Tracts surréalistes, Tome I, 1939
1939
PAS DE PATRIE !
Les immondes campagnes menées tant sur le mot d'ordre « France réveille-toi » que « La France aux Français » commencent à porter leurs fruits empoisonnés. Les décrets de mai de M. Sarraut, certains dispositifs annexes des décrets-lois de novembre font entrer en vigueur, aux dépens des étrangers résidant en France et spécialement des émigrés politiques, une procédure scélérate qui s'inspire de celle des pays fascistes. Les mesures de refoulement déjà prises et les préparatifs d'internement auxquels nous assistons marquent l'accentuation d'une politique de panique et de coup de force tendant à l'établissement en France d'un régime « autoritaire » et bientôt totalitaire... Ils témoignent de la contagion rapide à laquelle sont en proie les pays « démocratiques » entraînés dès maintenant, au mépris des considérations humaines les plus élémentaires, à renier le principe du droit d'asile, longtemps considéré par eux comme SACRE. La F.I.A.R.I. tient pour son premier devoir de flétrir ce nouvel avilissement de la « conscience » bourgeoise, à dénoncer les menées xénophobes comme un des principaux périls de l'heure. De même que nous faisons toute confiance à la classe ouvrière pour exiger l'abrogation des décrets-lois braqués contre elle seule, nous appuyons de toutes nos forces les protestations et les appels à la résistance lancés par les organisations révolutionnaires de la S.I.A., du P.S.O.P. et du P.O.I. contre les expulsions en masse et la création de camps de concentration dès le temps de paix.
Dans la sphère plus spéciale de notre activité, nous n'avons garde d'oublier que si Paris a réussi à se maintenir longtemps à l'avant-garde artistique, cela tient essentiellement à l'accueil hospitalier qu'y ont trouvé les artistes venus de tous les pays ; que si ont pris naissance dans cette ville quelques-uns des grands courants spirituels dont l'univers a tenu compte, c'est qu'elle a constitué un laboratoire d'idées vraiment international. L'art n'a pas plus de patrie que les travailleurs. Préconiser aujourd'hui le retour à un art « français » comme le font non seulement les fascistes mais encore les staliniens, c'est s'opposer au maintien de cette liaison étroite nécessaire à l'art, c'est travailler à la division et à l'incompréhension des peuples, c'est faire oeuvre préméditée de régression historique. Nos camarades artistes étrangers sont aujourd'hui menacés au même degré que nos camarades ouvriers étrangers. Les uns comme les autres sont à même de reconnaître dès maintenant ceux qui les soutiennent, ceux qui les frappent, ceux qui les livrent. Quelle que soit l'actuelle dépression des forces, entretenue par les trahisons successives, il ne sera pas dit qu'ils se seront placés en vain sous la sauvegarde de la classe ouvrière.
Nous dénonçons en les décrets-lois visant les étrangers - indésirables pour la bourgeoisie réactionnaire - une tentative d'avilir dans ce pays la personne humaine en créant UNE PREMIERE catégorie d'hommes sans droit ni dignité légale, voués à des persécutions perpétuelles du seul fait qu'ayant résisté à l'oppression ou fui des dictatures inhumaines, ils n'ont plus de « patrie » légale.
[Clé n° 1, 1er janvier 1939.]
PERSÉCUTIONS « DÉMOCRATIQUES »
L'un des premiers et plus honteux effets de la vague de xénophobie qui s'abat aujourd'hui sur ce pays doit être relevé dans l'attitude du gouvernement français à l'égard des blessés, malades et anciens combattants de l'Espagne républicaine. Ces hommes refoulés d'une terre qu'ils avaient unie à la cause de leur propre libération sont condamnés à mort dans leur pays d'origine (Allemands, Italiens, etc...). Les gouvernants français qui sont parvenus au pouvoir en se vantant devant leurs électeurs de défendre les grandes idées de liberté, de démocratie, d'honneur, trouvent expédient de les faire expulser. Ce geste de complicité hypocrite et sournoise avec le fascisme international est une violation monstreuse du comportement humain le plus élémentaire. On transforme des homme valeureux en épaves traquées n'ayant plus ni papiers, ni possibilités de travail, en les privant d'existence légale. On met, nous y insistons, certains d'entre eux dans l'impossibilité de recevoir les soins urgents que leur état peut nécessiter.
Non moins abjects sont ceux qui par lâcheté ou haine de classe se font indicateurs et livrent à la répression des victimes désignées et sans défense.
[Clé n° 1, 1er janvier 1939]
N'IMITEZ PAS HITLER !
La destruction des œuvres d'art était, jusqu'ici, le privilège infâme du fascisme. Les mêmes réactionnaires qui se sont fait la main dans ce pays, il y a quelques années, en détruisant des tableaux surréalistes au Studio 28, applaudissent aux persécutions déclenchées par Hitler contre les peintres modernes. Leurs œuvres sont en même temps mises à l'index par la sacrée congrégation du même nom. Il n'y a rien là qui puisse surprendre qui que ce soit. Tout artiste véritable sait qu'il a en Hitler, Mussolini et leurs imitateurs de tous les pays, un ennemi acharné, car toute recherche indépendante, dans la mesure où elle vise à accroître les connaissances humaines, tend à s'opposer à la régression sociale et culturelle pour laquelle militent le fascisme et son alliée, la religion. Un exemple frappant en a été donné en Espagne. Pendant que Franco, domestique de Hitler et de Mussolini, fusillait Garcia Lorca, le gouvernement républicain nommait Picasso directeur du Prado. En outre, à Madrid, Barcelone et Valence les œuvres d'art ont été protégées, efficacement semble-t-il, contre les obus et les bombes cependant que la foule révoltée détruisait les églises et fusillait les prêtres, démontrant par là qu'elle avait senti le caractère répressif et opprimant de la religion ; en même temps on sauvait les œuvres d'art gardées dans les couvents et les églises qu'on allait incendier.
Nous avons été d'autant plus surpris d'apprendre, par notre ami Diego Rivera, que le gouvernement mexicain avait ordonné la destruction de deux peintures de O'Gorman que jusqu'ici tout tendait à nous faire croire que le gouvernement du général Cárdenas luttait contre les puissances impérialistes qui oppriment son pays et que cette lutte impliquait une orientation progressiste sur le plan culturel. La raison invoquée pour cette destruction est pour le moins étrange. Le sous-secrétaire d'Etat aux travaux publics, Modesto Rolland, qui a fait effacer les fresques de O'Gorman à l'aéroport central de Mexico, justifie ainsi son geste :
« Etant donné que vous vous êtes permis de représenter des figures avec des inscriptions immorales à tous les points de vue et de peindre des personnages ressemblant à des chefs d'Etat qu'il n'y a aucune raison d'insulter comme vous l'avez fait, nous vous répétons par écrit que si vous n'êtes pas disposé à effacer tout ce que vos peintures ont d'inconvenant, nous le ferons à votre place ».
Les lecteurs de Clé verront, par le détail d'une des fresques incriminées et que nous reproduisons ici, que les inscriptions visées n'ont rien d'immoral mais sont simplement révolutionnaires. Il s'agit en effet d'une phrase du Manifeste communiste et les visages d'hommes d'Etat dont parle le sous-secrétaire sont ceux de Hitler et de Mussolini.
Cette double constatation nous oblige à nous joindre à la centaine d'intellectuels - parmi les plus représentatifs du Mexique actuel - qui, avec Diego Rivera, demandent :
— Croyez-vous, M. le sous-secrétaire d'Etat, qu'au Mexique l'art doit être sous la tutelle de ces chefs d'Etat que vous chérissez tant ?
Et d'autre part :
— Croyez-vous qu'il n'y ait aucune raison d'insulter celui qui a fait brûler les livres de Schiller, Heine, Marx et Engels... le persécuteur du génie de la physique moderne, Einstein, le persécuteur des grands artistes Klee, Kandinsky et Grosz ? ...
Et quand ils dénoncent le sous-secrétaire d'Etat, Modesto Rolland, comme un ennemi des travailleurs qui vient de se révéler par cet acte, nous ne pouvons que les approuver et soutenir de toutes nos forces leur protestation.
« Toute licence en art », est-il dit dans le manifeste constitutif de la F.I.A.R.I. Il s'ensuit que toute brimade contre les artistes nous conduit à nous dresser contre ses auteurs qui deviennent en même temps des ennemis de la culture et de la révolution prolétarienne destinée à libérer l'homme de toutes ses chaînes.
[Clé n° 2, février 1939.]
Halte !
On nous signale qu'une activité hostile à notre organisation, activité apparue du fait que certains surréalistes ont refusé de signer notre charte organique, est susceptible de se manifester sous forme d'un rassemblement qui, quelle que soit sa qualification, serait, apolitique ou stalinisante, l'adversaire de nos buts révolutionnaires. Représentant des tendances politiques diverses, nous profitons de cette occasion pour mettre en garde nos camarades et l'opinion contre toute tentative qui, d'où qu'elle vienne, tendrait à dissocier nos efforts. Nous sommes d'ailleurs convaincus que des attaques de cet ordre ne sauraient en aucune manière compromettre les fins que nous assigne le manifeste du 25 juillet 1938.
Paris, le 2 janvier 1939.
[Clé n° 2, février 1939.]
LE NATIONALISME DANS L'ART
En Allemagne, en Italie, en U.R.S.S. les pinceaux et les porte-plumes obéissent aux consignes imposées par les chefs politiques, ils servent à la propagande, ils tracent la gloire du maître. A ce régime, l'art est mort instantanément dans ces pays. Jusqu'à présent en France, le gouvernement ne s'est pas préoccupé sérieusement de restreindre la liberté des artistes. Ceux-ci ne connaissent que les entraves inhérentes au capitalisme, pour lequel la pensée et ses manifestations sont des marchandises comme les autres. Entre les frontières du mercantilisme règne encore un certain climat libéral ; il permet que se réunissent à nous les étrangers et les proscrits, tout un peuple d'hommes sensibles qui cherchent et espèrent en l'avenir humain. Paris reste un centre vivant doté d'un pouvoir certain d'attraction. Un tel état de choses constitue pour d'aucuns une anomalie révoltante. Beaux-Arts, le plus important des hebdomadaires spécialisés, journal largement répandu dont le directeur est Georges Wildenstein et le rédacteur en chef Raymond Cogniat, a entrepris depuis plusieurs mois une campagne véhémente contre la liberté. Ces messieurs entendent définir la vraie tradition et diriger l'art de ce pays. Une telle vague de nationalisme confond par sa bêtise. On espérait ne plus avoir à rappeler que l'art, la science, le rêve, l'amour, la santé, la maladie et la mort ne connaissent ni frontières politiques ni barrières ethniques. A Beaux-Arts, Waldemar Georges et d'autres employés plus ténébreux opérant, paraît-il, avec l'assentiment discret de Jean Cassou, ont décidé que, puisqu'il y avait une grippe espagnole, un mal vénitien et un bleu de Prusse, il devait exister un art français. « Pour un art français », d'autant plus grand, ajoute-t-on, qu'il sera fondé non sur l'indépendance mais sur la contrainte : tels sont bien le titre et le sens d'un scandaleux manifeste anonyme, issu des pires remous de septembre dernier. Cet art, ils se sont avisés qu'il était grand temps de l'opposer aux productions étrangères. Depuis près de six mois, une préparation théorique a été tentée ; des articles grandiloquents écrits dans un galimatias propice ont eu l'ambition de donner à cette nouvelle forme du nationalisme des références philosophiques. L'offensive est devenue plus précise à l'occasion de l'exposition des Indépendants. Le seul mot fait bondir ces messieurs et pourtant, que n'aurions-nous à dire de cette prétendue indépendance ? Pour si insuffisante qu'elle nous semble, elle est encore trop grande à leurs yeux. Waldemar tonne contre une société dont la « politique est faite de démagogie » et où la saine « hiérarchie est détruite ». Avec des accents comminatoires, il exige que l'association, « si elle veut se survivre », révise radicalement ses statuts. Il faut défendre la France, sa tradition. « Vive la liberté », certes, mais pas n'importe laquelle, une vraie liberté dirigée, contrôlée, avec camps de concentration et bancs jaunes. Seront exclus ceux qui pensent mal, qui ne sentent pas comme Waldemar. Pour lui, les Indépendants exagèrent ; qu'ils fassent des coupes sombres, qu'ils limitent le nombre des envois et celui des peintres, qu'on rejette ces amateurs, « ces naïfs juste bons pour le concours Lépine », qu'il ne demeure que des peintres respectueux, obéissants, en uniforme. Au lieu de l'anarchie actuelle, que s'installe un bon jury armé de pouvoirs dictatoriaux.
Mais abandonnons là ces considérations de philosophie artistique un peu trop élevée. En mains le numéro de Beaux-Arts du 17 mars 1939, laissons-nous guider à travers les salles de l'exposition par le sous-führer ; suivons le noble rénovateur de la sensibilité française et chrétienne, le distingué souteneur d'une probité intransigeante. La salle VII échauffe l'hitlérien : « la plupart des tableaux qui y sont accrochés peuvent être assimilés à un jeu de massacre ». Quelle tristesse pour notre homme de ne pouvoir encore faire lacérer tout cela par un S.A. de service. Songez ! « Cet Herbin est incurable. Sa toile dessinée au compas se compose d'ornements d'un style géométrique. » Il devrait avoir un compas plus français et moins géométrique ! « Onslow-Ford songe à Miró. » Waldemar en conclut que « devant tant de licence, on pense aux servitudes fécondes du Moyen Age. » Ainsi donc, les camps de concentration ne suffisant pas, on regrette les bûchers de l'Inquisition. La haine réactionnaire et nationaliste provoque des sottises réjouissantes. Voici comment notre Waldemar commente la toile d'Emile Lafaye « Combat devant Madrid » : « Ses Marocains ont d'ailleurs grande allure mais ses miliciens sont traités dans un style photographiqué, prosaïque et vériste. » Ce peintre a sans doute une technique pour chaque camp.
Notre consciencieux critique ne sait plus exactement où il a vu, mais il a certainement vu quelque part, « les tableaux de trois peintres venus de l'Indochine française. » De quoi remuer la tripe tricolore ; il ajoute : « Paris est heureux d'accueillir ces artistes impériaux dont je signale les belles compositions à notre très athénien ministre de l'Intérieur, M. Albert Sarraut » (jamais on ne s'est vautré aussi délicatement) ; « une exposition de leurs ouvrages s'impose ; nous serons heureux de les aider à la réaliser » (pour les tarifs s'adresser directement). Plus loin, un coup de chapeau à « Luce qui se décide enfin à délaisser les sujets populaires » ; Waldemar espère voir là une jeune recrue intéressante pour les affaires distinguées.
A la salle 20, nouvelle crise de furie : « Sommes-nous fous ? Six mois après Munich, l'Uruguayen Sgarbi vient à Paris pour exhiber ses monstres. Le photographe Man Ray étale son impuissance avec désinvolture. Michel Stoffel peint-il avec un balai ivre ? Son voisin immédiat est le nippon Souzouki. Ce fils des Samouraïs se complaît dans la pornographie de la plus basse espèce. » Salle 21, la vertu ne suffisant plus, on passe au mouchardage : « Roubtzoff, qui est depuis quelques années citoyen français, se permet de railler dans un tableau d'une rare impertinence le voyage impérial du président Edouard Daladier. » Avis à la préfecture pour révision du dossier. Le président impérial peut s'absenter, on veillera ici sur sa gloire. Les Français de fraîche date qui ne renchériront pas sur le nationalisme moyen et qui n'exalteront pas la tradition française du moyen âge sont invités à se méfier.
Parvenu à la salle 22, Waldemar ne veut pas laisser passer la défaite des républicains espagnols sans y joindre son tribut personnel d'ignominie : « Dupré célèbre la liberté guidant les soldats espagnols. Son tableau pourrait s'appeler aussi : les illusions perdues. » Voici un jeu de mots dont on peut être fier, auquel mieux vaut s'exposer qu'à une balle. Passons aux bonnes nouvelles : « L'annonciation de Noël Feuerstein est un tableau un peu vide mais conforme à la tradition reprise, il y a quelque temps, par les moines de Beuron. La présence de cette oeuvre édifiante nous console de bien des turpitudes. » Le guide quoique vide se sent édifié, mais il se retient sur la pente des nobles sentiments ; à aller trop loin, on glisserait vite dans un mysticisme humanitaire : « "L'ode à l'amour" de Duval est une profession de foi pacifiste qui serait probablement interdite en Allemagne mais qu'on tolère en France. » Waldemar souhaite que cette tolérance ne se prolonge pas. Une autre fois, ce Duval sera mieux avisé en peignant une ode aux cadavres ; l'attention de Beaux-Arts lui sera assurée. Le critique poursuivant sa ronde découvre enfin un sujet d'émerveillement : « "La jeune femme lisant" de Coignet n'est pas une marionnette ; son visage est un miroir ardent. » C'est qu'en effet nous arrivons à la partie constructive de l'ouvrage ; ayant franchi l'abomination de l'art dégénéré, on peut maintenant cerner d'une manière précise la grande tradition : Salle 28, « un ensemble d'aquarelles de Chervin, tout en subissant l'influence de Segonzac, révèle un talent d'une magnifique franchise. Peut-être l'influence à laquelle nous faisons allusion n'est-elle qu'une pièce d'identité commune à beaucoup de Français d'aujourd'hui. » Toujours pour l'aquarelle, les artistes désirant se maintenir dans la ligne se rendront à la salle 32 pour admirer l'art de Bercier. « Cet art qui exclut les déformations et les valeurs de choc » (sans préjudice, n'est-ce pas, des troupes du même nom) « est avant tout une valeur de peinture et une valeur de sensibilité. » Arrêtons là ces considérations boursières.
Ce morceau si particulier de littérature picturo-nationale ne constitue pas un accident ou une exception remarquable de la part du journal Beaux-Arts ; il illustre la nouvelle théorie de l'art français. Tout cela témoigne d'une mentalité si vile, d'une conscience si bornée qu'on a quelque scrupule à s'y attacher. Il le faut bien toutefois, en raison du caractère objectivement très nocif que présentent de telles manœuvres. A l'avant-garde de la tradition française, on ouvre l'oeil et le bon ; c'est ainsi que dans le numéro du 31 mars 1939, à l'occasion de l'exposition du « Rêve dans l'art et la littérature », on vante tout spécialement les photographies de Man Ray et de Dora Maar qui, naturellement, ne s'y trouvent pas. Bon pied, bon oeil et parlons clair, qui est la devise dont on pourrait se recommander : le texte que nous reproduisons ci-dessous dans sa typographie originale le prouve suffisamment. Il sert de compte rendu à une exposition organisée par l'un de nous ; à propos de ce langage si ferme, nous nous rangerons à l'opinion classique : « Tout commentaire l'affaiblirait ! »
Telle est l'équipe que les lauriers hitlériens empêchent de dormir et qui espère prendre en main l'essor de l'art dans ce pays. Des ingénus penseront que c'est là le fruit d'un goût simiesque pour l'imitation ; ils y verront un accès de masochisme. « Ils se vautrent, seigneur, avant d'y avoir été invités. » Et les ingénus auront tort. Car même la turpitude ne paraît pas spontanée, elle semble devoir cacher quelque intérêt plus sordide. Chacun sait qu'en Allemagne la condamnation prononcée contre l'art indépendant, c'est-à-dire, à travers lui, contre les meilleurs œuvres modernes, n'a pas ruiné tout le monde. Les musées et les collections particulières ont pu être expurgés à bon compte. C'est justement ce que Beaux-Arts constate en annonçant dans son numéro du 31 mars « la vente qui aura lieu à Lucerne de tableaux et de sculptures modernes provenant des musées de Munich, Cologne, Essen, Düsseldorf, etc... On présume que cette vente dans laquelle figureront des œuvres de Derain, Matisse, Van Gogh, Gauguin, Liebermann, Picasso, etc., est la conséquence de théories sur l'art dégénéré. » Conséquence commerciale, des plus appréciables en effet, que nous nous garderons bien de dédaigner !
P.-S. Au moment où nous écrivions ce texte dans lequel il est fait allusion au relatif libéralisme du gouvernement français, une situation nouvelle s'établissait, dont les conséquences peuvent être très graves. Le gouvernement a fait voter par le Sénat le 31 mars 1939 une loi soi-disant (sic) destinée à la sauvegarde de la moralité publique. D'après la version officielle, on désire réprimer certaines entreprises commerciales de pornographie. Hélas, l'article 7 de la loi, dans son troisième alinéa - passage qui a été l'objet d'un débat serré devant l'assemblée - autorise toute association fondée à des fins « morales » et reconnue d'utilité publique à poursuivre correctionnellement l'auteur ou le marchand d'écrits, de peintures, de photographies qu'elle estime dangereuses pour les « bonnes moeurs ». Nous savons ce que sont ces associations, nous connaissons leur esprit réactionnaire, leurs buts confessionnels, la sottise haineuse qui les dresse contre une expression libre. Les procès scandaleux dont ont été victimes Flaubert, Baudelaire, Després et d'autres sont encore présents à notre mémoire. Ils recommenceront demain si l'on n'y prend garde. Le texte législatif nouveau - la façon dont il a été discuté et voté le prouve - constitue une arme dangereuse qui servira, on peut en être sûr. Les associations artistiques se sont tues comme d'habitude. En conséquence, nous demandons à tous les amis d'un art libre de dresser avec nous leur véhémente protestation.
Il faut à tout prix que cette loi ne devienne pas définitive.
[Minotaure n° 12-13, mai 1939.]
de l'Art Révolutionnaire Indépendant (F.I.A.R.I.)
A BAS LES LETTRES DE CACHET ! A BAS LA TERREUR GRISE !
Jamais peut-être le « en quel temps vivons-nous » n'a été plus de mise. Les sujets d'indignation risquent de dépasser la capacité d'indignation humaine. Hier, des centaines d'hommes et de femmes, trahis dans leurs plus modestes espoirs, erraient sur un océan dont tous les ports leur étaient hostiles, et n'ont dû leur salut provisoire qu'à une initiative de la dernière heure. Tandis qu'en Espagne on assassine aveuglément quiconque ne manifeste pas envers Franco l'enthousiasme que celui-ci se croit dû, en France on parque les réfugiés républicains comme des taureaux furieux. Les mêmes hommes sont promis au-delà des Pyrénées à une mort immédiate, indispensable au maintien de l'ordre fasciste ; en deçà des Pyrénées aux souffrances et aux privations qui leur sont infligées dans les camps hospitaliers que l'on sait. Partout la pire violence s'exerce au profit de la pire réaction.
Jusqu'ici, dans ce pays, la liberté individuelle jouissait d'une protection relative. Mais il s'agit pour le gouvernement français de lutter contre les Etats totalitaires avec leurs propres armes. Au nombre desquelles figure en bonne place la suppression de la liberté individuelle.
Trois hommes sont en ce moment en prison sans que la moindre inculpation ait pu être formulée contre eux. On ne saurait leur reprocher autre chose qu'une lutte farouche contre la guerre absurde qui menace, pour l'avènement d'une société qui tarira les sources mêmes de la guerre.
L'étudiant Schmit est déjà en prison depuis plus de trois mois. Stève, de la Fédération des Techniciens, déjà victime de la répression patronale lors de la grève du 30 novembre, est en prison depuis le 12 avril. Le professeur Rigal, diplômé d'études supérieures, licencié de philosophie, est incarcéré depuis le 7 mai. Tous trois ont été arrêtés à leur domicile à Paris et transférés à la prison de Metz. L'instruction, ouverte tardivement contre eux, est absolument secrète. Ces trois hommes sont, sans aucune raison publique, retranchés du monde dans une de ces Bastilles de la destruction desquelles on célèbre cette année, sans ironie et sans trop de pudeur, le 150e anniversaire.
Pourquoi veut-on empêcher l'opinion de savoir publiquement la cause de leur arrestation ? Quel est ce secret que l'on veut faire peser sur l'instruction ? Aurait-on l'audace, à la faveur de l'atmosphère de pré-guerre que nous vivons, de transformer des accusations politiques en inculpations infamantes ?
Prenons garde ! La détention de ces trois camarades n'est qu'un coup d'essai. S'il réussit, c'en est fait des quelques libertés qui subsistent. La bureaucratie policière et démocratique aura beau jeu d'asservir toute pensée libre, de faire régner cette terreur grise dans laquelle commence à se complaire sa tyrannique médiocrité.
Nous invitons tous ceux que n'atteint pas encore l'abjecte contagion chauvine, tous ceux qui osent penser librement, à se joindre à nous pour protester contre les décrets-lois scélérats qui donnent licence à l'Etat-Major de faire peser dès maintenant sa dictature en faisant passer pour de l'« atteinte à la Défense nationale », voire de l'espionnage, l'action d'hommes courageux, de l'honnêteté et de la lucidité desquels nous répondons.
Il y va non pas de leur liberté, mais de la liberté de tous.