Tracts surréalistes, Tome II, 1940-1945
1940-1945
[PRIERE D'INSERER POUR “...HURLE À LA VIE”, DE LEO MALET]
Ce poème, à la publication duquel, en ce début de 1940, des raisons impérieusement précises ont présidé, offre le spectacle, en apparence désordonné, de la main fiévreuse du poète, de la main lucide, de la main fine, de la main tremblante, errant, indécise, de la détente du mauser à la corde du pendu.
Tirée, celle-ci sonne au loin dans les profondeurs du miroir, et le bruit des feuilles mortes foulées annonce que quelqu'un vient de la maison isolée.
Dans tous les sens, du dehors et du dedans, s'ouvre le pesant vantail de bois, de fer et de chair.
Alors, ni le feu du ciel ni le sang de la terre, dans leur précipité gigantesque, ne peuvent effacer cette image qui “hurle à la vie” : les yeux jetés au loin, perdus et retrouvés, une femme, les seins tendus sous la soie, passe ses mains fraîches dans ses cheveux lourds.
Février 1940.
[RÉPONSE À L'ENQUÊTE : “ QUE LISENT LES SOLDATS ? ”]
I. Machinalement mon choix s'est porté d'abord sur les deux livres qui m'ont été du plus grand secours durant l'autre guerre : Pascal et Rimbaud. Je ne pouvais faire moins que d'emporter Lautréamont, qui, depuis vingt ans, a été de tous mes voyages. J'y ai joint, dans l'espoir de moments pleinement disponibles - pour pouvoir m'appliquer à les conquérir - la récente traduction de la Phénoménologie (1) de Hegel (c'est de la pensée de Hegel et de ceux qu'il a formés que je persiste à attendre la clé de la situation actuelle). Puis les deux ouvrages qui consacrent pour moi jusqu'à ce jour l'expression la plus évoluée en vers ou en prose : Je sublime (2), de Benjamin Péret et Au Château d'Argol (3), de Julien Gracq.
Au hasard ou non des rencontres, j'ai lu avec passion le petit livre de Pierre Quercy : Les Hallucinations (4), qui couronne son magnifique ouvrage en deux tomes sur le même sujet. Ce sujet n'a pas cessé, en effet, de m'apparaître comme crucial, tant du point de vue psychologique que poétique. Alors que j'ai été fort déçu par l'interprétation sans force, tout extérieure et profane, que Gaston Bachelard nous propose de Lautréamont (5), je me suis senti attiré par la personnalité d'Emmanuel Aegerter qui vient de publier Les Hérésies au Moyen Age (6) et dont, à en juger par la liste de ses oeuvres, la curiosité rayonne sur un plan qui l'apparente étroitement avec la mienne. Depuis quelques jours enfin, je suis tout à la découverte et à l'évaluation comparée des textes à mes yeux les plus sensationnels de toutes les langues, que Pierre Mabille présente avec l'autorité voulue dans son Miroir du Merveilleux (7).
II. Dans l'aviation (élémentaire), à ce que j'ai pu voir et renseignements pris, ne passent guère de main en main que L'Art de piloter et des Vies, plus ou moins exaltantes, de Mermoz ou de Coste. Je dois témoigner pourtant que les jeunes soldats des différentes armes - mais P... est une ville universitaire - se pressent le soir dans les librairies où, Manuel du Gradé à part, les ouvrages de philosophie contemporaine, à tort ou à raison, sont sans doute les plus demandés, avec ceux des auteurs grecs ou latins.
III. Il y a longtemps que j'ai renoncé - les temps eussent-ils été plus propices - à cette sorte de prosélytisme. Le dépaysement intellectuel n'en a pas moins cessé pour moi de l'instant où, presque à mon arrivée dans cette ville, me sont parvenues, articulées comme il convient, deux ou trois phrases hautement émancipantes d'Ubu Roi. (Un signe des temps, ne l'oubliez pas, - on en a d'ailleurs déjà fait état dans la presse - que cette soudaine entrée de Jarry en pleine faveur, que cette actualisation totale de Jarry, au moins dans une certaine sphère.) Les citateurs étaient ici de très jeunes gens des deux sexes qui se destinent à l'enseignement supérieur des lettres. J'ai été amené par la suite à les connaître et j'ai pu m'assurer, au cours de nos fréquents entretiens, que leur lucidité n'est en rien altérée par les événements. J'ai tout lieu de penser que d'autres, comme eux, restent capables de débattre, hors du tumulte et de l'obscurantisme, de tout ce qui fait le prix de la “ vraie vie ” au moins relative, je veux dire de la vie avant cette guerre et au-delà.
P.-S. - Je ne puis satisfaire à votre désir de publier ma photo en militaire. Elle me fait défaut et vous m'excuserez, j'en suis sûr, si je n'ai pas la coquetterie de la faire tirer tout exprès pour me montrer sous cet aspect séduisant mais épisodique.
[Le Figaro littéraire, 9 mars 1940 ; L'Invention collective n° 2, avril 1940.]
(1) Editions Montaigne.
(2) Editions surréalistes.
(3) José Corti.
(4) Alcan.
(5) José Corti.
(6) Librairie Ernest Leroux.
(7) Sagittaire.
ÉTAT DE PRÉSENCE
Que le temps s'avance sur un cheval noir, sur un cheval blanc, ou pire encore sur un cheval grisaille, la poésie n'en demeure pas moins l'art “ d'exprimer l'inexprimable ”, et, plus encore que comme un art, elle nous apparaît surtout comme un besoin de rechercher dans les fonds apparemment les plus inviolables de la forêt des mots, non seulement les plus difficiles à dire, mais encore ceux qui se montrent à la fois les plus imperméables et les plus hostiles à la perméabilité des consciences imbéciles.
Si l'on vient à nous dire que notre époque a bien d'autres soucis en tête que celui de faire de la poésie, nous répondrons : “Nous aussi !” ; et nous serons encore heureux qu'on daigne enfin nous en justifier, ne serait-ce qu'en nous adressant un tel reproche.
Qu'on ne vienne pas non plus nous dire que notre action est superflue, car alors nous répondrons : le superflu suppose le nécessaire, et c'est justement l'harmonie de cette contradiction qui nous fait le plus défaut, celle que nous avons le plus intérêt à rénover, ou tout au moins à la rénovation de laquelle nous avons le devoir le plus strict de collaborer, même dans la très faible part qui nous est accessible.
Ce n'est pas parce que les imbéciles ne nous comprennent pas que nous ne devons pas comprendre les imbéciles.
Nous nous refuserons toujours à fuir la poésie pour la réalité, mais nous nous refuserons toujours aussi à fuir la réalité pour la poésie.
Et c'est pourquoi nous sommes aujourd'hui amenés à répondre à la grande question de Baudelaire :
“ Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste... ”
— Nous savons qu'on ne peut jamais fuir que dans l'espace, et nous ne sommes pas encore assez vieux pour pouvoir décemment jouer à “ sauve-mouton ”.
Nous restons.
Et c'est-à-dire par là que nous ne renonçons ni à avancer dans le temps, ni à l'avancer.
[La Main à Plume, août 1941 ; Géographie nocturne, septembre 1941.]
New-York Salutes Me
"Surrealism: pure physic automatism, by which means it is proposed to transcribe the real functioning of thought: dictates of thought in the absence of all control exercised by reason, beyond all control aesthetic or moral." ANDRE BRETON
There are existing already in the world a number of incommensurable "living madmen" who profess to revive "the same perogatives for dream and delirium, the same fetichist credit, as usually accorded reality," who extend at each moment the "most demoralizing discredit to the rational-logical-practical world," who exchange the substance and the shadow of objects, the substance and the shadow of love, who affront aesthetes and highbrows with the perverse mechanism of erotic imagination, and who emerge at sundown to watch, with infinite cannibal nostalgia, the distant and sparkling sewing machine [...]ut in blocks of ruby: such are the surrealists.
* * *
The surrealists are involuntary mediums for an unknown world. As a surrealist painter myself, I never have the slightest idea what my picture means (*), I merely transcribe my thoughts, and try to make concrete the most exasperating and fugitive visions, fantasies, whatever is mysterious, incomprehensible, personal and rare, that may pass through my head. Pictorial means only serve to approximate as closely as possible an ideal of "colored snapshot" which painting must become in order to present in the most extra-artistic manner all the "unbelievable and imminent deliriums of obsessive exactitude which constitute the desired land, the treasure island" of unexplored and marvellous "delirious phenomema of unconscious and irrational thought." A new world remains to be discovered, a world of "irrational knowledge of the universe."
* * *
Towards the end of those clear autumn afternoons at Port Lligat it has been my custom to balance two broiled lamb chops on Gala's shoulders, and observing the movement of tiny shadows produced by the accident of the meat on the flesh of the women I love, while the sun was setting, I was finally able to attain images sufficiently lucid and "appetizing" for exhibition in New York. I have never been to America, but by this simple process I have learned already what great lies are all the photographs, descriptions, films, and other miserable stories which are repeatedly and monotonously retailed to me from over there. No inexactitude is more flagrant than that of the mythical and standard skyseraper. After all, where is this agitation? this electricity? this music? To me New York is only a great silent plain of yellow alabaster, where fearsome dry grasshoppers, a few straw watches, and some raisins carried by the wind have just caught on the sticky surface of one year old children entirely covered with a thick coat of white enamel. What immense solitude! It is true (but it only accentuates so much horizantal melancholy) that in the exact center of the plain, rising to a colosal height, are two well known anguished silhouettes, antique etatues, representing the celebrated and tragie couple of Millet's Angelus. The figure of the man is myself: I am represented as blind, with a golden mouth splashed with excrement, very beautiful feminine breasts, a whip in my hand, and crowned with roses: the female figure is made flesh by Sacher Masoch, her eyes look into mine with infinite sadness, she is dressed in furs and wears an immense lamb chop on her head. At sunset these two silhouettes acquire an irresistible and hallucinating melancholy. The cumulus clouds that rise from the horizon towards the end of the day invariably adopt the vague but radiant and golden outlines of Napoleon at the head of his cavalcade. At night — the furs of Sacher Masoch become phosphorescent and one sometimes hears from a distance, tired and monstrous, the agonized bellow of the antediluvian monsters of the exhibition of Chicago. New York: why, why did you erect my statue long ago, long before I was born, higher than another, more desperate than another?
DALI
(*) NOTE: This does not preclude the possibility of innate coherence, latent, and consequently subject to "a posteriori" interpretations by such scientifie methods of investigations as prychoanalysis, etc.
1941
[Ce tract ne figure pas dans l'ouvrage de José Pierre]
VOS GUEULES !
La jeune poésie embrigade un caissier de cinéma, un professeur de malgache et un commissaire de police. Yves Bonnat. Toute la vie, n° 74, 15 janvier 1943.
J'ai horreur de tous les métiers, maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue : je n'aurai jamais ma main ; après, la domesticité mène trop loin ; l'honnêteté de la mendicité me navre, les criminels dégoûtent comme des châtrés, mais moi je suis intact et ça m'est égal.
Arthur Rimbaud. Une saison en Enfer.
Patrice de la Tour du Pin tient à rester dans l'ombre, la vie recluse en poésie n'exclut pas son bon garçonnisme et les longues courses à cheval où l'accompagne sa meute. Ibi d.
La caserne est en rut : l'adjudant Yves Bonnat, ancienne sous-maxé de la Léone du Croissant, fait l'appel. Le lieutenant comte Patrice de la Tour du Pin vient en tête, accompagné, on nous le dit, de sa meute. Ils accourent, les chiens à écritoire, pressés en ces temps de tourisme de justifier des trente heures réglementaires d'arrachage d'oignons, de trafic de bagues et de rondelles.
LEUR SECOND METIER
P. Dumaine est ingénieur dans une société gazière, Ganzo, ancien danseur à Bruxelles, Yanette Delétang Tardif, critique de cirque, Luc Estang, chef de la page littéraire du journal La Croix, Jean Lescure, caissier de cinéma, Jean Paulhan professeur de malgache, Rousselot est commissaire de police. Ibid.
Des gaz de Philippe Dumaine au Pégase cheval de cirque montant Madame Delétang Tardif, de Roger l'âne au mégalomane Robert Ganzo, vénézuélien, 40 ans (sic) et à Luc Estang, souteneur de La Croix et de la bannière de Cocteau bien entendu, c'est une gentille ménagerie et si ces Paillasses font les carpettes, autant d'étangs que l'on voudra ne font qu'une mare assez délétère, mais qui dans le genre méditerranéen n'a certes rien à envier à l'apéritif et aux aventures de Monsieur Lanza del Vasto, non pas le Grand mais le Large (nuance) nous dit le Larousse italien-français.
Yanette Delétang Tardif dont le Pégase est un cheval de cirque, discute poésie mais aussi ravitaillement.
Leur second métier ! Car ils en sont à s'excuser de l'exercice d'une poésie qu'ils ont pourtant mise au bordel.
Et si un certain Monsieur Jean Lescure (ou lèche-cure) qui vit aux crochets de sa mère, richissime propriétaire de cinéma, s'intitule humblement “caissier”, cet honnête effacement n'est rien en regard de la suprême synthèse : le poète-flic, Rousselot le rouquin, spécialiste de constats d'adultère, voyeur de claquedents de sous-préfecture.
Ils l'ont bien gagné le cocotier, la crotte au cul, le croqueselles et le Crocteau !
Lanza del Vasto, la plus curieuse personnalité de cette nouvelle génération d'inspirés, porte sur son visage la trace de ses aventures méditerranéennes. Lorsque devant un apéritif méditerranéen lui aussi, on reçoit l'honneur de sa soudaine confiance, il sort de ses poches des galets aux couleurs rares et les caressant amoureusement, vous en délivre le mystère.
Et nos poètes travailleurs salonnent à qui mieux mieux dans les “châteaux moyenâgeux”, y caressent amoureusement des cailloux ronds sortis de leur braguette, se vautrent sur les moleskines des cafés chics ou dans les boudoirs des grandes coquettes. Serviteurs des forces d'oppression ou victimes indolentes, les voici tout contents de leur métier factice ou de leur réel asservissement. Air connu : On se fait poète poète et puis ça y est. Mais les hommes qui ne sont pas fiers de travailler serrent les poings devant cette comédie et dans la poésie agie de chaque jour, vomissent la poésie minaudière des dimanches.
Monsieur de Lescoët reconnut le droit d'être inspiré à cent poètes, il publia un ouvrage intitulé “ Les cents poètes poètes ”.
Ne faites plus Lannes pour avoir du son, fût-ce, auteur de “ La Peine Capitale”, celui du panier, comme les crachats.
On vous demande de vous cacher, on vous demande de taire un peu vos sales petites gueules. Et de méditer entre deux réceptions chez le phoque Fargue, ces phrases de Rimbaud pour qui vous “enqueutez” périodiquement dans vos revues :
Jamais je ne travaillerai...
Cela dégoûte de travailler...
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feu ! ...
Ces perles d'une haute culture sont extraites de l'huître Bonnat. Les huîtres perlières sont, comme chacun sait, incomestibles et deviennent même fort nocives au contact prolongé des bourriches.
Un instant, Messieurs-dames, l'anus Dei Paul Claudel et le pote aux macs Jean Cocteau ne patronneront plus longtemps vos partouzes du tour de la pine ; c'est dans le cinéma de Monsieur Lescure que demain nous acclamerons “ L'Age d'or ”, tandis que l'usine à gaz de Philippe Dumaine, aux mains de ceux pour qui Rousselot est aujourd'hui tout autre chose qu'un poète, distillera pour vous tous, le jour durant, la mort parfumée des poux.
[Fin février - début mars 1943.]
[LETTRE À JEAN FOLLAIN]
Monsieur,
Sans nous faire d'illusion sur votre importance, — et c'est à cela que vous devez d'avoir été épargné jusqu'à maintenant —, nous tenons à prendre bonne note de votre connivence avec l'ignoble et minuscule Noël B. de la Mort.
La seule chose qui vous reste à faire pour réintégrer votre ombre est d'envoyer immédiatement à l'hebdomadaire L'Ordure, surnommé L'Appel, une lettre manifestant votre désapprobation.
Veuillez, éventuellement, nous adresser copie de cette lettre.
Nous tenons pour inadmissible qu'un homme, si insignifiant soit-il, se serve de cette insignifiance même pour commettre impunément des actes de déprédation intellectuelle.
Le 13 mars 1943.
[LETTRE À LÉON-PAUL FARGUE]
Cher phoque,
Un de nos amis a trouvé dans les water-closets du Café de la Légion d'Honneur un récent numéro de l'hebdomadaire L'Ordure, surnommé L'Appel. Un article signé de votre nom s'y étalait.
Considérant comme un outrage aux bonnes moeurs la figuration en caractère gras de votre nom sur un organe qu'on se garde d'ordinaire d'exhiber ou de tenir à la main en public, nous nous associons douloureusement à l'indignation que vous a causée, nous en sommes sûrs, la supercherie assez basse par laquelle on abrite sous votre signature un papier où la médiocrité ne le partage qu'à l'incompétence, trahissant ainsi l'apocryphe à chaque ligne.
Aussi sommes-nous disposés à donner pour notre part la plus large publicité au désaveu que vous vous disposez à adresser aux microscopiques faussaires de L'Ordure.
Sincères condoléances.
André Stil, Gérard de Sède, Charles Bocquet, Paul Chancel, Noël Arnaud , J.-V. Manuel, Marc Patin, Jacques Bureau, J.- F. Chabrun , Léo Malet, Laurence Iché, Robert Rius, Christian Dotremont.
NOM DE DIEU !
LAUTRÉAMONT
M. Bataille avait disparu. Que faisait-il ? Bien peu de gens ont dû se poser cette question : il y a belle lurette que M. Bataille a son cercueil (1). C'est André Breton qui le lui a donné. Mais il faut aujourd'hui répondre. M. Bataille faisait des enfants. Et des enfants spirituels. Il est le Breton (2) d'une marmaille qui vient de prononcer ses premiers mots. Ces mots, les voici : Dieu, Poésie, Esprit, Religion, Mystique (3). Les mots suivants seront sans doute : Pape, Eglise, Christ, Première Communion, Carême... On dirait que cette marmaille apprend à lire dans le Catéchisme. C'est bien possible.
Mais c'est toute la famille qui vient de nous donner des messages. Aux vagissements se sont joints les radotages. Nous avouons qu'il est difficile de distinguer ceux-ci de ceux-là. Ne distinguons pas.
Les premiers cris de la famille Messages, qui n'était pas encore au complet, ne nous avaient pas fait tourner la tête. Ils se confondaient avec les piaillements des “jeunes revues françaises” dont Poésie 43 peut être cité en exemple. Aujourd'hui nous tournons la tête. Non pas que la famille Messages ait poussé un cri plus haut, ou qu'elle ait vagi quelque chose d'intéressant, mais parce que les intentions de Monsieur le Curé, du chanoine Bataille et de ses brebis - galeuses - viennent d'être mises à jour. Et que ces intentions sont les nôtres autant que M. Jean Follain est un poète.
Messages veut remplacer le Surréalisme. Voilà. Bien entendu, tout en-retenant-du-Surréalisme-ce-qu'il-a-de-valable, et patati et patata... Ce projet n'est pas quelque chose de bien grave, nous en tombons d'accor d. Autant vouloir remplacer l'amour : le Surréalisme - qui a changé, change et changera - est dorénavant lié à l'aventure humaine, à l'entreprise humaine. D'ailleurs à voir Messages, le Surréalisme ne nous semble remplaçable que par des vieilles lunes, la vieille lune idéaliste par exemple.
Mais il y a confusion. Il n'y a pas de confusion pour nous : nos signatures ci-bas en font foi. Il y a confusion pour des esprits qui avaient besoin (c'est un passé) de Breton et de ce qu'était le Surréalisme avant guerre, pour ne pas quitter le Surréalisme. Du moins voulons-nous donner cette explication à la collaboration de Marcel Lecomte et de Raoul Ubac à la Messe à tous les âges. (Ne parlons pas d'Eluard : en tant que Surréalistes, nous n'attendons plus rien de lui.) Mais tout porte à croire qu'en réalité Messages comble les voeux de toujours d'Ubac et de Lecomte.
Car la pire des confusions sur lesquelles Messages repose est celle-ci : Messages ne doit rien aux circonstances, Messages aurait été Messages en tout temps, Messages sera Messages après la guerre ; Messages est Messages aujourd'hui avec Paul Claudel, Messages sera Messages demain avec, nous le savons, François Mauriac, Georges Duhamel, etc. Il faut principalement dénoncer cet abus des circonstances, cet abus tactique. Messages compte sur les circonstances pour prendre pied, telle est la seule tactique à laquelle il se livre. Le reste provient de l'esprit de son clergé, et non d'une stratégie qui, tout en étant peu dangereuse, serait condamnable. (L'activité de La Main à Plume suffit à renverser l'argument d'Ubac selon lequel “ l'esprit volontairement éclectique dont témoigne Messages est le seul souhaitable actuellement ”).
Que les voisins du Surréalisme, et quelques Surréalistes aussi, que tous nos amis en soient avertis : Messages incarne ce contre quoi nous luttons, Messages prend place pour nous dans les derniers régiments qui opposent encore quelque résistance à l'avance du désir.
(1) MM. Bataille et Caillois prêchaient naguère la réalisation de l'homme total dans la boue des tranchées par la mort des camarades d'armes. MM. Bataille et Caillois ont-ils su profiter des derniers événements pour réaliser leur humanité totale ? S'ils sont morts, prions-les de fermer leurs gueules. (2) “ Peut-être M. Bataille est-il de force à grouper ceux des anciens Surréalistes qui ont voulu avoir leurs coudées libres pour se commettre un peu partout... Je m'amuse d'ailleurs à penser qu'on ne peut sortir du Surréalisme sans tomber sur M. Bataille, tant il est vrai que le dégoût de la rigueur ne sait se traduire que par une soumission nouvelle à la rigueur. ” André Breton. (3) “ Je pense que le facteur religieux, l'état religieux tient une grande place dans les rapports qui lient l'homme au monde. Ce fait existe, il est inhérent à la nature de l'homme, partie intégrante de sa nature d'homme comme la raison, l'inconscient, etc. ” Raoul Ubac : “ Nous nous retrouverons toujours en chiens, en anges ou en dieux. ”
[Le Surréalisme encore et toujours, août 1943.]
[LETTRE À PAUL ELUARD]
(1)Vieille canaille,
Nous mettions jusqu'à maintenant sur le compte de votre gâtisme les nombreuses saloperies dont vous vous êtes rendu coupable ces temps derniers. Nous nous trompions : vous n'êtes pas qu'un vieillard imbécile ; vous êtes une inqualifiable crapule.
Nous avions pu croire que votre collaboration à La N.R.F. de Drieu avait été une erreur. Votre participation en page 5 (Les Spectacles !!!) de L'Echo des Etudiants, journal récemment autorisé à paraître en zone occupée et qui publie en page 9 de judicieux conseils destinés à faciliter les départs en Allemagne, nous prouve suffisamment aujourd'hui que ce besoin de collaborer avec les gens de La Gerbe et de Je Suis Partout correspond chez vous à une tendance essentielle. Vous trouverez donc naturel que nous vous assimilions dès maintenant à ceux avec qui vous avez cru opportun de vous manifester et d'affirmer ainsi votre solidarité. Vous dépendez désormais de la juridiction dont ils relèvent.
Marc Patin, Noël Arnaud , J.-F. Chabrun.
(1) Ce texte est quelquefois désigné par l'appellation Vieille Canaille (N.D.E.)
[LETTRE À ANDRÉ BRETON]
Cher Breton,
Nous avons appris qu'une lettre de vous avait, par l'intermédiaire d'un de vos amis suisses, atteint Paul Eluard. Ce signe de vie que nous attendions tous avec une impatience mêlée d'angoisse depuis bientôt trois ans, semble pourtant, d'après ce qui nous en a été rapporté, pouvoir risquer de porter à faux en raison du manque d'informations que votre éloignement rend malheureusement très plausible. C'est pourquoi nous nous sommes décidés à lancer un peu au hasard cette lettre où nous essaierons de vous retracer aussi succinctement et aussi précisément que possible, la situation générale à laquelle nous avons dû faire face, situation extrêmement complexe, vous vous en doutez, puisque nous étions à la fois habitants d'un pays occupé et militants décidés à maintenir ouverte - en dépit des événements - la voie de la pensée surréaliste.
Nous savons, nous n'avons jamais cessé de répéter que vous représentiez vous-même, et, malgré votre absence, plus que tout autre, cette pensée. C'est-à-dire que tout en comprenant les raisons de votre absence, nous ne l'avons pas moins regrettée. Car, dans l'immense désordre de la défaite, il ne vous a même pas été donné de connaître personnellement la plupart de ceux qui, quelques mois plus tard, devaient accepter l'honneur et les risques de continuer une oeuvre qui jusque-là semblait s'être cristallisée sous sa forme la plus pure autour de votre nom et de ceux de vos amis qui vous étaient restés fidèles jusque sur les quais de Marseille. Risque double, puisque d'une part cette activité, pour être honnêtement menée à bien, devait s'exercer sans concession aucune à l'égard de ceux qui vous acculèrent à l'exil et que, d'autre part, séparés de vous par les murs mêmes de la prison où nous sommes enfermés plus encore que par les milliers de kilomètres d'un océan armé, nous courrions aussi le risque d'être un jour désavoués par l'homme même autour de la pensée duquel nous entendions monter une garde vigilante.
Au début de 1941, nous nous sommes retrouvés quelques-uns qui, en général trop jeunes pour avoir pu participer au Mouvement surréaliste avant 1939, n'étions cependant pas encore assez vieux pour nous résigner à nous en détacher par fatigue intellectuelle, par opportunisme ou par crainte de déplaire à des vainqueurs qui nous apportaient, avec l'abrutissement organisé, la haine de l'art “ dégénéré ” ou de toute activité intellectuelle susceptible de provoquer, dans les domaines les plus divers, la moindre réaction autre qu'une réaction de stricte obéissance et de résignation à la bêtise et à la force.
Vous savez quelle décourageante atmosphère régnait alors dans l'ancienne zone libre. Les armes à peine rengainées, ou abandonnées, on sortait des goupillons d'autres fourreaux. Et l'on peut dire qu'en 1940, 41, 42, malgré quantité de faux bruits, la situation était à Paris sinon meilleure du moins beaucoup plus claire et que nous nous y sentions avec juste raison plus près du mal dont la guerre nous avait chargés et mieux placés pour le combattre au vif qu'à travers ce pansement malpropre, stupidement revanchard et servile à la fois, qu'était la soi-disant (sic) zone libre. A Paris, cependant, le silence était complet. Du groupe ancien restaient à peine quelques individus disséminés et inactifs : d'autres revenaient parfois de captivité ou encore de zone libre, rapportant des échos de plus en plus alarmants sur le caractère mystico-crétinisant des activités intellectuelles qui se manifestent là-bas, par le canal de revues de sous-préfectures où les ratés d'avant-guerre prenaient une revanche que seule la défaite pouvait leur offrir.
En Belgique et à Paris, nous étions une poignée décidés à ne pas laisser aux gens qui, depuis 1924, ne cessent de répéter que le Surréalisme est mort même le mince plaisir d'avoir, dans les années 40, enfin raison. Mais pour agir, pour prouver notre existence, il fallait pouvoir assurer une publication plus ou moins suivie. Notre première tentative collective, en mai 41, fut anonyme. Le qualificatif de “ surréaliste ” fut pour cette publication évité afin de ne pas donner barre à une provocation que tout pouvait nous faire craindre alors. En fait, quoique nos publications ne relevassent d'aucune censure (il faut tenir compte de l'extraordinaire confusion qui double paradoxalement ici un système de répression par ailleurs terrible) les rares critiques qui osèrent, tant en Belgique qu'en France, en parler avec sympathie n'hésitèrent pas cependant à nous taxer d'orthodoxie surréaliste et à nous reprocher cette attitude tout en s'étonnant (nous citons ici presque textuellement Rolland de Renéville) que les seuls jeunes écrivains qui fassent à l'heure actuelle preuve de valeur et de talent s'en tiennent à des formules aussi surannées et se refusent à faire “ du neuf ”. Ce à quoi l'un de nous devait répondre plus tard : “ C'est être révolutionnaire que de savoir conserver ce qui doit être conservé et de renouveler ce qui doit être renouvelé. La devise : “ du nouveau ! du nouveau ! ” est une devise dada, une devise réactionnaire. ”
Les conditions dans lesquelles il nous était donné de vivre et d'agir n'étaient pas de nature à nous permettre une activité tapageuse et à plus forte raison scandaleuse. C'est pourquoi nous nous décidâmes à rester sur un plan en quelque sorte encyclopédique, nous refusant tout d'abord à toute polémique d'actualité pour mieux pouvoir maintenir publiquement le courant de la pensée surréaliste sur le terrain poétique, indépendamment des autres activités plus directement efficaces menées par ceux d'entre nous qui avaient la possibilité de s'y livrer. Cette seconde condition n'étant pas la moins importante puisque, par un accord tacite, nous n'avons jamais accepté - nous n'avons d'ailleurs jamais eu à accepter parmi nous - de gens qui ne satisfassent ou ne se tiennent prêts à satisfaire aux exigences et aux nécessités de cet ordre d'activité qui prime bien entendu pour nous l'activité simplement poétique.
Il est cependant d'une grande importance, croyons-nous, que de l'aveu même des critiques les plus mal intentionnés à notre égard, les seuls jeunes poètes ou théoriciens de la poésie dignes d'être remarqués, quoique surréalistes, aient été des gens qui évitaient au début de prononcer même le nom de Surréalisme, et ne s'en réclamèrent officiellement qu'à partir de septembre 41 environ. Car, après à peine quelques mois d'existence, notre groupe se trouvait non seulement être désigné comme le seul groupe surréaliste fonctionnant en Europe, mais encore le seul capable de parler au nom du Surréalisme bien qu'aucun parmi ses initiateurs n'ait été, au moins publiquement, mêlé à la vie du groupe surréaliste d'avant la défaite. De simples entraîneurs d'une idée provisoirement réduite à l'oisiveté, nous dûmes alors élargir notre action à la mesure du rôle qu'on attendait de nous.
C'est ainsi que s'est posée pour nous la question du regroupement des différents éléments qui paraissaient pouvoir s'intégrer à une nouvelle activité surréaliste. Après une série d'hésitations, de discussions et d'atermoiements sur lesquels il convient de passer, nous avons finalement décidé, en décembre 41, de faire table rase des anciennes querelles et de demander à des hommes comme Eluard, Hugnet, Maurice Henry, etc., de se joindre à nous. Il pouvait être, en effet, utile de faire prendre ouvertement position en faveur du Surréalisme à des gens qui parfois s'en réclamaient encore. La situation était d'ailleurs tellement changée que, pour certains, les motifs de leur ancienne séparation d'avec le Groupe surréaliste nous apparaissaient à vrai dire comme extrêmement futiles, et, en tout cas, comme complètement surannés. Nous n'étions pas assez nombreux et assez forts pour nous permettre une division publiquement injustifiable. Nous étions d'ailleurs, tout compte fait, repartis à zéro et il convenait pour supporter l'héritage de la pensée surréaliste d'annuler certaines de ses hypothèques. Si vraiment des divergences fondamentales existaient - ce que beaucoup de nous pensaient alors déjà - entre P.E. par exemple et nous, il était en toute loyauté nécessaire d'en juger à l'usage et non a priori. Et comme il nous est impossible de faire ici un exposé complet, nous nous bornerons à citer en exemple le cas de P.E. qui est d'ailleurs, à tout prendre, l'un des plus caractéristiques. L'intégration de P.E. à notre Groupe était devenue politiquement nécessaire en raison de l'encensement systématique auquel il donnait lieu dans toute la presse littéraire française, voire même européenne. P.E. était devenu le Grand Poète des Temps Modernes, et on lui pardonnait volontiers son origine surréaliste en prouvant par A + B qu'il n'avait jamais écrit de poèmes qui, malgré tout, ne ressortissaient de la plus pure tradition française, etc. Ce qui est malheureusement vrai au moins pour la plus grande partie de son oeuvre de ces dernières années. Sa participation aux publications d'un Groupe surréaliste en 1942 était donc de nature à confondre et à démasquer à notre avantage l'hypocrisie de pareilles critiques. Mais hélas ! la regrettable faiblesse de caractère de P.E. ne devait pas lui permettre de saisir enfin l'occasion de prendre une attitude nette et catégorique à l'égard de ceux qui, quotidiennement, le défiguraient sous leurs hommages. Il continuait de collaborer à des revues de zone libre ou de zone occupée dont les prophètes officiels étaient de quelconques Péguy ou de quelconques Gobineau (1). Pour les revues de zone non occupée, il invoquait le prétexte qu'elles laissaient de temps à autre glisser quelques allusions revanchardes (si bien tournées que la censure de Vichy elle-même ne pouvait les y discerner) et prétendait que sa participation en était de ce fait suffisamment justifiée. La vanité de l'homme de lettres eut pour tout dire raison de la rigueur de l'homme de proie que nous aurions tant aimé trouver encore en lui.
L'alliance tactique avec certains crétiniseurs contre d'autres, qui peut en effet se justifier sur le plan politique, reste pour nous une sordide monstruosité sur le plan intellectuel, même lorsque ceux-ci prétendent avoir le même ennemi que nous. Nous ne verrions aucun inconvénient à signer par exemple un tract comme celui de l'affaire Aragon en commun avec Mauriac, alors que nous considérons toujours comme rigoureusement inadmissible de collaborer à une revue qui ne serait même pas une tribune libre et qui (c'est le cas de Poésie 43, Fontaine, Confluences et autres revues auxquelles P.E. a collaboré en zone libre) se ferait en outre l'organe propagandiste du retour à la forme, au mysticisme, au classicisme, à la mesure, à la raison et autres balivernes dont nous savons trop quelles dangereuses aspirations crétinisantes elles supposent. Sur le terrain personnel, l'attitude de P.E. n'était pas moins équivoque d'ailleurs, puisque - alors même qu'il se réclamait d'une attitude tellement “militante” qu'il en vint plus tard à nous accuser de trahison parce que nous nous refusions à nous mêler à cette bouillie de littérateurs véreux mais revanchards dans laquelle il est maintenant complètement vautré - il n'en continuait pas moins à fréquenter assidûment des gens comme Desnos ou Cocteau qui prêtent quotidiennement leur plume et leur nom aux journaux allemands de Paris, tout en prenant la précaution de garder des opinions personnelles qui soient en contradiction avec la nature et l'origine des pourboires dont ils vivent, opinions dont un jour quelques amis sûrs, P.E. par exemple, pourront au besoin témoigner.
Un incident au cours duquel P.E. en vint à dénoncer, publiquement et devant des personnes inconnues de lui, un de nos amis, sur un ton qui frisait la provocation et qui, consciemment ou non, équivalait à une basse dénonciation policière, nous décida à rompre définitivement avec cet être en qui l'incohérence morale le dispute à la fanfaronnade et la couardise à l'inconséquence. Nous l'abandonnons sans remords à une gloire sans honneur. Qu'il continue d'écrire des poèmes bien faits et bien sentis à la mémoire de ceux qui donnent chaque jour leur vie pour la conquête de la liberté. Qu'il continue de trembler comme un premier communiant quand par hasard il les publie à plus de 54 exemplaires. Qu'il ne risque que sa plume si sa peau ne vaut vraiment plus rien. Qu'il vende ses tableaux. Qu'il joue plus ou moins son rôle de petit héros de salon littéraire. Qu'il nous foute la paix. Qu'il continue. Cela nous est maintenant complètement égal. Mais ce que nous voudrions qu'il sache pourtant, c'est que ceux-là même pour qui il écrit ses vers les plus émouvants entre deux partouzes, un doigt de madère et la radio de Londres, que tous ceux qui risquent leur peau pour une autre raison que de laisser Monsieur P. Eluard en relier ses plaquettes, tous, d'instinct, sans même le connaître, en pleine confiance, sans effort et comme naturellement, lui crachent à la gueule.
Obligés de maintenir intacte cette rigueur interne sans quoi nous eussions été condamnés à nous dissoudre dans les pires compromissions, cette attitude devait en outre entraîner nécessairement des répercussions sensibles sur le plan de notre activité publique.
Très vite, il nous apparut que le combat des poétaillons de zone libre, confits en dévotion, enveloppés de leur Saint-Suaire et leur drapeau tricolore, ce combat décidément n'était pas le nôtre. Un vent d'abêtissement soufflait, et souffle encore, sur cette parcelle de France qui avait échappé à l'écrasement total. A Paris, plongée dans la nuit gluante de l'oppression, la poésie se taisait, l'esprit, devant la raison du plus fort, se terrait. En zone libre, au contraire, les poètes parlaient, chantaient, criaient, mais c'étaient des paroles de prédicateurs, des chants d'église et les cris de la masturbation mystique. Jamais, depuis peut-être cent cinquante ans, la pensée poétique n'avait été aussi basse, aussi courbée. Trois cents pages de propagande religieuse, dix vers patriotiques très vaguement anti-allemands, tel était le plus souvent le contenu idéologique de ces revues de circonstances. Et l'on voulait, et P.E. aurait voulu nous convaincre, qu'il fallait admettre sans rechigner les trois cents pages crétinisantes, parce qu'il y avait les dix petits vers tricolores d'un quelconque Monsieur Aragon. Peut-être cet argument au début aurait-il pu nous paraître valable, mais nous prîmes bientôt conscience, la guerre durant, de la tâche qui était et reste la nôtre : il nous appartient de maintenir intact et vivant le Surréalisme dans son intégralité, non seulement parce qu'il s'oppose essentiellement à toute tentative d'abrutissement organisé, et qu'à ce titre une action surréaliste actuellement menée est au moins aussi efficace que les déroulades de Messieurs Aragon, Eluard et Cie, mais encore parce qu'il serait souverainement sot d'abandonner à eux-mêmes ou, ce qui est pire, aux sinistres agneaux mystiques, les jeunes qui auront 20 ans dans cette guerre et qui, sans nous, ne trouveraient pour assouvir leur curiosité intellectuelle que les psaumes de la Tour du Pin, les rondeaux d'Aragon et toutes les bondieuseries de la Poésie française 1943. Une autre raison nous a poussés à refuser de nous plonger dans le bénitier national : c'est qu'il est devenu évident que la tendance de la Poésie protégée 1943 aidait en fait, par son esprit de soumission aux mystères, de résignation et de pénitence, ceux-là même qu'elle prétendait parfois combattre. Soutenir la propagande chrétienne, participer à son activité de corruption des esprits, c'était se renier, s'anéantir, trahir. Qu'un prêtre ou qu'un écrivain chrétien, dans un sermon ou dans un article, consacre quelques lignes à répéter en termes voilés ou à double sens les formules de certaines encycliques papales, cela n'empêche point que le prêtre, au même titre que ceux qu'il dénonce pour des raisons qui ne sont pas les nôtres, entend maintenir l'homme sous le joug. Bêler avec les moutons n'a jamais été le rôle des Surréalistes. Nous ne sommes pas de ceux qui, prenant une position qui n'est pas la leur, se disent victorieux. Il nous fallait concilier les nécessités de l'action et notre rigueur ; nos mots d'ordre ont été : Union dans l'action, et pour des buts précis, avec toutes les forces dressées contre ceux qui ne cherchent pas à opprimer que la pensée ; intransigeance idéologique, constance morale absolues dans le domaine intellectuel et dans la lutte proprement poétique.
C'était condamner, avec Eluard, tous ceux qui, sans participer à aucune activité militante, se livraient aux pires compromissions et mettaient leur poésie autant au service de la bêtise qu'au service de ceux qui demain sauront profiter d'un état d'abrutissement qu'ils auront contribué à maintenir pour neutraliser à leur profit l'inévitable sursaut révolutionnaire qui suivra cette guerre. Patriote revanchard, abandonnant déjà aux chiens réactionnaires le prolétariat allemand, sujet à des réactions de concierge antiboche et d'épicier cocardier, jetant une poésie déjà fort compromise dans le ronron des romances ou la facile nostalgie bêtifiante (2), digne émule de son ami Aragon, auquel il dédie des poèmes et qu'il donne maintenant en exemple, P.E. apparaît comme l'un des plus grands responsables de la farouche stupidité nationaliste et christique qui s'est abattue sur la France depuis la défaite et qui risque, si nous n'y prenons garde, de lancer dans la voie de la pire réaction le sursaut populaire auquel nous travaillons tous.
Notre seule tâche est et demeure en effet d'empêcher que périssent dans le tourbillon de la boue présente les rares valeurs dont nous pouvons attendre qu'elles orientent le jour venu les orages inévitables vers la destruction de tout ce qui s'oppose à la liberté de l'homme. Car nous persévérons à croire, avec une ferveur chaque jour affermie par nos malheurs, que la libération de l'esprit est inséparable de la libération sociale et qu'à ce titre l'activité surréaliste est encore et toujours seule capable de nous offrir les garanties d'efficacité et de rigueur intellectuelles les plus indispensables.
Il est un temps pour fourbir les armes, et un autre pour s'en servir. Nous n'entendons pas nous présenter le jour du combat avec des armes rouillées ou, pis encore, avec des armes émoussées. C'est pourquoi nous avons décidé de continuer l'action, ne serait-ce qu'en profitant de cette période de “ calme ” pour nous livrer en quelque sorte à un véritable entraînement poétique destiné à maintenir notre discipline et notre contact avec la réalité. En fait, nous avons fait plus ou, ce qui est mieux, nous avons été contraints de faire plus et de nous constituer en véritables “ francs-tireurs ” du Surréalisme en Europe (cette expression n'est pas, croyez-le, qu'un simple terme de comparaison, mais vous comprendrez que nous ne puissions insister ici davantage).
En fait, et d'ailleurs pour nous résumer, il est d'ores et déjà historiquement posé que si nous n'avions pas été quelques jeunes hommes (l'âge des principaux animateurs variait de 18 à 30 ans) à continuer l'activité surréaliste malgré tout et contre tous les courants, les faussaires d'état-civil, qui font depuis des années courir “ pour ces motifs inavouables ” le bruit que le Surréalisme est mort, auraient pu enfin se targuer du titre envié de croque-morts, sans que le cadavre, par son attitude de refus à tout ensevelissement, n'offre le seul démenti qui convient à leur égard.
Quand les événements prendront une telle tournure qu'ils entraîneront votre retour et celui de vos amis, nous oublierons sans doute le sens de travaux qui, menés chacun de notre côté, nous apparaîtront peut-être plus comme un défi nécessaire aux contraintes de l'oppression, ou de l'exil, que comme l'oeuvre proprement révolutionnaire, au sens constructif du terme, qu'il nous incombera alors de mener à bien. Car nous ne doutons pas que nos efforts enfin conjugués ne jettent le Surréalisme dans une voie nouvelle et - les circonstances étant changées - triomphante.
Pour ce qui est de nous en tout cas, nous avons conscience d'avoir sauvé le Surréalisme de l'histoire. Nous avons gardé la parole. Le jour où nous pourrons rejoindre vos efforts, notre tâche actuelle sera terminée. Nous sommes prêts à disparaître. Après nous, la victoire.
(1) Collaboration à La N.R.F., reparue à Paris sous la direction matérielle et morale de Drieu la Rochelle et consorts.
(2) :
Aucun secret tout m'échappe
Je vois ce qui disparaît
Je comprends que je n'ai rien
Et je m'imagine à peine
Entre les murs une absence
Puis l'exil dans les ténèbres
Les yeux purs la tête inerte
(Paul Eluard, Poème, 1943.)
CARTES À JOUER DU QUATRE VINGT ET UN
I.
Si vous aimez
vous aimerez
II.
Si vous n'êtes pas
Vous serez
III.
Déboutonnez votre
aussi souvent que votre
[1943.]
FAIT DIVERS
Aujourd'hui 6 octobre 1943, à 9 h. 30, devant le numéro 9 du boulevard Montparnasse, Monsieur Georges Hugnet, expulsé du Groupe surréaliste en 1939 pour malhonnêteté intellectuelle, actuellement boutiquier, qui s'était répandu quelques jours auparavant en diffamations injurieuses (sic) à l'égard du Groupe surréaliste et particulièrement sur le compte de Noël Arnaud, s'est vu infliger par ce dernier, à titre de premier avertissement et devant trois témoins dont les noms seront au besoin révélés par la suite, une correction physique. Les témoins tiennent à préciser que Monsieur Hugnet, après avoir reçu une paire de gifles de Noël Arnaud, avait toute latitude pour se défendre et qu'il a tenté de nier ses injures pour éviter de se battre (1).
AVIS AUX INSULTEURS DU SURREALISME
LA MAIN A PLUME tient à faire connaître qu'elle considèrera désormais comme physiquement responsables tous ceux qui pourraient se répandre à son égard ou à l'égard d'un membre du Groupe en propos calomnieux ou de nature à défigurer publiquement le sens et la portée de son activité. L'incident ci-dessus relaté doit être tenu pour l'exemple des sanctions auxquelles ils s'exposeront dorénavant. LA MAIN A PLUME.
(1) Nous apprenons au moment d'envoyer cette circulaire que M. Hugnet prétend avoir été attaqué par derrière. La gifle qu'il a reçue en pleine face et son oeil tuméfié témoignent du contraire. Seule la lâcheté intellectuelle de M. Hugnet peut tenter de justifier sa lâcheté physique.
TRAJECTOIRE DE LA LIBERTE
C'est le sort du Surréalisme de voir se rétrécir, chaque jour, le champ de sa liberté, que celle-ci ait été d'abord limitée par le développement même du Surréalisme, par la rigueur de sa pensée, par le passage de l'anarchie littéraire à un système dialectique que désignait de plus en plus clairement son objet, puis dépassée par les événements qui ont démasqué dans les idéologies en cours le caractère spécieux de ce qui ne prend pas racine dans les aspirations des grandes collectivités humaines.
Il n'y a plus de place, aussi bien dans le domaine de la spéculation que dans celui de la pratique, pour les constructeurs de plates-formes dorées sur lesquelles on peut s'adonner à une activité d'autant plus frénétique qu'elle est privée de toute connexion sociale. Nous laissons à d'autres le soin de verser quelques pleurs amers sur une existence morte. Partant des conditions présentes de la lutte, nous nous assignons la tâche de participer à la construction du nouvel univers.
Acceptant avec enthousiasme les forces qui se présentent dès aujourd'hui comme les lignes vectrices de l'avenir, il nous paraît tout naturel de composer avec celles-ci, de faire sa part à un certain réalisme qu'il nous appartiendra de qualifier. La Révolution surréaliste, pour continuer à vivre, doit s'alimenter au foyer de la Révolution du monde.
Ces déclarations préliminaires ne constituent en rien un abandon de nos objectifs propres. A travers la confusion où se débattent les esprits, elle fixe la ligne générale qu'il nous faut suivre pour garder à la conscience toute sa perspicacité et à l'action toute son efficacité.
Notre activité n'a été jusqu'à présent qu'un travail de clarification et de regroupement. Une expérience récente nous a fortifiés dans la conviction que tous les jugements portés par le Surréalisme sur certains de ses anciens membres étaient irrévocables. Cette activité ne s'est pas toujours présentée comme le résultat d'une ligne de conduite spécifiquement surréaliste. Celle-ci sous-entend un certain mépris pour l'encre d'imprimerie, une pression constante sur la réalité par la façon de vivre, par les jeux, par l'amour, par l'insolite. La condition humaine en 1943 n'a peut-être pas permis une telle continuité, et si nous ne portons pas le deuil de la liberté idéaliste et chimérique, c'est que nous sommes plus résolus que jamais à défendre, dans les limites des nécessités historiques, notre droit à assimiler les données concrètes de l'existence.
Par la publication des Informations surréalistes, nous nous proposons de vous renseigner et de vous faire participer à notre activité. Cette activité doit être diverse et s'exercer dans tous les domaines, elle sera à la fois la résultante de nos préoccupations collectives et la somme de nos observations individuelles. Vous qui êtes obsédés, vous dont l'imagination voit facilement un cheval galoper sur une tomate, faites le monde à votre image, projetez vos ombres, projetez vos fantasmes, la liberté a besoin de vous.
[Informations surréalistes, mai 1944.]
[AUX CAMARADES SURREALISTES DE BELGIQUE...]
René Char.
Aux camarades surréalistes de Belgique, avec notre suprême contingent d'espoir, - notre salut, notre amitié :
Noël Arnaud, le fou du coeur,
Clovis Trouille, le pape des fontaines, l'enchanteur forain a cueilli l'aubépine,
Raymond Daussy, le sel envahit les yeux du forgeron, la mer s'incruste dans le buis,
Atlan, la craie bleue du soleil sur les cuisses ouvertes,
Louis Dumouchel, il y a peut-être encore lièvre sous roche,
Francis Bott, j'écoute marcher la forêt noire,
André Kundorf, “ au bord de la nuit, l'eau abandonne les coeurs ”,
Raymonde D., mon beau ciel orange, je suis morte, les peupliers sont dans mes yeux,
Yves Battistini, les bergers endormis, la neige partisane des clairières, ta voix d'olivier sauvage, ô mon ami René,
Édouard Jaguer, la nuit est radieusement diurne, le passeur s'est noyé. Regarde, l'horizon brûle son ortie,
Jacques Kober, la chrysalide des sommeils étend son lit de feuilles.