Derrière la victoire à l'ombre des ailes de Stanislas Rodanski, ou la réception problématique d'un texte limite et de son contexte
par Benoît Delaune
Né en 1927, mort en 1981 dans un asile de Lyon, le poète Stanislas Rodanski n’a presque rien publié de son vivant. Il a fallu attendre 1975 pour voir éditer, par François Di Dio, aux éditions du Soleil Noir, dans un recueil du même titre, le texte La Victoire à l’ombre des ailes, écrit presque 30 ans auparavant. Par son apparente banalité, par le concassage du texte poétique passé par la machine à broyer de la paralittérature la plus insignifiante, La Victoire à l’ombre des ailes pose, d’une part, le problème de sa réception en terme de connivence avec un lectorat plus ou moins réduit, et d’autre part le problème du statut générique de ce texte paradoxal.
Le lecteur « innocent » qui s’aventurerait dans la lecture de La Victoire à l’ombre des ailes sans rien connaître de Rodanski, de sa biographie et de son écriture, en bref du contexte, aurait bien des surprises : en effet, ce texte se présente sous la forme apparemment banale et plate du roman d’aventure, mélangeant exotisme, sentimentalisme et histoire d’espions. À part une écriture par moments singulière, poétique, et quelques allusions peu compréhensibles, rien dans le texte ne laisse pressentir un chef-d'œuvre de la poésie du XXe siècle ! C’est bien la lecture quasi-obligée de la superbe préface de Julien Gracq qui permet, d’une part de casser une réception « naïve » du texte, et d’autre part dans le même mouvement paradoxal, de recevoir le texte pour ce qu’il doit être pour un lecteur en connivence, c’est-à-dire un texte poétique travesti en texte paralittéraire. Mais cette lecture singulière, cette confrontation problématique (que j’ai eue pour ma part avec le texte de Rodanski, qui m’est tombé des mains pendant presque 10 ans) semble significative et symptomatique des questions de réception que posent certains auteurs du XXe siècle. On imagine d’ailleurs que la redécouverte de Lautréamont-Ducasse par (entre autres) les Surréalistes a dû poser un certain nombre de questionnements similaires : qu’est-ce que ce texte ? D’où vient-il ? Comment fonctionne-t-il ? Pourquoi cette écriture ? Qui était cet auteur quasi anonyme ? La connaissance extrêmement lacunaire que l’on avait il y a un siècle d’Isidore Ducasse a, non pas entravé sa lecture, mais contribué à créer une réception complexe et multiple de l’auteur des Chants de Maldoror.
La Victoire à l’ombre des ailes se présente donc sous une apparence de roman d’espionnage mâtiné de romance sentimentale et de roman noir et truffé de références souterraines, secrètes, d’une part à des personnes réelles et amies de l’auteur, d’autre part à des auteurs comme Rimbaud ou Isidore Ducasse. Nous pouvons diviser les références directes et indirectes en plusieurs catégories distinctes :
Tout d’abord le roman américain, et surtout le genre paralittéraire du roman noir :
– « je découvris en moi les caractères du héros de Faulkner » (Bourgois p. 51, première page du texte !)
– « Jim conduisait insolemment à la Carol Blandish » (p. 62), référence au roman La Chair de l’orchidée de James Hadley Chase publié en France en 1948, l’année supposée d’écriture de La Victoire à l’ombre des ailes.
– « Embrasse-moi fort, passant, qui que tu sois […] je suis la chair de l’orchidée » (p. 84). Double référence, au roman de Chase et au lexique de l’épitaphe.
Ensuite les références au jazz afro-américain : à la radio passent successivement, aux dires du narrateur, Superman de Miles Davis (p. 62), des morceaux de Charlie Parker, Bed Room Storm de Dizzy Gillepsie (p. 90), le standard de jazz Solitude (p. 93).
Derniers éléments de ce qu’on pourrait qualifier « d’américanisation » du texte, les références indirectes :
– « autant interviewer le lion de la Metro Goldwyn Mayer », p. 56.
– Un des personnages est comparé à l’acteur Alan Ladd, p. 60.
– Le narrateur, assommé par « un vrai coup de poing de Statue de la Liberté », se réveille dans une voiture, entouré de décors de cinéma, « flambeau en toc » et « énorme livre en faux marbre » (p. 61-62) : le flambeau et le livre sont les attributs de la Statue de la Liberté.
– L’un des personnages raconte l’histoire du film Lost Horizon de Frank Capra, p. 80-81.
Viennent ensuite quelques éléments propres au roman sentimental :
– le narrateur s’appelle Lancelo Glucksman (Glucksman est le véritable nom de Rodanski) ; la femme aimée, Maria, est comparée p. 88 à « La Dame du Lac ».
– Élément moins direct et implicite, la plupart des scènes d’amour se passent sur une plage, dans une référence sans doute sous-jacente au mythe de Tristan et Yseut (cette référence est plus explicite dans le texte postérieur Lancelo et la chimère). Nous y revenons plus bas.
Viennent également les références à Rimbaud, Lautréamont ou Nerval, plus ou moins implicites :
– La référence au « merveilleux scintillement de l’Océan » (p. 57) est doublée par le fait que l’un des bars dans la nouvelle s’appelle « l’Océan Club » (p. 57). Le rapprochement avec le « Vieil Océan » de Lautréamont n’est sans doute pas hasardeux…
– Page 82 le narrateur se compare à une « chimère ». La référence à Nerval est sans doute implicitement constante (le texte Lancelo et la Chimère nous conforte dans cette vision).
– « Tout le bar est café au lait : les murs, les tapis, les cuirs. Un long I d’aluminium s’en va en travers de la baie ouverte » (p. 56) : la référence biaisée au sonnet des voyelles semble évidente au regard des autres textes où Rodanski rapproche le slogan publicitaire « Oméga, l’heure exacte pour la vie » du dernier vers de ce sonnet, « Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux »
– Les scènes d’amour, se passant presque toutes sur la plage, font peut-être référence à la Saison en enfer de Rimbaud :
« Me voici sur la plage armoricaine […] Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève (1) »
Sur ce changement de perspective dans le texte de Rimbaud, la « plage armoricaine », Jean-Luc Steinmetz note « ce curieux déplacement de l’Est (pays de l’Évangile) à l’Ouest (la Bretagne du sang païen) » et l’attribue à « des souvenirs romantiques et sans doute une allusion au René de Chateaubriand (2) ». Il n’est pas impossible que Rodanski ait vu dans cette « plage armoricaine » la plage de Penmarch, où Tristan agonise en attendant Yseut la Blonde. Comme les autres textes de Rodanski font référence de façon appuyée à la légende de Tristan et Yseut, nous pouvons supposer que le poète plaque sur le texte de Rimbaud cette surinterprétation. La lecture de la troisième strophe de « Mauvais sang » est en tout cas troublante : nous y retrouvons une grande partie des éléments de La Victoire à l’ombre des ailes : le « retour des pays chauds » serait le retour du cadre exotique de la nouvelle, l’île où les personnages ont échoué ; être « mêlé aux affaires politiques », « sauvé », avoir « horreur de la patrie », peuvent faire référence aux dernières scènes de La Victoire : le « sommeil bien ivre, sur la grève », c’est ce que vivent les personnages sur l’île ; leur sauvetage, ainsi que la nouvelle, s’achève par ces mots : « Soulagé, je m’enfonce dans les coussins. Je suis certain avec Maria de pouvoir, au pouvoir de cette bande de détraqués, achever d’écœurer les amateurs. Nous avons été au bout du programme, il ne reste plus qu’à regarder infiniment les choses jusqu’à la fin, notre sort est joué ». Ou comment être « mêlé aux affaires politiques » tout en ayant « horreur de la patrie », puisque le « programme », la mission des aviateurs, a tourné au désastre.
Des éléments très marqués des romans d’espionnage ou policier (et plus largement des genres paralittéraires), mais n’agissant pas sous le régime de l’emprunt direct comme la référence directe à Lancelot, Chase ou Faulkner, apparaissent de plus tout au long du récit : les personnages principaux sont des aviateurs américains, les réflexions sur la Guerre Froide parsèment le livre, l’alcool et les cigarettes (la marque de cigarettes « Kool ») sont également des éléments ostentatoires des genres paralittéraires ; enfin, le narrateur lui-même qualifie son récit de « romancero d’espionnage » (p. 82), ou compare les personnages à des « acteurs payés pour jouer un film porno ». (p. 78, nous reviendrons ci-dessous sur l’effet métaleptique de ces deux intrusions du narrateur).
Autre élément constitutif de La Victoire à l’ombre des ailes, et qui va dans le sens d’une connivence avec un groupe réduit de lecteurs, la référence à des personnes réelles, comme le nom du personnage « Mac Borgé », dont nous savons aujourd’hui qu’il est un hommage à Jacques Borgé, ami de Rodanski. Il faudrait alors se questionner sur les noms des autres personnages, Ted, Jim, Frank : sont-ils des références à des personnes réelles, de l’entourage du poète ?
La Victoire à l’ombre des ailes s’inscrit donc délibérément sous le signe du faux (faux roman d’espionnage, fausse romance, etc.) et de la connivence. Bourré d’allusions, le texte fonctionne selon des références qui peuvent nous paraître, nous qui sommes des lecteurs plus ou moins non-initiés, ne faisant pas partie du cercle d’amis de Rodanski, implicites voire incompréhensibles. Après tout, le lecteur « innocent » que nous avons postulé auparavant pourrait lire ce texte comme un court roman d’espionnage ou un court roman noir, pas si différent d’un James Bond, d’un OSS 117 ou d’un livre de Chase (3) . C’est bien pour cette raison que, publiant ce texte presque 30 ans après son écriture, François Di Dio du Soleil Noir l’a fait précéder de la longue préface de Julien Gracq qui fournit de forts éléments d’explication du texte, comme :
« ce goût quand même, ainsi que d’une drogue, de toute la friperie provocante de l’époque qui, jouant à chaque instant en transparence comme sous un glacis, donne à la nouvelle de Rodanski son éclairage instable, à la fois attirant et irritant, de faux jour.(4) »
Cette notion de « transparence » et de « glacis » pourrait être rapprochée de la notion de « surface » utilisée par Gilles Deleuze dans Logique du sens. Dans le chapitre 13, Du Schizophrène et de la petite fille, le philosophe compare Lewis Carrol, qui jouerait avec ses mots-valises à soulever la surface du sens, à Antonin Artaud (le « schizophrène ») dont la langue, elle, nous fait voir de façon terrifiante, dans ses excès et sa folie, les profondeurs cachées du sens, dans une abolition de toute surface par effondrement. Le texte de Rodanski joue bien, lui, sur ces effets de surface. En effet, presque rien dans la nouvelle ne laisse transparaître les profondeurs du procès du sens de façon explicite ; au contraire la « surface » signifiante du texte, ce « glacis » transparent dont parle Gracq, cette langue que nous pourrions qualifier de plate multiplie les formules, clichés et références au roman noir, d’espionnage, à la romance exotique. Ce n’est que dans quelques effets de langue ciselée, toujours à la limite de la formule poétique, que l’on peut sentir que derrière la surface plate des mots, derrière cette littérature insignifiante se cache une profondeur du texte.
Cette profondeur et cet effondrement du sens, nous pouvons les sentir de façon explicite à certains endroits, par l’usage de la métalepse (5) ; page 78 le narrateur, en parlant des personnages, nous dit :
« nous sommes les acteurs payés pour jouer un film porno, qui s’acquittent loyalement de leur besogne, tout en en tirant la satisfaction légitime que procure le travail bien fait, mais avec cette sorte de détachement suprême qui répond aux exigences abstraites du scénario. Et puis, les gens paient des impôts » (p. 78)
Et plus loin, page 82 : « Ce romancero d’espionnage perd son sang, dans la nuit baignée de lait les liens se défont ».
Ces jugements, intrusions du narrateur, sont l’un des signes que sous la surface lisse, plate, de la nouvelle se joue un drame plus profond, répondant à ces « exigences abstraites du scénario ».
Autres signes de présence du narrateur, les transgressions (sous forme d’incohérence, de non-respect des codes référentiels) narratives : page 74, le narrateur appelle « Maria » cette femme qu’il vient de rencontrer et qui ne lui a jamais dit son prénom. Page 89, les ratés du récit s’amplifient :
« Je dis du coin des lèvres des mots de silence.
– Ça sent l’heure du crime, on est unis pour le meilleur et pour le pire.
Elle dit :
– C’est bien nous qui l’aurons voulu… et une vie mouvementée s’ouvrait à eux.
Je donnai un coup de volant en signe d’assentiment. »
Le passage abrupt du discours rapporté à un discours de narration hétérodiégétique, ou pour le dire autrement l’intégration dans le discours rapporté d’un discours attribuable à un narrateur hétérodiégétique (alors que le narrateur de La Victoire est bien un narrateur homodiégétique ou autodiégétique pour reprendre la classification de Genette) vient ici renforcer l’artificialité des clichés employés (« l’heure du crime », « et une vie mouvementée »…).
Ces indices, et nous pourrions dire que c’est le propre sans doute de tout texte à la réception problématique, sont intéressants pour nous car ils permettent, de façon ostensible, d’inscrire le texte dans un horizon de réception, ils font signe au lecteur. Sans la présence des deux métalepses et sans cette enfilade de clichés page 89, La Victoire à l’ombre des ailes poserait de sérieux problèmes de lecture : rien ou presque ne différencierait le texte d’un quelconque roman d’espionnage ou d’aventure. Par les métalepses et transgressions narratives surtout, le narrateur nous fait voir les limites de la surface que le texte déploie : c’est une façon en somme de soulever un pan de la surface du sens (comme certains des tableaux de Dali soulèvent la surface de l’eau) pour nous indiquer la présence d’une profondeur du texte.
Paradoxalement, dans un retournement, en soulevant la surface du texte par des transgressions, Rodanski désigne en fait une surface « transparente », qui avait tendance à s’estomper devant le vertige d’un texte prétendument poétique mais présentant toutes les caractéristiques de la paralittérature. En fait, sans ces interventions désacralisantes du narrateur, l’extrême surface plate déployée par le texte ferait perdre pied au lecteur, dans cet « effondrement central et créateur (6) » qui est selon Deleuze la caractéristique de l’écriture d’Artaud. Finalement, à force de jouer le jeu du texte paralittéraire plat et peu signifiant, Rodanski, au lieu de construire une surface bien déterminée, stable, du sens, laisse le lecteur s’enfoncer dans une sorte de trou noir, de puits sans fond, d’un texte à la lecture déceptive : on attend un texte poétique et on tombe nez à nez avec un texte de littérature de gare. Ce que Rodanski lui-même inscrit, sans doute de façon délibérée, dans son texte : « le miroir s’achevait en vrilles de flammes ».
Nous pouvons dire que dans le cas du texte de Rodanski, la figure de la métalepse a donc un rôle de rassurance, elle fait signe au lecteur par un clin d’œil ironique, une connivence. En désacralisant l’aspect banal et anodin du texte, la métalepse montre l’à-côté du texte, un « hors-champ » qui rompt (mais avec soulagement pour le lecteur !) l’illusion référentielle. Sans les métalepses et différentes transgressions, le texte de Rodanski pourrait vraiment donner le vertige : comment comprendre, recevoir un texte poétique qui est travesti à ce point ? Nous sommes bien sous la surface du sens, une surface absolue, presque lisse, qui dans le même mouvement nous plonge dans les profondeurs du texte paralittéraire voire a-littéraire.
Ce jeu entre la surface et les « exigences abstraites du scénario », c’est en fait le texte (postérieur ?) Lancelo et la Chimère, texte à première vue autobiographique, qui en fournit le mode d’emploi :
« Tous ces jours, j’avais fait mes délices de la bibliothèque de la patronne. Avec Flo, roman du flirt, et une histoire très brève d’erreur sentimentale – dont j’ai oublié le titre – d’un style si clairement purifié qu’il faisait l’effet d’une bouffée d’éther, je m’étais complu à imaginer le parti qui se pourrait tirer du récit d’une passion dévorante, absolue, dans la langue de la nullité plate. » (Lancelo et la Chimère, in Écrits, p. 110-111).
Un autre texte nous fournit également une clé essentielle, c’est la préface du Sanctuaire de Faulkner par André Malraux, qui termine par cette formule : « Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier.(7) » Une formule similaire pourrait être appliquée à Rodanski : La Victoire à l’ombre des ailes, c’est l’intrusion de la poésie dans le roman d’espionnage… De plus, il faut noter la grande similitude d’intrigue (la jeune fille prisonnière de marginaux) entre Sanctuaire et Pas d’orchidée pour Miss Blandish de James Hadley Chase. Rodanski citant explicitement La Chair de l’Orchidée dans son texte, il a probablement lu le roman de Chase, dont la première version fut publiée en 1946 en France.
Au-delà de ces références très éclairantes, on peut trouver un modèle implicite très fort chez Rodanski : Isidore Ducasse. Ce que note Alain Jouffroy dans son livre Stanislas Rodanski – une folie volontaire :
« plus secrètement […] il s’identifiait à […] Jacques Vaché […] mais aussi à Isidore Ducasse-Lautréamont, dont il savait presque aussi bien, plutôt bien que mal, parodier l’écriture (8) ».
Cette identification à Ducasse, nous la retrouvons dans la réception brouillée de l’œuvre. Tout dans La Victoire à l’ombre des ailes semble être allusion à un sens dont nous n’aurions pas la clé, à la manière des Chants de Maldoror , dont la réception a longtemps posé problème. Autre élément de rapprochement : le texte de Ducasse, qui commence sous la forme de la poésie épique, termine sur la forme populaire du feuilleton dans le sixième chant. Est-ce la raison qui a poussé Rodanski vers les formes paralittéraires ?
Également, nous savons depuis plusieurs années que les Chants faisaient sans doute signe au lecteur de leur époque, par l’intégration dans la fiction des fragments « empruntés » à l’encyclopédie du Docteur Chenu. Ce signe, qui a concouru à une réception complexe et lacunaire, décelé tardivement (en 1952 – donc après l’écriture de La Victoire ? se pose alors le problème de la véritable datation du texte de Rodanski), ce signe donc prend à mon sens la même importance que l’emploi de la métalepse chez Rodanski dans la Victoire. Ce qui à notre époque, dans le texte de Rodanski, peut apparaître comme un cryptage, une lecture difficile du texte, est sans doute également une connivence admirative avec le texte de Ducasse. On pourrait presque penser que Rodanski a fabriqué toute sa vie sa propre légende ducassienne : en se désintéressant de toute volonté de publication, en semant des textes fragmentaires, en finissant sa vie dans un asile de fous, Rodanski a peut-être construit une image de l’écrivain en passant énigmatique, à la manière de Ducasse-Lautréamont dont la biographie et la construction d’une réception contextualisée échappent encore en grande partie. Comme si La Victoire à l’ombre des ailes fonctionnait sur le même type d’incompréhension fondatrice que les Chants de Maldoror, considérés et reçus par les surréalistes comme une sorte de roman noir mis en poésie, alors qu’il faut les rapprocher du genre de la poésie épique.
On peut alors se demander si Rodanski avait su déceler dans les Chants ces éléments de réception, les « emprunts » au Docteur Chenu, l’usage de la poésie épique. S’il n’avait pas connaissance de ces faits, nous pouvons dire que Rodanski a tellement pénétré l’univers de Ducasse qu’il a réussi à s’approprier certains des traits caractéristiques de l’auteur des Chants, en les réinventant sous la forme de ce texte sans doute éternellement énigmatique qu’est La Victoire à l’ombre des ailes.
NOTES : (1) Rimbaud, « Mauvais sang », 3e strophe, in Une Saison en enfer, p. 109.
(2) In Une Saison en enfer, note, p. 196.
(3) Par exemple, le roman Le Zinc en or de Chase propose des éléments similaires, avec la présence d’anciens aviateurs et mécaniciens de l’armée américaine en personnages principaux. La lecture de tous ces textes paralittéraires nous en apprendrait sans doute plus sur les stéréotypies utilisées par Rodanski dans La Victoire à l’ombre des ailes.
(4) Julien Gracq, préface, p. 34.
(5) Nous reprenons le terme de métalepse à Gérard Genette, qui en a parlé dès Figures III (1972), et en a même fait un livre : Métalepse (2004). Nous employons le terme pour désigner le procédé qui consiste, pour le narrateur, à franchir le cadre de son récit pour en montrer l’aspect fictionnel. L’exemple le plus marquant de métalepse se trouve dans Jacques le fataliste, où le narrateur se joue en permanence du lecteur en l’interpellant et en montrant de façon appuyée qu’il fait ce qu’il veut de son récit.
(6) Logique du sens, p. 102.
(7) Sanctuaire, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 1972, p. 11. La préface de Malraux a été publiée dès la première édition du roman, en 1938.
(8) Alain Jouffroy Stanislas Rodanski — une folie volontaire, p. 10.
BIBLIOGRAPHIE, TEXTES GÉNÉRAUX : Joseph BÉDIER, Le Roman de Tristan et Iseut, 1900. Édition utilisée : Paris, UGE « 10/18 », 1981 (C’est sans doute sous la forme donnée aux textes par Joseph Bédier que Rodanski a connu le mythe).
James Hadley CHASE, Pas d’orchidées pour Miss Blandish, Paris, Gallimard, « Série noire », 1946.
James Hadley CHASE, La Chair de l’orchidée, Paris, Gallimard, « Série noire », 1948.
James Hadley CHASE, Le Zinc en or, Paris, Gallimard, « Série noire », 1974.
Isidore DUCASSE, Les Chants de Maldoror, Paris, GF, édition présentée par Jean-Luc Steinmetz, 1990.
Isidore DUCASSE, Les Chants de Maldoror, Paris, Le Livre de poche, édition présentée par Patrick Besnier, 1992.
Arthur RIMBAUD, Une Saison en enfer, Paris, GF, édition présentée par Jean-Luc Steinmetz, 1989.
Stanislas RODANSKI, Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1999.
BIOGRAPHIE, TEXTES THÉORIQUES : Gilles DELEUZE, « Treizième Série, du schizophrène et de la petite fille », chapitre 13 de Logique du sens, Paris, Minuit, « Critique », 1969, p. 101-114.
Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972.
Gérard GENETTE, Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, « Poétique », 1983.
Gérard GENETTE, Métalepse, Paris, Seuil, « Poétique », 2004.
Alain JOUFFROY, Stanislas Rodanski — une folie volontaire, Paris ? Jean-Michel Place ? « poésie », 2002.