête d’un idiome singulier d’énonciation publique saute d’une conduite originelle à la recherche d’une zone intérieure interdite où les contradictions mélangent et produisent une connaissance du désir sans précédent, une expérience authentique de liberté. Ceci est conforme au principe avant-gardiste de la révolte – pour Benjamin, les avant-gardistes donnent une impulsion « pour arracher la tradition d’un conformisme étouffant » - immanent chez Marcel Duchamp et Tristan Tzara jusqu’à Warhol, Magritte et John Cage.
La syntaxe disjonctive de Césaire ne coïncide pas exactement avec la paranoïa-critique basée sur l’interprétation des états de délire » de Salvador Dali ; mais elle est sûrement conforme à l’idée que s’en fait Galvano della Volpe : la poésie, quelle que soit sa nouveauté linguistique, contient toujours une « discursivité polysémique » comme noyau sémantique de la signification profonde. Dans le montage des figures (« poings carnassiers teintés du ciel brisé » et « œil sans rives sans mémoire »), nous pouvons déceler des groupes d’« images-concepts » ou « complexes logico-intuitifs » constituant une source de valeurs cognitives dans l’art. Cette technique a des affinités avec l’utilisation des jeux de mots et des paronomases dans Trilce de César Vallejo (1922) et, plus près de notre époque, dans le plaisir hermétique de Pablo Neruda dans la première Residencia en la Tierra (1933). Ces quelques lignes le suggèrent assez :
Ahora bien, de que esta hecho ese surgir de palomas
que hay entre la noche y el tiempo, como una barranca humeda ?
En terme de topos et de stratégie rhétorique, l’engagement surréaliste de Césaire est plus transparent dans des poèmes tels que « Un salut au Tiers Monde/ pour Léopold Sedar Senghor », et d’autres textes des derniers volumes Ferrements (1960) et Noria (1976).
Derrière le thème et le style, le surréalisme, en tant que programme total, répond aux besoins de Césaire, dans les dernières périodes de sa carrière, alors qu’il invente avec Léon Damas et Léopold Senghor, l’esthétique de la « Négritude » dans les années trente. L’architectonique des Cahiers est inspirée moins par Nietzsche que par la Renaissance d’Harlem et le réveil de la fusion occidentale du racisme et du colonialisme, visibles dans la Martinique naissante. C’est seulement en 1942 que Breton, fuyant les Nazis, visite la Martinique et rencontre Césaire ; leur amitié et le soutien de Breton ont posé les bases du témoignage irréfutable de Césaire :
Surrealism provided me with what I had been confusedly searching for. I have accepted it joyfully because in it I have found more of a confirmation than a revelation. It was a weapon that exploded the French language. It shook up absolutely everything… A process of disalienation, that’s how I interpreted surrealism (Discours).
Métonymiquement, la « langue française » représenterait le système colonial oppressif, l’ordre hiérarchique de l’hégémonie bourgeoise, que le surréalisme rejette – ce « Moi social » que le poète surréaliste, selon Caudwell (1937), est en train de fuir. Ironiquement, ce « Moi social », non la mimesis du climat éphémère caribéen, se manifeste précisément dans l’environnement manichéen et violent qui sous-tend le Cahier et dans l’organisation dialogique de la voix de Césaire, une voix polémique rappelant celle des bardes.
Sur la trace de la pince préhensile
Concernant une répercussion possible du surréalisme sur l’époque contemporaine, les avis sont partagées. Pour terminer, nous devons opposer Gramsci, Read et l’incisif philosophe de l’utopie, Ernst Bloch à Caudwell et Sartre. Gramsci voit dans le surréalisme un simple anarchisme de petit bourgeois. Certains critiques orthodoxes, tel E. H. Gombrich, considèrent que la tentative surréaliste, visant à retrouver le « génie » authentique de l’enfant et du sauvage, est simplement une « stupidité antique et calculée » (1950). Bloch (répondant à l’anathème prononcé par Georg Lukcs contre l’expressionnisme) perçoit dans les perturbations surréalistes des « mouvements anticipatifs dans la superstructure ». Bloch se rend compte que ces poètes dissidents tentent à la fois de transformer, de façon critique, un monde mercantile et s'efforcent également de résister au principe de discontinuité, « pour exploiter les fissures réelles dans les relations de surface et pour découvrir le nouveau dans leurs crevasses » (1977). Comme l’expressionnisme, le surréalisme cherche à
undermine the schematic routines and academicism to which the value of art had been reduced. Instead of eternal formal analyses of the work of art, it directed attention to human beings and their substance, in their quest for the most authentic expression possible.
Contrairement à d’autres critiques socialistes que nous avons cités, Bloch est par inférence le partisan marxiste le plus élogieux de la tendance avant-gardiste dans l’art moderne. Comme Brecht dans son débat avec Lukacs, Bloch souligne la dialectique entre la forme et le fond, entre ce que Haugs appelle les forces de l’idéologie privée et la communauté culturelle contenue dans l’espace démarqué de l’esthétique. On peut le voir également dans l’évaluation contextualisée du grand marxiste péruvien José Carlos Mariategui, lorsqu’il vante la « discipline difficile » du surréalisme, « la rare qualité – inaccessible et interdite au snobisme, à l’artifice – de l’expérience surréaliste ». Une réévaluation récente par Victor Burgin prête attention à l’impact du surréalisme sur des applications telles que le photomontage de John Heartfield dont « les images surréalistes tirent parti de leur statut irrésolu entre l’imaginaire et le réel pour aborder la connaissance de la condition matérielle du monde ». Je pense que cette approche est la voie la plus judicieuse et la plus intelligente pour évaluer le projet surréaliste dans son contexte historique et sa résonance politique aujourd’hui.
Le surréalisme dans ses dernières incarnations (connues sous le nom du pastiche post moderne « Las Vegas ») peut encore être pris comme un projet esthético-politique vital dans des conjonctures spatio-temporel spécifiques. Malgré son orientation anarchique, sa politique culturelle est de façon inhérente oppositionnelle et dissidente. Elle montre l’urgence d’une démocratie plébéienne, afin de transformer toutes structures autoritaires et hiérarchiques, spécifiquement celles centrées sur la production et l’exploitation d’une main d’œuvre aliénée. De mon point de vue, la vision surréaliste est entièrement compatible avec un projet anticapitaliste radical, dans la mesure où le « surréel » est un au-delà immanent : son but est de retrouver « une nature humanisée et un homme naturé » s’entretenant ensemble dans une clarté exaltante.
Nous trouvons une éloquente récapitulation du défi inaugural de Breton dans ce manifeste américain écrit le 13 mai 1970 par Franklin Rosemont. Il sert d’« avertissement préliminaire » à sa collection intitulée The Apple of the Automatic Zebra’s Eye :
In thus stepping aside from the absurd notion of a conscious means of expression chained to the past, in favor of revealing a certain activity of the mind rooted in desire and oriented toward the future, toward the realization of man’s greatest potentiality, it is our hope to assist in the elaboration of a general crisis of consciousness. It is precisely the provocation of such crisis, in fact, which seems to us, as surrealists, to offer, not only on the specifically poetic plane but on the plane of thought in general, the most dynamic, fertile and prehensile means of serving the cause of human emancipation…
One could say, perhaps, without exaggeration, that this conception of the practice of poetry can be vindicated, definitively, only by the absolute triumph of men and women over the fetichism of commodities; that is, by world proletarian revolution, the “leap” – in the words of Engels – “from the kingdom of necessity to the kingdom of freedom”.
Surrealism has no greater ambition than to pool its resources in the international collective inspiration and stimulation of this leap toward freedom[7].
Une répercussion extraordinaire, une revitalisation de la vision surréaliste, peut être perçue dans l’ethnographie post-moderniste de James Clifford, fondée sur un surréalisme conçu comme « une esthétique qui valorise les fragments, les collections curieuses, les juxtapositions inattendues – qui provoque la manifestation de réalistés extraordinaires tirées des domaines de l’érotique, de l’exotique, et de l’inconscient. » Derrière l’orbite du réalisme ethnographique, principalement soutenu à l’académie, nous percevons des réverbérations surréalistes dans l’écriture émergente, dans les théorisations post-coloniales de l’hybridité, de l’ambivalence, de fabrications syncrétiques, etc., dont les valeurs chocs ont très vite été domestiquées par l’ethos consumériste et global. Le surréalisme peut être ainsi considéré de fait comme l’esthétique du développement inégal et combiné, qui caractérise les formations néo-coloniales et dépendantes, les états désarticulés des régions périphériques désormais englobées dans le régime d’une accumulation flexible et décentrée du capitale.
Le surréalisme s’est métamorphosé désormais en une grande variété de styles d’expression et de représentations post-coloniaux et post-modernistes. Plus intriguant est maintenant la modalité latino-américaine du réalisme magique, comme chez Gabriel Garcia Marquez, Jorge Luis Borges et Alejo Carpentier, et son extension dans les spectacles d’art du groupe cubain Coco Fusco et de Guillermo Gomez Pena. L’affinité pré-sélective de l’Amérique Latine pour le surréalisme, selon Neil Larsen, peut être expliquée par le besoin des artistes d’Amérique Latine « de penser la réalité locale à la fois comme un produit de l’histoire et comme une promesse d’espoir d’authentique émancipation ». Mais, malheureusement, ce réalisme magique, qui offre une sorte d’« illumination profane » naïve, conclut Larsen, peut seulement produire des « miracles » induisant une concession à une existence bourgeoise réifiée. Outre les témoignages de Césaire et de Vallejo, cette vision négative peut être démentie par un contre-exemple. Je pense au mouvement avant-gardiste nicaraguayen de l’exteriorismo (théorisé par Ernesto Cardenal) qui réussit, pendant une courte période, à politiser la formation sociale qui soutenait la révolution sandiniste contre l’agression néo-coloniale nord-américaine.
On peut également évoquer d’éloquentes évaluations positives. Le grand critique marxiste américain Fredric Jameson évalue le surréalisme dans l’ambiance post-moderne :
La vocation utopique du surréalisme est une tentative pour doter cette société industrielle dégradée et brisée de mystère et de qualités magiques (pour parler comme Weber ou les Latino-américains), d’un inconscient qui semble parler et vibrer à travers les choses.
Les meilleurs travaux surréalistes de Breton, Max Ernst, de Chirico, et d’autres encore, présupposent toujours une relation antinomique et non-identique du sujet à l’objet, une relation perturbatrice entre le procédé social général et l’événement spécifique, qui est à la base de n’importe quelle immédiateté fétichisée et de n’importe quelle apparence trompeuse de la totalité, dans un monde mercantile. Robert Short loue la sensibilité surréaliste du ici et maintenant, faisant écho au réalisme de Gramsci et à l’urgence d’une praxis contre l’hégémonie : « ils ont soutenu l’idée révolutionnaire selon laquelle l’artiste est un individu quelconque et chaque individu est potentiellement un artiste et un homme complet ». En donnant une tendance générale de la poétique avant-gardiste (conservatrice ou progressiste) pour absolutiser une utopie non médiatisée, apocalyptique, un anti-monde libre du temps et de l’histoire projeté dans le langage, Michel Beaujour confère au surréalisme une contribution positive :
Dans le calme relatif des années vingt, le surréalisme, émergeant des plus graves confusions, remit les poètes à leur place, qui n’est pas la première pour les politiques. C’est alors que la Révolution surréaliste devint Le Surréalisme au service de la révolution.
Compléter l’accent gramscien sur le réalisme pratique est une dimension utopique dont le plus fin observateur est Walter benjamin, comme je l’ai dit précédemment. Dans son essai « Surréalisme : le dernier instantané de l’intelligence européenne », Benjamin situe l’accomplissement difficile du surréalisme dans la méthode « d’illumination profane, une inspiration matérialiste, anthropologique », qui a perdu le Moi et son « dilettantisme moralisateur » par intoxication. Une telle intoxication permet aux surréalistes de transformer la destitution socio-urbaine et architectonique en une « expérience révolutionnaire, sinon en action ». Ce n’est pas, comme le pense Caudwell, une échappée du « Moi social ». Les expériences surréalistes sur le langage et l’inconscient précipitent une appréhension dialectique dans laquelle, note Benjamin, « nous pénétrons le mystère seulement jusqu’à le reconnaître dans le monde quotidien, par la vertu d’une optique dialectique qui perçoit le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien. » La performance discursive du surréalisme passe par la négativité d’une expérimentation critique, qui incorpore le dynamisme profond de l’histoire et induit l’illumination profane dans laquelle « toutes les terminaisons nerveuses de la collectivité deviennent des accomplissements révolutionnaires » – exactement la « catharsis » que Gramsci considère comme la réponse au problème de l’hégémonie et la révolution socialiste.
E. San Juan Jr. trad. Alice Bohème
[1]. Afin d’inscrire la misère physique des champs de bataille, le terme « surréaliste » utilisé par Apollinaire a en fait été inventé pour la production Diaghilev de Parade en 1917, à laquelle Stravinsky, Satie, Picasso et Cocteau ont participé.
[2]. En analysant la fantaisie, centrée sur l’individu, du tableau de Salvador Dali, intitulé Apparition of Face and Fruit-dish on a beach, Gombrich note que des styles « surréels » comparables dans le portrait du Dieu aztèque de la pluie, Tlaloc, apparaissent dans les énergies de la communauté.
[3]. Pour des extraits de la poésie surréaliste d’Aragon, Eluard et bien d’autres, voir les collections éditées par Barnstone et Bold.
[4]. Les peintres Girorgio de Chirico, Max Ernst, Jan Miro, Yves Tanguy, Salvador Dali, etc., ont exploré les régions inconscientes de la psyché à travers des symboles érotiques, des motifs mythiques, des associations libres, des tropes hallucinatoires, des réminiscences, des fantaisies, des dessins automatiques, des illusions d’optiques et toutes sortes d’incongruités. Nous trouvons également dans ces tableaux l’illusionnisme de la Renaissance mêlé à des figures abstraites, comme dans le tableau de Chirico, Les Muses inquiétantes (1917). Un critique décrit le surréalisme comme un retour au « contenu », révélant une réalité enfouie dans les rêves, la rêverie, l’aura cauchemardesque. La composition au piano de Erik Satie, intitulé Dessicated Embryos, donne un bon exemple de ce que peut être le surréalisme en musique. Même chose pour L’Amour des trois oranges (1921) de Serge Prokofiev et l’opéra de Bela Bartok, L’Enfant et les Sorcières (1925).
[5]. D’une certaine manière, les surréalistes sont coupables d’ultragauchisme quand ils (Breton, Eluard, Péret) critiquent le front d’intellectuels uni comtre le fascisme, en tant que stratégie politique directement opposée à la poursuite de la lutte des classes. Ce front fut organisé par Henri Barbusse et Romain Rolland en 1932. accusant le Parti Communiste Français d’humanisme pour défendre la culture bourgeoise, ils furent renvoyés de l’Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires, à laquelle Aragon participait. Ils s’éloignaient en ceci du principe prôné par Gramsci : l’essentiel est d’attaquer la culture hégémonique en mobilisant une large coalition de forces de fronts et de secteurs multiples.
La critique du surréalisme, lancée par Georges Bataille après La Révolution surréaliste terminée dans les années 20, est légitimé par le concept d’ hétérogénéité figurant dans le roman de Bataille, un terme comprenant toutes les forces délirantes et irrationnelles, défiant l’assimilation à des catégories freudiennes et marxiennes, sans parler de la totalisation bourgeoise. Mais comme Bataille attaque seulement la rationalisation éthique de la normalité capitaliste et non sa validité épistémologique et ontologique, Jurgen Habermas trouve que Bataille est plus inadapté que les surréalistes qu’il rejette.
[6]. La scénographie futuriste, mise en scène par Enrico Prampolini, a un accent protsurréaliste au niveau des métamorphoses, des trajectoires de déformation et de transformation. La description de Fortunato Depero du décor dynamique pour le théâtre anticipe sur les théories de Dali et Magritte.
[7]. La position de Rosemont ressemble à l’engagement du poète Carolyn Forche : « all language, then, is political ; vision is always ideologically charged… ». De l’autre côté, il y a l’autosatisfaction post-moderniste d’une célébrité académique, citée dans un article de l’Université d’Harvard, Graduate Schol Alumni Association Newsletter (Printemps 1998), p. 7 : « “Las Vegas, city of identical buildings where only signs distinguish businesses from one another, is the emblem of the post-war consumer economy”, [Mark Taylor] says. He concludes with the startling pronouncement that, viewed through the avant-garde perspective of the artist as prophet, “Las Vegas is the realization of the Kingdom on Earth.” ».