La Révolution surréaliste en 1928 : Jacques Baron et la projection désinvolte
par Yves Thomas
Publié dans le numéro du 15 mars 1928 de La Révolution surréaliste, « Programme[1] » de Jacques Baron n’est ni un manifeste, ni un pamphlet, ni même un prospectus, ce « programme » est à peine une déclaration d’intentions. Ce texte semble être plutôt la page d’un journal intime contenant des notes rapidement esquissées. Les marques temporelles du 11 et du 12 décembre de l’année précédente viennent confirmer cette orientation particulière du texte. On pourrait y voir des confessions agissant comme une mise au point ou une sorte d’examen de conscience[2]. Il s’agit bien en tous les cas d’une interrogation sur des voies à suivre. Cette forme d’interrogation peut-être étudiée en termes d’apparence de programme, c’est-à-dire à l’intérieur de la relation : projets – rencontre et rétrospection – transparence et retournement. Il ne convient pas de conférer la priorité à l’un ou l’autre de ces éléments. Il suffit de voir qu’ils vont ensemble dans une tension libre. Ainsi « Programme » est porteur d’un décalage, d’une différence, d’une rupture qui ne sont pas signe d’une insuffisance, mais les conditions d’une recherche et d’un questionnement à poursuivre dans les parages du mouvement surréaliste. En 1928, Baron s’interroge, et s’interrogeant il se trouve placé devant une contradiction insoluble : celle de vouloir partir tout en étant retenu. Il s’agit dans cette étude de comprendre les effets d’une telle contradiction.
Projets
Le numéro de La Révolution surréaliste[3] dans lequel ce texte est inséré est le dernier de la revue du groupe avant le Second Manifeste[4] qui paraît dans le numéro douze de la revue. Le numéro onze accueille notamment la participation de Max Morise, de Louis Aragon, de Raymond Queneau, de Benjamin Péret, de Robert Desnos, de Roger Vitrac et d’Antonin Artaud[5]. André Breton qui en dirige la rédaction y contribue avec un extrait de Nadja qui vient s’harmoniser à l’extrait du Traité du style que donne Louis Aragon. Breton y est aussi co-signataire avec Aragon d’un article célébrant le cinquantenaire de la découverte de l’hystérie. Le numéro comprend également une enquête sur la sexualité, un cadavre exquis portant le titre de « Dialogue en 1928 », une lettre du Jésuite défroqué Jean Genbach[6] adressée à André Breton et une lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan. Il n’est pas sans intérêt de noter que sur la page de couverture du numéro, on peut voir deux ouvriers, sur un chantier, plongeant le regard dans la bouche d’un égout[7]. Sous cette photo, paraît la légende : « la prochaine chambre ». La superposition de l’inscription et de l’image tend, par association, à jeter le ridicule sur les séances de la Chambre des Députés, en rendant le palais Bourbon comparable à un égout.
Cette couverture est d’autant plus remarquable qu’elle permet de mettre en perspective le conte de Benjamin Péret intitulé « Maladie N° 9 » qui suit « Programme » de près dans ce numéro de La Révolution surréaliste. Rappelons que la « maladie N° 9 » est ce mal infectieux imputé à l’immigration juive en 1920. Elle est le produit d’une machination anti-sémite qui a pour point d’origine le palais du Luxembourg[8]. Le titre que Péret donne ainsi à son conte renvoie à la filiation que propose la couverture.
Dans ce contexte particulier, entre des fragments d’œuvres comme Nadja et le Traité du style qui confortent et orientent le mouvement et les écrits à tendances satiriques de Benjamin Péret et de Raymond Queneau[9] ainsi que la traversée de l’histoire à toute vitesse que propose Max Morise, sans omettre l’enquête sur la sexualité, comment comprendre « Programme » ?
Placé entre l’essai commémoratif d’Aragon et de Breton sur le cinquantenaire de l’hystérie et un aphorisme de Xavier Forneret sur l’amour qui passe, « Programme » n’a ni le ton polémique de l’un ni le ton heuristique de l’autre ; il est en ce sens plus intime. Baron y exprime un tourment immédiat. Curieusement, le titre pourrait même être considéré comme un point de déception. Le lecteur s’attend à une série de résolutions, de desseins fermes. Qu’y trouve-t-il ? Il peut y voir surgir de la confusion (« déroute au bout du petit doigt »), de l’inquiétude (« ma main tremble »), de la contradiction (« [date oubliée] Je n’oublie rien »), mais aussi du ressentiment (« j’ai tour à tour perdu et perdu ») et du découragement (« je suis seul à juger du non-bouleversement à l’intérieur de moi-même »). C’est pourquoi on n’aurait pas tout à fait tort de penser que le titre « Programme » agit comme une antiphrase, mais dépourvue d’ironie. Tandis que l’annonce oriente le lecteur, le texte le mène sur une voie de garage. On objectera, toutefois et non sans raison, que « Programme » comporte, de fait, des traces de projets. Et le texte ne les présente-t-il pas en cascade ?
- Projet de voyage.
- Projet de voyage.
- Projet de voyage.
- Projet de voyage à la campagne
(Voir Masson) [10]
Le projet de voyage est sans doute ainsi signifié pour accentuer l’importance de la volonté de partir. Mais on comprendra aussi que, par incertitude, Baron n’a pu échapper à la tentation de soumettre ses idées à une épreuve d’outrance, d’où cette répétition qui peut tour à tour signaler une idée fixe et une manière de jeu comme s’il s’agissait d’une comptine. Bien que cette idée de voyage apparaisse la première dans le texte, au pluriel, le renvoi à André Masson en fin d’énumération laisse croire que l’origine et même la réalisation du projet en question relève de son amitié avec le peintre[11]. Plutôt un ensemble mal cousu d’éléments incongrus qu’une composition concertée d’actions à accomplir, « Programme » semble paralyser la lecture en l’enfermant dans un labyrinthe de situations. Comment, en effet, concilier des propositions radicalement opposées ? Comment lire, à la fois, sans les distinguer ni les juxtaposer, l’appel à la précision et le glissement dans le rêve ? « - Il faut écrire clairement, sans déclamations, sans éclat de voix, avec une grande lucidité. S’intéresser à un événement précis. Prendre des notes ». Ayant présenté cette résolution, il écrit en toute fin de texte, quelques lignes plus loin : « - Pourquoi les meilleures plaisanteries ne seraient-elles pas les plus longues ? Rêver.[12] » Mais précédé d’un appel à la précision qui s’entend comme une parole sur la convenance et l’ordre dans l’art d’écrire, comment comprendre la proposition du rêve ? Si, à première vue, il semble s’agir d’un appel à l’ouverture de nouvelles pistes pour l’auteur de l’Allure poétique, il apparaît dans le détail comme une tentative d’exposer les contradictions qui le hantent.
En 1928, on le voit dans « Programme », l’impatience de Baron semble à son comble. Une résistance se forme même à la poésie. Il cherche à tendre, dans une multiplicité de directions comme s’il s’agissait de voies d’accès ou bien de messages lancés à la dérive. L’année précédente, il prend la carte du Parti Communiste[13], et il signe le tract en faveur de Charlie Chaplin, Hands Off love[14]. Cette même année, le décès de son père l’a éprouvé. Dans un texte toujours inédit de 1927, conservé à la bibliothèque Morisset de l’université d’Ottawa, il écrit : « Huit jours dans la longue attente du dernier souffle, huit jours à regarder mourir un homme ; pénibles, insupportables parce que stupidement on n’avait rien à faire, rien qu’à attendre le dernier spasme (…) [15] » La lente agonie du père est comparable à celle qu’il attribue à la poésie dans « Programme ». « La poésie est morte[16] » proclame-t-il. Cette mort, toutefois, il ne l’a pas attendue. Elle s’est réalisée sans grand effort de sa part : « Nous ne l’avons pas tuée ». Du reste, elle peut toujours lui servir à ouvrir un nouveau champ, il déclare : « Un poème pour ouvrir la prose de mes yeux[17] ». En ce contexte, qu’advient-il du sens de ce programme qu’il dessine ? Par la transposition de ce qui l’assaille quotidiennement, entre poésie et prose, que peut-il chercher ? Compte tenu de l’incertitude qui anime ses pensées en 1928, on peut comprendre que Baron a atteint un point de saturation.
Le processus que ce texte enclenche permet de considérer que tout ce qui peut se faire et s’imaginer ici, dans le champ de cette introspection, transforme la poussée vers l’avant en une sorte de piétinement. Apparaît mieux ainsi le travail de désarrimage, de découpage, de déboîtement, et de sertissage qui fait de cet agencement furtif, une accumulation de détails, de moments intérieurs qui flottent. En proclamant la mort de la poésie et en se montrant en quête d’« un poème pour ouvrir la prose de (s) es yeux ou Facilités d’économiser le soleil avec la lune », Baron n’échange-t-il pas la projection contre la rétrospection ? L’on peut se demander, en effet, s’il n’en est pas déjà en 1925 à ce point d’ouvrir la prose de ses yeux, au moment où il publie dans les numéros trois et cinq de La Révolution surréaliste les deux premières parties de « Décadence de la vie ». Ce récit évocateur qui met en scène les rues hantées de désir la nuit fait apparaître une valse-hésitation entre le mystère et le merveilleux.
Dans le Manifeste de 1924, André Breton écrit : « La peur, l’attrait de l’insolite, les chances, le goût du luxe, sont ressorts auxquels on ne fera jamais appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus[18] ». On reconnaît dans ces propos les conditions qui mènent à une définition du merveilleux. Si pour s’inscrire dans le rayonnement de ces conditions « Décadence de la vie » aspire aux contes de fées, sa qualité dominante demeure son refus radical des pensées familières. Le poète s’y manifeste errant, cherchant, explorant, sans domaine précis sauf celui de la ville qui s’ouvre à lui et le sollicite. Il y est question de la vue obstruée « des fils de la nuit » dont les monocles brisés présentent « d’inacceptables problèmes[19] » parce que précisément le monocle est censé renvoyer l’image d’une destinée. Ce sont des germes qui n’ont pas pu éclore pleinement, mais dont la richesse n’en constitue pas moins une source constante de sa poétique.
Rencontre et rétrospection
Ayant joint les rangs du parti communiste en 1927, Baron revient sur « Décadence de la vie ». Il rédige une troisième partie qui se démarque des deux premières. Comme il aurait fallu beaucoup plus d’efforts pour continuer dans la veine du récit de 1925, il n’est pas étonnant que le changement opéré, dans cette troisième partie, ramène l’exploration poétique à des données plutôt précises[20]. Des indices indiscutables et nombreux montrent que la transformation rétrospective des trois parties en roman est soumise à un autre ordre de réflexion. Ceci n’est pas difficile à expliquer : dans le doute complet, une synthèse générale des trois qui porte préjudice à une appréciation de la ville et à son exploration révèle l’oubli de certaines questions, et notamment, celle du merveilleux.
Mais, notons que dans les deux parties publiées, la vie quotidienne appartient davantage au merveilleux. Au demeurant, la référence à une fin, à une déliquescence ne perd ni son sens ni sa fonction puisqu’en cette conjoncture des débuts plus qu’en d’autres, peut-être, elle reste liée à la façon dont peut s’exprimer l’existence ou la non-existence d’une problématisation de l’enfance. Le manuscrit de « Décadence de la vie » conservé à l’université d’Ottawa révèle, à cet égard, un point intéressant. Dans son effort pour transformer « Décadence de la vie » en roman, Jacques Baron insère le sous-titre « le problème de l’enfance ». En ce sens, « Décadence de la vie » n’est pas la simple révélation du passage d’un monde d’identité rationnelle à un monde dont l’identité n’est que plus nébuleuse, nocturne, onirique, mais la manifestation du travail débordant d’une passion, d’une pesée impitoyable inversant graduellement la décadence en exploration d’un devenir sous l’aspect du personnage de Mme de Librétoile.
Cette remarque s’applique particulièrement à la première partie construite autour de ce personnage ou, si l’on veut, autour de l’activité d’investissement dans le mystère comme moteur principal de l’aventure. Mais elle s’applique également là où il est possible de découvrir, dans la rue même, l’accumulation de contradictions qui caractérisent le mouvement d’oscillation vers l’imaginaire pendant l’errance urbaine. Ainsi dans le cas de la deuxième partie, les conditions du rêve dépendent tour à tour du flux et du reflux, de la mise en route et de la suspension de moments de crise. Ces deux aspects de la complémentarité du jeu entre l’errance et le rêve se manifestent par un véritable enchevêtrement d’éléments composites qui correspondent à des tensions conjoncturelles aussi bien qu’à des perturbations intérieures. Aussi Baron prend-il soin de ne pas séparer le monde imaginaire du sacré, le merveilleux du mystère : « Il y avait bien d’autres aventures qui me torturaient l’esprit. Toujours ô monde imaginaire comme je brandissais ton emblème sacré ![21] » Il s’agit d’une véritable vision d’illuminé qui place la vie quotidienne sous le signe du « merveilleux » au sens où pouvait l’entendre André Breton dans le Manifeste de 1924. On y décèle une curiosité, et un goût pour la féerie. « Paris était une fée. Les rues étroites parcourues par de multiples étoiles s’envolaient vers le ciel.[22] » Ces images nous font voir un espace qu’elles confirment et auquel elles donnent un relief, un mouvement, une perspective, une teneur émotive et fantastique. Alors que ce rêve d’une ascension se manifeste ici d’une manière plutôt vague, la ville s’anime de cette forme captivante de mobilisation.
Cet espace abrite une sorte de mise en scène où est rendu visible le jeu des regards et des corps et où se trament l’entente ou la lutte des passions comme si la désintégration d’une vie antérieure par le rêve du moment s’y définissait. C’est ce dont on a l’impression quand on lit plus loin dans le texte : « Je vous lègue au hasard, vous autres, spectres, nagez dans vos rivières froides sans songer qu’il y a aussi ceux-là mêmes que vous avez condamnés : les rêveurs du moment[23]. » S’il ne faut pas minimiser l’appât de la lutte dans ces considérations, il ne s’agit que d’un aspect d’une orientation plus large qui comprend l’attrait pour le hasard, l’instant et le rêve. De toute évidence, cela implique que la rue est non seulement un terrain de mise à l’épreuve puissant pour les poètes errants dans des circonstances changeantes et contradictoires, mais aussi le lieu où ces divers aspects agissent indépendamment bien qu’il soit indéniable qu’ils sont également liés. On ne peut négliger en effet l’idée que l’objet de cette recherche urbaine est immédiat, accidentel, désordonné. Mais, récursivement, une fois que se dégage le signe à retrouver de la « forêt de rêves[24] », il devient possible de comprendre que le risque d’une dissymétrie se révèle plus grand que l’occasion d’une réciprocité dans la mesure où l’amitié, même dans ses contours les plus quotidiens, peut souffrir d’un conflit d’un ordre matériel autant que spéculatif.
Je songe ainsi à mes amis. Il y a quelques années que je les vis pour la première fois au milieu des troubles de l’humanité sauvage. Et depuis lors j’ai appris bien des choses avec eux, J’ai fixé bien des rêves que mes faibles conceptions ne faisaient qu’entrevoir.
Ainsi, par les routes sombres je n’ai pas appris à déchoir devant le ciel. Avec eux nous allons dans les rues vides où passe le signe des temps à retrouver, nous allons avec des fantômes stigmatiser d’amères passions.
Ô vanité, que ces paroles ! (ibid.)
Le point de départ de ces excursions urbaines n’est jamais rigoureusement le même. Il est souvent énigmatique. C’est dire qu’il est chaque fois sa propre introduction, par-delà les conventions. Ici la rencontre des amis est déterminante. Du point de vue du processus de l’exploration et de la recherche du merveilleux, elle constitue le meilleur des départs. Mais que faut-il penser de ce moment du départ ? Plusieurs remarques permettent de répondre à cette question.
- L’idée de la rencontre est considérée ici comme une condition.
- Cette idée, dans la mesure où on peut la décrire sans la doter d’un quelconque secret, n’a pas besoin de justifications : elle ne dit rien de plus que ce que comporte son existence. Elle est immédiatement donnée. C’est bien à ce titre qu’elle offre un cadre à l’expérience des routes et des rues, celle du cheminement. Mais l’idée en question est aussi une étape. Elle est profondément transitoire. Il s’agit d’un passage à autre chose qui rappelle un lien avec le passé (les fantômes) sans pourtant y demeurer.
- Ce point de départ donné met en évidence le chemin difficile et fragile qui peut faire surgir l’obstacle de la rationalité, de « l’attitude réaliste[25] ».
- Le rôle de la rencontre peut se comprendre par l’investissement de contradictions. En effet, « Décadence de la vie » rend explicite la contradiction. En l’exhibant comme par une forme de critique, le texte révèle qu’il est possible de considérer l’actualisation d’un retour à l’ordre ou bien d’un retour désespérant à une vie sans espoir qui contredit la rencontre au hasard du cheminement. « Ô vanité, que ces paroles ![26] » Par conséquent, s’il y a un ordre ou un désespoir, il n’est pas définitif. Il est au contraire toujours provisoire et aléatoire.
- Et il y a également ce que l’on pourrait voir sinon comme une relance de l’espoir, du moins comme une projection désinvolte du poète dans l’indétermination d’une dérive. « Est-ce que les Buttes-Chaumont ont rencontré la terre ferme ? Je ne l’espère pas.[27] »
C’est dire que la rencontre suppose une contradiction qui n’est pas donnée telle quelle, au départ. Elle est exprimée au moment de l’errance. Il nous semble instructif de prendre cette dernière phrase au pied de la lettre. On ne peut minimiser, dès lors, la part indésirable de cette rencontre avec la terre ferme. Elle est à distinguer de l’autre type de rencontre dans le roulis de la rue qui n’engage pas à la permanence. Cette question qui indique bien le sens des points développés plus haut est essentielle. La sensibilité particulière du poète adaptée à des phénomènes doublement marginaux, c’est-à-dire peu spectaculaires d’une part, et non spécifiquement négatifs d’autre part, est due à la manière dont l’errance urbaine des surréalistes incorpore ces phénomènes pour en faire des éléments d’un développement individuel.
Un coup d’œil sur l’enjeu d’une telle ouverture en fin de texte nous montre que ce qui est en question, c’est le devenir du paysage urbain qui accueille l’errance. Les Buttes-Chaumont sont ainsi constituées en horizon de l’errance et, métaphoriquement, en navire de croisière.
Transparence et retournement
Mais on peut se demander si la question sur laquelle se termine cette deuxième partie de « Décadence de la vie » n’est pas le résultat de l’apparition de conditions qui rendent propice l’émergence du doute à travers l’élan. D’où cette volonté timide qui s’exprime à travers la négation : « Je ne l’espère pas ». La litote réduit ici, l’espoir à une négation de la terre ferme. Cela tient à ce que la dérive soit souhaitable dans le mouvement intirne qui emporte le poète sur « cette mer intérieure qui passe sous Paris »[28]. Dans « Programme », il est possible de distinguer deux mouvements : un mouvement profond qui est celui du changement désiré, mouvement qui se dissimule dans la répétition du projet de voyage (« C’est que nous sommes prisonniers de cette fameuse terre ») et un mouvement apparent de programmation accrédité par l’expérience quotidienne au sein de l’avant-garde et qui présente l’inverse du mouvement profond (« la déroute au bout du petit doigt »). Il s’agit de comprendre, en définitive, à quel point le mouvement par lequel se manifeste la détermination du programme est l’inverse de celui qui porte Baron vers une écriture claire. On peut ainsi noter qu’entre « Décadence de la vie » et « Programme », entre 1925 et 1928, la rencontre niée de la terre ferme s’est inversée en constat d’emprisonnement. Cela veut dire que dans ce nouvel univers arrêté, ce qui caractérise l’intervention du poète, c’est la mise en valeur de la transparence. « Il faut écrire clairement, déclare-t-il, sans déclamations, sans éclats de voix, avec une grande lucidité. S’intéresser à un événement précis.[29] »
Nous ne pouvons en fait comprendre cette transparence ou cette nouvelle aspiration à la précision que si nous la pensons dans la continuité de ce que nous avons dit sur l’importance de l’idée de la rencontre et de ses conséquences dans « Décadence de la vie ». Nous avons vu que, au fur et à mesure que se développe l’errance urbaine, la contradiction qui commande l’engagement dans le champ des rencontres possibles peut faire émerger du même coup l’obstacle de « l’attitude réaliste ». Cette attitude enfouie dans « Décadence de la vie » est constitutive de l’apparition de cet élément dans « Programme ». Or dans ce glissement, dans cette aspiration et malgré toutes les bonnes intentions de Baron se manifeste une inversion de l’exploration conditionnée par les possibilités du mystère, du miracle et de la révélation en une condamnation de l’espace urbain. Cette inversion peut expliquer la noire amertume qui caractérise la troisième partie inédite de « Décadence de la vie » rédigée en 1927. « Programme » vient confirmer l’écart qui apparaît entre cet ajout et les deux parties de 1925. « Je n’aime pas Paris, s’explique-t-il dans cette troisième partie inédite. Tout y revient à dire l’éternelle chose en question, plus que la vie courante, les rues ne m’y sont pas tendres. »[30] Dans ce refus de Paris, on peut voir une justification du désir de voyager, mais aussi sans doute du désir d’être ailleurs que dans la mouvance du surréalisme. Cette idée s’éclaire dans un passage de « Programme ». « Une femme couleur de néant. Baudelaire vient à Cyrano et raconte comment il a connu Jacques Vaché, à quatre heures du matin, dans un café des environs de la Halle aux vins.[31] »
Cette parenthèse qui s’ouvre en plein « Programme » comprend un enchaînement des faits qui coïncide avec l’élaboration d’une exploration surréaliste. Ou si l’on préfère, elle en exprime la traduction. Nous y trouvons une réminiscence de « la dame sans ombre », « la voyageuse qui traversa les Halles » du poème « Tournesol » d’André Breton. Il n’est pas indifférent d’y constater aussi l’évocation de ce lieu exemplaire des rencontres surréalistes situé place Blanche, le café Cyrano[32]. La mention de Jacques Vaché nous renvoie, de plus, à l’archétype des rencontres, celle qui, dès 1917 à Nantes, va dessiner la naissance du mouvement surréaliste[33]. Pourtant, dans le rapport de ces trois éléments : la femme, le café, le poète dandy, nous voyons s’esquisser les mobiles incidents d’un retournement qui vise à mettre de l’avant Baudelaire et non Breton. Cette traduction de l’expérience surréaliste que Baron esquisse au passage exprime du même coup une perte, voire une distance dans l’adoption et la tentative de reprise. Ce ne sont pas les mobiles du surréalisme qui surgissent ici, mais bien ceux des tendances propres à leur retournement en formule de compensation. À partir de là, la référence à Baudelaire ne vient-elle pas confirmer, pour Baron, l’emprise d’un demain qui serait « la veille de la veille[34] », la force d’un souvenir ou d’un regret qui l’aurait condamné à demeurer sur le seuil.
Trent University — Canada
[1]. Jacques Baron, « Programme », La Révolution surréaliste, n° 11, 15 mars 1928, p. 22-23. [2]. Ce texte ressemble par moments à un examen de conscience tel qu’en avait produit Les Cahiers du mois n° 21-22 de 1926. Il n’est pas sans intérêt de noter que René Crevel et Philippe Soupault y ont collaboré. [3]. Jean-Paul Clébert, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, écrit au sujet de ce numéro : « La Révolution surréaliste, dans laquelle Breton et Aragon célèbrent le cinquantenaire de l’hystérie, connaît des difficultés financières ». Article « André Breton », p. 110. [4]. Breton y donne libre cours à l’expression de son désenchantement spécifique quant à Pierre Naville, Robert Desnos et Jacques Baron. Il déclare que : « Les uns, à la manière de M. Baron, auteur de poèmes assez habilement démarqués d’Apollinaire, mais de plus jouisseur à la diable et, faute absolue d’idées générales, dans la forêt immense du surréalisme pauvre petit coucher de soleil sur une mare stagnante, apportent au monde “révolutionnaire” le tribut d’une exaltation de collège, d’une ignorance “crasse” agrémentées de visions de quatorze juillet. » « Second Manifeste du surréalisme », La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, p. 7. [5]. La rupture avec Artaud et Vitrac s’effectue avant même la création du théâtre Alfred Jarry en septembre 1926. Dans Au grand jour, Artaud est qualifié de charogne. Une note de la Rédaction à la page 12 du numéro évoque l’étonnement possible du lecteur. Mais elle apporte la précision suivante : « nous croyons en la puissance absolue de la contradiction ». [6]. Pseudonyme d’Ernest Gengenbach. En conjonction avec l’enquête sur le suicide parue dans le deuxième numéro de La Révolution surréaliste « Le suicide est-il une solution ? », le numéro 5 publie la lettre dans laquelle l’abbé défroqué décrit les circonstances difficiles qui l’ont mené à la neurasthénie et au suicide. [7]. Autre point à considérer : dans son texte l’« Osselet toxique », Antonin Artaud parle de « l’égout de la plus petite confrérie mentale possible, du plus petit dénominateur commun conscient ». Mais ici « égout » devient une sorte de paronyme de « dégoût » qu’Artaud adresse à la médecine et à la psychiatrie. « L’osselet toxique » renvoie à la « Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous », publiée dans La Révolution surréaliste, n° 3, avril 1925, dirigé par Artaud. [8]. Entre 1917 et 1920 de 50 à 100 cas de peste bubonique sont traités au Pavillon n° 9 de l’Hôpital Claude Bernard d’Aubervilliers. La maladie ne se répand pas, mais ces cas déclarés de peste en 1920 sont vus par un groupe de sénateurs du Bloc national comme une occasion de semer la panique quant à l’immigration juive en provenance d’Europe de l’est. Voir à ce sujet Michaël Prazan et Tristan Mendès-France : La Maladie No 9, publié en 2001 aux éditions Berg international. [9]. La contribution de Raymond Queneau est un texte surréaliste, une nouvelle où il met en scène à l’image des Chants de Maldoror une sorte de bestiaire des quartiers de Paris en conjonction avec une vive interrogation des procédures de l’écriture. [10]. « Programme », p. 23. [11]. À ce propos, il n’est pas indifférent de noter que « Programme » est accompagné d’une reproduction d’un tableau de Masson Une Métamorphose. On pourrait y voir l’indice d’une continuité avec la première partie de « Décadence de la vie » parue dans le troisième numéro de La Révolution surréaliste illustrée par le tableau d’André Masson intitulé Homme. [12]. Ibid. [13]. Il est secrétaire de cellule, député au rayon de Puteaux. [14]. Révolution surréaliste, n° 9-10. [15]. La collection d’Ottawa a été constituée à partir du legs du poète des onze cahiers de son Journal en 1972 et d’achats réalisés par le département de Lettres françaises. L’histoire de ce fonds très riche reste encore à faire. Ce récit est conservé dans les archives de la Bibliothèque Morisset de l’Université d’Ottawa. Il fait partie de la collection des manuscrits du xxe siècle du département des Lettres françaises. Boîte 1339. L’année n’y est pas indiquée. [16]. « Programme », p. 23. [17]. « Programme », p. 22. [18]. André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 321. [19]. « Décadence de la vie », La Révolution surréaliste, n° 3, 15 avril 1925, p. 15. [20]. Le manuscrit de « Décadence de la vie », à l’exception d’un état antérieur de la première partie déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris est conservé au service des collections particulières dans les archives de la bibliothèque de l’université d’Ottawa, dans le fonds des manuscrits du xxe siècle appartenant au département de Lettres françaises. La référence à ce manuscrit sera donnée de la façon suivante : Ms Ottawa Boîte 1339.11. Il s’agit de 43 pages dont des pages manuscrites sur feuilles Rives RDK, des pages dactylographiées et imprimées. Cet ensemble composite indique bien l’intention rétrospective de 1927 de constituer « Décadence de la vie » en roman. « Madame de Librétoile a bien changée, écrit-il, elle sert des pots de bière dans une taverne Flamande bien lavée comme un pont d’un navire, elle sourit à de gros marchands de drap de la région et se plaint de rhumatismes. » Madame de Librétoile n’est pas la seule à avoir changée : c’est aussi le ton du texte devenu plutôt amer et sa perspective, plutôt romanesque et réaliste, visant la fresque sociale. [21]. « Décadence de la vie (Suite) », dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 16. [22]. Ibid. [23]. Ibid. [24]. L’expression est de Jean-Paul Clébert. Dans son article sur Jacques Baron, il écrit : « Dans Décadence de la vie, il erre dans la ville, forêt de rêves, à la rencontre de la rencontre ». Dictionnaire du surréalisme, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 78. [25]. Manifeste du surréalisme, p. 313. [26]. « Décadence de la vie », p. 17. [27]. Ibid. En 1926 dans Le Paysan de Paris, Aragon fait des Buttes-Chaumont un lieu d’élection pour les promenades nocturnes. En effet, dans la deuxième partie de ce récit Aragon écrit : « Les Buttes-Chaumont levaient en nous un mirage (…) Enfin nous allions détruire l’ennui, devant nous s’ouvrait une chasse miraculeuse, un terrain d’expériences, où il n’était pas possible que nous n’eussions mille surprises, et qui sait ? une grande révélation qui transformerait la vie et le destin ». Cette intervention du « en nous » qui prépare un « devant nous » signale à l’image de « Décadence de la vie » toute l’opportunité de la promenade conditionnée par le mirage, le miracle et la révélation. [28]. Ces mots sont de la préface (José Corti, 1961) de Julien Gracq à Poisson soluble d’André Breton. Cette préface est reprise dans l’édition Poésie/Gallimard, Paris 1996, p. 15. [29]. « Programme » p. 23. [30]. Décadence de la vie (1927), Mss d’Ottawa Boîte 1339.11. [31]. « Programme », p. 23. [32]. « Tous les surréalistes bon teint y passèrent, explique Jean-Claude Clébert, », Op. cit., article « Cafés » p. 124. [33]. Il n’est pas indifférent de prendre en compte ce que Breton écrit sur Jacques Vaché : « On est mal fixé sur la valeur des pressentiments si ces coups de bourse au ciel, les orages dont parle Baudelaire, de loin en loin font apparaître un ange au judas », Les Pas perdus, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1988, p. 227. Au sujet de Vaché, lire La Nouvelle Revue Nantaise, n° 4, 2004, Jean Sarment correspondances à l’aube du surréalisme. L’article de Patrice Allain jette un éclairage nouveau sur la rencontre de Jacques Vaché à Nantes. « Jean Sarment, une autofiction posthume », p. 13-27. [34]. « Programme », p. 22.