MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome I, 1928-1929


1928-1929

LE CINQUANTENAIRE DE L'HYSTÉRIE (1878-1928)

Nous, surréalistes, tenons à célébrer le cinquantenaire de l'hystérie, la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle, et cela au moment même où le démembrement du concept de l'hystérie paraît chose consommée. Nous qui n'aimons rien tant que ces jeunes hystériques, dont le type parfait nous est fourni par l'observation relative à la délicieuse X.L. (Augustine) entrée à la Salpêtrière dans le service du Dr Charcot le 21 octobre 1875, à l'âge de 15 ans 1/2, comment serions-nous touchés par la laborieuse réfutation de troubles organiques, dont le procès ne sera jamais qu'aux yeux des seuls médecins celui de l'hystérie ? Quelle pitié ! M. Babinski, l'homme le plus intelligent qui se soit attaqué à cette question, osait publier en 1913 : « Quand une émotion est sincère, profonde, secoue l'âme humaine, il n'y a plus de place pour l'hystérie ». Et voilà encore ce qu'on nous a donné à apprendre de mieux. Freud, qui doit tant à Charcot, se souvient-il du temps où, au témoignage des survivants, les internes de la Salpêtrière confondaient leur devoir professionnel et leur goût de l'amour, où, à la nuit tombante, les malades les rejoignaient au dehors ou les recevaient dans leur lit ? Ils énuméraient ensuite patiemment, pour les besoins de la cause médicale qui ne se défend pas, les attitudes passionnelles soi-disant (sic) pathologiques qui leur étaient, et nous sont encore humainement si précieuses. Après cinquante ans, l'école de Nancy est-elle morte ? S'il vit toujours, le docteur Luys a-t-il oublié ? Mais où sont les observations de Néri sur le tremblement de terre de Messine ? Où sont les zouaves torpillés par le Raymond Roussel de la science, Clovis Vincent ?

Aux diverses définitions de l'hystérie qui ont été données jusqu'à ce jour, de l'hystérie, divine dans l'Antiquité, infernale au Moyen Age, des Possédées de Loudun aux flagellants de N.-D. des Pleurs (Vive Mme Chantelouve !), définitions mystiques, érotiques ou simplement lyriques, définitions sociales, définitions savantes, il est trop facile d'opposer cette « maladie complexe et protéiforme appelée hystérie qui échappe à toute définition » (Bernheim). Les


LES ATTITUDES PASSIONNELLES EN 1878

spectateurs du très beau film « La Sorcellerie à travers les âges » se rappellent certainement avoir trouvé sur l'écran ou dans la salle des enseignements plus vifs que ceux des livres d'Hippocrate, de Platon où l'utérus bondit comme une petite chèvre, de Galien qui immobilise la chèvre, de Fernel qui la remet en marche au XVIe siècle et la sent sous sa main remonter jusqu'à l'estomac ; ils ont vu grandir, grandir les cornes de la Bête jusqu'à devenir celles du diable. A son tour le diable fait défaut. Les hypothèses positivistes se partagent sa succession. La crise d'hystérie prend forme aux dépens de l'hystérie même, avec son aura superbe, ses quatre périodes dont la troisième nous retient à l'égal des tableaux vivants les plus expressifs et les plus purs, sa résolution toute simple dans la vie normale. L'hystérie classique en 1906 perd ses traits : « L'hystérie est un état pathologique se manifestant par des troubles qu'il est possible de reproduire par suggestion, chez certains sujets, avec une exactitude parfaite et qui sont susceptibles de disparaître sous l'influence de la persuasion (contresuggestion) seule » (Babinski).

2 Photos d'attitudes passionnelles datées de 1878

Nous ne voyons dans cette définition qu'un moment du devenir de l'hystérie. Le mouvement dialectique qui l'a fait naître suit son cours. Dix ans plus tard, sous le déguisement déplorable du pithiatisme, l'hystérie tend à reprendre ses droits. Le médecin s'étonne. Il veut nier ce qui ne lui appartient pas.

Nous proposons donc, en 1928, une définition nouvelle de l'hystérie :

L'hystérie est un état mental plus ou moins irréductible se caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d'une séduction réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou contre-suggestion) médicale. L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.

Aragon, Breton

[La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928.]


AVIS

Nous protestons encore une fois contre certaines manoeuvres dont l'origine remonte aux premières manifestations surréalistes en Belgique. L'exposition des oeuvres anciennes de Giorgio de Chirico à la galerie « Le Centaure » à Bruxelles se présente, et nous ne pouvons pas croire que ce soit l'effet du hasard, sous un jour tel que toutes les confusions sont possibles. Cette exposition ne peut en 1928 se justifier que par le déni qu'elle inflige à un peintre qui s'est arrogé le droit de trahir une pensée qui depuis longtemps a cessé d'être la sienne, au profit de ceux-là mêmes qui n'en ont jamais pénétré le mystère. Et il faut voir l'accueil qu'à force de bassesse il rencontre aujourd'hui. Il nous suffira donc d'établir, en manière d'avertissement, et pour qu'il ne soit plus nécessaire de nous en expliquer encore, que ces tentatives misérables qui ne tendent qu'à faire glisser nos actes du plan où nous les maintenons, à celui des combinaisons commerciales ou à celui des considérations sur les destinées de la peinture, nous trouveront résolus à l'opposition la plus violente, qui n'a plus désormais à se justifier.

Louis Aragon, André Breton, Camille Goemans, Paul Nougé.
Mars 1928.

Le Théâtre Alfred Jarry et les Surréalistes

Le jeudi 7 juin 1928 les surréalistes invoquant des raisons dont certaines étaient défendables, d'autres non, mais qui toutes, comparées à l'importance spirituelle du Théâtre Alfred Jarry n'avaient qu'une valeur anecdotique, interdisaient au Théâtre Alfred Jarry de donner la seconde représentation du Songe de Strindberg, qui devait avoir lieu le samedi 9 juin en matinée au Théâtre de l'Avenue. Quelles que fussent les raisons invoquées, les surréalistes n'avaient aucun droit de formuler une telle interdiction. Le Théâtre Alfred Jarry, créé à côté d'eux et malgré eux, n'avait aucun ordre à recevoir d'eux, malgré les affinités spirituelles qui pouvaient exister entre eux et lui. Antonin Artaud et moi-même décidâmes donc de passer outre à cette interdiction. Ayant examiné successivement les divers moyens de résistance qui s'offrent à deux individus isolés contre trente perturbateurs, et ayant constaté qu'il n'en était pas d'efficace, nous écrivimes à André Breton un pneumatique, le 8 juin au soir, pour l'avertir que nous ne céderions pas à ses menaces et que pour l'empêcher de pénétrer dans la salle, nous emploierions, quoi qu'il dût nous en coûter, tous les moyens, « même ceux qui nous répugnaient le plus ». Cette périphrase se retrouva dans un tract que nous distribuâmes le samedi 9 juin à l'entrée du spectacle et qui était ainsi rédigé :

Après les incidents qui se sont produits samedi dernier au cours de la représentation du Songe, mis par de nouvelles menaces dans la nécessité de défendre à tout prix la liberté de son action, le théâtre Alfred Jarry, n'acceptant nulle contrainte, se déclare décidé à employer tous les moyens, même ceux qui lui répugnent le plus, pour sauvegarder cette liberté. Les perturbateurs possibles en ont été avertis. ANTONIN ARTAUD - ROBERT ARON, 9 juin 1928.

Ainsi la question se trouvait nettement et loyalement posée : nous sentions, aussi cruellement que quiconque, quelle contradiction constitue l'aide même limitée de la police pour un théâtre dont nous voulions faire une entreprise d'esprit révolutionnaire. Mais la volonté destructrice de nos adversaires nous enfermait dans ce dilemme : ou céder aux ordres surréalistes et renoncer à la liberté de notre action, ou, malgré notre répugnance, résister par le seul moyen efficace, la police (1).

Il convient, pour signaler ce qu'a d'inadmissible l'attitude surréaliste, de rappeler que dans sa première année d'existence, le théâtre Alfred Jarry a provoqué, de sa propre initiative, les seules manifestations d'esprit surréaliste courageuses et dangereuses, qui aient eu lieu depuis au moins deux ans. La représentation du Partage de Midi le 14 janvier 1928 sans l'autorisation de l'auteur, suivie d'une annonce d'Antonin Artaud dénonçant la trahison de Paul Claudel — la déclaration publique de révolte faite le 2 juin 1928 par Antonin Artaud au cours de la première représentation du Songe - comportaient des risques pénaux graves, que nulle manifestation surréaliste n'a jamais encourus depuis longtemps. Par là elles cessaient, à vrai dire, d'être des manifestations surréalistes, pour devenir presque des manifestations révolutionnaires — les deux mots ayant depuis longtemps cessé d'être conciliables. Qu'il y ait eu jadis, chez les surréalistes, un certain esprit, ou une certaine sentimentalité révolutionnaire, ne saurait se nier. Et certains passages de leur déclaration du 27 Janvier 1925 (2) annonçaient une action, auprès de laquelle quelques chahuts sans lendemains et sans risques dans des salles de spectacle ou à des banquets littéraires apparaissent comme dérisoires. N'acceptant de courir aucun danger réel, et incapables d'efficacité, manquant donc des deux qualités proprement révolutionnaires, les surréalistes restant, quoi qu'ils en aient, sur le terrain littéraire ou artistique, n'encourent d'autre risque que celui, souhaité comme la consécration de leur activité puérile, d'un bref séjour au commissariat de police. Pour en finir avec cette dictature du néant, dont l'activité dérisoire compromet jusqu'aux idées qu'elle prétend défendre, tous les moyens m'ont semblé provisoirement bons, même ceux qui me répugnent le plus. C'est pourquoi, n'ayant pas d'autre moyen pratique de résister à une autorité creuse, sans me dissimuler la bassesse de l'aide demandée, décidé à ne pas pardonner à André Breton de m'avoir réduit à la plus compromettante équivoque, j'ai eu le courage, plus grand que celui d'envahir à trente une salle de spectacle, d'utiliser la police — quoi qu'il doive m'en coûter, quelque malentendu auquel je m'expose, quelque écœurement de moi-même que je doive en garder.

Ecrit en mon nom propre et n'engageant que moi.

ROBERT ARON le 10 Juin 1928.

Reproduction et allusion interdites aux journaux et revues, Révolution Surréaliste exceptée.


(1) - Il faut noter que la seule aide demandée par nous à la police tendait à interdire aux manifestants l'entrée de la salle. Et toute l'activité policière dans la salle et dans la rue, avait été réclamée par d'autres que nous, à notre insu et antérieurement à notre demande. (2) — « Nous lançons à la Société cet avertissement solennel. Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux pas de son esprit nous ne la raterons pas. — A chacun des tournants de sa pensée la société nous retrouvera. Il n'est pas de moyen d'action que nous ne soyons capables, au besoin, d'employer ». (Déclaration du 27 janvier 1925.)

Juin 1928

[Ce tract ne figure pas dans l'ouvrage de José Pierre]


[A PROPOS DE L'AFFAIRE VALENTIN-SPAAK]

Que certains hommes ne perçoivent pas le caractère scandaleux de quelques locutions - « les pouvoirs publics », « les corps constitués », « l'appareil de la justice » - et que, par surcroît, ils fassent appel à l'autorité des institutions que ces vocables désignent, voilà qui donne la mesure de ces gens-là et les situe dans la hiérarchie qui va du flic au vulgaire mouchard en passant par l'indicateur de police et l'agent provocateur.

La part de bouffonnerie qui entre dans l'action intentée à Albert Valentin ne vaut pas qu'on s'y arrête un instant, car, au-delà d'elle, apparaît la bassesse de tous ceux qui s'en remettent aux tribunaux du soin de trancher un conflit où les sanctions immédiates et directes sont les seules valables.

Il y a, décidément, des personnages qui se contentent de peu, puisque leur activité sentimentale, leur désespoir, leur colère sont réductibles à quelques « considérants » et à quelques « attendus ».

Pour que l'ordure soit complète, il importe que la sentence s'accompagne d'exigences matérielles et, dans le cas présent, on n'a pas manqué de les prévoir. Il faut qu'on ait l'esprit singulièrement ignoble pour découvrir ainsi un enchaînement entre un prétendu délit moral, une assignation à comparaître et une rançon à acquitter. Mais lorsqu'il s'agit de recourir aux représailles les plus abjectes, on n'a rien inventé de mieux que la procédure et le chantage aux dommages-intérêts.

Notre position, à l'égard de ceux qui se livrent à de pareilles pratiques, est assez définie pour que nous soyons dispensés de dire plus explicitement quel dégoût ils nous inspirent et de quel côté nous nous tiendrons toujours en ces sortes d'aventures.

Par contre, c'est à l'occasion de semblables sordidités qu'il nous est loisible d'apercevoir clairement à qui notre estime est due. L'attaque dont Albert Valentin est l'objet, lui est désormais un titre de plus à la nôtre.

Octobre 1928.
Louis Aragon, André Breton, Robert Desnos, Paul Eluard, Benjamin Péret, Pierre Unik.

[Variétés, 2e année, n° 6, 15 octobre 1929.]


LE SURRÉALISME EN 1929

LES OBJETS BOULEVERSANTS
LES CASSAGES DE GUEULE
LA PEINTURE FANTASTIQUE
LA POESIE DE DEMI-SOMMEIL
LE GENRE MAL ELEVE
LES REVOLUTIONNAIRES DE CAFE
LE SNOBISME DE LA FOLIE
L'ECRITURE AUTOMATIQUE
L'ANTICLERICALISME PRIMAIRE
LA DISCIPLINE ALLEMANDE
L'EXHIBITIONNISME
LES PLAISANTERIES PAS DROLES

[Annonce du numéro spécial de Variétés, à paraître le 1er mai 1929.]


LE MONDE AU TEMPS DES SURREALISTES

[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]

A SUIVRE PETITE CONTRIBUTION AU DOSSIER DE CERTAINS INTELLECTUELS A TENDANCES REVOLUTIONNAIRES (PARIS 1929)

On sait assez l'ordre de reproches faits aux surréalistes, à leurs méthodes. La stéréotypie même de ces reproches (moeurs de chapelle, goût des mises en jugement, aucun respect de la vie privée, se croire « purs », beaucoup de bruit pour rien) est de nature à nous les faire reprendre à notre compte. Et, pour comiques que paraissent à distance les excommunications majeures qu'on dit que nous lançons, il nous suffit d'avoir vu se défendre, bafouiller, se débattre ceux de nos anciens camarades dont nous avons trouvé plus propre de nous défaire pour estimer qu'après tout de telles sanctions ne sont pas sans motifs ni sans effets réels. Nous n'avons pas toujours donné toute la publicité désirable à ces confondantes petites séances où l'humour et la morale, curieusement, trouvaient en même temps leur compte, mais il n'est pas dit que nous nous en tiendrons toujours à une si rassurante discrétion. A titre d'échantillon, nous mettons aujourd'hui les lecteurs de Variétés au courant de notre dernière entreprise.

Pour fixer les idées, nous relaterons l'ordre du jour d'une assemblée tenue au café « Le Prophète » fin novembre 1926, assemblée qui décréta l'exclusion d'Artaud et de Soupault. Il nous semble que le texte de cet ordre du jour éclaire assez bien ces méthodes dont on nous fait grief et qu'on nous passerait sans doute encore moins si on les connaissait mieux.

I. Rapport objectif sur la situation actuelle, par Roland Tual. (Ce rapport ne sera pas discuté.)

II. Examen des positions individuelles :

  • a) Toutes ces positions sont-elles défendables d'un point de vue révolutionnaire ?
  • b) Il y a une position commune.
  • c) Certaines activités individuelles ne la compromettent-elles pas ?
  • d) Dans quelle mesure ces activités individuelles sont-elles tolérables ?

III. Possibilités d'action future du surréalisme :

  • a) En dehors du parti communiste ;
  • b) Dans le parti communiste.

IV. Conclusions.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui avait présidé dans notre esprit à certaines tentatives de rapprochement avec des groupes ou des individus plus ou moins éloignés de nous, que nous avions été préalablement appelés à considérer ou à combattre. Qu'il s'agisse du Congrès de Paris (1922) qui, au lendemain du procès fait à l'art par Dada, devant procéder à « la détermination des directives et à la défense de l'esprit moderne », s'adressait sans aucun critérium à tous ceux qui voulaient bien se réclamer de cet esprit ; qu'il s'agisse, d'un tout autre point de vue, de l'entreprise de regroupement qui, congé pris des négativistes impénitents désireux de s'en tenir à la plus grossière instance d'une sorte de credo dada, réunit les éléments constitutifs du surréalisme à la veille de la fondation de « La Révolution surréaliste » et de l'ouverture d'un bureau de recherches rue de Grenelle ; qu'il s'agisse du contrôle incessant que les éléments en question exercèrent les uns sur les autres, mettant au point, aux dépens des personnes, les idées dont ces personnes se faisaient avec plus de lyrisme que de rigueur les porte-parole ; qu'il s'agisse d'accords passagers qui, autour de textes occasionnels (Un cadavre, à la mort d'Anatole France, 1924, ou Lettre ouverte à Paul Claudel, 1925) ou à la faveur de manifestations dont la violente bagarre de la Closerie des Lilas (juillet 1925) reste le type, limitèrent et étendirent le recrutement d'un groupe qui en venait à reconnaître la prééminence sur toute autre de l'idée révolutionnaire ; qu'il s'agisse du débat issu de ces derniers événements qui mit en rapport les surréalistes et leurs amis de « Correspondance » avec Marcel Fourrier et le Groupe « Clarté », lui-même récemment reformé après l'expulsion violente de ses derniers barbussistes ; qu'il s'agisse de l'élaboration d'un texte de protestation contre la guerre du Maroc (La Révolution d'abord et toujours !, septembre 1925) et, à ce propos, de l'entrée en contact de « La Révolution surréaliste » et de « Clarté » avec « Philosophies » (plus tard « L'Esprit ») ; qu'il s'agisse de la formation entre les représentants de ces revues et quelques isolés d'un intergroupe qui devait aboutir notamment à la création d'un journal (La Guerre civile) et qui entraîne de fait la disqualification des membres du groupe « Philosophies » (exception faite pour André Barsalou, Gabriel Beauroy et Pierre Bernard) qui prétendaient poursuivre au-delà de la Révolution sociale l'accomplissement d'une révolution philosophique compatible avec l'emploi du mot Dieu ; qu'il s'agisse enfin de la réunion dont nous reproduisons plus haut l'ordre du jour, il est probable que nous n'avons pas besoin de dégager nous-mêmes le sens général de semblables démarches. Il apparaîtra toujours assez à ce témoin idéal que les physiciens, par exemple, se plaisent à imaginer pour la clarté de leurs démonstrations.

Toujours est-il qu'au début de 1929, avec peut-être un peu plus d'arrièrepensées que jamais, et certainement avec plus que jamais de froideur expérimentale, ayant relu toutes sortes de procès-verbaux de réunions, toutes sortes de manifestes élaborés à coups de concessions diverses, de lettres d'excuses et de récriminations, nous avons passé en revue les noms de tant d'hommes qui n'étaient, somme toute, ni très mal situés intellectuellement parlant, ni entièrement dépourvus de moyens d'expression, que nous avons fait quelques réflexions sur le sort de tels individus dont quelques-uns ont gravement failli, si gravement que les voilà au rang des crapules et dont d'autres ne sont peut-être coupables que d'aveuglement ou d'erreur. Il nous a paru intéressant de savoir, de ces derniers eux-mêmes, à quel point ils se trouvent aujourd'hui ; il nous a paru intéressant aussi de savoir lesquels d'entre eux répondraient à une sorte de signal lancé dans le vide. D'où la lettre suivante :

Monsieur,

Vous ne vous désintéressez pas absolument, autant que l'on sache, des possibilités d'action commune entre un certain nombre d'hommes que vous appréciez plus ou moins, les ayant plus ou moins connus, ayant eu plus ou moins l'occasion de les juger sur tel ou tel acte privé ou public, et désespérant ou espérant, à tort ou à raison, plus ou moins d'eux. Peut-être jugerez-vous opportun de procéder à une confrontation générale entre les différents points de vue qui sont les leurs et qui, peut-être, aujourd'hui les opposent diversement. Les questions personnelles, dont il a toujours été admis que chacun faisait bon marché, peuvent-elles ou doivent-elles prévaloir contre les raisons que ces hommes auraient d'agir ensemble, si l'on considère l'importance et l'efficacité d'un accord susceptible de s'établir à nouveau entre eux, ou une partie d'entre eux ? Y a-t-il antinomie foncière entre ce qu'ils pensent ? Nous nous permettons d'attirer votre attention sur ce fait : il ne paraît presque plus rien qui nous intéresse, les uns ou les autres. On annonce bien une revue marxiste, une revue d'opposition communiste, une revue de psychologie concrète, etc., mais il semble que ces publications éprouvent des difficultés à paraître, et en revanche La Lutte de Classes, Le Grand Jeu, Distances, L'Esprit, La Révolution surréaliste, etc., ne paraissent plus. Devrons-nous permettre qu'on en tire des conclusions et que nos ennemis communs tablent de plus en plus sur l'impossibilité où nous sommes de concerter, sur quelque base que ce soit, une action commune ou renoncer à nous compter autour d'un certain nombre d'idées, positives ou négatives, après tout assez bien déterminées, et dont la portée seule est sujette à discussion ? Un certain nombre d'entre nous se refusent de croire à la nécessité, à la fatalité de l'éparpillement de nos efforts et à la spécialisation outrancière qui en résulte. C'est pourquoi vous êtes prié de répondre par écrit aux questions suivantes :

  1. Estimez-vous que, tout compte fait (importance croissante des questions de personnes, manque réel de déterminations extérieures, passivité remarquable et impuissance à s'organiser des éléments les plus jeunes, insuffisance de tout appoint nouveau, et par suite accentuation de la répression intellectuelle dans tous les domaines), votre activité doit ou non se restreindre, définitivement ou non, à une forme individuelle ?
  2. a) Si oui, voulez-vous faire à ce qui a pu réunir la plupart d'entre nous le sacrifice d'un court exposé de vos motifs ? Définissez votre position. b) Si non, dans quelle mesure considérez-vous qu'une activité commune peut être continuée ou reprise ; de quelle nature serait-elle ; avec qui désireriez-vous, ou consentiriez-vous, à la mener ?

Les réponses devront être adressées, avant le 25 février 1929, à Raymond Queneau, 18, rue Caulaincourt, Paris ; elles fourniront les bases d'un débat, pour lequel des convocations seront ultérieurement adressées à tous ceux qui, indépendamment de ce qui peut les engager déjà dans des sens différents, auront pris la peine de répondre au questionnaire précédent, signifiant par là qu'utopique ou non, l'entreprise actuelle, qui a priori les comprend, nécessite de leur part un aveu ou un désaveu actif.

Cette lettre a été adressée à :

MM. Maxime Alexandre, Georges Altman, Aragon, Arp, Antonin Artaud, Pierre Audard, Jean Baldensperger, Jacques Baron, Georges Bataille, Pierre Bernard, Jean Bernier, Jacques Boiffard, Monny de Boully, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, Jean Caupenne, Victor Crastre, René Crevel, René Daumal, André Delons, Robert Desnos, Hubert Dubois, Marcel Duchamp, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Camille Fégy, Marcel Fourrier, Théodore Fraenkel, Jean Genbach, Francis Gérard, Roger Gilbert-Lecomte, Camille Goemans, Paul Guitard, Norbert Gutermann, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Paul Hooreman, Henri Lefebvre, Michel Leiris, Georges Limbour, Edouard Kasyade, Georges Malkine, André Masson, Pierre de Massot, Frédéric Mégret, Edouard Mesens, Joan Miró, Pierre Morhange, Max Morise, Pierre Naville, Paul Nougé, Benjamin Péret, Pascal Pia, Francis Picabia, Georges Politzer, Jacques Prévert, Man Ray, Georges Ribemont-Dessaignes, Marco Ristitch, Georges Sadoul, Emile Savitry, André Souris, Yves Tanguy, André Thirion, Roland Tual, Tristan Tzara, Pierre Unik, Roger Vailland, Albert Valentin, Pierre Vidal, Roger Vitrac.

Cette liste, établie à la hâte, négligeait volontairement un petit nombre d'individus que leur activité suffit à tarer d'une manière objective (Delteil, Soupault, etc.). C'est par pure mégarde qu'elle se trouvait omettre les noms de Marcel Lecomte, René Nelli et Josef Sima. Il est de fait que cette liste, comportant les noms des principaux collaborateurs de la revue Le Grand Jeu, sanctionnait pour la première fois moins la reconnaissance d'une activité intellectuelle éprouvée que des rapports personnels, des conversations et une solidarité de hasard au cours de diverses manifestations dans des cinémas et théâtres, ce qui est assez pour que l'on désire apprécier plus exactement les limites de gens très jeunes et encore assez indéterminés. Quand nous disons : limites, nous pensons, par expérience, aux limites de chacun. Or, voici qu'une agitation imprévue se révélait à nous dès les premiers jours qui suivirent l'envoi de la lettre ci-dessus : Gilbert-Lecomte et Vailland ne venaient-ils pas officieusement prévenir l'un de nous que les collaborateurs du Grand Jeu entendaient répondre collectivement, s'adjoignant pour cela Pierre Audard et André Delons, dont les attaches avec Le Grand Jeu nous étaient jusque-là inconnues. Comme il nous avait paru qu'une telle prétention constituait antérieurement à tout débat une sorte de cartel de nature à faire douter de la liberté de ce débat, et que nous avions exprimé nos craintes à ce sujet, André Delons, parlant à cette occasion en son nom et celui de Pierre Audard, vint, toujours officieusement, affirmer à Aragon, Breton et Queneau la réalité de leur accord avec Le Grand Jeu. Notons seulement qu'au cours de cette conversation, Delons désavoua formellement la surprenante signature, au bas de cette réponse collective, de Monny de Boully, ancien collaborateur de La Révolution surréaliste et, depuis, fondateur de l'éphémère torchon : Discontinuité, caractérisable essentiellement par une déclaration de dilettantisme anti-communiste. De plus, avec une émotion qui ne semblait pas feinte, Delons, exprimant à plusieurs reprises le véritable désespoir où il serait si, pour la première fois où Audard et lui avaient à prendre position sur quelque chose qui en valût la peine, on pouvait croire qu'ils fussent en désaccord avec nous, nous demanda s'il serait fait état d'une sorte de postscriptum individuel qu'Audard et lui, chacun de leur côté, s'engageaient à envoyer pour préciser leur position en dehors du Grand Jeu. Une réponse affirmative n'eut pour effet qu'une lettre personnelle à André Breton :

Paris, le 25 février 1929.

Cher Monsieur,

Après notre conversation de jeudi dernier, et après avoir encore réfléchi au problème qu'elle mettait en cause, j'adresse cette lettre non pas à Raymond Queneau, mais à vous, c'est-à-dire à titre privé, pour apporter une confirmation écrite de ce que j'étais venu vous dire, et non pas à titre d'appendice individuel à la réponse que j'ai signée comme membre du Grand Jeu. Cette réponse, et j'espère d'ailleurs que la lecture vous en a convaincu, ne peut définitivement pas comporter d'additions particulières à chacun d'entre nous. Elle a été établie comme, semble-t-il, le questionnaire qui l'a provoquée, en vue d'une action commune possible entre certains hommes, et je pense que précisément en vue d'une action commune, la réponse collective d'un groupe n'est pas négligeable. Que des différences individuelles puissent exister dans ce groupe, et d'ailleurs beaucoup plutôt des variations que des différences, il me semble a priori que jamais personne ne pourrait imaginer le contraire, sauf à faire de nous d'impossibles jumeaux. Qu'un certain nombre d'hommes, d'autre part, aient pu, sans restrictions mentales individuelles, produire une réponse collective à un appel qui, de par les fins mêmes qu'il recherche, exige une action collective, cela ne me paraît pas non plus négligeable. Je pense encore que cette réponse, pour n'être pas détaillée, est précise.

Vous déploriez que ce But unique dont il est question, chacun de nous ne l'ait pas expliqué, et que nous n'en ayons pas même collectivement défini le sens, mais : « Les divergences entre nous dans les habitudes d'esprit et de langage, suffiraient à en rendre toute expression adéquate impossible. » Et comme, cependant, il est bien unique et identique malgré ces divergences, et qu'il constitue la raison même, pour nous, de la « vaste action destructrice » dont il est parlé et qui, j'espère, sera notre lien général, j'estime qu'il est juste de voir dans cette réponse une attitude précise et motivée.

Je ne doute pas, en outre, que si des réunions ultérieures ont lieu, une confrontation générale ne soit nécessaire, tant des buts que nous nous reconnaîtrons que des moyens particuliers que nous pourrons mettre en jeu.

Pour ce qui est de ma situation propre, je vous assure à nouveau que je regrette de n'avoir pas pu, pour des circonstances imprévues, très lourdes et dont vous comprenez, je le sais, les exigences, vous mettre au courant des tendances précises, du lien précis qui m'unissent au groupe du Grand Jeu, ainsi que mon ami Pierre Audard. Ces conditions admises, vous comprendrez qu'aucune autre attitude ne m'était honnêtement possible.

Ceci dit, j'espère vivement qu'une action commune, que je crois urgente et importante, va pouvoir être tentée, et qu'il ne manque malheureusement pas d'objets pour l'exercer. Dans cette mesure, je souhaite que, jusqu'à une limite certaine, il soit fait « bon marché » des questions de personnes.

Une protestation générale et appuyée contre les conditions de plus en plus intolérables qui sont faites à Léon Trotsky, par exemple, telle serait à notre avis une première mesure commune.

Voilà, cher Monsieur, ce que je tenais à vous écrire à propos d'une situation qui, verbalement, n'aurait pu que devenir plus confuse encore. Vous m'avez récemment témoigné une amitié qui m'est très chère. En toute franchise, je pense que maintenant les choses sont nettes, et ne formeront pas d'obstacles à cette amitié ? J'espère beaucoup que vous le penserez comme moi.

Croyez à mon dévouement.

André Delons

C'est sans doute aussi à un écho de la conversation dont nous venons de parler que nous dûmes la démarche de Daumal et Gilbert-Lecomte, au café « Radio », tendant à une liquidation, avant toute réunion, de l'incident de l'Ecole Normale dont nous parlerons plus loin.

Dès ce moment, considérant les manoeuvres de certains qui se permirent, n'ayant en mains que le texte d'enquête qu'on connaît, soit en venant le trouver directement, soit en lui adressant des réponses qui auraient dû porter l'adresse de Raymond Queneau, soit en exprimant dans des conversations particulières le sentiment qu'il se cachait, on ne sait à quelles fins, derrière on ne sait qui, puisque le texte en question ne portait même pas de signature, qui se permirent, disions-nous, d'imputer à André Breton seul une initiative où ils ne voulaient voir chacun qu'un piège dans lequel il s'agissait de faire tomber leur intéressante personne, considérant ces manoeuvres au cours d'une réunion à laquelle assistaient Aragon, Breton, Fourrier, Queneau et Unik, il fut décidé, sur la proposition d'Aragon, qu'en possession des réponses reçues, nous adresserions, pour une réunion fixée au 11 mars, des convocations qui ne porteraient pas la signature de Breton, mais celles d'Aragon, Fourrier, Queneau, Unik, Péret, non consulté.

Au texte de convocation générale :

Paris, le 6 mars 1929.

Monsieur,

Conformément à ce que vous laissait prévoir la lettre qui vous a été adressée le 12 février dernier, nous prenons l'initiative de convoquer MM. Alexandre, Arp, Audard, Baldensperger, Baron, Bernard, Bernier, Bousquet, Breton, Carrive, Caupenne, Crastre, Crevel, Daumal, Delons, Desnos, Duchamp, Duhamel, Eluard, Ernst, Fégy, Fraenkel, Gilbert-Lecomte, Genbach, Goemans, Harfaux, Henry, Hooreman, Kasyade, Lecomte, Magritte, Malkine, Mégret, Mesens, Miró, Morise, Naville, Nelli, Nougé, Prévert, Man Ray, Ribemont-Dessaignes, Ristitch, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Tzara, Vailland, Valentin, Vidal, à une réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (angle de la rue Bourgeois).

De ce qu'on peut dès maintenant déduire d'une consultation dont vous apprécierez vous-même les résultats, nous avons cru devoir négliger d'adresser une lettre semblable à MM. Altman, Artaud, Bataille, Boiffard, Boully, Dubois, Gérard, Guitard, Gutermann, Lefebvre, Leiris, Limbour, Masson, Massot, Morhange, Pia, Picabia, Politzer, Souris, Tual, Vitrac, qui n'ont pas répondu ou l'ont fait d'une façon qui les dispense d'assister à une séance ultérieure.

Pour tenir compte des suggestions sans doute les plus intéressantes que nous ayons reçues, nous proposons comme thème de discussion l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.

Signé : Aragon, Fourrier, Péret, Queneau, Unik

P.-S. - Le présent avis, qui tient lieu de convocation, est strictement personnel.

Fut jointe, pour les « membres du Grand Jeu », la lettre suivante :

Paris, le 6 mars 1929.

Messieurs,

Comme des conversations particulières ont pu vous l'apprendre, notre lettre du 12 février, personnellement adressée à chacun de vous, impliquait de la part de chacun de vous une réponse personnelle. Il est de fait que vous avez cru devoir en juger autrement mais, sans revenir sur le principe d'une réponse collective ni sur la présence au bas de cette réponse des signatures de Pierre Audard, André Delons, Josef Sima (pour ce dernier, seul un oubli involontaire avait fait que son nom n'y figurât pas), nous vous signalons qu'étant donné les longs rapports que nous avons eus avec Monny de Boully et la nature de ces rapports, nous ne pouvons faire autrement que considérer comme nulle et non avenue la signature de ce monsieur à côté des vôtres. C'est pourquoi nous ne lui adressons pas de convocation individuelle à la réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (à l'angle de la rue Bourgeois) et nous vous prions de ne considérer comme aucunement inamical de notre part le fait que la présente lettre ne puisse, en aucun cas, lui servir de carte d'entrée dans les lieux de ladite réunion.

Faisant droit à une suggestion qui, croyons-nous savoir, a votre approbation, nous avons décidé de proposer comme thème de discussion l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.

et pour Pierre Naville, qui n'avait pas répondu, cette autre lettre :

Paris, le 6 mars 1929.

Cher ami,

Nous nous souvenons encore de la part très active que vous avez prise à des réunions de l'espèce de celle que notre lettre du 12 février faisait prévoir. Quelle que puisse être pour vous la suffisance d'une activité qui s'exerce dans d'autres cadres, il ne peut pas vous échapper que votre abstention en cette circonstance implique à notre égard une désolidarisation d'autant plus regrettable que c'est l'attitude adoptée par des gens que nous vous avons toujours vu combattre.

Nous insistons encore pour que vous répondiez à cette lettre avant la réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (à l'angle de la rue Bourgeois), réunion à laquelle nous vous prions d'autre part d'assister.

Comme il nous a paru particulièrement indiqué d'amener chacun à se prononcer sur un fait qui ne vous est pas indifférent (le sort fait récemment à Léon Trotsky), ne croyez-vous pas que, ne fût-ce même qu'en qualité de témoin, l'auteur de « La Révolution et les Intellectuels » devrait se trouver présent ?

En tout cas, son absence pourrait prêter à d'inutiles commentaires (1).

On remarquera que la liste de convocation comporte treize noms de personnes qui n'ont pas répondu, dont six (Baldensperger, Carrive, Crastre, Duchamp, Nelli, Tzara), qui de toute façon n'ont pu être touchées en temps voulu et sept (Baron, Duhamel, Fégy, Prévert, Man Ray, Tanguy, Vidal) que nous avons cru bon de tenir quittes, en raison de leurs occupations ou de leur caractère.

Pour les non-convoqués, nous nous bornerons à signaler que les anciens membres de la revue Philosophies avaient cru démonstratif d'adresser à Queneau, sans un mot d'explication, un exemplaire des revues de Psychologie concrète et marxiste, geste d'une simplicité et d'une retenue qui nous rappellent heureusement les bons exemples des manuels scolaires ; que, d'autre part, deux hommes de théâtre, Artaud et Vitrac, que nous n'interrogions guère que par goût du comique, saisirent avec précipitation l'occasion de se taire, qu'on leur offrait. La réponse d'André Souris arriva trop tard pour être versée au débat.

Faut-il, au fait, souligner qu'en proposant comme horizon à la discussion l'examen critique du sort fait à Léon Trotsky, nous ne voulions pas préjuger du sens et de la nature de la réunion projetée mais qu'il nous importait de savoir quelle serait l'attitude d'une quarantaine d'intellectuels, toujours disposés à se déclarer révolutionnaires, en face d'un problème susceptible d'accuser les plus


(1) « C'est aussi bien à moi qu'à tel autre à m'immiscer dans des discussions où se révèle la platitude, ou la gaucherie, ou l'égoïsme, ou la mauvaise foi, ou la fantaisie, ou la politique de certains individus, et à retenir sérieusement les traits de caractère déplaisants dont s'émaille la conduite d'hommes, qui paraissent d'ailleurs d'une grande sincérité et honnêtement ennemis de toute oppression tant qu'ils s'obéissent encore... Je ne doute pas que les démonstrations les meilleures soient celles que l'on pratique ad hominem. » (Pierre Naville : La Révolution et les Intellectuels, passim). Néanmoins, l'auteur de ces lignes n'a pas cru bon de perdre une soirée pour venir exercer parmi nous ses facultés de contrôle. Le directeur de La Lutte des Classes tiendrait-il à faire oublier ses longs antécédents surréalistes, peut-être un peu gênants aujourd'hui ? On aimerait le voir s'expliquer à ce sujet. Si méprisant que nous nous attendions à le trouver à l'égard de problèmes qui l'ont troublé à tant de reprises, nous ne demandons qu'à entendre ce qu'il peut bien avoir à dire.


inquiétants des tics des intellectuels révolutionnaires contemporains. Cela nous valut d'ailleurs immédiatement un réflexe de Georges Limbour, qui ne se dérange pas souvent pour écrire et qui, pour une fois, désira mettre les rieurs de son côté :

Cher ami,

J'ai appris que vous avez projeté de vous réunir afin d'examiner le cas Trotsky.

J'ignore, comme bien vous le pensez autant que vous devez les ignorer vous-mêmes, les décisions que vous allez prendre dans le courant de cette discussion. Nul doute qu'elles tendront à influencer le camarade Staline en faveur du révolutionnaire exilé. Aussi j'espère que cette réunion aura d'efficaces résultats.

Permettez-moi cependant ce conseil de n'agir que d'après un plan mûrement réfléchi et défini ; avec des hommes tels que Pierre Unik ou Thirion, pour n'en citer que deux parmi le quarteron, habitués à pousser jusqu'au bout l'accomplissement de leurs énergiques desseins et qui, mal engagés, pourraient, dans l'excès de leur audace et de leur courage, concourir à des actes désastreux, autant pour le salut de Trotsky que pour leur propre liberté.

Cordialement.

De même, cela permit à Bernier qui, sous un pseudonyme, tient si brillamment la rubrique des sports à L'Humanité pour « gagner sa croûte » (sic), de produire un texte de critique purement picturale d'Aragon qui, selon lui, ne cadrait pas avec le matérialisme historique et de s'en autoriser pour ne pas assister à la réunion, nous autorisant à notre tour à considérer essentiellement en lui l'homme qui fit publier sa photographie dans L'Humanité avant de ne pas aller, alors qu'il s'y engageait, « casser la gueule » à Henri Béraud, insulteur de Raymond Lefebvre.

Le 11 mars, au Bar du Château, la réunion s'ouvre sous la présidence de Max Morise. Présents : Alexandre, Aragon, Arp, Audard, Bernard, Breton, Caupenne, Crevel, Daumal, Delons, Duhamel, Fourrier, Gilbert-Lecomte, Goemans, Harfaux, Henry, Kasyade, Magritte, Mégret, Mesens, Queneau, Man Ray, Ribemont-Dessaignes, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Unik, Vailland, Valentin. La parole est donnée à Raymond Queneau qui présente les réponses à la lettre du 12 février en les classant d'après leurs conclusions contre ou pour une action commune : quatre contre, quatre pour ou contre avec réserves, trente-six pour. Il est donné lecture in extenso de toutes les réponses.

Le ton des opposants les plus déclarés est donné

  • par Georges Bataille, traducteur de Chestov :

Beaucoup trop d'emmerdeurs idéalistes.

  • par Michel Leiris, incontestablement un des idéalistes désignés :

Mon cher Queneau,

La politique d'union sacrée ne me dit rien qui vaille, et j'ai toujours eu, par-dessus tout, horreur des replâtrages. Prenez cela, si vous voulez, pour une réponse à votre (?) questionnaire.

  • par André Masson, qui préfère sans doute de nos jours à La Révolution surréaliste les Cahiers d'Art et les Cahiers du Sud (1) :

... Ce qui me gâte souverainement le questionnaire que tu m'adresses, c'est que son (ou ses) instigateurs se cachent modestement parmi les 75 camarades du palmarès. Foutre ! Que de phrases embarrassées pour aboutir à un « Congrès de Paris », grande partouse ratée de l'époque Dada, et à la création d'une nouvelle revue littéraire et artistique qui sera, n'en doutons pas, la plus scandaleuse du monde. Pas drôle.

  • par Paul Guitard, qui se signale régulièrement à notre attention en faisant dans L'Humanité l'apologie des clowns :

Le plan moral sur lequel verbalement vous vous situez, et sur lequel pratiquement il vous est impossible d'évoluer, vous conduit à une sorte de tartuferie inconsciente. Dans ces conditions, quelle action voulez-vous tenter ?

Le jargon économico-philosophique de Bernier, dans lequel on démêle une déclaration contre la politique actuelle de la IIIe Internationale, nous éclaire moins sur sa conception d'une hypothétique activité commune :

... qui devrait être, comme dit Marx, « non une passion de la tête, mais la tête de la passion »

que ne le fait l'interminable post-scriptum de sa lettre, tout imprégné de la rancoeur qu'alternativement l'auteur de « Tête de Mêlée » exhale contre son ami Drieu La Rochelle et contre nous.

Pourquoi faut-il que Jean Genbach, qui ne se montre pas toujours incapable de sérieux, se soit cru obligé de nous écrire dans le style qu'il réserve généralement au cardinal Dubois ? Sans doute est-il encore de ceux, mais c'est le cas de pas mal d'intellectuels, qui ne savent pas faire bon marché de leur pittoresque personnel.

  • Théodore Fraenkel :

Mon activité ? Ce terme, appliqué à moi, ferait sourire tous ceux qui me connaissent. Elle ne saurait se restreindre ni s'élargir, étant certainement aussi voisine que possible du néant, mais cependant : je ne demande qu'à étudier un programme d'action avec n'importe lesquels des destinataires dont la bonne moitié me sont inconnus, mais dont un bon nombre, à ma connaissance - et ceux dont j'attends le plus - estiment ne pas devoir se prêter à cette tentative.

Avec Ribemont-Dessaignes, le ton change. Les réserves qu'il fait tout en se déclarant partisan d'une action collective, ne sont plus de l'ordre de celles de


(1) Cette lettre venant à l'appui de ce qu'il connaissait de l'esprit de confusion d'André Masson, Aragon, d'ailleurs nettement désigné par ce texte, apprécia, dans une conversation privée, avec la violence convenable, l'idiotie soudain active de son signataire. Celui-ci fit, au cours de la réunion que nous relatons, une entrée théâtrale et ne put obtenir d'Aragon que la confirmation des propos tenus sur son compte.


Bernier, Genbach et Fraenkel. Il ne doute pas des personnes pour des raisons philosophiques comme le premier, métaphysiques comme le second, sentimentales comme le troisième :

... Même si en fin de compte il ne doit en sortir qu'une exaspération de l'action individuelle, et la certitude, pour moi admise (autant qu'une certitude puisse l'être) que l'Esprit, au sens où j'admets que nous l'entendons, est violemment opposé à toute Révolution Sociale, ce qu'on appelle ainsi n'étant qu'un changement dans les relations de la collectivité et seulement un milieu où l'Esprit peut se nourrir : en apparence l'Esprit s'enthousiasme au seul nom de révolution. Mais que celle-ci éclate, elle n'a qu'un temps très court, et devient en tout semblable à ce qu'était l'état social précédent. L'Esprit redevient ce qu'il était : une puissance de destruction.

... Il y a un esprit collectif français qui fait sa petite révolution dans le sens que vous voyez s'affirmer tous les jours : démocratie où tout vient se fondre, fascisme, communisme, démocratie - américaine - ça fera la FRANCE. Nous voilà en carafe devant ce joli tableau. Que nous réussissions à mettre debout une action commune, d'individus, qui persisteront à agir plus ou moins individuellement, que nous devions signer notre acte de décès, que nous répugnions à toute action commune quelle qu'elle soit, c'est à voir une bonne fois, et cette fois-ci, je suppose : c'est la bonne !

Ai-je confiance ? Non. Il ne vient rien derrière nous, ou si vous voulez devant nous. La seule porte ouverte est celle du Grand Jeu. Nous sommes tous des anarchistes. Je ne vois pas pourquoi à cause de son passé nous aurions peur de ce mot. Le tout serait de lui donner un peu plus de grandeur. Mais voilà : une nouvelle réunion de nous tous va-t-elle en révéler ? Même si c'est le contraire, et si à sa suite nous devons nous retrouver tous le cul par terre, le spectacle vaut la peine qu'on l'organise, ceci dit sans intention de rire.

  • Joan Miró :

Incontestablement, pour aboutir à une action, il faut toujours un effort collectif. Néanmoins, je suis persuadé que les individus avec une forte ou excessive personnalité, maladive peut-être, fatale si vous le voulez, ceci n'est pas à discuter, ne pourront jamais se soumettre à la discipline de caserne qu'une action commune exige à tout prix.

  • Paul Hooreman :

Monsieur,

Je relève dans les questions de votre lettre, qu'y sont impliquées les réponses.

Je ne saurais, pardonnez-moi, souscrire à ces propositions déguisées. Je n'estime pas que tout compte fait, notre activité doit se restreindre, définitivement ou non, à une forme individuelle. Je pense, au contraire, que cette forme est la seule que puisse présenter une activité réelle, la seule qui puisse l'amener, au-delà d'elle-même, à conduire une action commune de quelque portée ; et qu'on ne peut arguer d'une coïncidence avec les esprits qu'on estime pour limiter par cette relation leur activité et la sienne.

D'autre part, il me paraît vainement habile que vous demandiez, même comme un sacrifice, à tous ceux qui se taisent de définir leur position. Puisqu'il fait le sujet de votre enquête, vous n'ignorez pas que le problème de l'action commune, avec tout ce qu'il renferme, est la principale inquiétude de la plupart d'entre eux. S'ils pouvaient définir leur position, nul doute qu'ils ne l'eussent déjà fait - sans grande chance que ce fût d'aucune utilité collective. Car, Monsieur, il ne me semble pas que la plupart de vos correspondants puissent aucunement se dépasser ; en les obligeant, comme vous le faites, à définir leur position, vous les mettez, n'en doutez pas, à la merci de quiconque les sauvera d'une réponse individuelle en leur proposant une solution commune.

Vous me trouverez un peu dur, sans doute. Mais cela vient, Monsieur, de l'impatience que j'éprouve à voir une fois de plus renaître une situation qui paraît, plus que jamais, précaire. J'en juge de Bruxelles, sans doute, - mais aussi avec le souvenir : d'une part des conversations que j'eus en août dernier, à ce sujet, avec André Breton ; et d'autre part, des réunions à l'issue desquelles plusieurs surréalistes s'affilièrent au parti communiste. Ces deux points me faisaient présumer que l'autorité de Breton et le souvenir du médiocre résultat de ce Congrès pourraient empêcher toute velléité d'en recommencer d'autres. Il n'en est rien, me dit votre lettre. Il ne me reste donc qu'à vous souhaiter bonne chance et à vous prier d'assurer mes amis de Paris que je suis de coeur avec eux dans cette circonstance difficile.

  • Arp (réponse télégraphiée) :

J'insiste sur le surréalisme pour me défendre d'un entraînement vers la politique.

  • Camille Goemans :

Ma position est exactement celle-ci... que si elle venait à se définir, ou que si je pouvais le faire, il faudrait aussitôt que je l'abandonnasse... En somme, la portée de votre question est pour moi de savoir à quelle forme de l'action commune je choisirais de m'arrêter, l'activité individuelle ou l'activité en commun... Mais l'action commune me paraît être, dans ce moment, un moyen matériel d'une efficacité extrême.

  • Partisan aussi d'une activité commune, René Magritte :

L'action commune pourrait peut-être avoir un prestige redoutable. Elle ferait entendre davantage ce que Poésie, par exemple, peut laisser entendre.

  • Robert Desnos :

Absolu mépris de toute activité littéraire ou artistique ou anti-littéraire ou anti-artistique, pessimisme absolu en ce qui concerne une activité sociale... Je ne me sens pas, d'autre part, d'humeur à faire abstraction des questions personnelles... En définitive et dans les cas impossibles à déterminer à l'avance, je ne renonce pas à collaborer à une activité commune mais je me refuse à accepter des mots d'ordre et une discipline par trop souvent arbitraire.

  • André Souris :

Il n'est pas douteux que plusieurs hommes se peuvent encore accorder sur certains mobiles essentiels. Toutefois, une entreprise commune me paraît réclamer, à l'heure présente, l'examen préalable et le plus clairvoyant des moyens propres à la rendre efficace - et je suis prêt à m'engager avec ceux qui reconnaîtraient l'imminence de cette nécessité.

  • Max Morise :

Je considère comme concluant l'échec des tentatives faites pour trouver une place au surréalisme dans l'idéologie révolutionnaire. A-t-on jamais fait entrer dans un système autre chose que ce qui s'y trouvait déjà ? Trancher si le surréalisme est dans la conception marxiste de la révolution ou non est laissé à la fantaisie de chacun, la réponse donnée ne change rien au développement de l'un ni de l'autre.

J'attribue la confusion et la débâcle actuelles à la sournoise intrusion du vieux dualisme - matérialisme, idéalisme - dont nous avons été victimes et à l'esprit outrageusement rationaliste qui nous a poussés à chercher dans une seule et même formule la motivation, d'une part, d'un ensemble d'activités d'ordre scientifique qui tirent leur existence d'une idéologie précise (science sociale et économique, philosophie, psychologie, etc.) et, d'autre part, de l'activité dite « surréalisme » et autres moyens d'expression de nature essentiellement poétique, qui sont, en général, notre fort. L'existence de quelques systèmes connus (dialectique, pataphysique, etc.) aurait pu éviter ce faux pas au moins averti d'entre nous. Distrait, chacun a cessé de prêter l'oreille à sa propre colère.

Je déplore l'oubli profond où est tombé l'humour.

Je demande le retour des superstitions. Je ne sais si elles sont assez fortes pour grouper encore quelques hommes.

  • Paul Nougé :

... J'aimerais assez, que ceux d'entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l'effacent. Ils y gagneraient une liberté dont on peut encore espérer beaucoup... Le monde nous offre encore de beaux exemples : celui de quelques voleurs, de certains assassins, celui des partis politiques voués à l'action illégale et qui attendent l'instant de la Terreur. Il s'agit évidemment des secrètes dispositions spirituelles de ces hommes isolés ou organisés en partie ; non de quelques anecdotes pour gens de lettres ou de l'étrange galerie des fossiles de l'histoire... Je ne puis me cacher, en effet, que l'action du criminel solitaire (croyez-vous que l'on ait remarqué que le criminel auquel je me rapporte ne saurait être en aucun cas un négateur, un destructeur ?) pour fertile qu'elle soit en jouissances aiguës (cela ne regarde que lui) n'en est pas moins, par moments, gravement compromise par la faiblesse des armes qui lui sont données, mais dont il use faute de mieux. (Là aussi, toutefois, certaines ressources demeurent.)

A partir de celle-ci, les vingt-deux réponses suivantes, y compris celle du Grand Jeu portant neuf signatures, concluent toutes à la nécessité d'une action commune et à l'organisation de cette action.

  • Le Grand Jeu :

Au questionnaire adressé par M. Raymond Queneau à la plupart de ses membres, le groupe du Grand Jeu répond collectivement, d'accord à l'unanimité sur tous les points suivants :

  1. Etant donné notre attitude anti-individualiste, tant dans le domaine de la pensée que dans celui de l'action, il ne peut être question pour nous, sur quelque plan que ce soit, d'activité efficace autre que collective. Toutes les objections sur ce point sont considérées par nous, a priori, comme non valables. Notre réponse est donc : NON.

  • a) La question ne se pose pas.
  • b) Nous considérons qu'une action commune peut être entreprise (car pour nous il ne peut s'agir de la « continuer » ou de la « reprendre », et nous avons encore notre mesure à donner dans ce domaine) autant qu'elle sera dirigée

non pas POUR,

mais CONTRE...

Non pas POUR...

Une telle restriction a un sens parce que nous croyons fermement que nous tendons tous vers un but unique. Mais comme nous n'avons pas encore atteint ce but, chacun de nous ne pourrait qu'en donner une définition plus ou moins approchée selon qu'il en a plus ou moins confusément conscience. Dans tous les cas, cette définition serait utopique. Les divergences entre nous dans les habitudes d'esprit et de langage suffiraient à en rendre toute expression adéquate impossible. Ceux qui refusent d'accepter cette proposition se perdront dans une casuistique sans fin, qui, à l'avance, énervera toute action possible. Conséquence pratique : nous entendons qu'une union soit établie, non pas entre individus, mais entre groupes, sous forme fédérale ; chaque groupe gardant son autonomie en tout ce qui concerne son activité positive, et l'ordre de recherches qui lui est propre.

Mais CONTRE...

certaines formes sociales et certaines formes de pensée, l'accord est, croyons-nous, virtuellement fait. Nous avons assez d'ennemis communs dans tous les domaines pour que la nécessité d'une action concertée d'attaque et de défense soit démontrée. C'est précisément dans de telles manifestations que nous pourrons vivre et reconnaître notre pensée commune et prendre à chaque instant davantage conscience de l'unicité de notre but désespéré.

Dans l'ignorance où nous sommes des moyens qui seront réunis, nous ne pouvons guère faire entrer en ligne de compte que les aptitudes particulières qui sont les nôtres pour en conclure à la nécessité d'une vaste action destructrice s'exerçant principalement sur les fondements idéologiques et moraux de la société contemporaine.

Cette activité commune, pour être efficace, doit se spécialiser et n'être ni celle de groupements politiques disposant de moyens incomparablement supérieurs, ni celle, par exemple, des organes de nos groupes respectifs dont la diffusion est insuffisante.

Il s'agira dans les débats qui vont suivre de fixer les procédés d'une technique rigoureusement appliquée à son objet.

Cette action commune doit être menée par le plus grand nombre. Sans connaître toutes les personnes à qui vous avez adressé cette lettre, nous vous faisons confiance quant à votre choix. Nous pensons même qu'il existe encore un certain nombre d'hommes à qui vous pourriez faire appel.

Pierre Audard, Monny de Boully, René Daumal, André Delons, Roger Gilbert-Lecomte, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Josef Sima, Roger Vailland.

P.-S. - C'est la première fois que nous nous associons à une tentative de ce genre. Nous vous prévenons dès à présent, et nous croyons que vous n'y verrez pas d'inconvénient, que lors du prochain débat nous poserons au préalable cette question :

Pourquoi les précédentes tentatives n'eurent-elles pas le résultat qu'on en attendait ?

Ceci dans le seul but de nous éclairer et afin que nous ne tombions pas dans les erreurs qui furent sans doute commises précédemment.

Un certain nombre de correspondants se prononcent pour la poursuite pure et simple de l'activité surréaliste.

  • Joë Bousquet :

L'activité commune doit être reprise. C'est avec Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret et les autres surréalistes qu'elle doit être menée.

  • Marco Ristitch :

Parmi les personnes nommées, il y en a certaines que je ne connais pas personnellement, mais avec lesquelles je crois, d'après ce que j'en sais, pouvoir m'entendre jusqu'à un certain point (Clarté, Distances, L'Esprit et peut-être Le Grand Jeu). Il y a enfin celles (La Révolution surréaliste) qui signifient pour moi l'influence la plus incomparable, la plus décisive au monde, auxquelles je suis redevable pour tout ce sur quoi je peux, en moi, compter.

  • Edouard Kasyade :

J'approuve votre initiative. Je crois que Breton et Paul Eluard sont encore les seuls parfaitement désignés pour opérer le regroupement de ces volontés désintéressées dont vous déplorez l'éparpillement. A propos des jeunes, je pense que nous avons laissé échapper une occasion en ne nous montrant pas solidaires, par une déclaration collective, du geste de révolte des Normaliens.

Georges Malkine désapprouve l'activité individuelle à laquelle il se déclare néanmoins réduit. Il préconise la rédaction d'un manifeste violent engageant gravement ses signataires et permettant de débarrasser le groupe :

... des faibles, des tièdes, des indulgents, des conciliants, des amateurs, des larges d'esprit et autres ordures... Je ne conçois sous aucune forme la reprise d'une activité surréaliste quelconque si elle est préalable au triage que je réclame.

Emile Savitry entend soutenir par tous les moyens une activité surréaliste :

Je tiens particulièrement à dire que, parmi les surréalistes que je connais, sont des hommes qui ont toute mon estime et mon admiration pour la grandeur et la réalité de leurs convictions : Aragon, Breton, Desnos, Malkine, Man Ray.

  • Max Ernst :

J'estime extrêmement utile un minimum d'organisation. En principe, je suis prêt à mener une activité commune avec toutes les personnes du questionnaire... J'estime de la plus grande importance de continuer les actes de terreur que les surréalistes ont menés.

Les réponses suivantes, qu'elles le mentionnent ou non, tiennent compte, à côté ou au-delà de l'activité surréaliste, d'activités d'un autre caractère.

  • Albert Valentin :

Loin de faire bon marché des questions de personnes, je ne les sépare pas des seules questions morales qui me touchent et dont elles sont toujours le prolongement ou la conclusion.

Il compte sur leurs réponses pour juger ceux qu'il ignore mais il en est d'autres :

... qui me sont entièrement étrangers et pour lesquels j'entends ne rien risquer, - je veux dire, par exemple, les gens de Philosophies (et tout ce qui s'ensuivit : L'Esprit, Revue marxiste, Revue de psychologie concrète) dont il n'y a rien à attendre sinon le galimatias spéculatif et l'inaptitude à servir les valeurs sentimentales que je défends... A présent, je suis bien en peine de vous déterminer la nature que doit affecter la collaboration que j'envisage, et, réclamer que je le fasse aujourd'hui consisterait à me demander de quelle sorte sera la prochaine saloperie qui se produira et contre laquelle il conviendra de s'élever.

  • Paul Eluard :

Mon activité ne saurait se réduire à une forme individuelle et, quel que soit le résultat de notre tentative de regroupement, je reste et resterai solidaire de tous ceux qui ont toujours montré leur volonté d'agir en commun pour une cause véritablement révolutionnaire... Il me sera probablement impossible d'assister aux débats qui suivront votre consultation, mais je vous prie de considérer que je fais entièrement confiance à André Breton et à Louis Aragon pour me représenter. L'activité surréaliste ne saurait être abandonnée, mais il est à souhaiter qu'aucun effort parallèle ne soit négligé, ni isolé.

  • Maxime Alexandre :

Cette activité commune, qui pour moi personnellement est une de mes raisons d'être, doit très exactement correspondre aux nécessités révolutionnaires actuelles, et à la fois être rigoureusement adéquate à nos exigences les plus profondes.

  • René Crevel :

A l'opportunisme de la grande presse, aux sophismes distingués de tant d'inutiles revues, à tous ceux qui tiennent boutique de bonne grosse muflerie, de grâces particulières, d'esthétisme ou de louche subtilité, de Clément Vautel à Jean Paulhan, il conviendrait d'opposer, et d'urgence, l'accord que j'estime, a priori, parfait entre les destinataires de cette lettre sur des points précis tels que : question coloniale - la loi nouvelle permettant d'emprisonner de un à cinq ans quiconque, par ses écrits ou ses discours, a voulu diminuer le prestige de la France - la loi sur le respect dû aux militaires. Il s'agirait de reprendre l'activité commune telle qu'elle s'exerça au temps de la Lettre à Claudel et de la protestation à propos de la guerre du Maroc.

  • E.L.T. Mesens :

Dans l'état où je me trouve actuellement, je ne puis que faire confiance à une activité collective telle que vous pouvez la comprendre et à laquelle je voudrais pouvoir me consacrer sans réserves... Il importe que nous ne laissions rien passer qui puisse, pour ou contre, solliciter notre intervention.

Nous ne manquerons pas de signaler qu'au détriment même de propositions propres à exalter quelques-uns, ce qui prime dans les trois réponses auxquelles nous arrivons est un esprit de conciliation qui suppose la considération de toutes les personnes interrogées.

Ainsi, André Breton se borne à rappeler qu'au-delà des relations particulières entre ces personnes, il existe une possibilité d'accord spontané qui ne saurait être sacrifiée au jeu de ces relations :

Pour quelques-uns d'entre nous, si je me souviens bien, il était question de faire prévaloir par tous les moyens une sorte d'innocence active à quoi tous les prétextes étaient bons pour se manifester et dont le seul mode adéquat d'expression était, sous toutes ses formes, la violence... Il est, à mon sens, très fâcheux que cette violence qui nous est donnée et à laquelle nous avons dû tant de fois, sans nous connaître ou après nous être perdus, les uns les autres de nous reconnaître (j'en appelle à Morhange, à Prévert, à Artaud, à Carrive, à Tual, et même à Leiris, et même à Masson s'ils se détournent), que cette violence passe au service d'intérêts particuliers tout à fait dérisoires et se dissipe dans des querelles stériles.

Ainsi, Raymond Queneau ne voudrait voir soulever ces questions personnelles qu'à toute extrémité :

La littérature guette son homme au carrefour du scepticisme et de la poésie. L'action collective peut seule redresser les égarements individuels... Il s'agit donc de vaincre le confusionnisme qui semble obnubiler la plupart des esprits... Il ne faut pas trahir les ouvriers qui font la Révolution : les questions personnelles se posent lorsqu'il s'agit de traîtres.

Ainsi, Louis Aragon, qui envisage la question d'un point de vue expérimental :

Qu'espérons-nous ? Cette question est bien inutilement humoristique. Ce n'est cependant pas de considérer que les résultats négatifs sont encore des résultats qui doit me faire, personnellement, passer pour un amateur de défaites. Je souhaite, bien entendu, un accord entre les gens auxquels nous faisons appel. Je le souhaite exactement, comme devant le fait acquis, j'en ratifierai la carence.

Par contre, Frédéric Mégret, Pierre Unik, Jean Caupenne, Georges Sadoul soulèvent violemment les questions personnelles.

  • Frédéric Mégret :

1° Artaud, Vitrac, complètement impossibles (puisqu'il faut le répéter) ; 2° les gens du Grand Jeu, groupe littéraire issu d'une même classe de lycée, prêts à toutes les petites et grandes saletés pour faire leurs petits bonshommes de chemins... Je suis d'ores et déjà bien décidé à suivre Aragon et Breton dans toutes les entreprises qu'ils mèneront dans l'avenir.

Pierre Unik, tout en refusant de croire que des différences individuelles puissent anéantir les possibilités d'action commune, fait objection à toute possibilité de collaboration avec Artaud et Vitrac, Le Grand Jeu et :

quelques maniaques de l'obstruction et de la démoralisation à tout prix qui se découvriront au cours du débat... Je fais par contre confiance tout particulièrement à Aragon, Baldensperger, Boiffard, Breton, Caupenne, Eluard, Ernst, Fourrier, Genbach, Goemans, Mégret, Morise, Nougé, Péret, Queneau, Sadoul, Savitry, Tanguy, Thirion, Valentin.

  • Jean Caupenne :

Je crois nuisible une collaboration avec un certain nombre de destinataires de votre lettre. En premier lieu celle d'êtres particulièrement tarés comme Artaud et Vitrac, celle des anciens collaborateurs de Philosophies qui viennent de se faire une situation dans le communisme. Quant au Grand Jeu, plusieurs de ses collaborateurs ne se contentent pas d'être des métaphysiciens distingués : quand dernièrement il s'est agi de communiquer à Thirion le texte du manifeste des élèves de l'E.N.S., ils s'y sont refusés pour des raisons que j'aimerais entendre préciser dans la réunion prochaine. J'ai une confiance trop absolue, pour le présent et l'avenir, en André Breton et Aragon pour ne pas faire confiance à leurs amis présents et futurs.

  • Georges Sadoul demande qu'on tire parti de l'attitude de chacun :

Il y a grand intérêt à solliciter de tous les destinataires de cette lettre une adhésion à une action commune - si discutables ou si suspects que certains d'entre eux puissent être - afin de compromettre ces derniers s'ils acceptent ou de tirer parti de leur refus s'ils se dérobent.

Après des attaques contre le groupement Philosophies, « universitaires et contre-révolutionnaires », les membres du Grand Jeu (à propos de la récente affaire de Normale), Bernier, Guitard, Crastre et Altman « qui ont assez démontré leur gâtisme velléitaire », Vitrac et Artaud « leur saloperie de petits littérateurs », il conclut en faisant « confiance à toute activité qui s'organisera autour de Breton et d'Aragon ».

Enfin, nous terminerons par trois réponses dont les signataires, qui poursuivent pour leur compte une activité d'ordre politique, se prononcent tous les trois en faveur d'une activité commune.

  • Marcel Fourrier :

Je ne me désintéresse absolument pas des possibilités d'action commune entre un certain nombre d'hommes. Encore faut-il que ces hommes soient des révolutionnaires, car une seule action commune m'importe : celle qui mène vers la Révolution et j'entends bien la destruction totale de l'ordre social bourgeois, son origine de production économique, son esprit.

Pour ma part, je pense que l'activité commune qui continue à rassembler un certain nombre d'entre nous autour de la défense de quelques idées et de quelques principes sur lesquels se comptent aujourd'hui les seuls révolutionnaires dont je veuille me soucier, ne peut se manifester dans un sens admissible pour moi que dans une solidarité absolue avec Trotsky, par exemple - pour prendre un cas-type compréhensible par tous et devant lequel personne ne puisse se dérober.

Ce premier point éclairci, nous pourrons procéder à un nouveau recensement de nos forces et porter le second point de l'examen auquel nous voulons procéder sur la meilleure utilisation de l'activité de chacun. Je ne suis pas absolument adversaire de différentes sortes d'activités, pourvu que je pense que le but envisagé par chacun d'entre nous reste bien identique. L'activité d'André Breton par exemple et celle de Louis Aragon, bien que non spécifiquement politiques comme la mienne, me semblent bien conformes cependant à une même conception de la recréation d'un monde.

Mais, parmi les personnes à qui votre lettre s'adresse et que je connaisse soit personnellement, soit de réputation, j'en vois bien peu à qui je puisse faire une telle confiance et ne pas pousser absolument sur le terrain politique : le seul où il soit impossible d'échapper immédiatement aux conséquences de l'action révolutionnaire - pour l'instant la répression - je cite des noms : Aragon, Pierre Bernard, André Breton, Paul Eluard, Max Ernst, Malkine, Pierre Naville, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Pierre Unik et bien entendu vous-même.

  • Pierre Bernard :
    • Non.
    • Illimitée. Quant aux personnes, la question peut être résolue en séance, comme pour Artaud, Soupault et autres Morhange.
  • André Thirion :

Mon cher Queneau,

Ce qu'on a toujours caché sous le vocable « questions personnelles » m'intéresse beaucoup. Je ne pense pas que la désunion que tu déplores soit l'effet de disputes aussi mesquines. Les raisons en sont plus sérieuses. Tellement que s'en remettre à des « déterminations extérieures » pour tout arranger me semble être la politique de l'autruche. Les désaccords sont suffisamment profonds pour qu'ils ne puissent être résolus dans l'enthousiasme.

Mais si on les veut résoudre, reste à savoir qui doit y mettre du sien. Or, il semble qu'en 1929 les borgnes partagent la royauté avec les bigles. Depuis quelques années, la presque unanimité des gens s'attachent à ne rien vouloir comprendre. Ce n'est certes pas la faute de l'histoire qui leur en a offert les moyens. Et on crève faute de bien assimiler.

Voyons un peu nos intellectuels. Voici des exemples d'activité contemporaine :

Nous a-t-on assez couru sur le haricot avec M. Bergson, le bergsonisme et les bergsoniens ? On nous menace maintenant de la psychologie concrète ! Des gens qui se découvrent subitement anti-bergsoniens se préparent à bien nous emmerder. Ne désespérons pas d'en trouver un jour des pour ou contre MM. Alain et Benda. Passons...

Au hasard de la pêche : on finit par lire et commenter les galimatias de M. Drieu La Rochelle. M. Berl, pauvre crétin, le bourgeois type, dont l'horreur du machinisme ne l'empêche pas d'apprécier les nouveaux modèles de la General Motors, l'escroc Malraux qui, espérons-le, continuera sa besogne de salaud en donnant pour suite aux « Conquérants » une vie aventureuse du colonel Lawrence, passent maintenant pour des révolutionnaires. Il n'est pas jusque dans le camp des gens honnêtes et plus sérieux où ne règne l'obscur ! A quels purs esprits a donc songé Naville (dont on se souvient par ailleurs de la brillante campagne contre Barbusse) en écrivant « La Révolution et les Intellectuels » ? Où veut-il en venir ?

... « Il faut, dit-il, organiser le pessimisme ; ou plutôt, puisqu'il ne s'agit que d'obtempérer à un appel, il faut le laisser s'organiser dans la direction du prochain appel » ...

Voilà qui est typique de la perte du sens des réalités chez un homme dont on pouvait attendre beaucoup : goût de l'abstraction, amour du vide (particulièrement vif, semble-t-il, chez Francis Gérard), mais où est la Révolution dans tout cela ? Il est certain que l'idée du matérialisme, en France, se perd dans la nuit des temps !

Bien qu'on puisse être sûr de trouver toutes ces erreurs, un jour, en bien meilleure place, j'en serais moins inquiet si je ne sentais devenir de plus en plus imprécise la tradition révolutionnaire.

Marx, qui bien souvent n'y figure que comme ancêtre, Engels inconnu, Lénine, pour ne citer que ceux dont on imprime les noms, apparaissent, dans l'énorme majorité de la littérature communiste actuelle, comme des schémas à côté desquels les yeux les moins ouverts voient s'organiser la vie.

Mais est-il besoin de conjurer des spectres pour y remédier ? Car la critique qu'on prétend nous offrir de cet état de choses est pire encore que le mal. Dans les organes des morceaux de l'opposition, on a le goût d'autres fétiches. On y passe son temps à gémir au milieu d'une grande incohérence de propos.

Rien que dans la philosophie et la politique, vois-tu, mon cher Queneau, les désaccords sont bien affirmés.

En voici quelques-uns de mis en cause de ceux à qui tu as adressé ton enquête. Je pourrais maintenant déplorer l'absence de sens moral qui caractérise aussi cette belle époque, parler du comportement des gens dans la vie affective, ce qui est beaucoup plus important qu'on le croit quand il s'agit d'action... Nous n'aurions pas fini...

A part cela, il est toujours utile de s'expliquer et de faire s'expliquer les autres, car si on ne trouve pas d'autres avec qui s'entendre, il ne peut évidemment être question d'action collective.

Ainsi, il me paraît toujours excellent de réunir le plus possible de signatures au bas d'un manifeste objectif. Par exemple, dans le domaine des généralités, contre la répression, contre la guerre, contre l'armée. Il sera difficile d'être plus particulier (par exemple contre le travail) sans accepter l'éventualité d'un déchet. C'est justement une belle expérience à tenter, au moment où si peu de gens veulent vraiment dire ce qu'ils pensent.

A la faveur de ces opérations, on en pourra venir à quelques questions fondamentales (matérialisme, usage de la dialectique, tactique révolutionnaire) qui demandent une mise au point. Espérons que nous aurons pu nous entendre à quelques-uns, pour faire, à temps, cette indispensable besogne.

Mais, d'ores et déjà, je dois dire que je ne compte pas sur MM. Altman, Bernier, Crastre, Fégy, Guitard, Massot, qui ont été ou sont encore mieux que quiconque en place pour bien faire et qui n'ont jamais rien fait que prouver leur incapacité. Qu'on s'en rende compte ! Leurs coups de gueule à tort et à travers ne cachent, pour les uns, qu'un crétinisme désespérant, pour les autres que le seul souci d'habiller les révolutionnaires en petits-bourgeois.

De même, qu'ils se traînent seuls de fumier en fumier, le cadavre qui s'appelle Artaud et la limace qui a nom Vitrac.

Voilà pour ceux qui ne peuvent plus rien nous apprendre sur eux-mêmes. Mais la liste n'est pas close. Je dois y ajouter, malgré l'incertitude du devenir, des gens plus jeunes.

L'histoire nous apprend que le danger essentiel est toujours dans nos propres rangs. Le moins que j'en puisse dire ici est que je me sens pris de la plus extrême méfiance à l'égard des hommes qui ont successivement formé les groupes Philosophies, L'Esprit, pour, à la suite de la plus effarante des évolutions, se trouver à la direction de La Revue marxiste, aux côtés de M. Rappoport. Aujourd'hui, ce n'est que la confusion, l'emmerdement, le manque total de sens critique. Demain... (mais de quoi demain sera-t-il fait ?)

Eh bien, je pense que ce n'est déjà plus faire une prédiction que d'affirmer qu'il est dans le cours normal des choses de rencontrer demain, à La Revue marxiste, le rassemblement de tout ce qu'un communiste sera obligé de combattre.

Mais, descendons plus bas. Vraiment, il me paraît impossible d'avoir jamais quelque chose en commun avec les petits esthètes du Grand Jeu. J'avoue que rien ne m'est aussi répugnant que les désespérés-au-sommeil-de-plomb, les pessimistes-à-la-noix et les révoltés de couchette, surtout quand il s'agit là de trucs pour arriver plus rapidement à chanter des cantiques dans les feuilletons, colonnes et autres lieux des Nouvelles littéraires.

A leur aise, mais ces voies ne sont pas les nôtres. Et s'il fallait leur abandonner la jeunesse, périsse cette jeunesse dans les patronages de leurs curés.

La lecture des lettres n'ayant soulevé aucun incident, la parole est donnée à André Breton qui, justice rapidement faite des manoeuvres qui tendent à le représenter, seul ou avec Aragon, comme devant supporter la responsabilité directe, quoique inavouée, de la démarche du 12 février, accorde que les mots « répression intellectuelle » ont été employés au cours de la lettre d'une manière abusive et impropre. Ceci dit, reste à aborder l'objet même de la réunion. Il est bien entendu que l'ordre du jour n'est pas intangible. Rien de plus risqué et de plus vain que, conscience prise des divergences qu'accusent les lettres et aussi de quelques autres, de soulever immédiatement la question Trotsky et, étant donné la manière plus que délicate dont elle se pose, de tenir pour vraiment significatif et pour valable, à quelque égard que ce soit, un accord à peu près général susceptible de s'établir à ce sujet. Plusieurs questions préalables sont à résoudre : il y va des droits que chacun peut avoir de prendre position en pareille matière. A l'assemblée de se prononcer d'abord sur le degré de qualification, morale ou autre, mais sans doute morale, de chacun. Ce degré de qualification de chacun est fonction de ce qu'on peut savoir, d'ores et déjà, de son activité. Il implique la stricte considération du rapport qui existe entre les manifestations objectives de l'activité de chacun et ce qu'on sait de chacun en dehors de ces manifestations.

Or, abstraction faite du signe de vie qu'elles ont donné ou non en réponse à la lettre du 12 février, les personnes consultées se répartissent d'elles-mêmes dans deux catégories : alors que les unes semblent s'être délibérément consacrées à l'accomplissement d'une tâche révolutionnaire (Bernard, Fégy, Fourrier, Naville, Thirion), les autres, à en juger par leur comportement général, ne militent pas au sens révolutionnaire du mot. Tant s'en faut que pour cela elles aient partie liée les unes contre les autres : elles s'accordent, au contraire, pour se désigner, le cas échéant, celles d'entre elles qui donnent prise à la corruption, celles qui, d'un côté ou de l'autre, se conduisent d'une manière équivoque. A considérer ceux des destinataires de la lettre qui se placent sur le terrain politique, s'il est d'un médiocre intérêt d'apprécier plus longuement l'attitude de Bernier et de Guitard, convient-il de laisser impunément se poursuivre l'activité de Morhange, qui, depuis longtemps, s'est révélée plus que suspecte ? Comment l'actuel directeur de La Revue marxiste peut-il être le même homme que celui qui écrivit, en octobre 1924, cette lettre adressée aux surréalistes et publiée dans la N.R.F :

Messieurs,

J'ai reçu votre lettre mauvaise. (*)

Vivant parmi des esclaves dévoués, vous imaginez qu'il n'est plus d'homme qui ne s'effraye de vos cris. Vous vous trompez infernalement. Et c'est parce que vous êtes le Mal. Mais Dieu sera fidèle à sa parole, sachez-le. Puissiez-vous déjà en douter légèrement.

(*) On trouvera plus haut le texte de la Lettre à Pierre Morhange. (N.D.E.)


... Je voyais à nouveau l'Esprit, l'Amour et le Fait d'Homme. Je proclame leur éternité. Et c'est vous qui m'apportez la persécution. Messieurs, cette persécution dérisoire ne saurait nourrir notre âme qu'éternisèrent des persécutions immenses. Vraiment c'est cette faiblesse des haines plus que leur méchanceté qui me désespère.

Malheureux hommes, je vous adresserai des paroles non de haine. Vous avancez pour que je vous combatte. Je vous combattrai. Et je vous vaincrai encore par la Bonté et l'Amour.

Et je vous convertirai au Tout-Puissant.

Alors nous saurons tous que les battements de nos poitrines louent le règne de Dieu.

Gloire à Dieu dans le Ciel et sur la Terre.

Tout ce que nous pouvons savoir de Morhange est de nature à nous faire dénoncer ce qu'il peut entreprendre aujourd'hui. Nous sommes qualifiés pour le faire. Nous disposons des éléments nécessaires. C'est là un travail négatif, si l'on veut, mais qui s'impose. Ce travail est de ceux qui peuvent nous donner conscience de ce que nous sommes. Qui pense autrement ? (L'assemblée consultée manifeste unanimement son accord.)

A l'intérieur du surréalisme, les défections ne font qu'éclairer de leur vrai jour certaines mentalités : l'arrivisme ignoble d'Artaud et Vitrac, pour qui il n'est pas de sot métier, fût-ce celui d'indicateur de police. Tout comme Morhange, ils se sont d'ailleurs bien gardés de se rappeler aujourd'hui plus qu'il ne fallait à notre attention. Ils ne seront pas les derniers à se caractériser de cette manière : on peut le déduire de quelques-unes des lettres qui nous sont parvenues.

Reste l'espoir qui rassemble ici un certain nombre d'hommes de pouvoir s'unir sans arrière-pensée, ne serait-ce que pour faire aboutir certaines revendications communes tout à fait essentielles qui, sans cela, disparaissent derrière les divergences plus ou moins marquantes de groupement à groupement, voire d'individu à individu. La chance de détermination d'un terrain d'entente dépend de la possibilité de sacrifice provisoire de chaque point de vue particulier. Il s'agit donc, pour ceux qui se réclament du point de vue communiste proprement dit, de faire momentanément abstraction de ce point de vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent, à l'heure actuelle, de la diversité des thèses en présence : approbation de tous les mots d'ordre, discussion dans le parti, oppositions diverses hors du parti), pour ceux qui se réclament du point de vue surréaliste, qu'il leur paraisse ou non compatible avec le précédent, de faire momentanément abstraction de ce point de vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent de l'importance variable accordée à l'action sociale, à la subversion sous toutes ses formes, à la poésie, à l'amour, au doute planant sur la réalité, à la violence, etc.), et de même, pour les anciens collaborateurs de Correspondance, pour quelques indépendants et pour les collaborateurs actuels du Grand Jeu, de faire momentanément abstraction de ce qui les groupe aussi bien que ce qui les isole. C'est à ce prix (mais chacun en est-il bien convaincu ? la réponse globale du Grand Jeu ne le prouve pas) que nous parviendrons à imposer une faible partie de ce que nous voulons.

Breton, qui tient à ce qu'il ne soit procédé à l'examen du problème posé par l'exil de Trotsky qu'autant qu'auront été résolues un certain nombre de questions préalables et qu'on se sera entendus sur un certain nombre de concepts fondamentaux, rappelle que, quoi qu'on en ait dit, une position révolutionnaire peut être définie, qui n'implique pas, pour des gens dont les facultés employables sont d'une autre sorte, l'attitude et la vie de militant. Il s'en réfère aux déclarations de Panaït Istrati, publiées dans le numéro du 23 février dernier des Nouvelles littéraires. A l'interviewer, lui rappelant qu'il a écrit : Je ne suis pas un écrivain de métier et je ne le serai jamais, Istrati répond : Je ne suis pas non plus un révolutionnaire de métier et je ne le serai jamais. Contrairement aux révolutionnaires bourrés de doctrine dont la plupart trahissent à tour de bras, ma route, depuis 1902, n'a jamais dévié. Je suis resté le révolutionnaire sentimental qui à soudé son destin à celui des vainqueurs du cuirassé Cneaz Potemkine, au débarquement desquels j'assistai en 1905, à Constanza. Je me souviens du grand Matouchenko, le chef des révoltés, dont le regard et le dur visage exprimaient cette foi révolutionnaire qui jamais ne devient profession (1). De cette foi, Istrati a-t-il pu dire que jamais elle ne devient profession, s'est-il servi de l'expression de « révolutionnaire sentimental », c'est peu probable mais, au-delà de la trahison possible d'un Lefèvre, il n'en reste pas moins que, de la part d'Istrati, comme le montre bien le contexte, il ne s'agit pas de l'affirmation individuelle et platonique d'un état d'esprit de révolte et d'une sympathie indistincte à l'égard des révoltés mais bien d'un espoir absolu dans la Révolution sociale, d'une confiance absolue dans les droits, et dans la force pour les imposer, du prolétariat. Breton demande si chacun partage absolument cet espoir. (Oui, à l'unanimité.)

Ceci étant entendu, sans quoi aucun débat ultérieur n'eût été admissible, il convient d'aborder une question qui reste brûlante et qui s'adresse aux collaborateurs du Grand Jeu.

Le Grand Jeu s'est signalé jusqu'ici à notre attention : 1° par la publication d'un numéro de revue dont ce n'est pas le moment de faire l'apologie ni le procès mais dont nous retiendrons qu'à côté de déclarations de révolte de caractère anarchiste, on y peut relever une proposition lapidaire concernant la préférence donnée à Landru sur Sacco et Vanzetti et un emploi constant du mot « Dieu » aggravé encore du fait que dans l'un des articles on précise qu'il s'agit bien d'un Dieu unique en trois personnes ; 2° par les propos que certains d'entre nous ont été amenés à échanger avec ses rédacteurs - et ces conversations expliquent, peut-être mieux que le numéro précédent, la présence parmi nous des membres du Grand Jeu - ; 3° par sa participation avec nous à


(1) Breton note que c'est au cours de cette interview qu'Istrati, invité à faire connaître son sentiment à l'égard de Trotsky, n'hésite pas à déclarer : Trotsky, ou l'opposition, c'est la réserve d'or de la révolution russe. Sans cette réserve, vraiment, je ne sais pas comment il y aurait un progrès révolutionnaire en Russie et dans le monde. Ce serait déjà le piétinement, l'enlisement. Il ne saurait s'agir, d'ailleurs, d'adopter d'enthousiasme cette conception.


certaines manifestations publiques de l'espèce de celle du théâtre Alfred Jarry et de la salle des Sociétés savantes (ligue contre la licence des rues) ; 4° par la communication qu'il nous a faite d'une sorte de pétition destinée à paraître dans Les Nouvelles littéraires, en réponse à une enquête sur l'état d'esprit des étudiants. On connaît les faits : quatre-vingt-trois normaliens ont signé une déclaration contre la préparation militaire. Devant l'émotion soulevée par celle-ci dans la presse et les menaces de répression, ils sont amenés pour la plupart à renier leur signature. Parmi ceux d'entre eux qui n'ont pas faibli, il s'en trouve dix seulement pour accepter de signer un texte plus violent que leur propose l'un d'eux, nommé Bénichou, pour servir de réponse à l'enquête des Nouvelles littéraires qui ne se sont faites l'écho que des réponses de caractère réactionnaire. A ces dix signatures viennent s'ajouter celles d'un certain nombre d'étudiants des facultés et, à ce titre, de plusieurs des collaborateurs du Grand Jeu. Ce sont ceux-ci qui vont le présenter à Martin du Gard, qui se refuse à le publier. Nous étions au courant de cette démarche : à deux reprises Lecomte et Vailland, qui nous avaient montré rapidement le texte en question, discutent avec nous de l'opportunité et de la nécessité, que nous faisons valoir, de la publication de ce texte. Mais où le publier ? Nous leur en offrons les moyens. Sur ces entrefaites, nous apprenons que les dix normaliens signataires, à la suite d'une mesure prise par le directeur de l'école interdisant formellement aux élèves de l'E.N.S. toute déclaration collective non approuvée par lui, s'alarment et s'opposent à la publication d'un texte qu'ils ont déjà signé, texte qui comporte la condamnation de la famille et de la patrie. Ce texte était alors entre les mains de Gilbert-Lecomte. Ni les déclarations précises faites à Daumal et Vailland par plusieurs d'entre nous, ni une démarche tentée par André Thirion à l'Ecole Normale auprès de Bénichou ne purent modifier cet état de fait. Que des normaliens signent un texte et renient leur signature, qu'ils n'osent s'exposer au risque que comporte la publication de ce qu'ils ont pensé, il n'y a rien là pour nous surprendre - ne s'agit-il pas d'élèves d'une des grandes écoles bourgeoises ? - mais, ce qui est grave, ce qui est de nature à faire douter du sérieux des sentiments mêmes qu'ils expriment, c'est que des intellectuels, qui tendent à se définir sur le plan révolutionnaire, comme certains collaborateurs du Grand Jeu, aient eu entre les mains le document dont nous parlons sans en prendre même copie et qu'ils l'aient purement et simplement rendu à leurs camarades de Normale.

La discussion s'engage sur ce sujet. Gilbert-Lecomte fait valoir qu'il n'a pas cru devoir passer outre aux volontés des Normaliens parce que certains d'entre eux, sinon tous, lui paraissent des révolutionnaires qu'il n'a pas voulu compromettre et faire mettre à la porte de l'Ecole Normale. Thirion intervient pour dire que lorsqu'il a redemandé le texte à Bénichou, il était entre les mains de Gilbert-Lecomte et fait préciser que c'est à la suite de son entrevue avec Bénichou que celui-ci l'a réclamé à Gilbert-Lecomte pour le faire disparaître. Aragon fait observer que le seul service à rendre à un révolutionnaire est de le faire congédier de l'Ecole Normale. Il demande à Gilbert-Lecomte s'il est bien sûr que c'est la crainte de nuire aux signataires qui l'a poussé à agir ainsi, si ce n'est pas plutôt celle de leur déplaire et d'altérer la nature de ses relations avec eux. Allusion ayant été faite à une lettre de Bénichou à André Breton, les collaborateurs du Grand Jeu en demandent communication et lecture en est donnée :

Monsieur,

J'ai en ma possession la lettre et les signatures. J'ai suffisamment expliqué à Thirion pourquoi je ne juge pas devoir vous les transmettre. Quel que soit le jugement que par ailleurs je porte sur la personne de la plupart des signataires, certains d'entre eux ont voulu se taire devant la répression. La situation ne permet en rien de les accuser. Vous et vos amis ne faites pas autrement quand, dans une manifestation, les flics vous mettent la main au collet.

D'ailleurs, rien ne vous permet, vu que jusqu'ici vous n'avez couru aucun danger sérieux, d'exercer, sur le point précis dont il est question, un contrôle sur qui que ce soit. Je m'étonne que vous sembliez exiger un scandale qui ne vous nuirait en rien.

Pour ma part, ce que disait la lettre en question, je compte bien pouvoir le dire encore quand il me plaira et comme il me plaira : la France n'existe pas pour moi et je baise quand j'en ai envie. Plus précisément j'emmerde l'Ecole Normale Supérieure, ce qui probablement n'est pas votre cas, puisque vous avez adressé deux de vos livres en « hommage à la bibliothèque de l'E.N.S. » (c'est votre dédicace) et que vous avez maintenant l'honneur d'être placé au rayon des Beaux-Arts (BA d 428. 29 8°) parmi les livres d'Emile Mâle et autres immondes critiques d'art, si bien que tout normalien curieux de littérature moderne se croit autorisé par vous à vous juger et assuré de votre sympathie.

Je saisis ici l'occasion de vous rappeler l'ignoble article de Lazareff sur Aragon et vous, que j'ai lu dans « Gringoire » il y a un mois et demi. Que vous vous soyez laissé situer de cette façon par le dernier des Cons, c'est votre affaire, et, la polémique n'étant pas mon fort, je n'aurais pas été vous chercher pour vous en parler si vous n'aviez fait naître, ces jours derniers, des circonstances un peu spéciales et où certaines précisions s'imposaient.

J'estime donc nécessaire de vous faire remarquer que, d'une façon générale, les révolutionnaires ne vous doivent aucun compte, que pour ma part je considère votre juridiction comme inexistante et m'y soustrais entièrement. Je serais très étonné que cela ne vous parût pas naturel.

Après de vives protestations de Pierre Bernard et de Marcel Fourrier, Gilbert-Lecomte, parlant au nom du Grand Jeu, déclare se désolidariser entièrement du contenu de cette lettre. Bernard fait observer à Gilbert-Lecomte que cette désolidarisation ne touche pas au fond du débat. Il s'agit de sa conduite à lui, Gilbert-Lecomte, en pareille occasion. Ne peut-on craindre que, dans des circonstances plus graves, il compromette de la même façon, pour des raisons de scrupule personnel, une situation où il serait appelé par hasard à jouer un rôle capital ? Le comprend-il ? Gilbert-Lecomte répond que oui.

Cette dernière partie de la discussion a été marquée par de violents incidents mettant aux prises les collaborateurs du Grand Jeu et certains des assistants, notamment Jean Caupenne, qui avaient déjà, dans leurs réponses, manifesté leur défiance à l'égard du Grand Jeu.

D'autre part, Breton, sans revenir sur un fait acquis, à savoir la réponse collective du Grand Jeu, s'inquiète du maintien au sein d'une assemblée comme celle-ci d'un groupe constitué, auquel bien entendu il serait trop simple d'opposer un ou plusieurs groupes immédiatement reconstituables. Gilbert-Lecomte, au nom du Grand Jeu, s'étonne et affirme que de toute façon l'accord qui règne entre les collaborateurs du Grand Jeu se trouverait maintenu, qu'ils parlent successivement ou que l'un d'eux exprime leur opinion commune. D'autre part, ils constituent un groupe très jeune, qui n'a jamais pris part à une semblable tentative de rapprochement ; ils seraient désireux, comme l'annonçait le postscriptum de la réponse collective, de connaître les raisons de l'échec des entreprises précédentes, sur lesquelles ils possèdent peu de renseignements. Aragon répond que c'est justement la persistance de liens analogues qui a compromis ces entreprises. Gilbert-Lecomte demandant en quoi, Bernard expose brièvement les faits qui, après la déclaration : « La Révolution d'abord et toujours ! », ont amené au sein d'un groupement en apparence parfaitement uni (Philosophies) une rupture entre ses éléments, le dressant, lui, Bernard, contre Morhange sur une question essentielle.

Breton déplore à ce sujet que le désir de faire front des collaborateurs du Grand Jeu empêche d'apprécier diversement, comme cependant il convient, l'activité des individus. Il lui est impossible de faire une égale confiance à tous les membres de ce groupement sur une simple déclaration de solidarité de leur part. Faut-il bien entendre qu'ils prennent tous à leur charge, par exemple, les articles de Roger Vailland parus dans Paris-Midi ? Vailland déclare immédiatement qu'il sait quels articles vont lui être reprochés ; ceux-ci sont d'ailleurs vieux de six mois ; d'autre part, conseil pris de ses amis, il ne signe plus ses articles de journal que d'un pseudonyme. On lui fait observer que cela revient au même : ces articles sont de même nature. Gilbert-Lecomte déclare que, bien entendu, le fait de collaborer à un journal donné implique la nature de la collaboration. Aragon proteste et cite l'exemple de Robert Desnos et de Benjamin Péret qui, dans des conditions diverses, n'ont jamais publié rien dont ils aient à rougir. Vailland déclare qu'il ne s'estime pas plus coupable que l'ouvrier qui fabrique des obus. Protestations diverses (Thirion, Queneau, Bernard, Caupenne, Unik). Lecture est donnée de deux articles : « Le Souvenir de Guynemer » et « L'hymne Chiappe-Martia ». Voici ce dernier :

M. Chiappe est un peu comme un grand-père qui comble de cadeaux ses petits-enfants et à qui ceux-ci, pour le remercier, ménagent d'agréables surprises. C'est ainsi que M. Bleu, chef de musique des gardiens de la paix, a composé en grand secret une marche en l'honneur du préfet de police, qui fut jouée au cours d'une récente réunion intime au stade de Pantin.

« Je ne voulais pas qu'on sache que c'était mon oeuvre, nous dit M. Bleu. Aussi je l'avais signée du nom de ma mère... »

Mais comme un enfant qui veut triompher de la modestie de son frère, un des gardiens de la paix qui rédigent le journal corporatif révéla le secret et s'arrangea adroitement pour que M. Chiappe lût l'écho. M. Bleu fut félicité.

C'est avec une voix émue et un bon sourire que le chef de la musique des gardiens de la paix nous conte, en lissant ses grosses moustaches blondes, ces incidents touchants. Ce Bordelais qui, après 35 ans passés dans la capitale, a perdu l'accent natal, faisait déjà de la musique à l'âge de neuf ans.

« Mais jamais je n'eus tant de plaisir à composer un morceau », nous déclare-t-il.

Souhaitons que les Parisiens soient également ravis d'entendre dans les squares publics l'hymne intitulé Chiappe-Martia, à la gloire de l'épurateur de notre capitale.

Cette lecture soulève diverses protestations et provoque des altercations difficiles à noter. L'expression : « épurateur de notre capitale » est reprise et soulignée. Fourrier s'étonne de la présence parmi nous du signataire de ces lignes. Gilbert-Lecomte cherche à atténuer l'effet produit par cette lecture en insistant sur l'ancienneté de la publication. Comme on désire savoir en particulier de chacun des collaborateurs du Grand Jeu ce qu'il pense des textes incriminés, Ribemont-Dessaignes qui, depuis quelque temps, a donné des signes d'impatience, se lève et menace de se retirer si l'on continue à faire état des questions de personnes. Il avait espéré, dit-il, que le débat porterait sur des sujets d'intérêt général. On lui répond qu'aucune question d'intérêt général ne peut être débattue avec des individus suspects. Il répond avec colère qu'il sait très bien à quoi tendent de tels procès et met en cause, à cet égard, Aragon et Breton, déclarant qu'il les a toujours vus agir ainsi et se complaire uniquement à un travail de juge de paix. Au milieu de divers mouvements, Breton le prie de ménager ses expressions. Ribemont-Dessaignes défend Vailland en disant qu'il faut bien que celui-ci « gagne son pain » et que ceux qui lui reprochent de tels articles, en interrogeant bien leur conscience, trouveraient probablement dans leur vie des choses aussi répréhensibles au point de vue révolutionnaire. Protestations multiples : on somme Ribemont-Dessaignes de s'expliquer. On apprend en tout et pour tout qu'Aragon et Breton ont collaboré jadis à La Nouvelle Revue française et à Commerce. Breton prend violemment à parti Ribemont-Dessaignes et l'accuse de ne vouloir quitter la salle que pour éviter d'être lui-même gravement mis en cause : n'est-il pas venu deux jours plus tôt demander à Aragon et à lui-même leur collaboration pour une nouvelle revue luxueuse, payant cinquante francs la page, qu'il dirige pour la France sans bien connaître ses répondants pour l'étranger (1) ? Ribemont-Dessaignes fait mine de rester pour se prêter à des explications mais, comme on entend en finir d'abord avec le cas Vailland, il déclare n'avoir pas de temps à perdre et gagne la sortie, accompagné de diverses huées et de cris : « A la porte ! »

Après son départ, la discussion reprend. Il s'agit de savoir si les collaborateurs du Grand Jeu se solidarisent avec les articles de Vailland. Il est très difficile d'en avoir le coeur net : une première déclaration collective, dont quelqu'un souligne le caractère chevaleresque, ne satisfait pas l'assemblée. Aragon essaye d'expliquer à Vailland qu'il n'est pas admissible qu'on passe outre, au mépris des graves arrière-pensées qui subsisteraient envers lui. On interroge nominalement chacun des collaborateurs présents du Grand Jeu. C'est d'une voix hésitante, c'est le moins qu'on puisse dire, que chacun d'eux déclare trouver ces


(1) Bifur.


articles regrettables et que certains mêmes affirment que, pour leur propre compte, ils ne les auraient pas écrits. Néanmoins, au-delà de ces articles, ils sont tous disposés à faire confiance à Vailland. A cet instant, Thirion se lève et déclare avec indignation qu'il ne restera pas un instant de plus avec des gens qui supportent que l'un d'eux se livre à l'apologie de Chiappe, « l'épurateur de notre capitale » : cette expression suffit, du point de vue auquel il se place, et il n'est pas le seul à s'y placer dans cette salle, à lui faire considérer Vailland comme un policier. Il quitte la salle.

Les dernières paroles de Thirion ayant soulevé les protestations du Grand Jeu, Aragon, n'abandonnant que le caractère injurieux de ces paroles, s'élève contre toute appréciation de la conduite de Thirion. Il fait un nouvel appel à la compréhension des collaborateurs du Grand Jeu, leur affirmant que, pour sa part, pour celle de Fourrier, de Queneau et d'Unik, il ne s'était jamais agi de les convoquer dans l'intention de les injurier mais que, comme à des degrés divers l'affaire de Normale et la collaboration de Vailland à Paris-Midi en faisaient foi, aucune activité commune avec eux n'était possible avant qu'ils eussent pris nettement conscience de ce que la plupart d'entre nous leur reprochaient. Vailland déclare regretter ses articles. Peut-on, dans ces conditions, lui faire confiance ? On vote à mains levées. Seuls les collaborateurs du Grand Jeu font confiance à Vailland. Après un tel vote, toute possibilité d'action commune est-elle écartée ? Les collaborateurs du Grand Jeu acceptent, en principe, si une telle action devait être engagée, de n'y figurer qu'à titre individuel et non en tant que membres d'un groupement. Malgré les protestations de plusieurs assistants opposés à toute collaboration avec Le Grand Jeu, Vailland est sollicité à plusieurs reprises de proposer lui-même une démarche susceptible de pallier à (sic) l'effet des articles qu'il regrette. Vailland, qui semble assez désemparé, ne trouve rien. C'est alors qu'à son défaut Breton fait une proposition minima : Vailland écrira une lettre, qui sera reproduite dans le prochain numéro du Grand Jeu et dont, par ailleurs, il laissera les surréalistes libres de faire usage, lettre dans laquelle il désavouera formellement ses articles en reproduisant et commentant les termes de « L'Hymne Chiappe-Martia » et en caractérisant son attitude d'une façon qui ne laisse pas d'équivoque. Vailland, d'accord avec ses amis, en prend l'engagement. Dans ces conditions, sous réserve de l'appréciation des termes de la lettre de Vailland, la possibilité d'une collaboration avec les membres du Grand Jeu est à nouveau mise aux voix à la suite d'une déclaration de Fourrier qui consent à accepter cette procédure. Alexandre, Kasyade, Mégret, Queneau et Unik se prononcent seuls contre toute collaboration. La séance est levée. On attendra de recevoir la lettre de Vailland pour poursuivre ultérieurement des débats dont la multiplicité des questions personnelles a seulement permis de poser le principe.

Le 14 mars 1929, Roger Vailland adressait à André Breton la lettre suivante :

Cher ami,

On a pris lundi soir prétexte de ma collaboration à Paris-Midi et, en particulier, d'un article paru il y a plusieurs mois et signé de mes initiales, sur M. Bleu, chef de la fanfare de la police municipale, pour m'accuser sur le point qui m'est le plus sensible : pour la première fois dans ma vie, on affecta de soupçonner ma sincérité révolutionnaire. J'ai bien voulu répondre parce que j'ai jugé que la cause qui nous réunissait valait la peine que je sacrifie ce que j'appellerai provisoirement de l'amour-propre.

Mais je mets en doute la sincérité de mes accusateurs. Ne savaient-ils pas pertinemment que, profondément et réellement, je vomis toutes les polices ? que quand je le déclare, c'est tout mon être qui le déclare ; et je vous autorise, vous et n'importe qui, à faire n'importe quel usage de cette déclaration que je revendique pleinement.

Ne savaient-ils pas aussi que, par contre, je n'attache aucune importance aux articles que j'ai écrits, écris et écrirai dans Paris-Midi ou autres journaux bourgeois pour gagner ma vie. Ils n'ont pour moi aucune réalité au seul sens valable de ce mot. J'ai déjà invoqué l'exemple classique du prolétaire qui fabrique des obus. Et me faire un grief moral de les écrire témoigne d'une bien étrange conception de la responsabilité.

Je précise : il eût été normal qu'on discutât pour savoir si ma collaboration à un journal bourgeois pouvait nuire à l'action que nous entreprenions. Tel eût été le point de vue de tout vrai révolutionnaire.

Mais qu'on prenne prétexte de cette collaboration pour prononcer sur ma personne un jugement moral, ou, plus généralement, qu'on prenne prétexte d'un acte dont on ignore même les mobiles, pour juger un être, je ne puis l'admettre. Vous reconnaîtrez vous-même que c'est là le procédé habituel des tribunaux bourgeois.

D'ailleurs, Jacques Prévert, que j'ai rencontré depuis, m'affirme que, vous ayant apporté lui-même l'article « incriminé », vous lui aviez dit, sans humour, que vous trouviez normal qu'on prenne cette façade pour gagner sa vie. Mais ce n'est pas ma manière de vous reprocher un changement d'opinion quant à un fait aussi particulier et aussi dénué d'intérêt.

Mais j'ai tout de même été surpris, puis indigné, du ton pris par la plupart des personnes présentes au débat de lundi soir. Et, encore une fois, il ne s'agit pas là d'une susceptibilité dont je fais bon marché en face de la cause qui nous réunissait.

J'attends votre réponse avec impatience.

Nous nous excusons auprès de nos lecteurs de reproduire in extenso un pareil tissu de palinodies. Cela nous dispense de tout commentaire. Voilà donc comment ces messieurs, une fois de plus, tiennent leurs engagements ; voilà de quoi ils sont tous solidaires. Que M. Vailland vomisse la police, c'est une image, pas très belle. Il sera vomi avec elle.

On se souvient que le vote du 11 mars, concluant à la possibilité d'une entente avec les collaborateurs du Grand Jeu, était conditionnel : la lettre de Vailland l'annule, et si la consultation consécutive à la lettre du 12 février peut avoir des suites et un sanctionnement (sic), cela dépasse le cadre du présent exposé. Nous avons surtout voulu montrer certains intellectuels à l'oeuvre, et à ce titre, nous nous en voudrions de passer sous silence la lettre suivante :

12 mars 1929.

Cher ami,

Mon admiration pour vous ne dépend pas d'un soupèsement perpétuel de vos « vertus » et de vos « torts ». Vous pensez bien que les reproches que je vous ai adressés hier soir, à vous comme aux autres surréalistes, ne sont qu'un argument en réponse à votre manière d'agir. Et je vous prie de croire que cela n'engage en rien le sentiment que je puis nourrir envers vous et Aragon, et qui reste entier.

Mais, ceci dit, j'ajoute que je remporte de la mentalité qui a présidé à la réunion d'hier une impression de tristesse qui me repousse dans mon isolement.

Ainsi, voilà à quoi aboutit toute votre volonté commune : jugement, jugement, jugement, et de quelle sorte ! Votre action révolutionnaire : lessive de personnes. En somme, avez-vous jamais fait autre chose ? Toute tentative collective n'a-t-elle jamais été autre chose que de perpétuels problèmes personnels, et généralement d'une mesquinerie de collégiens ? Quand aurez-vous fini de prendre la température des gens qui sont les plus proches de vous ? En fait d'action révolutionnaire, vous n'avez fait, je le répète, que du lessivage en famille. Cela n'a jamais franchi le petit cercle des personnages qui vous entourent, et, à ce sujet, il est même bien regrettable que, pour exécuter quelques-uns qui ont cessé de vous plaire, vous soyez si peu difficiles sur la qualité des autres.

Je considère que la besogne de soi-disant épuration (sic), de soi-disant mise au point (sic) à laquelle vous vous livrez, est absolument contre-révolutionnaire. Elle vous condamne à l'impuissance qui est la marque du mouvement surréaliste. Elle justifie l'opinion que l'on a de ce mouvement dans le parti communiste, c'est-à-dire dans la Révolution sociale en ce qu'elle comporte de précis. Je suis renseigné là-dessus. Et pourtant ledit parti n'est pas difficile en fait de méthodes personnelles !

Au lieu de détruire les mentalités contre-révolutionnaires, c'est vous-même que vous détruisez, dans la stérilité la plus désolante. Il serait certainement plus drôle de rendre l'existence de Poincaré impossible et de l'obliger au suicide, ou de figer une fois pour toutes le sourire de M. Doumergue.

Vous paraissez, au-dessous des considérations personnelles, avoir un souci constructif. Or, toute volonté d'action constructive me semble être de la littérature. Vous la fuyez, mais elle vous tient, et tous les motifs qui vous guident et ce qui en résulte, restent ce que vous vomissez cependant, de la littérature.

Vous êtes incapable d'adopter et de conserver tout au moins le point de vue négatif auquel je reste fidèle. Votre attitude ne peut que me refouler vers l'anarchie - avec toutes les réserves que vous admettrez que je puisse faire, ce mot ayant été affreusement compromis par de vagues politiciens.

Je profiterai d'ailleurs de cette lettre pour fixer ma position vis-à-vis du communisme : j'attends la révolution prolétarienne et j'y pousserai, quoique j'estime que l'action des intellectuels de notre sorte soit bien faible. C'est le prolétariat qui fera la révolution (et il ne paraît pas du tout disposé à la faire en France, ne vous déplaise). Et, par prolétariat, j'entends que les accommodements d'ailleurs compréhensibles de Fourrier tombent devant les faits. Voyez Russie.

Mais en ce qui concerne la période constructive révolutionnaire (si l'on peut dire), zut pour le communisme (ce qui s'accompagne de merde pour les autres formes de construction sociale).

Les « conceptions sociales » me paraissent être bien faiblement révolutionnaires en ce qu'elles ont de constructif. Je persiste à croire que l'action occulte collective ou individuelle a la plus grande force. Aussi, laissez-moi rire devant l'attitude de puriste que vous vous croyez obligé d'avoir officiellement sur un tas de sujets, ma revue y compris.

Pour ce qui est de l'action collective ou individuelle, voici mon point de vue : une action collective est possible à condition qu'elle se fasse par un accord spontané, une adhésion qui n'a rien à voir avec la volonté, et qu'elle soit une force des choses. L'organiser comme des bureaucrates, fussent-ils communistes, avec une discipline de caserne, des airs de petits juges, est proprement stupide - cette tyrannie et cette discipline vont à l'encontre de leur but et détruisent toute possibilité d'unanimité véritable.

Je m'élève de nouveau de toutes mes forces contre les moeurs que vous voulez maintenir, contre la mauvaise foi qui a régné durant la réunion de la rue du Château, et contre le guet-apens mal organisé (ou très bien si l'on envisage cela d'un point de vue « commissariat de police »), qui se cachait sous le prétexte Trotsky.

J'entends encore Aragon se défendre avec véhémence sous le reproche d'agression préméditée et de mauvaise foi, et je vous vois ensuite ouvrir votre petit cahier révélant, avec ses pièces amassées, la preuve du guet-apens.

Jolies moeurs en vérité, et bel appareil qui pourrait faire illusion en des circonstances qui en vaudraient la peine. L'épluchage du Grand Jeu, le nom de Dieu et les reportages - et le mot Révolte que vous affectez de mépriser alors qu'il pourrait peut-être vous dépasser - mais oui, mais oui, cher ami... seulement ce ne sont là qu'histoires de collège et toute votre activité y passe, et lorsque vous avez fait la blanchisseuse, cette énorme activité est bien fatiguée.

Vous êtes des bureaucrates de la pureté et du jugement.

Et puis, Breton, l'orgueil vous perd. Vous êtes trop satisfait lorsque quelques imprudents vous entourent la tête d'une gloire de hurlements. Mais l'êtesvous intérieurement ? C'est une autre affaire.

Je sais ce qu'on dit de vous, et aussi ce qu'on est disposé à en attendre. Vous l'ignorez. Le succès de Nadja (je ne parle pas du succès purement littéraire) devrait cependant vous renseigner, et vous détourner d'une pseudo-activité qui ne masque que de la littérature et de ridicules questions personnelles sous des dehors révolutionnaires. Gare au révolutionnarisme professionnel !

Je ne comprends pas comment le fait de jouer son Staline au petit pied, son Staline de pacotille (le vrai Staline n'est déjà pas drôle), peut être tentant. Quant à servir la révolution, c'est comique, on croirait vraiment lire la page relative à la discussion dans le Parti dans L'Humanité ou les résolutions du Comité central, ou du B.P., mais en moins bien. En cas de révolution, je suis sûr que vous serez mis hors d'état de nuire, dès le début.

Je demeure avec vous pour tout ce que j'aime en vous, Breton, en Aragon, et en plusieurs de vos amis (dont Bernard - et je crois qu'avec Fourrier, je pourrais m'entendre après discussion sur plusieurs points), mais j'ai horreur du petit jeu que vous répétez trop souvent, caricature de tous les souvenirs historiques révolutionnaires, avec mots célèbres des Grands Hommes.

Je suppose que vous me ferez la grâce de comprendre les raisons de cette lettre, et d'y voir en fin de compte l'amitié souvent admirative que j'ai pour vous.

Votre

G. Ribemont-Dessaignes

P.-S. Bien entendu, je tiens pour nulles certaines injures de séance, comme celle qui, à minuit et demie, après 3 heures et demie de stérile obscurité, prétendait que je partais au moment qu'on jugeait quelqu'un. Je suis malade, il me fallait regagner La Garenne. Je suppose n'avoir jamais donné d'exemple de lâcheté de cet ordre. D'ailleurs, peu importe.

De quoi faut-il donc discuter encore en 1929 ! Retenons de ce dernier document le témoignage d'admiration que son signataire apporte à des gens qui font, à son avis, « une besogne contre-révolutionnaire ». Retenons aussi pour rire la leçon qui nous est faite, entre mille, par l'imprudent amateur de musique municipale : « Tel eût été le point de vue de tout vrai révolutionnaire », phrase qui, sous sa plume, fait véritablement autorité.

Pour nous, sans prétendre détenir en pareille matière la vérité, nous nous contentons d'apporter ici les pièces d'un procès que nous poursuivons, ne redoutant guère d'en voir dégager nos mobiles. On y trouvera des redites ; ce n'est pas par pure complaisance que nous avons transcrit tant de déclarations que d'autres auraient négligées en raison de leur burlesque ; nous nous faisons peu d'illusions sur le caractère distrayant de ce qui précède : ne nous en excusons pas. Ce manque de désinvolture de notre part, le temps apparemment perdu à résoudre des problèmes d'un intérêt si restreint - des problèmes qu'il suffirait, pourrait-on croire, de ne pas poser - ce goût de la récidive en pareille matière, tout cela serait entièrement inexplicable si l'on ne devinait que nous ne nous acharnons à démasquer des individus d'un aspect si inoffensif que parce que nous savons que c'est sous cet aspect que se présente la graine de zigotos qui, à la faveur de quelques petits travaux littéraires, trouvent toujours moyen d'en imposer, pendant un temps plus ou moins court, jusqu'à ce que quelque événement social, de caractère bouleversant, leur fasse perdre toute prudence. Nous les avons vus en 1914 ; c'étaient alors des gens connus dont l'effroyable ineptie n'a pas encore cessé de nous étonner, de Bergson à Claudel (« Tant que vous voudrez, mon général »). La génération suivante, dont nous avons connu les lamentables commencements, est en bonne voie pour les égaler. On ne nous fera pas croire que cette célèbre racaille ait attendu la gloire pour se définir ignoblement. Le métier d'intellectuel s'exerce avec une telle impunité qu'il est inutile d'attendre, pour les signaler à l'attention publique, que les petits garçons inoffensifs soient devenus des hommes respectés, qui apporteront au service de ce que nous haïssons les ressources d'une longue pratique confusionnelle et l'art de faire le beau devant les chiens.

L. A. [Louis Aragon], A. B. [André Breton]

[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]


LETTRE À M. KELLER, REÇU PREMIER À L'ECOLE MILITAIRE DE SAINT-CYR (SEINE-ET-OISE)

Nogaro, le 16/9/29

Monsieur,

Nous lisons aujourd'hui, dans La Petite Gironde, le résultat du concours d'admission à l'Ecole militaire de Saint-Cyr (S.-et-O.). Nous ne voulons pas être les derniers à vous dire notre sentiment sur ce beau succès.

Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître personnellement, mais élèves jadis des lycées nous avons eu l'avantage de rencontrer des jeunes gens qui, comme vous, préparaient les grandes écoles avec l'espoir secret d'y obtenir la première place.

Cela nous permet de nous faire une idée de votre aspect physique. Vous n'avez pas vingt ans ; votre visage est couvert de pustules suppurantes, de servilité, de patriotisme, de merde et d'abjection. Vous portez des binocles, ayant la vue basse par la suite d'une lutte menée vainement contre l'onanisme et d'une fréquentation réitérée des prêtres, des pédérastes, des officiers, des marguilliers, des lecteurs de L'Echo de Paris et autres bons Français.

Nous tenons à vous dire, et c'est pourquoi nous vous écrivons, malgré le peu de loisirs que nous laisse la paresse, que nous crachons sur les trois couleurs : bleu, blanc et rouge du drapeau que vous défendez. Nous attendons avec une vive impatience le prochain soulèvement des hommes que vous prétendez commander et qui, demain, avec notre concours, mettront au soleil les sales tripes de tous les officiers de l'armée française et celles des petits binoclards casoardeux de votre espèce. Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand et, quand vous vous présenterez en faisant camarade, comme les gâteux saint-cyriens de 1914, en levant au ciel vos sales pattes recouvertes des légendaires gants blancs, nous saurons, avec cette lâcheté qui est la caractéristique des Boches et des communistes, vous foutre dans la peau les douze balles que vous réservez aux gens dont l'honnêteté insulte à votre saloperie (les déserteurs, les espions, les défaitistes, les mutins, les communistes, etc.).

A ce moment il nous vient un scrupule : vous êtes encore jeune et, quoique étant sans doute un travailleur, il vous reste peut-être encore un peu d'honnêteté. Dans ce cas, excusez-nous ; mais il est du moins indispensable que vous remettiez, sitôt cette lettre reçue, au général directeur de l'Ecole de Saint-Cyr (S.-et-O.), votre démission d'élève de cette école avec l'exposé des motifs de cette décision, en y joignant une copie de la présente missive. Sinon, nous continuerons à vous considérer comme le premier et le dernier des tristes Cyrs dont vous n'aurez pas que l'air (KELLER) ! ! Et, comme tel, nous vous fesserons publiquement, sur la place de Saint-Cyr, municipalité communiste, municipalité d'espions.

Georges Sadoul, 54, rue du Château, Paris ;
Jean Caupenne, 18, rue du Regard, Paris.

Ci-joint un timbre de 0,50 F pour vous permettre de nous faire parvenir cette décision.

[La Révolution surréaliste n° 12, 15 décembre 1929.].