MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome I, 1926-1927


1926-1927

PROTESTATION

Il n'est pas admissible que la pensée soit aux ordres de l'argent. Il n'est pourtant pas d'année qui n'apporte la soumission d'un homme qu'on croyait irréductible aux puissances auxquelles il s'opposait jusqu'alors. Peu importent les individus qui se résignent à ce point à en passer par les conditions sociales, l'idée de laquelle ils se réclamaient avant une telle abdication subsiste en dehors d'eux. C'est en ce sens que la participation des peintres Max Ernst et Joan Miró au prochain spectacle des Ballets russes ne saurait impliquer avec le leur le déclassement de l'idée surréaliste. Idée essentiellement subversive, qui ne peut composer avec de semblables entreprises, dont le but a toujours été de domestiquer au profit de l'aristocratie internationale les rêves et les révoltes de la famine physique et intellectuelle.

Il a pu sembler à Ernst et à Miró que leur collaboration avec M. de Diaghilew, légitimée par l'exemple de Picasso, ne tirait pas à si grave conséquence. Elle nous met pourtant dans l'obligation, nous qui avons avant tout souci de maintenir hors de portée des négriers de toutes sortes les positions avancées de l'esprit, elle nous met dans l'obligation de dénoncer, sans considération de personnes, une attitude qui donne des armes aux pires partisans de l'équivoque morale.

On sait que nous ne faisons qu'un cas très relatif de nos affinités artistiques avec tel ou tel. Qu'on nous fasse l'honneur de croire qu'en mai 1926 nous sommes plus que jamais incapables d'y sacrifier le sens que nous avons de la réalité révolutionnaire.

Louis Aragon, André Breton

[18 mai 1926].


LAUTRÉAMONT ENVERS ET CONTRE TOUT

Toutes les recherches sur Lautréamont sont restées vaines. Le 2 avril 1921, Félix Vallotton, auteur du portrait de Lautréamont paru dans le Livre des Masques, nous écrivait : « :Ce portrait est une invention pure, faite sans aucun document, personne, y compris de Gourmont, n'ayant sur le personnage la moindre lueur. Cependant je sais qu'on chercha. C'est donc une image de pure fantaisie, mais les circonstances ont fini par lui donner corps et elle passe généralement pour vraisemblable. » L'ombre n'a fait que s'étendre au fur et à mesure qu'on exhumait de nouvelles « :oeuvres » de Lautréamont, ne fussent que les Poésies et quelques lettres, qui ne permettent, qu'avec beaucoup de mauvaise foi, de passer à l'ordre du jour. L'image de pure fantaisie a fini par avoir raison de l'image véritable, celle qui se serait soustraite aux contingences de temps, d'humeur, de lecture. Tous les portraits de Lautréamont, dont aucun n'est d'après nature, se suivent et se ressemblent. L'auteur du dernier en date, M. Philippe Soupault, a fait ses preuves. Nous le connaissons depuis trop longtemps. Il mettra son nom, de plus en plus ignoble, au front de tous les livres que nous croyions fermés sur nous pour toujours.

L'humanité est dans le sac et les oeuvres complètes de chacun ne cessent de paraître. Celles du Comte de Lautréamont (mais je me vois vivre, tu te vois vivre, ils meurent, nous sommes transparents comme si Lautréamont avait mille ans) ces oeuvres paraissent pour la sixième et la dernière fois (1). Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passés, à venir, par Philippe Soupault. « :Allez la musique. » Mais quelle musique ! La fin du XIXe siècle, les chanceliers, l'exotisme, le bizarre, les maisons bourgeoises, Edgar Quinet, les citations à pleurer, l'Ecole Polytechnique, la nostalgie imbécile des femmes et du reste, Ducaise, Ducaire, Dutiers ou Duquart, ces « :grands papillons qu'on nomme aujourd'hui encore les prostituées », ce qui se fait en moins ou en plus d'un an, le désespoir des locataires, les petites tasses de café et la grande tasse, savoir où l'on va, la critique littéraire, le fatal bouillon du génie, un Plutarque pour écrire les Vies des Editeurs illustres, les offres plus séduisantes que les demandes, les déménagements, la grosse Madame Lacroix, la morale qui peut faire penser à celle de Robespierre ou de Saint-Just mais non à l'une des deux, les enterrements non suivis qui vont au grand trot et qui arrivent trop tard, l'absence de dossier à la préfecture de police, tout cela, tout cela, tout cela pour que nous soyons des lâches, des lâches comme le préfacier, pour que nous usions notre coeur sur les marches, pour que la porte soit fermée, pour que nous râclions nos langues sur le haut des murs, et que l'effraction s'arrête là, tout cela entoure ce livre, le cache, le souille, le banalise, l'éteint sous les petites passions de ceux qui le lisent, sous la trahison de ceux qui feignent de le comprendre, sous le détachement gratuit de ceux pour qui il n'est pas fait.

Certains révolutionnaires amateurs n'ont d'autre envie que de se servir aujourd'hui de tout ce qui nous aide à vivre pour nous faire le coup du père François. On abusera de notre amour de Lautréamont et de notre espoir dans le communisme pour les ramener à une seule et même expression, de manière à les discréditer à nos propres yeux, à nous abandonner à une sorte de point mort d'où nous ne puissions plus distinguer l'absolu du relatif. Pour nos ennemis, tout serait évidemment plus commode si de l'esprit à la vie, il n'y avait qu'un pont à franchir. Il n'en est rien. Que Lautréamont ait été ou non un militant révolutionnaire, qu'il ait parlé ou non aux foules, peu nous importe. Mais, jusqu'à plus ample informé, tout nous porte à croire qu'il s'est suffi désespérément à lui-même et que c'est en vain qu'on eût voulu, tant qu'il vivait, le brandir sur une estrade. Nous tenons à faire savoir que le nommé Ducasse qui, dans les réunions publiques de 1869, prit la parole pour citer des épîtres de saint Paul et tirer des effets oratoires du tic Gnouf-gnouf ne fut pas Isidore Ducasse, celui dont nous nous réclamons envers et contre tout. Notre ami Robert Desnos, quand il suggéra que l'auteur des Chants de Maldoror et l'orateur cité par Vallès dans L'Insurgé pouvaient ne faire qu'un, ignorait que le second fut identifié par Charles Da Costa qui l'avait connu intimement, ainsi qu'Alphonse Humbert, Breuillé, Charles Longuet et Ménart (2). Le Ducasse en question s'appelait Félix Ducasse (Cf. : Les Blanquistes, par Charles Da Costa, Librairie Marcel Rivière). Le Comte de Lautréamont, que les problèmes politiques ne semblent pas avoir autrement agité, n'avait donc de commun avec Félix Ducasse que l'homonymie très vulgaire qui en impose à M. Soupault pour une « :ressemblance accablante. »

Nous disons que M. Soupault triche, le plus apparemment, le plus misérablement du monde, à la seule partie où il se devait peut-être de ne pas tricher. Il triche, non pour tricher, mais pour gagner ce qu'en échange de son pire renoncement, lui octroient les éditions du « :Sans Pareil ». Combien ?

Cependant, il fut jadis question de refuser la part du pauvre et de gonfler à bloc le silence, la seule dignité que le Comte de Lautréamont méritât. Autant dire qu'il était une attitude au monde qui défiait hautement toute entreprise de vulgarisation, de classement intéressé, toute volonté d'opportunisme, qui ne relevait de rien que d'éternel. Nous nous opposons, nous continuons à nous opposer à ce que Lautréamont entre dans l'histoire, à ce qu'on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel (3). Sur terre, Monsieur Soupault, si même la place de Lautréamont était au coin de la terre, du feu, de l'air et de l'eau, où pourrait bien être la vôtre, sinon entre le vin et l'eau qui le coupe ?

Mais, comme la place de Lautréamont est ailleurs, vous n'êtes plus.

Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard

[Avril (?) 1927.]


(1) Ne parlons pas de l'édition (illustrée !) que prépare le relieur d'art Blanchetière. L'exemplaire : 1 200 francs. A ce prix, nous sommes déchireurs.
(2) Tous cinq avaient été condamnés à quinze jours de prison à la suite d'une manifestation contre l'empereur d'Autriche lors de sa venue à Paris en 1867.
(3) Par exemple, entre Baudelaire et Rimbaud. (Bande du volume des « :Oeuvres complètes ».)


AU GRAND JOUR

L'activité surréaliste vient de traverser une crise qui doit prendre fin. En l'absence de toute manifestation extérieure de cette activité, les équivoques, les interprétations tendancieuses, les conclusions hâtives étaient inévitables. Si le moment nous paraît venu de les dénoncer, c'est que dans leur variété, l'ensemble des arguments qu'on nous oppose est tel qu'il nous suffira d'y faire face pour rendre objective notre situation véritable. On ne manquera pas de trouver nouveau de notre part ce souci du qu'en-dira-t-on. C'est bien mal nous connaître. Nous nous sommes toujours fait un devoir de caractériser aussi nettement que possible et à chaque instant notre attitude morale. C'est encore de cela qu'il s'agit, et de cela seulement : en vain, dans les textes qui suivent cherchera-t-on l'expression de préoccupations poétiques ou politiques, suivant la sorte d'intérêt que chacun nous portera. Nous n'en traiterons pas ici. Si nous réunissons ces quelques lettres, c'est, d'une part, que pratiquement nous voyons ici un avantage à ce que leurs différents destinataires puissent les confronter. D'autre part, il est aisé de comprendre que par-delà ces destinataires occasionnels que nous considérons diversement, nous avons en vue, plus que leurs personnes, les thèses générales qu'ils soutiennent. Aussi la publication de ce dossier a-t-elle pour but de mettre les pièces du procès entre les mains de quiconque s'intéresse au fondement moral de nos actions.

Au nom d'un certain principe d'honnêteté qui doit, selon nous, passer avant tout autre, en novembre 1926, nous avons rompu avec deux de nos anciens collaborateurs : Artaud, Soupault. Le manque remarquable de rigueur qu'ils apportaient parmi nous, l'évident contre-sens qu'implique, en ce qui concerne chacun d'eux, la poursuite isolée de la stupide aventure littéraire, l'abus de confiance dont chacun d'eux est à quelque titre le zélateur, n'avaient été que trop longtemps l'objet de notre tolérance. En un rien de temps, nous en avons fini, pour le second avec ce louvoiement incompréhensible, pour le premier... (1). A l'heure où pour chacun de nous il importait de conditionner, vraiment de conditionner, l'action surréaliste, conscience prise unanimement de son but révolutionnaire, et pour cela d'assigner à cette action les limites exactes qu'elle comporte, limites qui, révolutionnairement parlant, ne sont pas imaginaires mais réelles, nous n'avons eu à envisager que ces deux seules défections. Si, par ailleurs, et seulement en fonction de nos humeurs respectives, nous n'avons pas tous cru devoir adhérer au Parti Communiste, du moins nul d'entre nous n'a pris à sa charge de nier la grande concordance d'aspirations qui existe entre les communistes et lui. Dans leurs rangs, quelque jour qu'il se soit fixé pour rejoindre son poste, sans pour cela qu'il soit trop tard, nul n'a voulu laisser croire qu'on ne le trouverait pas. Nous sommes assez sûrs maintenant les uns des autres pour ne pas avoir à nous attendre. Mais c'est ici d'une première tentative de reconnaissance, accomplie par cinq d'entre nous, que nous voudrions rendre compte. Peut-être y va-t-il de l'orientation de quelques hommes à venir, qui aimeront être tenus au courant de certaines de nos démarches et les jugeront sans parti pris. Après tout, cela peut être aussi édifiant que le récit d'un voyage en Russie des Soviets. Sans dogmatisme aucun, et en essayant seulement de prendre les mots sur le vif, à la faveur de ce que plusieurs lettres datées du même jour permettent de penser, nous espérons donner la mesure de nos moyens actuels, faire apprécier ce que nous vaut un effort d'accommodation tel, en tout cas, que nous n'en avions jamais fourni, faire reconnaître cette volonté qu'on nous connaît et que rien n'est près d'abattre.

Nous nous en voudrions de ne pas être plus explicites au sujet d'Artaud ; il est démontré que celui-ci n'a jamais obéi qu'aux mobiles les plus bas. Il vaticinait parmi nous jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à la nausée, usant de trucs littéraires qu'il n'avait pas inventés, créant dans un domaine neuf le plus répugnant des poncifs.

Il y a longtemps que nous voulions le confondre, persuadés qu'une véritable bestialité l'animait. Qu'il ne voulait voir dans la Révolution qu'une métamorphose des conditions intérieures de l'âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches. Jamais, dans quelque domaine que ce soit, son activité (il était aussi acteur cinématographique) n'a été que concession au néant. Nous l'avons vu vivre deux ans sur la simple énonciation de quelques termes auxquels il était incapable d'ajouter quelque chose de vivant. Il ne concevait, ne reconnaissait d'autre matière que « :la matière de son esprit », comme il disait. Laissons-le à sa détestable mixture de rêveries, d'affirmations vagues, d'insolences gratuites, de manies. Ses haines, - et sans doute actuellement sa haine du surréalisme, - sont des haines sans dignité. Il ne saurait se décider à frapper que bien assuré qu'il pourrait le faire sans danger, ni conséquences. Il est plaisant de constater entre autres choses que cet ennemi de la littérature et des arts n'a jamais su intervenir que dans les occasions où il y allait de ses intérêts littéraires, que son choix s'est toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d'essentiel à l'esprit ni à la vie n'était en jeu. Cette canaille, aujourd'hui, nous l'avons vomie. Nous ne voyons pas pourquoi cette charogne tarderait plus longtemps à se convertir, ou, comme sans doute elle dirait, à se déclarer chrétienne.


(1) Soupault : Le bon Apôtre, Coeur d'or, etc.


À PAUL NOUGE ET CAMILLE GOEMANS 193, rue Belliard, Bruxelles.

Chers amis,

vous savez combien nous avons toujours regretté de ne pouvoir que nous expliquer avec vous de nos actes, à de longs intervalles, et d'une façon globale, assez sommaire. Nous aurions désiré que vous fussiez les spectateurs de nos difficultés quotidiennes. Elles ne sont pas tout à fait les vôtres. Cette dissemblance n'est pas étrangère à la diversité de jugement que nous portons, les uns et les autres, sur certains faits.

Presque toutes les activités s'équivalent. Ce qu'était la nôtre, au point où nous nous sommes rencontrés, il serait oiseux d'y revenir : tant bien que mal s'en est formée une image qui a pris corps en dehors de nous et de laquelle il faut donc bien que nous nous contentions. Pour vous, vous vous en fiiez alors à l'exécution de ce plan de désorganisation méthodique, de démoralisation particulière dont Correspondance fut l'expression durable. Vous vous en fiiez à vous et à nous. Vous attendiez de vous et de nous l'objectivation de notre volonté révolutionnaire sous les espèces de certaines images matérialisées que vous nommiez « :objets bouleversants ». Comme c'était à peine suffisant, la fabrication de ces objets n'étant pas sans aléas, vous vous en teniez abstraitement à une mystique de la réclame, de l'insinuation, de la disqualification de chacun par ses moyens propres, de la discrétion active, enfin de toutes les falsifications. Un certain défaitisme nécessaire ne nous a jamais semblé suffisant. Sans préjuger d'une abstention réfléchie, que d'ailleurs des membres du P.C. belge vous conseillèrent, nous avons pris, après vous en avoir exposé les raisons, une décision différente de la vôtre : nous avons adhéré au P.C. français, estimant avant tout que ne pas le faire pouvait impliquer de notre part une réserve qui n'y était point, une arrière-pensée profitable à ses seuls ennemis (qui sont les pires d'entre les nôtres).

Voici qu'un article du Drapeau rouge, et plus encore une réponse faussement autorisée à cet article, vous entraînent à nous écrire : « :L'occasion se présente enfin d'anéantir cette absurde caricature de votre pensée qui circule dans le P.C. en France comme en Belgique... Le marxisme a fourni un instrument admirable : sa dialectique. On ne peut plus longtemps le laisser exploiter et fausser à l'avantage d'entreprises, d'hommes et d'oeuvres qui représentent exactement l'objet de notre haine. Vous avez cru devoir adhérer au P.C. Personne n'a compris le sens véritable de cette démarche. L'on tente de vous réduire. ». Remarquez bien que dans le P.C. français ne circule aucune caricature de notre pensée. On n'y trouverait pas même un reflet de cette pensée. Les diverses déviations qu'on peut faire subir au marxisme ne prouveront jamais rien contre lui. Ce qui représente exactement l'objet de notre haine est trop vaste pour qu'on puisse le réduire à la taille d'une oeuvre ou d'un homme. Votre erreur à ce sujet est bien l'erreur de ceux qui nous attaquent, et nous croient occupés d'une campagne particulière. Ce n'est qu'en réduisant ce « :bouleversant » objet qu'on aurait chance de nous réduire. N'aviez-vous donc pas prévu une semblable tentative ? Comme vous verrez, nous la prenons d'ailleurs de qui elle vient.

Mais votre émotion nous est sensible, et vous savez que nous sommes vos amis.

Louis Aragon, André Breton, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard.

P.-S. - Mais ne nous sommiez-vous pas d'agir au plus tôt ? Chers amis, vous voulez rire.


À MARCEL FOURRIER 8, boulevard de Vaugirard, Paris.

Cher ami,

qu'est-ce à dire ? Depuis deux ans que vous consacrez aux surréalistes un temps qui pouvait autrement s'employer, nous avions toujours pensé que vous ne le faisiez que pour des raisons très valables. N'avoir en vue que de doter Clarté d'une partie littéraire, eût été perdre avec nous votre peine : la besogne littéraire est une sale besogne que nous n'avons jamais assumée nulle part. S'il vous a plu de publier des poèmes, nous ne vous en avons jamais prié, nous ne vous en savons aucun gré. Quel est le responsable, en pareille matière, du signataire du poème ou du directeur de la revue qui le publie ? Vous n'êtes pas un psychologue. Vous croyiez jeter du lest, il vous retombe sur le nez. Vous sentant, à tort ou à raison, menacé par une campagne à laquelle nous sommes étrangers, mais dont nous n'attendons pas sans curiosité l'issue, il est impossible que vous croyiez pallier à vos responsabilités en vous désolidarisant de ce à quoi vous teniez si fort. Nous nous sommes toujours retenus de vous taxer d'opportunisme. Mais vous répondez aujourd'hui à un article au nom de la rédaction de Clarté. Or, nous savons pertinemment que celle-ci se compose de Naville et de vous. Sans doute pensez-vous avoir agi très diplomatiquement, le commentaire qui suit votre réponse mettant hors de cause vos « :excellentes études fortement documentées, clairement écrites et d'une orientation nettement communiste ». Documentation à coups de ciseaux dans les journaux, écriture hâtive, orientation relativement en accord avec les directives du P.C.F., tout cela, même si les faits se plaisent à contredire les thèses successives que vous défendez, peut encore en imposer pour de bon travail à la suite d'une lettre qui donne à d'autres satisfaction. Naturellement, vous prétendez avoir pris notre défense, mais de quelle manière ! Vous ne voudriez pas vous tirer d'affaire, au moment précis où vous nous faites mettre en demeure de nous expliquer. Cette substitution de personnes ne servirait de rien et vous savez que, quand les journaux des diverses capitales européennes nous demanderaient de le faire, nous nous sommes déjà expliqués à qui de droit de notre attitude et que nous n'y reviendrons pas.

....

Bien à vous.

Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon.

AUX SURREALISTES NON COMMUNISTES

Chers amis,

avec nous, vous avez été d'avis que le surréalisme pour exister n'a jamais cessé de faire sienne la dialectique hégélienne et que si, dans son développement, il a tenté de réduire, par des moyens encore inusités, les diverses antinomies qu'entraîne le procès du monde réel, il n'a trouvé la réduction de ces anti-nomies que dans l'idée de révolution. C'est en partant de la dialectique hégélienne que, les uns et les autres, nous avons été amenés à considérer sa résolution historique dans le marxisme. La considération du marxisme et de ses conclusions, nous a mis en présence d'une organisation définie à laquelle, sur le plan révolutionnaire, les surréalistes n'avaient aucune organisation à opposer, la Révolution ne pouvant être envisagée que comme un fait concret à la réalisation duquel toute volonté révolutionnaire doit servir. Dans ces conditions, nous avons reconnu que le surréalisme ne pouvait manquer, sous peine de mort, de faire justice du malentendu formel qui permet abusivement d'opposer l'idéalisme absolu au matérialisme historique et, tenant compte à ce propos du rôle assigné à la personne, de concilier à tout prix le point de vue du nonconformisme absolu et d'un certain conformisme relatif. Ainsi se posait, sans comporter l'abandon de l'activité surréaliste, le principe de l'adhésion des surréalistes au P.C., ce principe paraissant la suite logique du développement de l'idée surréaliste et sa seule sauvegarde idéologique.

Vous avez cependant continué à penser, sinon que le surréalisme se suffisait à lui-même, abstraction faite de l'adhésion au P.C., du moins que cette adhésion pouvait encore se réserver. Or vous ne proposiez rien. Chacun de vous laissait plutôt deviner quelque doute. Etes-vous sûrs que certain jour le rappel au merveilleux, la prééminence donnée à la solution poétique, vous servant après tout de moyens d'intimidation, ne vous solidarisèrent pas inconsciemment contre nous avec tous ceux pour qui ces arguments sont lettre morte ? Nous ne saurions vous en vouloir. Mais vous traciez une ligne de points, les yeux fermés, et pour vous la tache étoilée était inévitable. Toutes les méthodes du monde ne pouvaient que vous obliger à ouvrir les yeux pour constater, au lieu de miracles violents, des réalités inacceptables. Les yeux fermés, vous n'avez pas fait un pas (1). Simple constatation. De votre côté, vous allez peut-être nous demander des comptes. A quoi bon ? A quoi bon ? Nous n'avons pas de comptes à nous rendre : la vie ne nous en rend pas. Et puis tout n'est-il pas sans cesse à recommencer ? Au monde, à côté du monde et toujours hors du monde, nous devenons plus ou moins étroitement ce que nous n'étions pas. Le jeu qui n'en vaut pas la chandelle, est encore trop amusant ! Notre conduite donne sur l'irresponsabilité comme une fenêtre sans carreaux, avec ses grands aperçus sur le rêve, l'amour et les autres formes de la déception. Mais il est un domaine où sans niaiserie on ne saurait envisager de mécompte. C'est celui où nous nous proposions d'agir sans vous. Cette sorte d'espoir qu'on peut former dans l'amour ou dans le rêve ne nous y soutenait pas. Peut-être pourtant l'avez-vous cru, comme sans doute, plus que nous, vous avez cru que Lautréamont, Rimbaud devaient être considérés comme ayant été de véritables militants révolutionnaires. Il va sans dire que c'est inutile et sans importance (2). La Révolution relève de la morale du devenir, des préoccupations personnelles ne sauraient la dominer, et ce que les individus y sacrifient d'eux-mêmes n'est aucunement calculable. Jamais, même alors que tout vous désignait comme des individualistes, vous ne vous êtes véritablement réclamés de l'idéal anarchiste. Comment cela vous serait-il possible aujourd'hui ? Le soir du dernier « :vendredi saint », ceux d'entre nous qui assistaient à une conférence sur « :Le Christ et ses représentants sur la terre », n'ont pu, sans laisser éclater leur indignation, voir monter à la tribune un abbé qui venait, comme l'Union anarchiste l'en avait prié, apporter la contradiction ! Les anarchistes d'aujourd'hui, qui acceptent le principe de libre discussion, montrent assez par là le caractère platonique de leur conception (3). D'autres qu'eux sans doute estimeront que notre attitude en pareil cas relève de l'anticléricalisme bourgeois. Il est évident qu'elle est essentiellement dictée par un antithéisme raisonné et méthodique, qui a ses raisons d'être en France, vers 1927. Aujourd'hui non plus, quoi que vous puissiez penser de l'efficacité non de l'action communiste, mais de l'attitude d'un homme qui, à bout de cause, se soumet à cette action, rien, ni le goût de l'indépendance, ni de l'héroïsme, ni l'irrespect des lois (et, par exemple, dans toute sa beauté, la désertion en temps de guerre), ne sont capables de vous rejeter vers l'anarchie.

Entre vous, qui croyez encore pouvoir donner à votre vie le sens d'une protestation pure, et nous, qui avons pris le parti de soumettre notre vie à un élément extérieur susceptible, croyons-nous, de porter au plus loin cette protestation, il n'y a pourtant pas de barrière. Vraiment, vous ne sauriez en voir une où il n'y en a pas.

Gardons pour nous le sens de la relativité de l'existence.

André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard.


(1) Vous seul excepté, cher Jean Genbach.
(2) Chercher des parrains à la Révolution est une vieille habitude scolastique. Ne voit-on pas l'auteur d'une brochure récente (Prétexte à la fondation d'un organe de révolte, par Edouard Kasyade), qui reflète par ailleurs des préoccupations intéressantes, s'embarrasser longuement du professeur Eddington, de Marcel Proust, de la peinture, de Bergson, etc. Aujourd'hui ceux-là, demain d'autres. Nous n'en pouvons mais.
(3) Serait-ce que pour un anarchiste le scandale est de ne pas écouter un prêtre, alors que pour nous il est d'écouter ce qu'un prêtre dit ?


A PIERRE NAVILLE

8, boulevard de Vaugirard, Paris.

Cher ami,

ce n'est pas sans penser à vous que nous écrivons ces lettres. A tous égards, il nous serait pénible de vous causer des difficultés inutiles et de compromettre la position que vous avez prise avec une lucidité qui n'appartient qu'à vous. Nous sommes depuis longtemps attachés aux mêmes choses. L'esprit de décision dont vous avez fait preuve, la multiplicité des tâches qui vous incombent, le courage intellectuel que vous y apportez, sont toujours pour nous émouvoir et nous inspirer les plus grands scrupules. C'est pourquoi nous nous adressons à vous précisément pour signifier ce qui, aujourd'hui, nous anime. Comme nous, lorsque nous nous sommes rencontrés, vous pensiez qu'il n'était de sécurité possible que dans une démarche abstraite de l'esprit. C'est sans idée de retour que, plus tard, vous avez accepté d'en passer par tout ce qui nous est encore interdit, quoique, comme vous, nous croyions depuis longtemps à l'inévitabilité d'une incessante acceptation des pires circonstances. Ce dont vous êtes capable, ce qui vous laisse les mains libres, n'est pas ce dont nous sommes par définition capables, ce qui risque le moins de nous enchaîner. Il y a Pierre Naville qui évolue, sans risque connu, dans les milieux d'idées qu'il veut, et nous qui, en général, aurions tout à perdre à cette précipitation. La fin, qui veut les moyens, n'est pas sans permettre la discussion de ces moyens. L'outil qu'il faut prendre en main pour paver et dépaver une rue risque, avec des équipes mal constituées, de laisser la rue défoncée et pleine d'herbe. Nous n'avons pas tous réussi à nous paver et à nous dépaver la tête de certaines idées, à nous fier entièrement au pouvoir de cet outil si lourd, si imparfait, et humainement parlant, si perfectionné. Des craintes nous prennent encore. Qui commande, ici et là ? Qui répond, à chaque minute, de la suffisance de ce qui est entrepris ? Vous savez à quel point nous sommes aux ordres de l'impatience. Le plus léger retard dans l'accomplissement de ce qu'une fois pour toutes, nous avons tenu pour fatal, nous affecte au-delà de toute autre, plus grave, défaite. Cependant, si plus encore que des méthodes, nous sommes incertains de nous-mêmes, de notre pouvoir, de notre adaptation à ces méthodes, il n'en est pas moins vrai que nous sommes à jamais engagés à nos propres yeux. Il n'en est pas moins vrai, comme vous c'est sans retour que nous avons cessé de nous fier uniquement à nous-mêmes. En vain nous fait-on luire ce que nous avons perdu. On nous promettait un peu partout une destinée précise. Vous savez qu'alors même que rien ne la rendait apparemment improbable, nous n'avions qu'aversion pour ce rôle donné. Pas plus alors qu'aujourd'hui, nous n'étions disposés à passer sous silence, pour exercer paisiblement une faculté particulière, le prix révoltant de ce silence. Ils perdent bien leur temps, ceux qui ne cessent de nous solliciter : « :L'oubli de l'exigence la plus intime, voilà ce que je crains, ce que je découvre, ce que je dénonce dans le recours de beaucoup de penseurs ou d'artistes à l'action. Ils ne font jamais de la meilleure action, ils atténuent l'action des autres, et ils laissent beaucoup aux orties de la belle robe de méditation que le sort avait attachée à leurs épaules. » (Drieu La Rochelle, dans Les Derniers Jours : Deuxième lettre aux Surréalistes.) Orties de méditation, robe de sort, passons sur cette littérature réactionnaire.

Dans votre brochure La Révolution et les Intellectuels, vous avez été le premier à poser la question que nous débattons ici. Vous avez été mis, à cette occasion, à l'épreuve de l'incompréhension et de la routine. Il n'est pas jusqu'à des esprits traversés de lueurs révolutionnaires qui n'aient été jusqu'à vous reprocher le sacrifice même que vous avez consenti. Témoin André Gaillard (Les Cahiers du Sud, décembre 1926), qui, notant une de vos phrases (... l'esprit pratique dont les fins sont d'ailleurs absolument variables... n'est nullement congénital au (seul) capitalisme), trahit une appréhension typique des intellectuels : « :Cette phrase est pour moi terrible : elle révèle le secret désir du communisme actuel d'utiliser, tout comme le capitalisme, cet ESPRIT PRATIQUE dont le moins que je puisse dire est que rien ne m'est plus odieux. » Utiliser l'esprit pratique à des fins révolutionnaires, mais comment donc ! Vous avez compris que le mépriser, c'est lui permettre de s'exercer contre ces fins. Et ce n'est qu'eu égard à la difficulté que nous avons nous-mêmes à faire abstraction de nos habitudes de pensée, que nous parlions pour vous de sacrifice. Vous nous assurerez qu'il n'y a pas là pour vous de sacrifice. Et, bien entendu, il ne saurait y en avoir.

Mais vous connaissez aussi bien que nous le trouble du thaumaturge. Que nous soyons inégalement soumis à ce trouble, ne prouve rien contre un certain nombre de postulats que, d'un commun accord, nous avons posés jadis. Ils ne sauraient limiter la part si importante que, depuis huit mois, vous avez prise à la rédaction de Clarté. Autant, en effet, l'expectative trop intéressante du surréalisme, dès qu'il s'agit de calculer le quotient de l'inconscient par le conscient, est, nous persistons à le croire, sans reproches, autant il est impossible de se laver les mains d'un certain « :état de fait » qui défie, à perte de vue, toute entreprise désintéressée de finalisation. Nous voulons dire, cher ami, - et s'il devait exister, comme vous l'avez cru, dans la pensée surréaliste une contradiction profonde, ce serait celle-là - que si la grande inconnue du problème reste pour nous le quotient de l'inconscient par le conscient, nous ne savons spontanément que déclarer la guerre à un certain état de fait qui est incontestablement de nature à empêcher le problème de se poser. Nous sommes, si vous préférez, trop loin de compte avec ceux qui se bornent à déplorer qu'une chose soit, pour souhaiter qu'une autre chose fût. Or, plus ou moins métaphoriquement parlant, la déviation psychologique à la merci de laquelle, peut-être, nous sommes, serait tout à l'opposé de la déviation de ceux qui, considérant le capitalisme comme une des étapes du socialisme, finissent par être si fatalistes qu'ils ne songent plus qu'à développer le capitalisme. Notre sort à nous serait dans la course, de ne guère considérer les étapes ni la sueur du premier arrivant.

Cependant, malgré nos instincts et nos méthodes, nous savons envisager les réalisations, fussent-elles humbles en apparence ; elles suffiraient à vous accréditer auprès de nous. A cet égard, la nouvelle série de Clarté témoigne de votre activité d'une façon saisissante. Vous seul avez su situer cette publication, jusqu'alors assez velléitaire, et fâcheusement expérimentale. Il est regrettable, toutefois, que, parant sans doute au plus pressé, cherchant à vous garder de l'opportunisme, sans toujours pouvoir prévenir près de vous certaines pusillanimités, certains impairs, il est regrettable que vous ayez dû laisser se produire dans Clarté, ou à l'occasion de Clarté, une équivoque touchant le surréalisme qui n'en présente point pour vous. Cette équivoque est celle qui tend à faire passer le surréalisme pour une déviation a priori du marxisme. Il est absurde de protester aussi longuement que nous le faisons contre un tel mariage de la carpe et du lapin. Il nous faut bien constater l'insistance avec laquelle, dans les milieux qui n'ont, d'ailleurs, guère moyen d'être bien informés, on traite de surréalistes tous les gens qu'on sait nous connaître. Il nous faut aussi constater l'insistance qu'on met à présenter le surréalisme comme une doctrine politique positive. Cette énormité a fait sa première apparition dans le journal Le Matin. C'était, d'ailleurs, sa place. Mais il est plus étrange de voir une telle fantaisie idéalistico-policière prise au sérieux par des matérialistes déclarés. Pendant qu'on y était, que n'a-t-on suspecté le darwinisme (1), la relativité, la psychanalyse, etc., de gauchisme ou de social-démocratisme ? A vrai dire, il ne s'agit ici que d'une erreur de terme, et nous ne serions pas pour nous en formaliser si nous ne devions convenir que Clarté entretient, tant par une absence d'explications que par des explications d'origine privée et à tout prendre inexactes, une confusion dont il semble bien que vous seul, à cet endroit, puissiez faire justice.

C'est pourquoi nous en appelons à vous, en toute confiance.

Bien amicalement.

Benjamin Péret, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, Pierre Unik.

(1) Au fait, ne pourrait-on tenir le surréalisme pour une tentative de réduction des diverses hypothèses psychologiques, toutes plus ou moins les vestiges de croyances gnostiques, au même titre que, par exemple, le darwinisme pourrait passer pour une tentative de destruction des différentes versions anthropocentristes de l'histoire du monde ? Mais n'anticipons pas.


AUX COMMUNISTES

Camarades,

à peine avons-nous eu le temps de prendre contact avec vous, de dissiper les premières appréhensions que notre adhésion d'intellectuels devait nécessairement vous causer, qu'à nouveau nous voici contraints de nous expliquer sur un terrain qui n'est pas le vôtre, et cela si nous ne voulons pas laisser fausser le sens de cette adhésion. La plupart d'entre vous contesteraient sans doute l'utilité de ces explications, d'autant qu'à la fois elles nous obligent à mettre en cause certains de nos camarades et des tiers. C'est pourtant à cette condition et à elle seule que nous pouvons raisonnablement prétendre à votre confiance, espérer que notre geste vers vous n'aura pas été vain. Si vous persistiez à nous tenir rigueur d'une telle attitude, à nous attribuer des mobiles d'ordre personnel en opposition avec les mobiles généraux de votre activité, nous ne pourrions plus nous en remettre qu'au temps de la réparation d'une telle injustice, nous vous demanderions purement et simplement de nous rendre notre parole.

Jamais, nous y insistons de toutes nos forces, nous n'avons songé à nous affirmer devant vous en tant que surréalistes. Inutile de dire que semblable proposition ne résiste pas au plus simple examen. Fort heureusement, nous sommes venus à vous sans aucun point de vue théorique de cet ordre à faire prévaloir. Il serait indigne de vous comme de nous que nous eussions plus longtemps à nous défendre de cette ambition misérable. L'acharnement des attaques auxquelles nous sommes en butte, la situation exceptionnelle que l'on tend à nous faire en entretenant une confusion grave à propos du surréalisme, donné pour une tendance politique, ce qui est absurde, si ce n'est pour une « :marque » entre les mains de quelques habiles réclamiers, ce qui est bas, le peu de cesse que ces manoeuvres nous laissent, ne parviendront pas, camarades, à nous rendre étrangers à vous. A vous les seuls sur qui nous comptions. Avec qui, bon gré, mal gré, nous partagerons intégralement, quoi qu'il arrive, le sens de la réalité révolutionnaire.

On ne saurait, pour de bonnes raisons, à l'intérieur d'un parti révolutionnaire, et tant que la situation n'est pas insurrectionnelle, priver quiconque du droit de critique dans les limites où il peut valablement s'exercer. En ce qui concerne les signataires de ces lignes, il n'est nullement démontré qu'ils manquent de clairvoyance en toutes matières. Pour peu qu'on leur accorde - et ce n'est pas trop demander - un certain courage et une certaine foi, chacun d'eux, au même titre moral que chacun de vous, représente une force qui n'est pas négligeable et qui attend seulement, pour se faire sentir, qu'on détermine avec un maximum de rigueur son point d'application. A quoi bon nous contraindre à nous exprimer prématurément sur des questions qui, jusqu'ici, n'ont pas été de notre ressort, mais dont nous ne désespérons pas qu'elles le deviennent ? Débats purement économiques, discussions nécessitant une connaissance profonde de la méthodologie politique, ou encore quelque expérience de la vie syndicale, ce sont là des choses dont nous ne nous désintéressons en rien, mais auxquelles nous ne sommes en rien préparés, si ce n'est par la reconnaissance formelle de leur importance et de leur absolue nécessité révolutionnaire. Par contre, nous sommes, pensons-nous, appelés à juger sans lacune et sans faiblesse de tout ce qui touche, de près ou de loin, la vérité morale que notre Parti est seul à défendre au monde, et qu'il imposera. Dans le cadre de ces revendications précises dont les organes communistes se font l'écho, nous savons reconnaître cette vérité. Et si nous parlons sans doute un peu lointainement de vérité, croyez que nous ne songeons point à dépouiller ces revendications de leur sens occasionnel : c'est bien dans la réalité que nous vous parlons (1). Il n'est pas un de ces mots d'ordre dont nous contestions l'opportunité ni la portée :

Défense des salaires.

Respect intégral des huit heures.

Lutte contre le chômage, contre la rationalisation capitaliste et la vie chère.

Amnistie générale et totale !

A bas la loi Paul-Boncour !

A bas la militarisation des syndicats !

Debout contre la guerre impérialiste !

A bas l'intervention en Chine !

Pas un seul de ces mots d'ordre à l'application duquel nous ne demandions à nouveau qu'on nous fasse servir.

Mais nous entendons dire aussi qu'il est pénible que l'organisation du P.C. en France ne lui permette pas de nous utiliser dans une sphère où nous puissions réellement nous rendre utiles et qu'il n'ait été pris d'autre décision à notre égard que de nous signaler un peu partout comme suspects. De là une campagne qui ne fait encore que s'annoncer contre nous, mais qui n'attend pour se faire plus violente qu'une manifestation quelconque de notre présence à l'intérieur du Parti. On sait assez que, sur d'autres terrains, nous avons toujours accepté la bataille. Celle à quoi l'on veut nous résoudre, étant donné l'impossibilité pour nous de considérer des communistes comme nos adversaires, nous ne pourrons pas la refuser.

Dans ce cas, nous attendrons à regret de meilleurs jours, ceux durant lesquels il faudra bien que la Révolution reconnaisse les siens. Nous laisserons sans mot dire passer dans L'Humanité et ailleurs d'« :admirables » nouvelles de M. Blaise Cendrars (« :Mon jeune passé sportif saura suffire... Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche (2) »). Mais, n'est-ce pas, Cendrars n'est pas communiste. Nous laisserons passer dans Le Premier Mai d'aujourd'hui l'ignoble bout de feuilleton intitulé : Devant le Cirque d'Hiver, extrait d'un ouvrage de M. Jules Romains, et qui est un bon devoir de police. Comment peut bien s'étaler un tel jour et à telle place pareille glorification du crime, de la sottise et de la lâcheté ? Au fait, nous venons de recevoir une lettre de M. Jules Romains :

Paris, le 29 avril 1927.

Les milieux artistiques et littéraires de France et de l'U.R.S.S. ont toujours désiré se connaître, mais l'absence de toute organisation les en a empêchés.

Un groupe vient de se former qui se propose d'établir la liaison nécessaire. Profitant du passage à Paris de Mme O. Kameneva, Présidente de la Société pour le rapprochement intellectuel de l'U.R.S.S. avec l'étranger, nous nous adressons à vous, parce que votre activité est de nature à intéresser de façon toute particulière les milieux littéraires et artistiques de l'U.R.S.S. comme elle intéresse ceux de France.

Nous serions très heureux que vous veuilliez bien accepter de collaborer avec nous pour la réalisation de cette oeuvre dont vous saisirez certainement toute l'importance.

Une première réunion aura lieu le 5 mai prochain, à 21 heures, 4, rue Chevreuse, dont le but sera de rechercher les bases pratiques de l'organisation qui doit assurer la liaison envisagée.

Nous espérons qu'il vous sera possible d'assister à cette réunion.

Pensez-vous, Camarades, que nous ayons tort de répondre : « :Merde » ?

Paul Eluard, Louis Aragon, Pierre Unik, André Breton, Benjamin Péret.

[Mai 1927.]


(1) A l'origine de la révolte du Cuirassé Potemkine, il nous plaît de reconnaître ce terrible morceau de viande.
(2) Blaise Cendrars : J'ai tué (1919). Cf. aussi La guerre au Luxembourg (1916).


HANDS OFF LOVE

Ce qui peut être invoqué, ce qui a force dans le monde, ce qui est valable, avant tout défendu, aux dépens de tout, ce qui entraîne infailliblement contre un homme quel qu'il soit la conviction d'un juge, et songez un instant à ce que c'est qu'un juge, combien vous dépendez à chaque instant de votre vie d'un juge auquel soudain le moindre accident vous défère, bref ce qui met en échec toute chose, le génie par exemple, voilà ce qu'un récent procès met soudain dans une lumière éclatante. La qualité du défendeur et la nature des arguments qu'on lui oppose valent qu'on s'arrête à la plainte de Mme Charlie Chaplin, telle qu'on a pu la lire dans Le Grand Guignol. Il va sans dire que ce qui suit suppose le document authentique, et, bien qu'il soit du droit de Charlie Chaplin de nier les faits allégués, les phrases rapportées, tiendra pour conformes à la vérité ces faits, ces phrases. Il s'agit de voir ce qu'on trouve à opposer à un tel homme, d'apprécier les moyens qu'on emploie pour le réduire. Ces moyens reflètent étrangement la moyenne opinion morale aux Etats-Unis en 1927, c'est-à-dire celle d'un des plus grands groupements humains, opinion qui tendra à se répandre et à prévaloir partout, dans la mesure où l'immense réservoir qui s'engorge de marchandises dans l'Amérique du Nord est aussi un immense réservoir de sottise toujours prêt à se déverser sur nous et particulièrement à crétiniser tout à fait l'amorphe clientèle d'Europe, toujours à la merci du dernier enchérisseur.

Il est assez monstrueux à songer que s'il existe un secret professionnel pour les médecins, secret qui n'est après tout que la sauvegarde de la fausse honte et qui pourtant expose ses détenteurs à des répressions implacables, par contre il n'y a pas de secret professionnel pour les femmes mariées. Cependant l'état de femme mariée est une profession comme une autre, à partir du jour où la femme revendique comme due sa ration alimentaire et sexuelle. Un homme que la loi met dans l'obligation de vivre avec une seule femme, n'a d'autre alternative que de faire partager des moeurs qui sont les siennes à cette femme, de se mettre à la merci de cette femme. Si elle le livre à la malignité publique, comment se fait-il que la même loi qui a donné à l'épouse les droits les plus arbitraires ne se retourne pas contre elle avec toute la rigueur que mérite un abus de confiance aussi révoltant, une diffamation si évidemment liée à l'intérêt le plus sordide ? Et de plus comment se fait-il que les moeurs soient matière à législation ? Quelle absurdité ! Pour nous en tenir aux scrupules très épisodiques de la vertueuse et inexpérimentée Mme Chaplin, il y a du comique à considérer comme anormale, contre nature, pervertie, dégénérée et indécente l'habitude de la fellation (par exemple). (Tous les gens mariés font cela, dit excellemment Chaplin). Si la libre discussion des moeurs pouvait raisonnablement s'engager, il serait normal, naturel, sain, décent de débouter de sa plainte une épouse convaincue de s'être inhumainement refusée à des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables. Comment une pareille stupidité n'interdit-elle pas par ailleurs de faire appel à l'amour, comme cette personne qui à 16 ans et 2 mois entre consciemment dans le mariage avec un homme riche et surveillé par l'opinion, ose aujourd'hui le faire avec ses deux bébés nés sans doute par l'oreille puisque le défendeur n'eut jamais avec elle des rapports conjugaux comme il est usage entre époux, ses bébés qu'elle brandit comme de sales pièces à conviction de ses propres exigences intimes ? Toutes ces italiques sont nôtres, et le langage révoltant qu'elles soulignent nous l'empruntons à la plaignante et à ses avocats, qui avant tout cherchent à opposer à un homme vivant le plus répugnant poncif des magazines idiots, l'image de la maman qui appelle papa son amant légitime, et cela dans le seul but de prélever sur cet homme un impôt que l'Etat le plus exigeant n'a jamais rêvé, un impôt ! qui pèse avant tout sur son génie, qui tend même à le déposséder de ce génie, en tout cas à en discréditer la très précieuse expression.

Les griefs de Mme Chaplin relèvent de cinq chefs principaux : 1° cette dame a été séduite ; 2° le suborneur a voulu qu'elle se fasse avorter ; 3° il ne s'est résolu au mariage que contraint et forcé, et avec l'intention de divorcer ; 4° pour cela il lui a fait subir un traitement injurieux et cruel suivant un plan bien arrêté ; 5° le bien-fondé de ces accusations est démontré par l'immoralité des propos coutumiers de Charlie Chaplin, par la conception théorique qu'il se fait des choses les plus sacrées.

Le crime de séduction est à l'ordinaire un concept bien difficile à définir, puisque ce qui fait le crime est une simple circonstance de la séduction à proprement parler. Cet attentat dans lequel les deux parties sont consentantes, et une seule responsable, se complique encore du fait que rien ne peut humainement prouver la part d'initiative et de provocation de la victime. Mais dans le cas présent l'innocente était bien tombée, et si le surborneur n'avait pas l'intention de lui faire un beau mariage, le fait est que c'est elle qui en toute naïveté a eu raison de cet être démoniaque. On peut s'étonner de tant de persévérance, d'acharnement chez une personne si jeune, si dépourvue de défense. A moins qu'elle n'ait songé que le seul moyen de devenir la femme de Charlie Chaplin était d'abord de coucher avec lui puis... mais alors ne parlons plus de séduction, il s'agit d'une affaire, avec ses divers aléas, l'abandon possible, la grossesse.

C'est alors que sollicitée de passer par une opération qu'elle qualifie de criminelle, la malheureuse enceinte au moment du mariage s'y refuse pour des raisons qui valent l'examen. Elle se plaint que son état soit public, que son fiancé ait tout fait pour le rendre tel. Contradiction évidente : qui a intérêt à cette publicité, qui se refuse au seul moyen d'empêcher ce qui est un scandale en Californie ? Mais maintenant la victime est bien armée, elle pourra répéter, publier qu'on a voulu qu'elle se fasse avorter. Voilà un argument décisif, et pas une parole du criminel ayant trait à cet acte qui est une grande faute sociale, légale et morale et par là-même répugnante, horrifiante et contraire aux instincts de mère (de la plaignante) et à son sens du devoir maternel de protection et de préservation, pas un mot de Charlie Chaplin ne sera oublié. Tout est noté, les phrases avec leur caractère familier, les circonstances, parfois la date ; à partir du jour où la future Mme Chaplin a songé pour la première fois à se prévaloir de ses instincts, à se poser en monument de normalité, la voilà, bien que tant qu'elle n'a pas été légalement mariée, elle ait continué, elle le souligne, à aimer son fiancé, malgré ses horrifiques propositions, la voilà changée en un espion intime, elle a vraiment son journal de martyre, elle tient le compte exact de ses larmes. Le troisième grief qu'elle fait à son mari s'appliquerait-il à elle au premier chef ? Est-elle entrée dans le mariage avec la ferme intention d'en sortir, mais riche et considérée ? En quatrième lieu le traitement subi pendant le mariage par Mme Chaplin, si on l'envisage dans tous ses détails, est-il le fruit d'une tentative de démoralisation de la part de Charlie Chaplin ou est-il la suite naturelle de l'attitude quotidienne d'une femme qui collectionne les griefs, les suscite et s'en réjouit ? Notons en passant une lacune : Mme Chaplin omet de nous donner la date à laquelle elle a cessé d'aimer son mari. Mais peut-être l'aime-t-elle encore.

A l'appui de ses dires elle rapporte comme autant de preuves morales de l'existence du plan exposé dans le reste de la plainte des propos de Charlie Chaplin, après lesquels un honnête juge américain n'a plus à considérer le défendeur comme un homme, mais comme un sacripant et un Vilain Monsieur. La perfidie de cette manoeuvre, son efficacité n'échapperont à personne. Voilà que les idées de Charlot, comme on dit en France, sur les sujets les plus brûlants nous sont tout à coup données, et d'une façon très directe qui ne peut manquer d'éclairer d'un jour singulier la moralité de ces films auxquels nous avons pris plus d'un plaisir, un intérêt presque sans égal. Un rapport tendancieux, et surtout dans l'état d'étroite surveillance où le public américain entend tenir ses favoris, peut, nous l'avons vu avec l'exemple de Fatty Arbuckle, ruiner un homme du jour au lendemain. Notre bonne épouse a joué cette carte : il arrive que ses révélations ont ailleurs un prix qu'elle ne soupçonnait pas. Elle croyait dénoncer son mari, la stupide, la vache. Elle nous apporte simplement le témoignage de la grandeur humaine d'un esprit, qui pensant avec clarté, avec justesse, tant de choses mortelles dans la société où tout, sa vie et jusqu'à son génie le confinent, a trouvé le moyen de donner à sa pensée une expression parfaite, et vivante, sans trahison à cette pensée, une expression dont l'humour et la force, dont la poésie en un mot prend tout à coup sous nos yeux un immense recul à la lueur de la petite lampe bourgeoise qu'agite au-dessus de lui une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes soeurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et toutes les amours.

Attendu que pendant la cohabitation de la plaignante et du défendeur, le défendeur a déclaré à la plaignante en des occasions trop nombreuses pour qu'on puisse les spécifier avec plus de détails minutieux et de certitude, qu'il n'était pas partisan de la coutume du mariage, qu'il ne pourrait pas tolérer la contrainte conventionnelle que les relations du mariage imposent et qu'il croyait qu'une femme peut honnêtement faire des enfants à un homme en dehors du mariage ; attendu qu'il a également ridiculisé et bafoué l'attachement de la plaignante et sa fidélité aux conventions morales et sociales qui sont de règle sous le rapport du mariage, les relations des sexes et la mise au monde des enfants, et qu'il fait peu de cas des lois morales et des statuts y relatifs (sous ce rapport, le défendeur dit un jour à la plaignante qu'un certain couple avait eu cinq enfants sans être marié et il ajouta : « :C'est bien la façon idéale pour un homme et une femme de vivre ensemble »), nous voilà édifiés sur le point essentiel de la fameuse immoralité de Charlot. Il est à remarquer que certaines vérités très simples passent encore pour des monstruosités. Il est à souhaiter que la notion s'en répande, notion purement humaine et qui n'emprunte ici à celui qui la manifeste que son prestige personnel. Tout le monde, c'est-à-dire tout ce qui n'est ni cafard, ni punaise, pense ainsi. Nous voudrions bien voir qui oserait soutenir par ailleurs qu'un mariage contracté sous menace lie en quoi que ce soit un homme à une femme, même si celle-ci lui a fait un enfant. Qu'elle vienne alors se plaindre que le mari rentre directement dans sa chambre, qu'elle rapporte horrifiée qu'une fois il est rentré ivre, qu'il ne dînait pas avec elle, qu'il ne la menait pas dans le monde, il y a tout juste là de quoi hausser les épaules.

Cependant il semble qu'après tout Charlie Chaplin songe de bonne foi à rendre possible la vie conjugale. Pas de chance, il se heurte à un mur de sottise. Tout est criminel à cette femme qui croit ou feint de croire que la fabrication des mioches est sa raison d'être, des mioches qui pourront à leur tour procréer. Belle idée de la vie. « :Que désirez-vous faire ? Repeupler Los Angeles ? » lui demande-t-il excédé. Elle aura donc un second enfant, puisqu'elle l'exige, mais qu'elle lui fiche la paix : il n'a pas plus voulu de la paternité que du mariage. Cependant il faudrait qu'il vienne bêtifier avec les bébés pour plaire à Madame. Ca n'est pas dans son genre. On le verra de moins en moins à la maison. Il a sa conception de l'existence, c'est à elle qu'on s'attaque, c'est elle qu'on veut réduire. Qu'est-ce qui l'attacherait ici, auprès d'une femme qui se refuse à tout ce qu'il aime, et qui l'accuse de miner et de dénaturer (ses) impulsions normales... de démoraliser ses règles de décence, de dégrader sa conception des choses morales parce qu'il a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées, parce qu'il a voulu qu'elle rencontre des personnes qui apportaient dans les moeurs un peu de cette liberté dont elle était l'ennemie obstinée. Eh bien, quelle complaisance encore de sa part quatre mois avant leur séparation, quand il lui propose d'inviter chez eux une jeune fille qui a la réputation de se liver à des actes de perversité sexuelle et qu'il dit à la plaignante qu'ils pourraient avoir de la rigolade. C'est le dernier essai d'acclimatation de la couveuse mécanique au comportement naturel de l'amour conjugal. La lecture, l'exemple, il a fait appel à tout pour faire entendre à la buse ce qu'elle n'arrivait pas à saisir d'elle-même. Après cela elle s'étonne des inégalités d'humeur d'un homme à qui elle fait cette vie d'enfer. « :Attendez que je sois subitement fou, un jour, et je vous tuerai », cette menace elle ne l'a pas oubliée pour le cahier des charges, mais sur qui donc en retombe la responsabilité ? Pour qu'un homme prenne ainsi conscience d'une possibilité telle, la folie, l'assassinat, ne faut-il pas qu'on l'ait soumis à un traitement qui peut déterminer la folie, entraîner l'assassinat ? Et pendant ces mois où la méchanceté d'une femme et le danger de l'opinion publique le forcent à jouer une comédie intolérable, il n'en reste pas moins dans sa cage un homme vivant, dont le coeur n'est pas mort.

« :Oui c'est vrai », dit-il un jour, « :je suis amoureux et il m'est indifférent qu'on le sache, j'irai la voir quand je voudrai, que cela vous plaise ou ne vous plaise pas ; je ne vous aime pas et je vis seulement avec vous parce que j'ai dû vous épouser ». Voilà le fondement moral de cette vie, voilà ce qu'elle défend : l'amour. Il arrive que dans toute cette histoire Charlot est véritablement le défendeur de l'amour, et uniquement, et purement. Il dira à sa femme que celle qu'il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu'il y a d'admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l'argument suprême est cette paire d'enfants nés contre son gré.

Ici encore l'attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se pratique, d'autres femmes le font, l'ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile de faire appel à l'amour avec Mme Chaplin. Celle-ci n'a eu ses enfants que pour mettre en valeur que : « :le défendeur n'a jamais manifesté un intérêt vraiment normal et paternel ni aucune affection » nous tenons à signaler cette jolie distinction « :pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ». Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu'un concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la maison conjugale. Charlot refuse : « :C'est ma maison et je ne veux pas l'abîmer ». Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de téléphone donnés et ceux qui ne l'ont pas été, les entrées, les sorties de l'époux, qu'il ne voit pas sa femme, qu'il arrive la voir quand elle reçoit des idiots et que ça lui déplaise, qu'il ait des gens à dîner, qu'il emmène sa femme, qu'il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d'un homme de déjouer tout ce qui n'est pas l'amour, tout ce qui en est la féroce, la hideuse caricature. Mieux qu'un livre, que tous les livres, les traités, la conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de l'amour.

Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte quand soudain, pendant une fête, Charlot voit passer une très belle femme, aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Aux ordres de l'amour, il a toujours été aux ordres de l'amour, et voilà ce que très unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l'amour soudain, qui est avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d'épargne, c'est bien de cela qu'il s'évade sans cesse, l'homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à La Ruée vers l'or. Tout ce qu'il a dans sa poche, moralement, c'est justement ce dollar de séduction qu'un rien lui fait perdre, et que dans le café de L'Emigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n'est peut-être qu'une apparence, facile à tordre d'un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusée, mais qui permet que pendant un instant l'on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme « :merveilleuse » dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C'est ainsi que l'oeuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu'elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Mme Chaplin nous apprend, et elle sait le genre d'argument qu'elle invoque, que son mari songeait, mauvais Américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l'autorité, l'examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l'entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de La Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c'est l'ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d'abord le misérable complet du vagabond, sa canne, Charlie Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu'à ce sourire effrayé. Malgré quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours, en anglais comme en français, a redonné force à cette expression courante : a dog's life, une vie de chien.

UNE VIE DE CHIEN : à l'heure actuelle c'est celle de l'homme dont le génie ne sauvera pas la partie, de l'homme à qui tout le monde va tourner le dos, qu'on ruinera impunément, à qui l'on enlèvera tout moyen d'expression, qu'on démoralise de la façon la plus scandaleuse au profit d'une sale petite-bourgeoise haineuse et de la plus grande hypocrisie publique qu'il soit possible d'imaginer. Une vie de chien. Le génie pour la loi n'est de rien quand le mariage est en jeu, le sacré mariage. Le génie d'ailleurs n'est de rien à la loi, jamais. Mais l'aventure de Charlot manifeste, au-delà de la curiosité publique et des avocasseries malpropres, de tout ce déballage honteux de la vie intime qui toujours se ternit à cette clarté sinistre, l'aventure de Charlot manifeste aujourd'hui sa destinée, la destinée du génie. Elle en marque plus que n'importe quelle oeuvre le rôle et la valeur. Ce mystérieux ascendant qu'un pouvoir d'expression sans égal confère soudain à un homme, nous en comprenons soudain le sens. Nous comprenons soudain quelle place en ce monde est celle du génie. Il s'empare d'un homme, il en fait un symbole intelligible et la proie des brutes sombres. Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d'anéantir. Merci donc à celui qui, sur l'immense écran occidental, là-bas, sur l'horizon où les soleils un à un déclinent, fait aujourd'hui passer vos ombres, grandes réalités de l'homme, réalités peut-être uniques, morales, dont le prix est plus haut que celui de toute la terre. La terre à vos pieds s'enfonce. Merci à vous par-delà la victime. Nous vous crions merci, nous sommes vos serviteurs.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Arp, Jacques Baron, Jacques-André Boiffard, André Breton, Jean Carrive, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Jean Genbach, Camille Goemans, Paul Hooreman, Eugène Jolas, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Paul Nougé, Elliot Paul, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Man Ray, Georges Sadoul, Yves Tanguy, Roland Tual, Pierre Unik.

[La Révolution surréaliste n° 9-10, 1er octobre 1927.]


PERMETTEZ !

J'AURAIS MOINS COMPRIS RIMBAUD SANS LE SURREALISME.
ERNEST DELAHAYE

Paris, le 23 Octobre 1927.

Messieurs les Représentants des Ardennes,
Monsieur le Maire de Charleville,
Messieurs les Notables,
Monsieur le Président de la Société des Poètes ardennais,

Vous prenez, paraît-il, la responsabilité d'inaugurer aujourd'hui, pour la seconde fois, un monument à la mémoire d'Arthur Rimbaud et d'organiser à ce propos une petite fête régionale. Il est regrettable que la consécration officielle manque encore à votre entreprise, mais ce n'est que partie remise, nous nous en portons garants. Que n'avez-vous réussi à déranger M. Louis Barthou, à le distraire, ne fût-ce qu'un instant, des soucis que lui donne le communisme, à réveiller en lui le bibliophile qui disparaît un peu ces derniers temps derrière le pourvoyeur de prisons !

Vous avouerez, Messieurs, que l'occasion est peut-être mal choisie de se laisser aller au délire patriotique, celui que vous célébrez n'ayant eu pour vous que des gestes de dégoût et des paroles de haine et ne pouvant jouir à jamais que d'une gloire toute contraire à celle des écrivains morts pour la France, ces « :Chevaliers de l'esprit en qui se concentre ce que la France a défendu au cours de la dernière guerre » (Herriot).

Il est vrai que vous ne savez pas qui est Rimbaud et de nouveau vous le lui faites bien voir :

MA VILLE NATALE EST SUPERIEUREMENT IDIOTE ENTRE LES PETITES VILLES DE PROVINCE. SUR CELA, VOYEZ-VOUS, JE N'AI PLUS D'ILLUSIONS. PARCE QU'ELLE EST A COTE DE MEZIERES - UNE VILLE QU'ON NE TROUVE PAS, - PARCE QU'ELLE VOIT PEREGRINER DANS SES RUES DEUX OU TROIS CENTS DE PIOUPIOUS, CETTE BENOITE POPULATION GESTICULE, PRUDHOMMES-QUEMENT

SPADASSINE, BIEN AUTREMENT QUE LES ASSIEGES DE METZ OU DE STRASBOURG ! C'EST EFFRAYANT, LES EPICIERS RETRAITES QUI REVETENT L'UNIFORME ! C'EST EPATANT COMME CA A DU CHIEN, LES NOTAIRES, LES VITRIERS, LES PERCEPTEURS, LES MENUISIERS, ET TOUS LES VENTRES, QUI, CHASSEPOT AU COEUR, FONT DU PATROUILLOTISME AUX PORTES DE MEZIERES ; MA PATRIE SE LEVE ! MOI, J'AIME MIEUX LA VOIR ASSISE ; NE REMUEZ PAS LES BOTTES ! C'EST MON PRINCIPE.

(25 Août 1870).

Nous sommes curieux de savoir comment vous pouvez concilier dans votre ville la présence d'un monument aux morts pour la patrie et celle d'un monument à la mémoire d'un homme en qui s'est incarné la plus haute conception du défaitisme, du défaitisme actif qu'en temps de guerre vous fusillez.

GUERRE : PAS DE SIEGE DE MEZIERES. POUR QUAND ? ON N'EN PARLE PAS... - PAR-CI PAR-LA DES FRANCS-TIRADES. ABOMINABLE PRURIGO D'IDIOTISME, TEL EST L'ESPRIT DE LA POPULATION. ON EN ENTEND DE BELLES, ALLEZ ! C'EST DISSOLVANT.

(2 Novembre 1870).

....

JE SOUHAITE TRES FORT QUE L'ARDENNE SOIT OCCUPEE ET PRESSUREE DE PLUS EN PLUS IMMODEREMENT. MAIS TOUT CELA EST ENCORE ORDINAIRE.

(Juin 1872).

....

J'AI ETE AVANT-HIER VOIR LES PRUSSMANS A VOUZIERS, UNE SOUS-PREFECTURE DE 10 000 AMES, A SEPT KILOM D'ICI. CA M'A RAGAILLARDI.

(Mai 1873).

De toute façon, la France le dégoûtait. Son esprit, ses grands hommes, ses moeurs, ses lois symbolisaient pour lui tout ce qu'il peut y avoir au monde de plus insignifiant et de plus bas.

QUELLE HORREUR QUE CETTE CAMPAGNE FRANCAISE... QUELLE CHIERIE ! ET QUELS MONSTRES D'INNOCINCE, CES PAYSANS. IL FAUT, LE SOIR, FAIRE DEUX LIEUES, ET PLUS, POUR BOIRE UN PEU. LA MOTHER M'A MIS LA DANS UN TRISTE TROU.

(Mai 1873).

....

TOUJOURS LES VEGETAUX FRANCAIS, HARGNEUX, PHTISIQUES, RIDICULES OU LE VENTRE DES CHIENS BASSETS NAVIGUE EN PAIX AUX CREPUSCULES.

....

MUSSET EST QUATORZE FOIS EXECRABLE POUR NOUS, GENERATIONS DOULOUREUSES ET PRISES DE VISIONS, - QUE SA PARESSE D'ANGE A INSULTEES ! OH ! LES CONTES ET LES PROVERBES FADASSES ! O « :LES NUITS », O « :ROLLA », O « :NAMOUNA », O « :LA COUPE » ! TOUT EST FRANCAIS, C'EST-A-DIRE HAISSABLE AU SUPREME DEGRE ; FRANCAIS, PAS PARISIEN ! ENCORE UNE OEUVRE DE CET ODIEUX GENIE QUI A INSPIRE RABELAIS, VOLTAIRE, JEAN DE LA FONTAINE ! COMMENTE PAR M. TAINE ! PRINTANIER, L'ESPRIT DE MUSSET ! CHARMANT, SON AMOUR ! EN VOILA, DE LA PEINTURE A L'EMAIL, DE LA POESIE SOLIDE ! ON SAVOURERA LONGTEMPS LA POESIE « :FRANCAISE » MAIS EN FRANCE.

(5 Mai 1871).

Rimbaud ? Il ne tolérait pas qu'on saluât les morts devant lui, il écrivait « :MERDE A DIEU » sur les murs des églises ; il n'aimait pas sa mère « :AUSSI INFLEXIBLE QUE 73 ADMINISTRATIONS A CASQUETTES DE PLOMB ».

Rimbaud ? Un Communard, un bolcheviste au témoignage même de M. Ernest Delahaye :

IL EST DES DESTRUCTIONS NECESSAIRES... IL EST D'AUTRES VIEUX ARBRES QU'IL FAUT COUPER, IL EST D'AUTRES OMBRAGES SECULAIRES DONT NOUS PERDRONS L'AIMABLE COUTUME. CETTE SOCIETE ELLE-MEME : ON Y PASSERA LES HACHES, LES PIOCHES, LES ROULEAUX NIVELEURS. « :TOUTE VALLEE SERA COMBLEE, TOUTE COLLINE ABAISSEE, LES CHEMINS TORTUEUX DEVIENDRONT DROITS ET LES RABOTEUX SERONT APLANIS ». ON RASERA LES FORTUNES ET L'ON ABATTRA LES ORGUEILS INDIVIDUELS. UN HOMME NE POURRA PLUS DIRE : « :JE SUIS PLUS PUISSANT, PLUS RICHE ». ON REMPLACERA L'ENVIE AMERE ET L'ADMIRATION STUPIDE PAR LA PAISIBLE CONCORDE, L'EGALITE, LE TRAVAIL DE TOUS POUR TOUS. »

Rimbaud ? Il vécut comme vous, CAROPOLMERDEUX, jugez qu'il ne faut pas vivre : il se soûlait, il se battait, il couchait sous les ponts, il avait des poux.

Mais il avait horreur du travail :

JAMAIS JE NE TRAVAILLERAI.

....

CELA DEGOUTE DE TRAVAILLER.

....

JAMAIS NOUS NE TRAVAILLERONS, O FLOTS DE FEUX !

....

J'AI HORREUR DE TOUS LES METIERS. MAITRES ET OUVRIERS, TOUS PAYSANS, IGNOBLES. LA MAIN A PLUME VAUT LA MAIN A CHARRUE. - QUEL SIECLE A MAINS ! - JE N'AURAI JAMAIS MA MAIN.

Sans espoir aucun, ni sur terre, ni ailleurs, il ne songea qu'à s'en aller toujours, en proie à cet ennui terrible que vous ne connaîtrez jamais ; il traquait à travers le monde, dans les lieux les plus désolés, l'image la plus désolante de lui-même et de nous.

HELAS ! JE NE TIENS PLUS DU TOUT A LA VIE ET SI JE VIS, JE SUIS HABITUE A VIVRE DE FATIGUE... ET A ME NOURRIR DE CHAGRINS AUSSI VEHEMENTS QU'ABSURDES DANS DES CLIMATS ATROCES... PUISSIONS-NOUS JOUIR DE QUELQUES ANNEES DE VRAI REPOS DANS CETTE VIE ; ET HEUREUSEMENT QUE CETTE VIE EST LA SEULE ET QUE CELA EST EVIDENT, PUISQU'ON NE PEUT S'IMAGINER UNE AUTRE VIE AVEC UN ENNUI PLUS GRAND QUE CELLECI !

(Aden, 25 mai 1881).

Tout ce qui compose votre sale petite vie lui répugnait, il le vomissait.

TOUT A LA GUERRE, A LA VENGEANCE, A LA TERREUR.
MON ESPRIT ! TOURNONS DANS LA MORSURE : AH ! PASSEZ,
REPUBLIQUES DE CE MONDE ! DES EMPEREURS,
DES REGIMENTS, DES COLONS, DES PEUPLES : ASSEZ !

Il fut toujours contre tout ce qui est, vous faites seulement semblant de l'avoir oublié. N'essayez pas de tricher : vous n'élevez pas une statue à un poète « :comme un autre », vous élevez cette statue par rancune, par petitesse, par vengeance. Vous voulez réduire celui qui admirait « :LE FORCAT INTRAITABLE SUR QUI SE REFERME TOUJOURS LE BAGNE » à un buste grotesque dans un ignoble endroit :

Charleville, Place de la Gare.

SUR LA PLACE TAILLEE EN MESQUINES PELOUSES,
SQUARE OU TOUT EST CORRECT, LES ARBRES ET LES FLEURS,
TOUS LES BOURGEOIS POUSSIFS QU'ETRANGLENT LES CHALEURS
PORTENT, LES JEUDIS SOIRS, LEURS BETISES JALOUSES.

« :Singulier retour des choses d'ici-bas, écrivait P. Berrichon, le monument élevé en 1901 à la mémoire de Rimbaud se dresse, bronze et granit, sur cette place de la Gare, où, plus que jamais, les habitants de Charleville vont, le jeudi, écouter la musique militaire ; et c'est la musique militaire qui, à l'inauguration du monument, exécuta l'adaptation de la symphonie d'Emile Ratez, inspirée par le Bateau Ivre. »

La musique militaire ! Vous avez oublié les chantres :

« :LE DRAPEAU VA AU PAYSAGE IMMONDE » comme vos faces sont faites pour « :LE BAISER PUTRIDE DE JESUS ».

L'ombre semble s'appesantir chaque jour sur les marais envahisseurs. L'hypocrisie étend la hideur de sa main sur les hommes que nous aimons pour les faire servir à la préservation de ce qu'ils ont toujours combattu. Il va sans dire que nous ne nous abusons pas sur la portée de telles entreprises de confiscation, que nous ne nous alarmons pas outre mesure de vos manoeuvres honteuses et coutumières, persuadés que nous sommes qu'une force d'accomplissement total anime contre vous tout ce qui au monde a été véritablement inspiré. Peu nous importe que l'on inaugure une statue à, que l'on édite les oeuvres complètes de, que l'on tire quelque parti que ce soit des intelligences les plus subversives puisque leur venin merveilleux continuera à s'infiltrer éternellement dans l'âme des jeunes gens pour les corrompre ou pour les grandir.

La statue qu'on inaugure aujourd'hui subira peut-être le même sort que la précédente. Celle-ci, que les Allemands firent disparaître, dut servir à la fabrication d'obus et Rimbaud se fût attendu avec délices à ce que l'un d'eux bouleversât de fond en comble votre place de la Gare ou réduisît à néant le musée dans lequel on s'apprête à négocier ignoblement sa gloire.

PRETRES, PROFESSEURS, MAITRES, VOUS VOUS TROMPEZ EN ME LIVRANT A LA JUSTICE. JE N'AI JAMAIS ETE CHRETIEN ; JE SUIS DE LA RACE QUI CHANTAIT DANS LE SUPPLICE ; JE NE COMPRENDS PAS LES LOIS ; JE N'AI PAS LE SENS MORAL, JE SUIS UNE BRUTE : VOUS VOUS TROMPEZ.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Arp, Jacques Baron, Pierre Bernard, Jacques Boiffard, André Breton, Jean Carrive, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Jean Genbach, Camille Goemans, Paul Hooreman, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Paul Nougé, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Georges Sadoul, Yves Tanguy, Roland Tual, Pierre Unik.