Les sculptures égarées de Jean-Pierre Duprey : épaves terrestres et trésors
par Bruno Pompili
Nous avions cru que c’était vrai, et que les sculptures de Jean-Pierre Duprey étaient définitivement perdues.
Un mythe, ou plutôt une nouvelle à laquelle il était facile de croire à cause des circonstances tragiques de la mort de Duprey et du « guignon baudelairien » qui souvent accompagna sa vie, avait circulé à propos de la perte de ses œuvres plastiques. Heureusement il n’en était rien, mais une « affaire d’épaves terrestres… » a débuté.
Octobre 1959
Après la mort de Duprey, sa femme Jacqueline, née Sénard, n’a pas donné de renseignements précis sur la destinée des sculptures qui lui appartenaient, ni sur l’emplacement où elle seraient conservées.
On a cru, on a dit – difficile d’identifier l’auteur de cette information – qu’elle les avait occultées, peut-être entreposées dans une grotte, ou bien qu’elles étaient perdues à jamais. (Cf. Jean-Christophe Bailly, Jean-Pierre Duprey, Seghers, Paris 1973, p. 70 ; François Di Dio, Biographie, in J.-P. Duprey, Œuvres complètes, Chr. Bourgois é d., Paris 1990, p. 18.)
Six ans après la mort de Jean-Pierre, Jacqueline a succombé (1966) à une grave maladie, et dès lors le mystère a semblé définitif.
Octobre 2007
Une exposition a lieu à la Galerie Martel-Greiner avec toutes (?) les œuvres retrouvées.
C’est Jean-Michel Goutier qui me donne par téléphone (8 novembre 2007) cette nouvelle bouleversante : en passant par le boulevard Raspail il est tombé par hasard sur l’exposition, qui d’ailleurs venait de s’achever. Ni lui ni ses amis n’en avaient rien su, tandis qu’on aurait pu s’attendre que les personnes liées, à différents titres, à la mémoire du surréalisme, ou de Duprey lui-même, en seraient naturellement informées.
Cette exposition m’a tout de suite paru surprenante. Je cherche au moins à obtenir le catalogue, mais vivant loin de Paris je n’ai pas bien cherché, paraît-il.
J’ai pourtant réussi à me le procurer par l’intermédiaire d’un site particulier d’achat-vente, à un prix quelque peu considérable, mais j’aurais payé le double pour l’obtenir.
Je ne peux juger par ce catalogue du contenu réel de l’exposition ; les images sont captivantes pour n’importe qui aurait admiré et aimé Duprey, malgré le fait que le tout laisse des doutes sur la présence concrète de quelques objets, sur quelque document sans crédit photographique (mais ce sont des détails).
« Épaves terrestres… ? »
Un échange épistolaire avec le frère cadet de Jean-Pierre (M. François Duprey) apporte un peu de lumière « noire » sur l’affaire : dénomination personnelle, qui me paraît conforme à la situation, et dont je résume l’historique par quelques fragments de lettres, que M. Duprey m’autorise à citer.
«… à sa mort [de Jean-Pierre] Jacqueline sa veuve m’a proposé le partage — j’ai refusé ; je n’avais pas le cœur à cela et lui ai dit de continuer à s’en occuper […]. Malheureusement elle est morte 6 ans plus tard et à son décès aucune œuvre de mon frère n’a été retrouvée chez elle. Le bruit a couru dans le groupe surréaliste qu’elle avait tout muré dans une grotte… […] je n’étais pas loin de le croire.
Il n’en était rien. Une partie des œuvres (la plupart des sculptures sur ciment) a été déposée chez une amie de Jacqueline à Déville (banlieue de Rouen) dans un jardin – peu à peu détruites par les intempéries, les sculptures « pour faire de la place » ont été jetées dans la Seine. […]
L’autre partie, essentiellement des sculptures sur acier, ou acier + ciment a été déposée en attendant des jours meilleurs par Jacqueline dans la forge de René Hanesse métallier-serrurier à Pantin. René Hanesse était un vieil ami de Jacqueline [B.P., Note : C’est bien dans cette forge et suivant les conseils de Maître Hanesse que Jean-Pierre Duprey a rapidement appris à travailler le fer forgé et soudé].
[…] Après la mort de Jacqueline, René Hanesse a oublié les 47 sculptures dans un coin de l’atelier. Elles ont d’ailleurs failli être expédiées à la décharge ! Elles ont été découvertes par un client venu faire faire des soudures sur le chassis d’une voiture ancienne de collection et acquises par lui, puis exposées en septembre 2007 à la Galerie Martel-Greiner […].
Pour éviter la dispersion par des mains mercantiles de ces œuvres […] j’ai déposé plainte le 3 novembre 2008 auprès du Procureur du Tribunal d’Angers au motif de captation frauduleuse d’œuvres abandonnées (les Poëtes qui sévissent dans le Code Civil les appellent Épaves Terrestres ou Trésors si leur valeur est reconnue.) En cas de découverte d’Épave Terrestre ou de Trésor le découvreur doit en faire la déclaration […] et restituer la totalité des œuvres au propriétaire légitime […]. La plainte a été acceptée en février 2009 et l’enquête confiée au centre de lutte contre le trafic de biens culturels. J’ai, pour augmenter les chances de réussite, offert la totalité des pièces récupérables au Ministère de la Culture pour qu’elles soient déposées dans un musée d’État.
[…] la vente du catalogue est impossible actuellement en raison de la plainte judiciaire que j’ai déposée ! »
Situation actuelle
Monsieur François Duprey vient de m’exposer par téléphone le très compliqué et très lent itinéraire judiciaire où il est difficile d’entrevoir une solution satisfaisante pour garantir la jouissance commune des œuvres de son frère.
En ce moment, l’affaire est confiée au Directeur du Musée National d’Art Moderne (Centre Georges Pompidou).
Conclusion
Toutes les démarches récentes de M. F. Duprey font l’objet d’un dossier assez complexe qu’il vient de me transmettre et qui pourraient être portées à la connaissance des amis de « Mélusine », surtout s’il existe une possibilité de solliciter les Pouvoirs d’intervenir pour sauver des Épaves Terrestres (je suppose que Jean-Pierre Duprey aurait choisi cette expression), et pour revendiquer la mise en commun d’un trésor.
Bruno Pompili porte un intérêt particulier à Jean-Pierre Duprey, non seulement par admiration de lecteur : il est le traducteur en italien d’une très grande partie de son œuvre poétique, auteur aussi de quelques essais sur cet artiste et poète ; en outre il a contribué à la mise en scène intégrale en langue italienne de La Forêt sacrilège, en 1993.
À M. François Di Dio – qui lui demandait pourquoi le nom mystérieux du personnage de Ueline avait été traduit par Comina (ce qui le frappait, et lui semblait incompréhensible) – il était fier de lui répondre qu’Ueline n’est rien d’autre que la deuxième partie du nom de Jacq/ueline, d’où la correspondance Gia/comina : le travail de traduction comporte de ces petites et heureuses découvertes.