Corps magiques, corps tragiques: la création destructrice d’Unica Zürn
par Georges Bloess
Unica Zürn ? S’il n’y avait eu, pour la tirer de l’oubli, la belle rétrospective de son œuvre dessinée, présentée à la Halle Saint-Pierre durant l’été 2007, bien rares seraient aujourd’hui ceux auxquels ce nom évoquerait une grande artiste. Unica Zürn eut pourtant une brève période de notoriété au début des années soixante-dix, lorsque furent édités en français ses deux récits L’homme Jasmin et Sombre Printemps ; gloire hélas déjà posthume et bien éphémère. Mais surtout, elle serait restée une parfaite inconnue si Hans Bellmer n’avait fait sa découverte en 1953, pendant un séjour à Berlin. Depuis cette date, leurs deux noms sont restés indissolublement attachés l’un à l’autre. Pour autant, Unica n’a-t-elle été que la compagne de Hans Bellmer ? L’histoire semble avoir été bien injuste envers elle : non seulement c’est à lui qu’elle doit sa – toute relative – célébrité, mais c’est encore à lui qu’elle doit son existence en tant qu’artiste : la découverte de son talent, son éclosion, sont à mettre au crédit d’Hans Bellmer ; la révélation d’une veine poétique et d’une exceptionnelle disposition au dessin est due à nul autre qu’au créateur de la Poupée. Unica Zürn est avant tout le produit d’une rencontre ; nous ne serons donc pas surpris si la rencontre constitue, dans l’œuvre d’Unica, un motif privilégié. Voici en quels termes elle se remémore la première visite de l’ami :
« Lorsqu’il vient véritablement, il lui apporte un cahier de papier blanc, comme si le dessin devait être pour elle un sauvetage ; et elle lit cette dédicace : ‘voici quelque chose pour les désespérés, qui commencent à nager dans la blancheur de ces feuilles pour y retrouver, peut-être, grâce à un premier signe, un nouveau commencement’. »
Hans Bellmer a, de son côté, célébré, magnifié leur rencontre ; cependant, chez Unica, elle est placée sous le signe de la magie et de la rédemption.
« Magie ». Prononcer ce mot, c’est évoquer aussitôt l’usage qu’en fait André Breton pour qualifier un vaste courant de la peinture moderne : « Art magique ». Néanmoins, s’agissant du cas particulier d’Unica Zürn il faut, sans attendre, préciser ceci : cette magie ne se limite pas à l’art, elle exerce son emprise bien plus profondément que dans le seul domaine de la représentation : sur les corps eux-mêmes. Elle s’y marque et s’y grave. Quel est son premier effet, à quoi reconnaît-on, dès l’abord, son efficacité ? À ce qu’elle imprègne le moindre événement, le plus infime détail, du sceau de la nécessité. De cette rencontre qui appartient désormais à la légende de l’art du xx e siècle, on peut constater ceci : au sein de la mythologie des couples célèbres qui l’ont jalonné, c’est notre propre désir que nous voyons se refléter ; désir d’une relation ne devant rien au hasard, mais au contraire, tout à une sorte de providence. Pour ce qui est de la relation de Hans et d’Unica, notre désir se voit comblé au-delà de toute espérance. Voyons, par exemple, ce qu’il en advient dans ces Jeux à Deux (puisque c’est là le titre qu’Unica choisit de donner à un petit drame où elle mêle texte et représentations graphiques) qui constituent l’emploi du temps ordinaire du couple. Dans l’esprit d’Unica, ces « jeux » ne tardent pas à dévoiler leur enjeu. S’ils visent, pour Hans Bellmer, à prolonger une expérience, à relancer une œuvre, à accomplir un désir (ils sont si nombreux les dessins, les esquisses, les dispositifs qu’il va achever ou réaliser plus tard, avec Unica, cette fois !), ils revêtent, à ses yeux à elle, une fonction vitale : créer, c’est, pour Unica, survivre ; entrer dans l’univers de ses dessins et de ses poèmes, récits et nouvelles, c’est assister moins à la naissance d’une œuvre qu’au spectacle d’un désir de se créer, d’advenir à soi-même, en surmontant d’anciennes souffrances, en refermant les plaies laissées par des traumatismes d’enfance, en réparant les échecs de sa vie d’adulte.
D’un même élan se trouve donc nommé le moyen, ou le terrain de cette création : c’est son propre corps qui le fournit à Unica, son corps, entendu dans sa totalité physique et psychique, son propre corps auquel il lui faut, soit accéder (car il n’est pas une « donnée immédiate »), soit apporter des transformations fondamentales. Pour tous ceux auxquels est devenue familière l’œuvre et la biographie d’Unica, il est tragique de constater que ce terrain est à la fois le seul possible et en même temps celui de son échec ; Faut-il incriminer ses motifs et ses outils, les genres auxquels elle applique son talent ? On pourra en discuter. Toujours est-il qu’ils n’ont pas suffi à la libérer d’une sorte de fatalité, mais ont contribué, au contraire, à sa destruction. À travers cette œuvre pourtant admirable, mais poignante, pathétique, tragique, et à travers l’ensemble de son parcours, je souhaiterais observer l’engrenage dans lequel elle est prise et l’implacable logique des événements qui la mènent à sa ruine. Ou plus précisément, le mouvement de deux logiques qui s’affrontent : celle de la magie et du merveilleux, d’une part, et celle plus « mécanique » de la vie, avec son cortège d’instincts et de désirs. Face à cette dernière, les armes du rêve et de la création s’avèrent impuissantes ou inadéquates, et la dernière des « poupées » de Hans Bellmer en sortira broyée, désarticulée – demeurant à jamais dans nos mémoires comme une créature sacrifiée, comme la victime d’un fantasme – le nôtre ? le sien ? –, pour laquelle il n’y avait pas de place en ce monde.
I. Logique de la Rencontre : magie et tragédie
Bien que ce fait ait été relevé par les biographes d’Unica Zürn et de Hans Bellmer, il convient de le rappeler brièvement : pour Hans, la rencontre avec Unica est un choc, car elle ne lui semble pas une inconnue : il voit en elle la réapparition, incarnée cette fois, de cette poupée qu’il a conçue, modelée et assemblée, en de multiples variantes, depuis le début des années trente ; la plus achevée de ces versions, celle de 1938, n’est effectivement pas sans rappeler les traits de visage d’Unica. L’amateur de coïncidences qu’est Hans Bellmer ne peut qu’être troublé par cette présence charnelle de la figure de son désir. Selon Ruth Henry, future amie intime de leur couple, il se serait exclamé : « Voici la Poupée ! » Quant à Unica, elle n’hésite pas, en apprenant qu’elle est née de l’imagination de cet inconnu, à déceler dans cette coïncidence l’œuvre de quelque nécessité, la main du destin. En témoigne cette affirmation, prononcée tardivement, dans cet écrit à valeur testamentaire qu’est Sombre Printemps, qui semble donner, aux yeux d’Unica, la mesure de l’événement :
« Enfin elle sait pourquoi elle vit : pour avoir pu le rencontrer. Lui. »
Certes : ce n’est plus de Hans, mais d’un très lointain amour d’adolescence – de préadolescence même – qu’elle parle ici ; cependant il y a tout lieu de croire que nul autre que Hans n’a pu lui inspirer semblable intensité dans l’expression des sentiments. Il est frappant, surtout, de pouvoir constater que Hans Bellmer joue pour Unica un rôle identique à celui de la Poupée : celui d’une réminiscence réincarnée, tant la symétrie des expériences est frappante. Hans et Unica peuvent donc communier dans cette conviction qu’ils étaient faits pour se rencontrer, qu’une loi mystérieuse les réunirait un jour.
Loi mathématique ? Y aurait-il une mathématique, une arithmétique des rencontres ? Unica éprouve pour les chiffres une passion obsessionnelle. Ils sont chargés, selon elle, d’un pouvoir bénéfique ou maléfique. Ils imprègnent tous ses états d’âme. Sans vouloir la suivre dans ses conceptions délirantes, on ne peut se défaire d’un léger trouble en constatant que les femmes importantes dans la vie de Bellmer ont toujours, de son propre aveu, quinze années de moins que lui ; que c’est, par exemple, en 1932 qu’il a façonné sa première poupée, à l’image d’une jeune cousine, née en 1917 ; il éprouvait envers elle une puissante attirance (elle se nommait Ursula, et vécut même quelque temps avec Hans et Unica, lors de leur séjour à Ermenonville, en 1958).
L’important, dans tout cela, consiste, pour tous les deux, à pouvoir vérifier que leur rencontre obéit à une loi secrète. S’agit-il, dans leur esprit, de percer à jour ce mystère ? Plutôt, semble-t-il, de le partager et de le protéger, bien à l’abri, dans un monde clos, dont ils sont seuls à posséder la clef. Ici encore, c’est le récit des amours enfantines d’Unica dans Sombre Printemps qui nous sert de guide. Ils ont inventé une écriture secrète que nul, excepté eux, ne peut lire. C’est des premiers jeux, des jeux d’enfants trop jeunes pour que soient mobilisées les émotions des corps, que parle Unica. Mais lorsqu’apparaissent les premières manifestations de l’attraction amoureuse envers le bel inconnu aperçu dans une piscine berlinoise, le secret auquel Unica est tenue mobilise toutes ses facultés créatrices, toute son ingéniosité. L’adolescente ressent le besoin de fixer par le dessin les traits du visage de cet inconnu, puis de « cacher les feuillets dans son tiroir, de fermer celui-ci à clef, enfin de cacher la clef elle-même. »
Unica s’éveille donc simultanément à la rencontre amoureuse et à l’expression artistique. Cependant, les deux expériences artistiques s’enracinent conjointement au plus profond du secret. Amour, création, secret, Unica ne saurait dire avec plus de force qu’elle le fait ici, leur absolue complémentarité, voire leur étroite interdépendance : à la toute jeune fille qu’elle est encore (elle n’a que douze ans, et si le récit est rédigé à la troisième personne, le caractère largement autobiographique en est indéniable), la dissimulation de cette rencontre avec un adulte est impérative. Elle ne pourra donc subsister que dans le souvenir. Que signifie pour elle l’acte de se souvenir ? il consiste à créer, notamment par le dessin, mais aussi par l’assemblage de quelques objets et restes corporels, un petit sanctuaire : un cheveu arraché au bel inconnu, un noyau de la pêche qu’elle lui a offerte et qu’elle conserve religieusement, et jusqu’à la photo de cet homme que, dans sa crainte qu’on puisse un jour la découvrir, elle n’hésite pas à avaler.
Autant de reliques d’un corps, dont l’activité consistant à en fixer, par le dessin, les contours, n’est qu’un élément parmi d’autres au sein d’un ensemble plus vaste (notons que Hans Bellmer a, lui aussi, avec ses Souvenirs de Margarete, sa première épouse, décédée avant la guerre, fabriqué un tel sanctuaire – sans le tenir secret, il est vrai). Il s’agit bel et bien, pour Unica, de construire une sorte de temple qui puisse être le témoin d’un destin et en même temps préserver l’intensité de ces moments arrachés à l’existence. Il est probable qu’Unica a rejoint pleinement sur ce point les aspirations de Hans Bellmer. Il est même permis de supposer qu’elle a largement dépassé l’attente de celui qui croit lui avoir tout enseigné, depuis l’art du dessin jusqu’à celui de composer des anagrammes poétiques. Leur relation ne peut-elle se nourrir que de ce dialogue, que dans ce miroir où Bellmer, nouveau Pygmalion, contemple sa créature ? C’est Unica qui nous livre, en toute simplicité, le sens, la portée véritable de ses productions : elles émanent d’un « désir de miracle » (Wunsch nach Wunder). Une observation comparée de leurs réalisations laisse apparaître, au-delà de la divergence – toute superficielle – de leurs motifs, une profonde similitude, comme si le travail du dessin avait pour effet de prolonger, ou plus exactement, de redoubler leur rencontre.
Surgissant presque toujours du néant de la page, leur trait d’une extrême finesse instaure une division, une partition génératrice d’une tension : « Elle est assise devant la feuille blanche et vide […] Cette délicieuse sensation de tension revient, avec ces questions : à quoi ressemblera le premier signe ? Que pourrait-il naître de lui ? »
Dans une légère irritation de la feuille qu’il est permis de confondre avec la peau elle-même, un devient deux, une attraction prend naissance, le trait se tend, épousant le désir, ou plutôt l’amenant à la surface. L’hypothèse n’a rien d’exagéré : nous l’empruntons aux termes de Hans Bellmer lui-même, lorsque celui-ci décrit le climat de leur écriture commune des poèmes-anagrammes ; il y évoque cette « excitation » qui rend souhaitable leur élaboration par deux auteurs de sexe opposé. On ne saurait assez approuver la belle proposition faite par Agnès de la Beaumelle comparant le trait du dessin de Bellmer aux cordes ayant servi à ficeler le corps d’Unica afin d’en multiplier les zones érogènes (on peut supposer très vraisemblable la parfaite complicité, dans cet étrange rituel, entre la victime et l’officiant), d’autant que Hans Bellmer a laissé dans ses cartons, vars la fin des années cinquante, plus d’une Femme-Corde.
Il convient donc de retourner la formule et de parler, non plus d’une nécessité de créer, mais bien plutôt d’une création de nécessité. Loin des contingences et des relations ordinaires, il s’agit de procéder à la construction d’un monde clos, situé hors du temps. Il en va ici du dessin comme de la composition des anagrammes (où Hans Bellmer constate, émerveillé, le talent d’Unica). En témoignent, lorsque les figures ne surgissent pas tout simplement du vide, les arrière-plans évoquant un maillage, ou des murailles de brique (celles-ci évoqueraient-elles pour Hans le camp des Mille où il fut interné un temps, au début de la guerre ? L’hypothèse est bien fragile, car pareil décor apparaît déjà dans ses dessins plusieurs années avant cet épisode), ou simple rythme formel partagé par les seuls amants. Ce moment d’intensité fusionnelle, ce point culminant du désir fut, de toujours, le motif quasi-exclusif de Bellmer. Pour sa part, Unica en exprime la loi de manière lapidaire : la ligne horizontale exprime selon elle le féminin, que vient tout simplement croiser une ligne verticale, masculine.
Sans doute place-t-elle sous un éclairage plus cru la mythologie amoureuse de son ami : non plus sous celui d’un Éros conquérant, mais sous celui d’une fatalité. N’éprouvait-elle pas, tout adolescente encore, l’amour comme :
« Le sentiment le plus grave (ernst) […] elle commence à trembler […] à verser des larmes. »
Elle ajoute ces phrases, qui résonnent comme un funeste présage : « Qui pourrait supporter l’amour sans en mourir ? »
Et de ressentir, après sa visite à l’être aimé qu’elle ne reverra plus, une « insondable souffrance » (abgrundtiefes Leid* – la traduction ne rend compte que partiellement de l’abîme suggéré par la langue originale). Parmi ses écrits se trouve mainte formule évoquant l’ambivalence du monde magique de l’art et du désir, telle « l’effrayante beauté » (das Schrecklich Schöne), ou « la prison salvatrice » (*rettend Gefängnis*). Quoi qu’il en soit : ce monde du désir, d’où semble absente toute joie, comme il importe de le protéger de la vie, de l’irruption, des effractions du corps réel ! Il faudrait pouvoir le maintenir suspendu en un éternel inaccomplissement : « Elle voudrait vivre toujours dans l’état d’attente. Un unique baiser, et tout serait fini. »
II. Logique de la vie quotidienne : l’autre tragédie
En effet : la vie, cet impensé, cette face cachée de son existence, Unica se refuse à l’envisager. Lorsque la situation devient trop critique et qu’elle y est néanmoins contrainte, elle s’effondre devant ce spectacle effrayant. Le simple mot de « banal », si fréquent dans chacun de ses récits, résonne déjà comme une condamnation. Cette grisaille du quotidien lui est insupportable. Mais s’il ne s’agissait que de cela ! la vie appartient au temps, elle est par voie de conséquence, altérable, périssable. Unica est particulièrement sensible à ce phénomène, et il n’est pas rare de trouver sous sa plume l’expression d’une terreur face à l’injure du temps qui abîme son visage ; parfois elle s’effraye de sa laideur (parfaitement imaginaire : chacun de ses portraits en apporte un démenti) ; plus d’une fois elle s’inquiète de la dégradation physique qu’entraîneraient des efforts ou des émotions violentes, tels que, par exemple, l’auto-érotisme auquel elle dit s’être livrée durant ses séjours à l’asile. Au-delà de tout ce qui pourrait porter atteinte à ce qu’elle suppose être son « intégrité physique », sa production entière témoigne d’une sorte d’incapacité à habiter son corps, à lui donner véritablement vie – l’emploi presque systématique de la troisième personne, dans ses récits, en offre une preuve audible -. Mais cette infirmité n’a-t-elle pas pour corollaire un dégoût du corps plus général ? Peut-être ce dégoût explique-t-il le privilège donné, dans ses dessins comme dans ses écrits, aux gestes de simple effleurement d’autrui ; les créatures d’Unica se caractérisent par leur précaution tactile, comme si le toucher était le geste le plus audacieux qu’il soit permis d’effectuer en direction de l’objet de ses désirs – « Permets, ô Étranger, que je te touche », tel est le titre du second dessin dédié à sa rencontre avec Hans Bellmer, le geste ultime au-delà duquel la relation verserait dans le déchaînement des instincts. Lors de séquences de crise aiguë, c’est le corps qui fait chez elle l’objet d’accès délirants. Ainsi, lors d’un internement à l’hôpital de Berlin-Wittenau, elle croit apercevoir un amoncellement de cadavres, se convainc qu’il s’agit là des martyrs des camps de concentration. Cet hôpital n’était-il pas bel et bien un camp d’extermination ? Elle se voit, au contact de cette masse inerte, à moitié engloutie par des objets, des automates, mais aussi par des restes de « filles violées » dont les embryons avortés jonchent le sol. Sans doute l’insoutenable violence de cette description ne fait-elle que répondre à la violence qu’elle retourne contre elle-même ; le souvenir encore cuisant d’un avortement subi en 1956, dont elle ressent une vive culpabilité, si l’on en croit le récit qu’elle en fait, n’est pas étranger à ce paroxysme de terreur. De toutes parts elle se sent agressée, la moindre piqûre que lui administre un médecin est éprouvée comme un véritable viol.
Fuir le réel ! C’est chez elle un leitmotiv. Ce réel se présente, la plupart du temps, sous les traits du sexuel. La moindre allusion au sexe, et « le charme est rompu », se souvient-elle, dans Sombre Printemps, à propos de tel instituteur qui faisait rêver toutes les jeunes filles de sa classe, jusqu’au jour où elles aperçurent son épouse enceinte : en un clin d’œil il perdit son auréole. Il faut donc, conclut Unica, « se réfugier dans l’imagination pour supporter la vie », et, afin de préserver l’amour de toute souillure, « élire un homme en vue d’un sentiment profond et secret ». De là les épithètes d'« étranger », d’homme « venu de loin », dont elle pare tous ceux qu’elle admire en les protégeant, en les préservant par avance – comme elle le fait avec Henri Michaux, avec Gaston Ferdière – de tout rapprochement physique possible. Face à une menace sur son corps, sa réaction instinctive est de s’en absenter, « comme si elle était devenue sans corps » (aïs sei sie kôrperlos geworden). Cette menace peut provenir de l’homme, dont la séduction peut dissimuler une redoutable ambivalence. Ambivalence qui épargne son père, mythifié et glorifié dans Sombre Printemps (dont les phrases introductives évoquent l’amorce d’un éveil corporel, un joyeux éventail, une véritable « enveloppe » de sensations chez l’enfant nouveau-né), mais qui a, par la suite, le tort d’être trop absent et de ne pas la protéger suffisamment des agressions dont elle fait l’objet. Mais bien des hommes se révèlent, à travers ses œuvres, des êtres dangereux autant qu’admirés, des « tireurs d’élite ».
(Meisterschützen) devenant dans son bestiaire, soit « aigle », soit « scorpion ». Une figure masculine pour laquelle elle n’éprouve qu’aversion et dégoût : son frère, duquel elle dit avoir subi un inceste, vers l’âge de dix ans, événement qui a dû lui laisser une blessure indélébile (« ta blessure » – deine Wunde -, lui dit ce frère en désignant la fente de son sexe, suggérant ainsi que cette blessure précédait l’acte incestueux qui vient de se produire).
Quant aux femmes : une figure domine ici, celle de la Mère, froide, indifférente, dont elle se dit abandonnée. Mais pire encore : c’est de cette mère dont elle prétend avoir subi le premier assaut incestueux, la première tentative de pénétrer son corps. Langue de la mère, pénis du frère, ces organes seront sans doute confondus à jamais dans une égale détestation. Celle-ci sera étendue aux visions que lui proposent les tableaux accrochés dans les longs vestibules d’une maison que tous les sentiments d’affection ont désertée ; sur les reproductions de L’enlèvement des Sabines, ce n’est pour Unica qu’un grouillement d’opulentes matrones, que les héros masculins dont elle rêve ne suffisent pas à lui faire oublier.
À l’agression physique sur son corps s’ajoute, pour porter à son comble le désarroi de l’enfant, le sentiment de son abandon. Un couple parental désuni, offrant à domicile à Unica le spectacle répété de sa recomposition avec des tiers et des quarts rapidement remplacés, lui donne à entendre qu’elle est une quantité négligeable, un être superflu. Est-ce par quelque sentiment de pitié qu’une amie de son père lui fait un jour cadeau d’une poupée ? Toujours est-il que cette poupée subira une vengeance méritée : Unica la dépèce, lui arrache les yeux, etc. Mais il est permis de supposer que cet épisode chemine, souterrainement, dans l’esprit d’Unica, et qu’un sentiment de parenté avec ce jouet dérisoire, symbolisant son abandon, l’accompagne à jamais.
III. Corps déserté, révolte des organes : la création au péril du moi ?
Lucidité instinctive de l’enfance, qui la fait agir avec pertinence : Unica a bien raison de donner libre cours à sa haine de cette poupée. Mais sait-elle déjà que ce jouet n’est qu’une simple copie, ou une image anticipée de son propre sort ? Car peu de temps après cet épisode, elle tente de vains rapprochements avec sa mère. Mal lui en prend ; sa mère la repousse, le texte de Sombre Printemps le dit avec une implacable précision : « Sa mère l’écarte d’elle comme si elle était un objet. » Et c’est en effet sous les traits d’une créature dépourvue de toute vie autonome, d’un corps vidé de tout ressort, de toute initiative, qu’Unica se décrit, ou se laisse deviner, dans la plupart de ses dessins. Ses actions sont commandées de l’extérieur, comme si, dans un état voisin de l’hypnose, elle subissait une volonté supérieure ; comme si elle était devenue marionnette et que quelqu’un tirait les fils invisibles de ses membres. La Maison des Maladies, écrit en 1958, est un petit livre mêlant textes et dessins et qui met en scène, sur un ton mi-pathétique, mi-comique, cette situation. Un certain Docteur Mortimer (!), objet de sa méfiance, exerce sur elle un pouvoir tel que les yeux d’Unica obéissent à ses ordres ; mais ce médecin les considère déjà comme des objets morts. Elle sent une grande faiblesse l’envahir, et pourtant ne peut s’empêcher de « se cramponner au Docteur Mortimer », son persécuteur.
Cette passivité, cet abandon à ceux qui la maltraitent ne lui ont-ils pas, en effet, depuis toujours procuré du plaisir ? Rappelons-nous les récits des jeux de son enfance, dans Sombre Printemps, où elle était captive d’une tribu d’Indiens : ses camarades la ligotaient solidement, les cordes marquaient durement ses chairs ; plus tard on la récompensait pour son stoïcisme ; mais peut-être le plaisir précédait-il déjà la récompense ? La Maison des Maladies franchit un pas supplémentaire : cette passivité y apparaît, davantage encore que comme un plaisir, comme un véritable besoin ; « j’ai besoin, écrit-elle, de quelqu’un […] qui me donne des conseils […], qui me dise : à présent, fais ceci. » Car tout peut dès lors se passer comme si elle était dispensée d’agir : « Ne pas agir […] la meilleure des situations. » Ce qui permet alors de s’absenter de son corps, de tirer de cet état un étrange bénéfice, de ressentir « un calme semblable à la mort au centre de son corps » (eine Todesruhe in der Mitte des Leibes).
Ainsi pense-t-elle échapper aux ambivalences du plaisir, car elle redoute sa propre attirance pour ces jeux : « Le jeu devient dangereux, et c’est justement ce qu’elle désire […] elle souffre en silence […], perdue dans rêves masochistes. »
Après plus d’une description d’un jeu sadomasochiste, elle fait cet aveu qui se passe de tout commentaire : « Elle aime la peur et l’effroi […] au milieu […] de ces hommes. »
Tandis qu’elle déserte son corps, se fige et s’absente d’elle-même, c’est toute une population d’organes qui met à profit cette perte de vigilance et agit à sa place. La Maison des Maladies fait très précisément de son corps un théâtre, et Unica n’y occupe que la place d’une spectatrice du premier rang. Nous pouvons considérer ce dispositif comme une clef d’accès à l’ensemble de son œuvre dessinée : Unica n’est-elle pas le simple témoin passif de scènes qui surgissent à la surface de la feuille ? La « magie » de ses visions ne réside-t-elle pas justement dans le fait qu’elle se contente de « révéler » un monde, invisible mais déjà présent ? Il en va de même, serait-on tenté de dire, de ses anagrammes : ce genre d’écriture poétique n’invente pas, mais se borne à sonder l’abîme de la langue, à en dégager les virtualités, à faire apparaître, sous la « surface » d’un vocable, sa face cachée. Mais donnons la parole à Unica elle-même : Joie inépuisable pour elle : la recherche d’une autre phrase cachée dans la phrase. C’est ainsi que nous voyons, dans La Maison des Maladies, les organes devenir des personnages et en même temps des habitacles ; ils sont chair mais aussi chambres, vestibules et cours intérieures, contenus et contenants. D’une chambre malodorante s’est, par exemple, échappé un liquide : il s’agit du lait, qui se confond aussitôt avec le lieu de l’accouchement. Certaines de ces chambres sont frappées d’interdit, reproduisant ainsi la répartition mal/bien si chère à Unica – l’une de ces chambres porte, opportunément, le nom de « Barbe Bleue ». On ne sera aucunement surpris que ces organes soient capables d’agresser, de blesser, y compris « mortellement ». Ainsi, les yeux de ce Docteur Mortimer peuvent « émettre une piqûre » : ce n’est là que l’expression suraiguë d’une suspicion constante chez Unica ; car tout regard, même celui d’un homme aimé, recelait pour l’adolescente héroïne de Sombre Printemps, une sourde menace. C’est un monde « sans pitié » (erbarmungslos), n’ayant rien d’un « lieu de guérison » (kein Haus der Genesung), qui se montre à nous dans cette Maison. Autre manière de dire qu’y règne une implacable nécessité, soumise toutefois à une bipolarité tout aussi rigoureuse.
Et c’est donc à ce perpétuel échange entre le positif et le négatif, qui est « la vie de l’imagination débridée » (die bewegte Phantasie), auquel assiste Unica, en spectatrice impuissante ; « un fleuve continu de pensées et d’images fond sur moi », écrit-elle ; cependant ce n’est pas elle-même qui voit, elle se décrit au contraire observée par des yeux extérieurs à elle ; elle est, au sens propre du terme, « médusée » (elle se disait, enfant, sujette à une « absolue fascination »).
Qu’est-ce dès lors, pour nous autres qui pénétrons dans l’œuvre d’Unica Zürn, que « contempler » ses productions ? C’est devenir les témoins de cet étrange processus où tout ce qui ne devrait être que représentation, système de signes de toute nature – lettres, chiffres, notes de musique sur une partition, voire, à l’occasion, banal message radiophonique -, participe d’une vie multiple, entre en mouvement. Les systèmes symboliques s’enchevêtrent, pénètrent en elle, s’y chargent d’une signification qui s’inscrit dans sa chair : « ces mêmes sonorités […] deviennent langage dans son corps. » Non sans lucidité, Unica reconnaît que s’opère en elle une sorte de « magie noire ». Les langages qui s’insinuent en elle sont dotés d’une autonomie, d’une consistance et d’une vitalité telles qu’elle les perçoit comme des êtres vivants ; lorsqu’elle explore le sens caché d’une phrase pour composer un poème, celle-ci, dit-elle, « ondule en moi comme un serpent. » (On ne peut manquer de rapprocher de cette sensation l’hypothèse, émise par Hans Bellmer, d’une identité de structure entre corps et langage).
Être le terrain de rencontre de cette vie innombrable peut, par instants, lui paraître exaltant ; c’est « l’agréable sentiment de se trouver au centre », c’est-à-dire d’être médium, de n’être à son tour plus rien, sinon un corps saturé de signes. Cette exaltation a pourtant un prix. Le théâtre dont la mise en scène lui échappe, ce pur espace qui est, à l’origine, celui de la feuille, peut se vider de la foule qu’Unica a convoquée, et n’y laisser subsister que des présages funestes, tels que ces ailes d’oiseaux sans corps (« Flugel […] Vemichtendes »), créatures venues pour l’anéantir ; ou, plus loin, un « œil […] diabolique », ou encore cet autre œil unique, le monocle du Docteur Mortimer (possible réapparition d’un souvenir d’enfance), « mort la plus répugnante parmi toutes les personnalités de mort ». Ce sont encore les « tentacules » de la pieuvre qu’elle ne parvient pas à oublier, après sa lecture de Vingt-mille lieues sous les mers, tentacules que l’on revoit sur le crâne du « bel étranger » et qui ressemblent fort aux cornes de bouc figurant sur un autre dessin. Une fois déserté, cet espace exerce pleinement son attraction ; tout comme le roi des aulnes dans la poésie de Goethe, il peut se faire tentateur et Unica ne parvient pas à échapper à sa force de séduction, qu’elle ressent pourtant comme « mortellement dangereuse ». Il n’est plus ce simple miroir de projection, surface rassurante de la feuille aux limites bien circonscrites.
Discrètement, mais distinctement. La Maison des Maladies esquisse la menace d’une attirance pour le vide : « Je pensais à cette large fenêtre […] je sentais comme la direction me cherchait, moi, à travers la fenêtre ouverte […] vers la gauche, là, derrière. »
Ce vide, combien de fois y a-t-elle été confrontée au cours de son existence ! Elle en a fait l’expérience exaltante et terrifiante, tout enfant, lorsque son père la lançait au-dessus de lui, pour ne la rattraper que « juste avant la chute » (unmittelbar vor dem Absturz). Ou aussi lorsqu’elle rivalisait avec ses compagnons de jeu : « pour expérimenter l’absence de poids des corps, ils sautent, follement audacieux, de la plus haute muraille. » Mais ce vide, c’est, quelque temps plus tard, l’effrayant couloir qu’il faut traverser chaque soir sans avoir reçu la moindre marque d’affection parentale. Pour le combler, il y aura l’expérience amoureuse, toujours synonyme de plénitude, mais si éphémère hélas ! Cette expérience sera à chaque fois effacée par le retour au quotidien et à son ennui qu’elle qualifie de « béant » (gähnende Alltäglichkeit). Et lorsque la mère et le frère de l’adolescente se liguent pour la punir de l’audace qu’elle a eue d’aller rendre visite au bel étranger, lorsqu’ils brisent son rêve, il n’y a pas de geste plus naturel pour la jeune fille que de se préparer à la mort, d’escalader la fenêtre et de répondre à l’appel que, dans La Maison des Maladies, cet espace lui avait lancé.
Effrayante, sidérante confusion, chez Unica Zürn, entre les inventions et les créatures de son imagination et la réalité ! À peine quelques mois séparent cette dernière évocation du vide, dont la précision et le soin du détail nous glacent le sang, de ce tragique passage à l’acte commis un jour d’octobre 1970. La vision d’une poupée brisée, entrevue dans un lointain passé par Hans Bellmer (qui lui a, au début de l’année, signifié sa décision de séparation définitive) et surgie à plusieurs reprises sous la plume d’Unica, s’impose cette fois à nous comme l’accomplissement d’un destin inscrit dans son existence dès l’origine.
Ce destin était-il inéluctable ? Pouvait-elle y échapper ? À en juger par son parcours créateur, la question mérite d’être posée : ses derniers écrits, à caractère plus nettement autobiographique comme Vacances à Maison-Blanche ou Sombre Printemps, se distinguent par la fluidité et la continuité d’un récit, comme si Unica était parvenue à établir un lien de nature différente, une cohérence entre les événements de sa vie. L’écriture à la troisième personne, ici ? Elle constitue à notre sens une simple distanciation, un procédé d’écriture compensé par l’usage délibéré, selon nous, du présent, qui rythme d’émotion contenue la violence de la description – tandis que ce présent avait pu, dans des textes antérieurs, témoigner d’une incapacité à dresser une chronologie, à établir une hiérarchie entre les événements.
Ce tournant créateur n’a donc pas suffi à renverser le poids d’un vécu particulièrement lour d. Sa blessure initiale, elle n’a pu la transformer en miracle ; le voisinage, dans la langue allemande, entre « Wunde » (blessure) et « Wunder » (miracle) est pourtant si étroit ! Une simple consonne, et tout serait différent. Mais comment surmonter la double violence d’une intrusion parentale précoce, suivie d’un abandon aussi manifeste par ces mêmes parents ? Comment ne pas vouloir chercher, sa vie durant, à « donner » de soi le meilleur afin de surmonter une culpabilité – dans l’acte créateur comme dans la relation amoureuse – tout en s’estimant indigne d’attention ? Unica a vécu l’amour comme un sacrifice, et c’est dans la terrible logique de sa trajectoire de vie que s’inscrit la fin qu’elle s’est choisie.
Paris, janvier 2011
© Mélusine mars 2011