MÉLUSINE

René Daumal au studio des Ursulines

Le poète épique s’exprimera au moyen du cinéma.
Apollinaire (*)

Le premier poème publié de René Daumal – « La Loi, le monde plein… » – figure dans la plaquette samedi 18 février 1928 au studio des Ursulines (cinéma d’avant garde que Daumal fréquente depuis son arri­vée à Paris en automne 1925[1]). Dans les lettres des années 1926-1927, les allusions vont parfois à une manière de concevoir la poésie tangente au mode cinématographique, par exemple : « ce qui correspond au mot, dans le cinéma c’est le geste, ce qui correspond à l’écriture automatique, dans le cinéma, ce serait une danse improvisée, d’inspiration (souvent certai­nes trouvailles de Charlot s’en rapprochent) filmée à mesure de l’invention[2]. »

Bien que les considérations de Daumal aillent, le plus souvent, de la poésie au cinéma, art nouveau-né, il est possible de voir l’incidence d’un mode cinématographique dans ses premiers textes poétiques, à allure fortement diégétique, où l’histoire est avant tout donnée à voir. Parenté de mode indirectement confirmée par une affirmation, passée inaperçue, de Roger Vailland : « On va aussi faire des scénarios de cinéma : les petits poèmes à la Max Jacob de lui [R. Daumal] mis en très courts petits films[3]. »

Par ailleurs, la vision filmique la plus importante, chez Daumal, est celle qu’il se donne à lui-même (« de temps en temps la sensation d’une petite chute et la vision d’un film se déroulant sur l’écran de mes paupiè­res[4] »), ce qui explique son aptitude pour les expériences de vision paropti­que (extra-rétinienne) promues par son professeur de lycée René Maublanc, lequel prend, en cela, le relais de J. Romains[5].

Étant donné ces faits, feront l’objet de notre analyse le poème né stu­dio des Ursulines — ensuite publié dans Commerce et inséré dans le premier Contre-Ciel sous le titre «La Tête et le trou » — et d’autres poè­mes du premier Contre-Ciel – « Entrée des larves », « La Cavalcade », « La Révolution en été », « Sorcellerie » — entièrement mus par le geste et l’action. Notre hypothèse étant que la dominante épique[6] devienne l’un des critère d’épuration dans le passage du premier au second Contre-Ciel, dans le sens que les pièces à teneur événementielle, à la troisième per­sonne, seront sacrifiées au profit d’une parole lyrique et tutoyante, elle aussi ensuite dépassée. (On n’en finit jamais avec les cadavres de soi-même.)

Soit dans le 1er Contre-Ciel (1930-1931), deux poèmes en prose com­posés en 1927 (René Daumal a dix-neuf ans) : « Entrée des larves » et « La Cavalcade », l’ordre étant celui imposé par le recueil — ordre que nous considérons comme prioritaire sur la chronologie, sans qu’on puisse pour autant négliger les dates de composition.

« Entrée des larves » est publié, quelques mois après « La Loi, le monde plein… », dans Le Grand Jeu I (été 1928). Dans le numéro XXIV de Commerce, qui contient douze poèmes de Daumal[7], le titre deviendra « L’Entrée des larves » : s’agissant de la dernière publication du poème du vivant de l’auteur et, surtout, de la dernière avant la sortie du Contre-Ciel — attendue fin 1930, début 1931 — l’article défini aurait peut-être été gardé dans le recueil, par analogie avec des titres semblables (« Le Prophète », « La Cavalcade », « La Révolution en été »…) et pour dissi­per, désormais, en 1930, la rupture advenue avec les surréalistes, tout risque d’assimilation à des titres tels qu’Entrée des médiums (Breton) ou Entrée des succubes (Aragon).


Entrée des larves [8]

Le suisse de l’église menait paître ses chèvres dans l’avenue vide.
Quelques enfants mouraient ou séchaient aux fenêtres – c’était le printemps et les mains des hommes se dérou­laient au soleil, offrant à tous le pain de leurs paumes que les enfants n’avaient pas encore mordu.
Sur les terrasses on se retrouvait entre terre et ciel ; il y eut beaucoup de crânes brisés ce jour-là, de jeunes gens qui voulaient voler au-dessus des jardins.
Les mouettes et les mouchoirs claquaient dans l’air et cassaient du bleu dans les vitres, des steamers de cris­tal s’enfuyaient par-delà les nuages.
Quand le soir[9] vint, ce fut le tour des vieillards ; ils enva­hirent les rues, assis sur leurs tabourets de bois grossier, ils charmaient les pigeons et buvaient du lait chaud.
Le ciel était seulement un peu plus foncé et plus haut.
Les arbres s’étirent dans le parc et tendent des pièges aux papillons de nuit ; le suisse est rentré dans l’église et les chèvres dorment dans la crypte.
Les femmes hurlent soudain toutes avec des gorges de louves parce que dans les faubourgs s’est glissé un homme nu et blanc venant des campagnes.

Chaque paragraphe visualise une ou plusieurs actions, dans ce monde larvaire[10] — il en existe un frappant parallèle dans Aurélia[11]- dont la chèvre est l’emblème d’ouverture[12]. Monde desséchant pour les enfants (le destin malheureux de l’enfin a commencé, dans le 1er Contre-Ciel, dès « Poème pour désosser les philosophes… » et n’est pas près de se termi­ner). Tentatives de révolte des jeunes gens : essais de vol et « crânes bri­sés » subséquents.

Valeur paralysante des vitres. Mouettes, mouchoirs bruyants et vio­lents, steamers de cristal fuyants.

Le soir amène la vieillesse. Vaines actions de ces vieillards « assis[13] », pour qui le titre de Rimbaud, « Les Assis », fonctionne comme détonateur de la condamnation au dérisoire. Si la jeunesse connaît la liberté de l’essai (troisième paragraphe), la vieillesse a perdu tout son mordant. Il serait d’ailleurs possible d’entendre le poème de Rimbaud en tant que noyau germinatif/explicatif d’autres images d’« Entrée des larves ». La « main invisible qui tue » (« Les Assis », v. 29) peut être vue, en fili­grane, derrière « les mains des hommes […] offrant à tous le pain de leurs paumes que les enfants n’avaient pas encore mordu » : l’inexplicable mort des enfants (« Quelques enfants mouraient ») ressortirait ainsi du contact avec des mains invisiblement tueuses (« La morale, instrument terrible dans la main des hommes », pour le dire avec M. Henry[14]). Il est sûr qu’en écrivant – dans Commerce – « soleil » à la place de « soir », au début du paragraphe consacré aux vieillards (« Quand le soleil vint »), Daumal payait ouvertement sa dette envers le poème de Rimbaud (« Ces vieillards… / Sentant les soleils vifs… », v ; « L’âme des vieux so­leils… », v. 15).

Sixième paragraphe : gros plan sur le ciel.

Brusque changement dans les deux derniers paragraphes. Alors que jusqu’ici tous les verbes étaient à l’imparfait — temps de la durée mono­tone, de l’habitus — le présent fait, tout à coup, son apparition. Dans l’avant-dernier paragraphe, c’est encore pour dire, par contraste, l’état végétatif et dormant des êtres, état larvaire dont la « crypte » – niveau intermédiaire entre le sous-sol et Dieu – devient le nouvel emblème de clôture. Enfin, dans le dernier paragraphe, l’irruption du présent fait pen­dant à l’irruption d’« un homme nu et blanc venu des campagnes », homme sans doute éveillé[15] – vis-à-vis de l’état dormant des larves – que les femmes, vite transformées en « louves[16] », sont les premières à flairer.

Publié dans Commerce à la suite de « L’Entrée des larves », le poème « La Cavalcade » a probablement été écrit tout au début de 1928, si ce n’est à la fin de 1927. (Une lettre de mars 1927 en donne ce que nous croyons être une amorce, encore pourvue de sa captivante gangue généti­que : « Souvent dans la journée mes yeux se ferment pour une parcelle de temps – et surgissent des paysages merveilleux : une mer trop bleue bas­cule et laisse échapper un vaste poisson ou navire blanc comme un nou­veau-né – un pantin de bambous danse au pied d’une montagne de laque et de jade qu’escalade un escalier en zigzag, de bambous aussi[17]. »)


La Cavalcade

Du nord au sud, des crêtes de glace aux robes des mers, des doigts de neige aux terres endormies des tempes, la cavalcade court, s’enfle, explose et se re­construit en carcasses de cuisses et en chimères de carton peint.
La géante aux yeux blancs fait un bruit de raz de marée en soufflant dans les orgues de ses doigts creux. Mettez des tapis de mains coupées sur son passage. Éloignez les enfants, leurs ongles pâles mourraient parmi les ri­res rouges des lèvres luisantes et les gestes monstrueux des femmes mécaniques.
Sur la plage les langues de la mer se retournent et lè­chent le sable à rebrousse-poil. Deux bras levés au ciel s’envolent à tire-gorge pour annoncer la procession. Au-dessus de la ligne des dunes une architecture de poutres vernies se dresse, où s’ouvrent de gros yeux sans profondeur.
L’humanité cherche le héros qui la sauvera. Où est David, le petit berger David ? On le cherche partout, on vide tous les sacs de charbon dans tous les entrepôts du monde. Au chant des cigales télégraphistes, les fausses nouvelles étranglent l’espace. De tous les points du monde, on peut voir maintenant, se dressant à l’horizon, et grandissant un peu chaque jour, un bras ou une bouche de carton, ou un doigt de plâtre qui s’écrase entre les dents des cristaux célestes. On n’ose plus sortir que la nuit, en se coulant le long des mai­sons.
Le dernier jour, un homme débarqua sur la plage, amené par un steamer d’enfant, en fer blanc et à res­sort. Son haut chapeau de tôle noire portait ce mot à la craie : DAVID. Un coup de trompette horriblement faux l’étendit raide mort, et tout fut noyé dans un flot de bière aigrie et d’eau de vaisselle. La procession des géants avait crevé comme un hydropique, et cette fois c’était bien fini.



La cavalcade dont il est question dans le texte doit être entendue comme force primordiale, terre-mer-ciel en son mouvement initial[18]: élan vital dont les traces humaines/animales sont unies au cosmos (« crête de glace », « robes des mers », « doigts de neige », « terres endormies des tempes ») ; équilibre que reproduit, sur le plan syntaxique, la corres­pondance entre les trois compléments circonstanciels de lieu (de… à…) et les trois prédicats verbaux décrivant l’action de la cavalcade : « la ca­valcade court, s’enfle, explose[19] ». La suite de la vie de la cavalcade mon­tre une suprématie de la composante humaine et une survivance de la force initiale sur le mode de l’apparence et du simulacre : « se reconstruit en carcasses de cuisses et en chimères de carton peint. » C’est le monde que nous connaissons.

(On sera sensible à l’utilisation par Artaud, du même mot — « la ca­valcade rapide des vagues » — à peu près à la même période, pour nom­mer, dans un scénario tiré du Maître de Ballantrae, ce que l’Écossais Stevenson avait définit « heavy water » et que Théo Varlet traduisait, en 1920, très raisonnablement, par « mer grosse[20] »).

Paragraphe deuxième. Passage, non sans dégénerescence (« doigts creux »), de la cavalcade à la géante (géante dont Baudelaire et Rimbaud ont posé, en poésie, les antécédents[21], les exemples de Rabelais et de la Bhagavad-Gîtâ n’y sont pourtant pas moins opérants). « Le prophète » — poème qui précède « Entrée des larves » dans le 1er Contre-Ciel — nous avait mis en présence de la « grande Gueule ». Commun tribut de sang demandé par leur passage : là (« Le prophète ») : « Il lui faut vos nourris­sons / vos nez fraîchement coupés, / il lui faut une moisson d’orteil pour son souper » ; ici : « Mettez des tapis de mains coupées sur son passage ». La vie de la géante s’avère donc inséparable d’une loi de construction et de destruction des corps humains (« carcasses de cuisses », « tapis de mains coupées »). Loi antinomique de celle de l’évangile (« Éloignez les enfants » vs « Laissez les enfants venir à moi », Luc, 18,16). Cortège démoniaque désigné métonymiquement[22] (« rires rouges des lèvres luisan­tes », « gestes monstrueux des femmes mécaniques »), comme par métonymie – gros plan sur le détail corporel – est désignée l’humanité (« carcasses de cuisses », « mains coupées », « ongles pâles »). La dégé­nérescence du simulacre continue d’être signalée par « architecture de poutres vernies », « gros yeux sans profondeur » : tout dit l’apparence creuse, l’image dépourvue d’épaisseur.

Paragraphe quatrième. Nouvelle phase. Désir de salvation de la part de l’humanité. Attente d’un messie. Si pour la géante on demandait – avec un impératif d’autant plus exceptionnel qu’il marque la seule intervention du locuteur dans le texte — l’éloignement des enfants, c’est, maintenant, d’un enfant berger qu’on attend la libération[23] (moment du judaïsme chré­tien). Plusieurs simulacres paraissent approcher de leur fin (« un bras ou une bouche de carton, ou un doigt de plâtre qui s’écrase entre les dents des cristaux célestes »).

Dernier paragraphe : irruption du passé simple pour relater l’événement/avènement : « un homme débarqua sur la plage, amené par un steamer d’enfant ». Final dérisoire par rapport aux attentes (songer à la miniaturisation qui clôt Le Bateau ivre : enfant, bateau frêle…) : l’habitus de la fausseté (« coup de trompette horriblement faux ») empêche tout renouveau, entraînant, de plus, le gauchissement anéantissant de la ma­trice inaugurale de démesure et violence (« la procession des géants avait crevé comme un hydropique »).

On remarquera, dans ces deux poèmes en prose contigus – contigus dans le temps et surtout, dans l’espace (ordre voulu dans Commerce et prévu pour le 1er Contre-Ciel) : (1) l’absence élocutoire du sujet et (2) le saut temporel (passage abrupt du passé au présent), qui détache le dernier paragraphe des ceux qui précèdent. Or, dans un article de 1933 sur le cinéma au tournant du sonore – ensuite inséré dans Questions de poétique – R. Jakobson avait relevé, premièrement, l’ajout sémantique inhérent à tout saut contrevenant à la « loi de la liaison des plans » — non sans en­trevoir une parenté entre cinéma et épopée (« de manière fort surprenante, le montage du film sonore suit avec précision les principes très anciens de la poétique de l’épopée »), deuxièmement, la marginalité de la compo­sante humaine à l’écran — « la parole, au cinéma, est un cas particulier de la chose acoustique, à côté du bourdonnement d’une mouche et du clapotement d’un ruisseau, à côté du fracas d’une machine, etc. » Les futuristes russes, sur la voie des italiens, n’avaient-ils pas réduit la pri­mauté traditionnelle de l’homme (« Nous n’avons aucune raison d’accorder dans l’art du mouvement l’essentiel de notre attention à l’homme »[24]) ? Le temps n’était pas si loin où M. Foucault devait consta­ter la présence accidentelle de l’homme et annoncer sa disparition pro­chaine.

Dans le même registre – absence du je, priorité donnée à l’action vue du dehors, éclatant saut temporel – se situe « Sorcellerie », poème en prose qui suit de près, dans le 1er Contre-Ciel, « Entrée de larves » et « La Cavalcade », mais qui fut composé quelques mois avant : une lettre à Maurice Henry datée[25] [26 mars 1927] nous montre ce même poème sous le titre apparemment neutre de « Conte », en fait révélateur de son impo­sante armature diégétique.


Sorcellerie

Un enfant regarde d’un air stupide la cassure d’une vitre. L’homme qui est derrière la vitre tourne une pe­tite roue de cuivre. La vitre oscille, la cassure bascule et l’enfant a le crâne fendu.
L’homme fit entrer l’enfant dans la grande boutique vide. Un taureau réduit par on ne sait quel procédé à la taille d’une souris galopait en furie dans la poussière du plancher. Dans un coin, un vieux coq avalait des noix.
« Cet enfant est à moi ! » cria une dame rampant sur le trottoir. Elle avait le museau rose et humide des jeunes agneaux.
L’homme fit faire un second tour en sens inverse à la roue de cuivre, tapota de ses doigts ses tempes de lai­ton, et rendit l’enfant à la femme.
L’enfant prit sa mère sur son dos et partit par la ville en criant : « Vitrier ».

Est-ce un hasard si le titre neutre de « Conte » se change (en se préci­sant sémantiquement) en « Sorcellerie », juste au moment où A. Artaud emploie ce terme pour désigner « toute une vie occulte avec laquelle [le cinéma] nous met directement en relation »[26] ?

Histoire tout aussi transparente dans son déroulement qu’elle est opa­que dans ses transitions et sa signification.

Premier paragraphe. « Crâne fendu », par la cassure d’une vitre, pour l’enfant. Tout paraît être entre les mains de l’homme, comme le symbo­lise la « roue de cuivre » que, seul, il manie.

Deuxième paragraphe. Surprenant saut temporel, avec solution de continuité du présent au passé, et nouvelle version de la même histoire. Présences fantastiques[27]: « un taureau réduit par on ne sait quels procédés à la taille d’une souris ». Taureau venant sans doute du réseau imaginaire de Roger Gilbert-Lecomte (« Taureau noir : c’est le diable »)[28], issu du grand réservoir que fut Kim de R. Kipling (« Neuf cent mille diables de premier ordre dont le dieu était un Taureau rouge[29] »). Mais taureau dimi­nué qui fera bientôt partie du comique surréaliste[30].

Le « second tour en sens inverse à la roue de cuivre » restitue l’enfant – d’abord vu « crâne fendu » — à sa mère, « femme » dont l’instinct animal est indiqué par le « museau rose et humide » (on songe aux « gorges de louves » d’« Entrée des larves ») et qu’il sera désormais im­possible de dessiner du nom de « dame » (seule variante de quelque relief qui sépare « Conte » de « Sorcellerie »). La source de la « roue de cui­vre », dans laquelle est manifestement impliqué le destin de l’enfant, pourrait être encore indiqué dans Kim[31], et encore via Roger Lecomte[32], s’il ne s’agissait du symbole traditionnel de Fortune de l’Occident et du Samsâra de l’Orient, symbole[33] que Daumal va bientôt retrouver dans Aurélia[34] ; image, surtout, qui va revêtir un rôle cardinal avec les « roues de cuivre hurlantes » de « Je parle dans tous les âges », poème qui clôt le 1er Contre-Ciel. Sur « un nouveau tour de roue » s’achèvera, du reste, le Contre-Ciel publié en 1936.

Sans doute l’inversion des rôles du final, quoiqu’ayant d’illustres pré­cédents (on songe à Enée portant son père Anchise sur le dos, à la pitié Rondanini du vieux Michel-Ange…), tient-elle à ce « tour en sens inverse de la roue de cuivre » et ne pourrait être conçue en dehors de ce geste. L’invocation finale « Vitrier », mémento de l’histoire entière et signe d’un passage des consignes, lance en outre un pont intertextuel vers « Le Mauvais vitrier » de Baudelaire, achevant de transférer à l’enfant la né­gativité qui émane de l’homme[35].

Force est de reconnaître dans ces poèmes en prose voués à l’enregistrement d’actions retentissantes (parfois proches de l’acte gratuit gidien) vues de l’extérieur, et d’où le sujet est évincé, une coïncidence de mode, en général avec les films d’action aimés des futuristes et des sur­réalistes, en particulier avec quelques-unes des visées techniques-théori­ques dont se fait porteur Antonin Artaud : « J’ai cherché dans le scénario qui suit [La Coquille et le clergyman] à réaliser cette idée de cinéma vi­suel où la psychologie même est dévorée par les actes[36]. » On sait gré à Breton de l’éviction de la psychologie.

Une forme, vite dépassée par Daumal, de poésie objective — coïnci­dant momentanément avec certaines lois filmiques — dont les origines sont à rechercher dans ce que le XIXe siècle a dit et produit de meilleur en fait de poésie.

Rimbaud : « votre poésie subjective sera toujours horriblement fa­dasse. Un jour, j’espère […] je verrai […] la poésie objective.[37] »

Nietzsche : « L’artiste subjectif nous semble toujours un piètre artiste, et ce que nous exigeons dans tous les genres et à tous les niveaux de l’art, c’est, avant tout et surtout, qu’on triomphe du subjectif, qu’on nous déli­vre du Moi.[38] »

Mallarmé : « disparition élocutoire du poète.[39] »

Idée qui gagne les premiers rassemblements de poètes du XXe siècle réclamant, après les Parnassiens, « une revanche de l’art objectif sur le subjectivisme effréné » (Romains[40]). Impératif, surtout, que les avant-gardes ont su prendre à la lettre. Marinetti : « Détruire le Je dans la litté­rature, c’est-à-dire toute la psychologie.[41] »

Quant à Daumal, il enlève de son poème « Entrée des larves » la seule phrase impliquant la première personne (« au-dessus des jardins. / on m’as raconté aussi que les alouettes se suicidaient en se précipitant contre un arbre. / Les mouettes…»)[42].

Soit, enfin, « La loi, le monde plein… », poème publié aux enseignes des Ursulines, février 1928 ; poème en prose qui constitue un point d’arrivé du filon épique (que représentent dans le 1er Contre-Ciel des poèmes tels qu’« Entrée des larves », « La Cavalcade », « Sorcellerie ») tout en contenant des marques du lyrisme qui va donner sa tonalité domi­nante au recueil.

La Loi, le monde plein, les seins de pierre et les ani­maux écrasés à terre
Le grand silence des sorcelleries, puis le balancement derrière les huttes des yeux rouges et des peaux qui lui­sent et vibrent.
L’aïeule apporte un bol de lait pour mon dégoût[43]. Il faut fuir.
Les ailes sont aussi de glaise, le fouet ne mord plus sur la chair.
Le monde n’est pas assez plein pour que je sois obligé de le quitter. Mais où est ce vide qui m’attire ? Vide qui me ressemble, vide muni de bras et de jambes, mais plus décevant qu’une statue taillée dans la nuit. Faut-il que j’attende que quelqu’un vienne combler ce vide, ou dois-je le combler moi-même ? Il y a trop de place pour moi dans le monde. Ce qu’on nomme l’horreur sacrée, les mortes à tête de plâtre, les demi-dieux à pieds de chèvres et les rites monstrueux dans le sang noir des victimes, ce serait pour moi le repos.
Que tout soit plein, et qu’il n’y ait plus rien que tout.


On aura reconnu des composantes lexicales – substances, idées, connotations – déjà rencontrées, preuve du continuum qui rythme le livre à venir : « sorcelleries », « peaux qui luisent », « plâtre », « rites mons­trueux »… Si l’on met en rapport grande Gueule, aïeule, cavalcade et géante, une loi majeure de ce continuum sera manifeste : « Femelle-aïeule première » (Clavicules 15) dans ses multiples passages du grand au petit ; d’autant que la métaphore des seins de pierre, indiquant la Montagne[44], constitue une nouvelle image de la Géante (rapprochée de la mort, elle sera la Néante…)

La cassure se transporte cette fois du plan du prédicat verbal (saut temporel) à celui du sujet de l’énonciation (apparition imprévue du « Je ») : jusqu’ici en retrait, le point de vue personnel enfle le cinquième paragraphe, segment typographique surchargé par rapport à ceux qui précèdent. Abondance qui se fait le corrélatif visuel du très important thème du monde plein que Daumal va considérant et qu’il développera, discursivement, dans La Grande Beuverie (II, 39)[45].

Point d’arrivé du filon épique, point de départ du filon lyrique, « La Loi, le monde plein… » est emblématique d’un passage en train de se faire entre poésie objective – aboutissement de la vision filmique de 1927 – et poésie du sujet qui entre en contact avec la Mort (« J’étais amoureux de Ma Mort », dira Daumal[46]). Contact amoureux illustré par le tutoie­ment lyrique de La Mort et son homme (deuxième section du Contre-Ciel), dont les modèles rythmiques sont « Le Léthé » de Baudelaire, « Artémis » de Nerval (fréquentations qu’atteste la correspondance de Daumal) et – avançons-nous – « Invocation à la Momie » d’Artaud.

Suprême appendice de cette langue épique et de sa parole objective est « La Révolution en été » : appendice puisque ce poème fut composé après « La Loi, le monde plein… » (vers la fin de 1928 ?), suprême puisqu’il en constitue, à bien des égards, l’accomplissement. Il n’est pas indifférent que Daumal ait placé ce texte à la suite d’« Entrée des larves » et de « La Cavalcade » dans Commerce, ordre reproduisant celui du 1er Contre-Ciel.

Encore poème en prose, même effacement du sujet — sauf pour un impé­ratif négatif, marque du lyrisme emporté débordant aussi de « La Caval­cade » -, avec un supplément de raffinement dans la distance par rapport à l’objet décrit car il s’agit, ici, manifestement, du spectacle d’un specta­cle.


La Révolution en été

La lumière est excessive. Les hommes courent acheter des foulards, et ce n’est pas pour se moucher.
Dernier recours : l’éclipse, acrobatie céleste.
Dans le carnaval cosmique, cet homme qui prend au sérieux son rôle de planète. On brûle le soleil en effigie, ironie du sort, plaisanterie d’esclaves.
Qu’on n’en rie pas trop. Les esclaves tournent mainte­nant autour de la meule qui moud du vide. Leur sueur enivre les astres, le soleil pansu se traîne dans la pous­sière des routes, un œil crevé s’ouvre dans le ciel et les cadavres rient, les épaules luisantes.


Vision du spectacle qu’est le monde : « carnaval » aussi minutieuse­ment décrit que les vues de Raymond Roussel, « envers du décor » (c’est le titre d’un important poème du Contre-Ciel) qui rappelle la caverne imaginée par Platon dans sa République (y compris pour l’exhortation qui y est jointe : « Qu’on n’en rie pas trop[47] ».) Ne supportant pas la lu­mière[48], les hommes s’en prennent à des simulacres (« on brûle le soleil en effigie ») et s’identifient aux rôles qui déterminent leur état d’esclaves. La « sueur » trahit l’effort d’un travail apparent (« meule qui moud du vide ») accompli sans grâce. Le saut conceptuel que comporte le passage abrupt du mot « esclaves » à l’appellation de « cadavres », range définiti­vement ces hommes dans le règne de l’image morte, du rire inconscient (« les cadavres rient, les épaules luisantes », à rapprocher des « rires rou­ges des lèvres luisantes » de « La Cavalcade »). Encore faut-il préciser que le texte de « La Révolution en été » publié dans Commerce – seule publication du vivant de l’auteur – garde le mot « esclaves » jusqu’à la fin. Bien que l’image du cadavre, notamment associée au rire, devienne une sorte de chiffre de Daumal, qui peut dire lequel des deux termes le poète aurait élu pour la sortie de son premier recueil de poèmes ?

Esclaves ou cadavres, c’est le négatif de l’ère du cinéma que préconise Saint Pol-Roux[49]: lumière (vs « la lumière est excessive »), âge du soleil (vs « le soleil, pansu se traîne dans la poussière »). Or, Bergson – dans des pages chères à Daumal, à Lecomte, à Vailland – n’avait-il pas dit, par un célèbre rapprochement, « le caractère cinématographique de notre connaissance des choses[50] » ? Suprême achèvement de la vision filmique du monde que Daumal — conformément à Platon et à Bergson pour les idées, à Roussel pour la manière – sait atteindre, « La Révolution en été » constitue un sommet – une summa – non susceptible d’approfon­dissement poétique ultérieur. Viendront des comptes rendus de films[51], proses souvent alimentaires, certes intéressantes. Significative­ment, René Daumal n’aura rien à dire pour le numéro des Cahiers jaunes consacré au cinéma, auquel participent la plupart des ex-membres du Grand Jeu. Viendront, surtout, les mots sans équivoque — de « poète noir » qu’il était, Daumal sera entretemps devenu « poète blanc » — de La Grande Beuverie (1938) jetant un blâme sur le décor « en carton », la « sueur » des « agis » et le « semblant d’être »[52] que « La Cavalcade », « La Révolution en été », « Entrée des larves » avaient magistralement mis en scène.

UNIVERSITÉ DE PADOUE

(*). Interview paru dans SIC en 1916, Œuvres en prose complètes II, Gallimard, « Pléiade », 1991, p. 986.


[1]. Cf. R. Daumal, Correspondance I, Gallimard, 1991, p. 67.

[2]. Ibid., p. 147.

[3]. Document publié dans R. Daumal, Correspondance I, p. 88.

[4]. Ibid., p. 83.

[5]. Cf. Y. Duplessis, « R. D. et des recherches expérimentales sur un “sens paroptique” en l’homme », dans René Daumal, « dossiers H », L’Age d’homme, 1994, pp. 56-78.

[6]. « la poésie épique a pour but de peindre, non la subjectivité du poète, mais des faits et événements concrets », Hegel, Esthétique. La Poésie, Aubier-Montaigne, 1965, p. 145.

[7]. p. 98 de la revue : « Copyright by Éditions Kra (Extraits d’un recueil à paraître : le Contre-Ciel). » Ce premier Contre-Ciel ne sera jamais publié.

[8]. Le texte que nous reproduisons, ici et par la suite, est celui procuré par C. Rugafiori pour la collection « Poésie » de Gallimard (R. Daumal, Le Contre-Ciel suivi de Les Der­nières Paroles du poète, 1990).

[9]. La version de Commerce donne ici soleil au lieu de soir.

[10]. Le terme de larve entre dans la traduction française de la Bhagavad-Gîtâ par E. Burnouf. Le mot relève du jargon simpliste : « Vous, vous appartenez au monde des larves », R. Gilbert-Lecomte, Correspondance, Gallimard, 1971, p. 124.

[11]. « un soleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles enfants de ces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante et montone, réglée par l’étiquette et les cérémonies hiératiques, pesait à tous sans que personne ôsat s’y soustraire. Les vieillards languissaient sous le poids de leur couronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins et des prêtres, dont le savoir leur garantissait l’immortalité. Quant au peuple, à tout jamais engrené dans les divisions des castes, il ne pouvait compter ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sources taries, on voyait sur l’herbe brûlée se flétrir des enfants et des jeunes femmes énervées et sans couleur. » G. de Nerval, Les Filles du feu… Aurélia…, Mercure de France, coll. des plus belles pages, 1905, pp. 334-335.

[12]. Dictionnaire des symboles de J. Chevalier et A. Gherbrant (Laffont, 1969, 1982) : « Dans l’Inde, parce que le mot qui la [chèvre] désigne signifie également non-né, elle est le symbole de la substance primordiale non manifestée. »

[13]. « Mes pensées dorment si je les assis », M. de Montaigne, Essais, livre III, ch. III.

[14]. M. Henry, « Discours du révolté », même numéro du Grand Jeu qu’« Entrée des Larves ».

[15]. Cf. l’homme éveillé de « Liberté sans espoir », même numéro du Grand Jeu qu’« Entrée des larves ».

[16]. « La femme étale son désir animal, a la forme de son désir », A. Artaud sur La Co­quille et le Clergyman, Œuvres complètes III, 1961, Gallimard, p. 76.

[17]. Correspondance I, p. 145.

[18]. Cf. Timée : « ce corps en perpétuel flux et reflux », « un flot abondant » (43a) ; « courant ininterrompu » (43c). Traduction de L. Robin.

[19]. « L’universelle mort ressemble au flux marin / Tranquille ou furieux, n’ayant hâte ni trêve, / Qui s’enfle, gronde, roule et va de grève en grève », L. de Lisle, « Fiat nox » (Poèmes barbares).

[20]. R.-L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae. Roman d’aventures traduit de l’anglais par Théo Varlet, Paris, aux éditions de la Sirène, 1920, p. 224.

[21]. Cf. pour Baudelaire « La Géante » (XIX, Fleurs du mal) et pour Rimbaud « Cybèle […] / gigantesquement belle » (Soleil et chair).

[22]. « Pars pro toto : c’est la méthode fondamentale pour transformer au cinéma les cho­ses en signes. » R. Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 106.

[23]. Cf. « le berger David » du deuxième des Chants de Maldoror.

[24]. Manifeste de 1922 du groupe fondé par Dziga Vertov. Citation d’après Les Ca­hiers du cinéma, 220-221, 1970.

[25]. Avec l’habituelle précision, par H.J. Maxwell : R. Daumal, Correspondance I, pp. 144-149.

[26]. A. Artaud, Œuvres…, pp. 79-82. Si la première publication de ce texte, encore que partielle, date de 1949, il est sûr que sa rédaction remonte à 1927, puisqu’il y est question, en ces termes, du film passé aux Ursulines : « La Coquille et le Clergyman participe de cette recherche d’un ordre subtil, d’une vie cachée que j’ai voulu rendre plausible, plausible et aussi réelle que l’autre. »

[27]. « Le cinéma se rapprochera de plus en plus du fantastique », ibid., p. 81.

[28]. Cf. « Taureau noir » et sa première version commentée par C. Rugafiori dans l’introduction à R. Gilbert-Lecomte, Caves en plein ciel, Fata Morgana, 1977.

[29]. R. Kipling, Kim, Mercure de France, 1925, p. 7. L’on sait, d’après Roger Caillois, que c’est de ce roman que vient le titre de la revue Le Grand Jeu.

[30]. Cf. dans Êtes-vous fous ? de R. Crevel (avril 1929) le « taureau d’appartement » et le « rat qui pèse cinquante kilos ».

[31]. « La Roue des Choses », R. Kipling, Kim, p. 87.

[32]. « dans la Roue des Choses », R. Gilbert-Lecomte, Correspondance, p. 158.

[33]. Largement exploité dans le cinéma des années ’20 (La Roue, La Roue infernale), pour son étroite jonction à la vitesse de la machine.

[34]. G. de Nerval, Les Filles du feu […], p. 332.

[35]. Demeure inédit, à l’époque, « Le vitrier » de Mallarmé, quatrain dont le vers final récite : « Sur le dos du vitrier ».

[36]. A. Artaud, Œuvres complètes, t. III, p. 22.

[37]. Lettre à G. Izambard de mai 1871.

[38]. La Naissance de la Tragédie [1872], Gallimard, 1949, p. 41.

[39]. Crise de Vers, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », p. 366.

[40]. Revue littéraire de Paris et de Champagne, avril 1906. Extrait du dossier de La Vie unanime, Gallimard, « Poésie » , 1983, éd. de M. Décaudin.

[41]. Manifeste technique de la littérature futuriste (1912). Nous traduisons.

[42]. Merci à Claudio Rugafiori d’avoir ouvert pour nous les portes de ses archives et cel­les de son clair esprit.

[43]. « un bol de lait froid reçu des mains d’une vieille habile à cultiver les morts. » Cor­respondance I [sept. 1927], p. 179

[44]. Cf. Baudelaire, « La Géante », vv. 13-14 : « Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins, / Comme un hameau paisible au pied d’une montagne. » Parmi les contempo­rains de Daumal, cf. M. Leiris, Grande fuite de neige [1934, mais écrit en 1926], Fata Morgana, 1982, p. 14 : « une montagne décharnée me mit au monde, fécondée par la sueur des volcans. […] mes nourrices furent des pierres, dont le sein rugueux […] ».

[45]. Cf. Hugo, Les Contemplations : « Le firmament est plein…». Cf. Baudelaire, Mon cœur mis à nu : « le nombre des âmes est-il fini ou infini ? » (Œuvres complètes I, Gallimard, « Pléiade », 1975, p. 681).Voir ce même sujet entre les mains de Ribemont-Dessaignes : « Le monde est plein d’agneaux, de loups, de papillons…» (Coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1966, p. 96, présentation par F. Jotterand.)

[46]. Cf. Keats : « I have been half in love with easeful Death », Ode to a Nightingale, v. 52.

[47]. « si l’on avait envie de rire…» République 518b. Traduction de L. Robin.

[48]. Cf. République 515.

[49]. Cinéma vivant, Rougerie, 1972.

[50]. L’évolution créatrice, ch. IV : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécaniciste…»

[51]. Les notes de Daumal sur le cinéma, parues pour la plupart dans La Nouvelle Revue Française entre décembre 1933 et août 1934, ont été recensées et republiées par P. Sigoda (dans le numéro René Daumal des « dossiers H » et dans René Daumal et ses abords im­médiats, Mont Analogue, 1994) et par A. et O. Virmaux (Le Grand Jeu et le cinéma, Paris expérimental, 1996).

[52]. La Grande Beuverie, II, 22.