Tracts surréalistes, Tome I, 1925
1925
OUVREZ LES PRISONS
LICENCIEZ L'ARMEE
IL N'Y A PAS DE CRIMES
DE DROIT COMMUN
Les contraintes sociales ont fait leur temps. Rien, ni la reconnaissance d'une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l'homme à se passer de la liberté. L'idée de prison, l'idée de caserne sont aujourd'hui monnaie courante : ces monstruosités ne vous étonnent plus. L'indignité réside dans la quiétude de ceux qui ont tourné la difficulté par diverses abdications morales et physiques (honnêteté, maladie, patriotisme).
La conscience une fois reprise de l'abus que constituent d'une part l'existence de tels cachots, d'autre part l'avilissement, l'amoindrissement qu'ils engendrent chez ceux qui y échappent comme chez ceux qu'on y enferme, - et il y a, paraît-il, des insensés qui préfèrent au suicide la cellule ou la chambrée, - cette conscience enfin reprise, aucune discussion ne saurait être admise, aucune palinodie. Jamais l'opportunité d'en finir n'a été aussi grande, qu'on ne nous parle pas de l'opportunité. Que MM. les assassins commencent, si tu veux la paix prépare la guerre, de telles propositions ne couvrent que la plus basse crainte ou les plus hypocrites désirs. Ne redoutons pas d'avouer que nous attendons, que nous appelons la catastrophe. La catastrophe ? ce serait que persiste un monde où l'homme a des droits sur l'homme. L'union sacrée devant les couteaux ou les mitrailleuses, comment en appeler plus longtemps à cet argument disqualifié ? Rendez aux champs soldats et bagnards. Votre liberté ? Il n'y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Nous ne serons pas les complices des geôliers.
Le Parlement vote une amnistie tronquée ; une classe au printemps prochain partira ; en Angleterre toute une ville a été impuissante à sauver un homme ; on a appris sans stupeur que pour la Noël en Amérique on avait suspendu l'exécution de plusieurs condamnés parce qu'ils avaient une belle voix. Et maintenant qu'ils ont chanté, ils peuvent bien mourir, faire l'exercice. Dans les guérites, sur les fauteuils électriques, des agonisants attendent, les laisserez-vous passer par les armes ?
[La Révolution surréaliste n° 2, 15 janvier 1925.]
DECLARATION DU 27 JANVIER 1925
Eu égard à une fausse interprétation de notre tentative stupidement répandue dans le public,
Nous tenons à déclarer ce qui suit à toute l'ânonnante critique littéraire, dramatique, philosophique, exégétique et même théologique contemporaine :
- Nous n'avons rien à voir avec la littérature,
Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde.
- Le SURREALISME n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la poésie ;
Il est un moyen de libération totale de l'esprit
et de tout ce qui lui ressemble.
- Nous sommes bien décidés à faire une Révolution.
- Nous avons accolé le mot de SURREALISME au mot de REVOLUTION uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché, et même tout à fait désespéré, de cette révolution.
- Nous ne prétendons rien changer aux moeurs des hommes, mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.
- Nous lançons à la Société cet avertissement solennel :
Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux-pas de son esprit nous ne la raterons pas.
- A chacun des tournants de sa pensée, la Société nous retrouvera.
- Nous sommes des spécialistes de la Révolte.
Il n'est pas de moyen d'action que nous ne soyons capables, au besoin, d'employer.
- Nous disons plus spécialement au monde occidental :
le SURREALISME existe
- Mais qu'est-ce donc que ce nouvel isme qui s'accroche maintenant à nous ?
- Le SURREALISME n'est pas une forme poétique.
Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves,
et au besoin par des marteaux matériels.
DU BUREAU DE RECHERCHES SURREALISTES 15, rue de Grenelle
Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, Joë Bousquet, J.-A. Boiffard, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Benjamin Péret, Raymond Queneau, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual.
L'ADHÉSION À UN MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE...
L'adhésion à un mouvement révolutionnaire, quel qu'il soit, suppose une foi dans les possibilités qu'il peut avoir de devenir une réalité.
La réalité immédiate de la révolution surréaliste n'est pas tellement de changer quoi que ce soit à l'ordre physique et apparent des choses que de créer un mouvement dans les esprits. L'idée d'une révolution surréaliste quelconque, vise à la substance profonde et à l'ordre de la pensée. Elle ne peut être conçue qu'en fonction de son pouvoir de désagrégation de la vie. Elle vise à créer avant tout un mysticisme d'un nouveau genre, et elle implique un certain nombre de croyances dans la réalité, qu'à son tour elle représente. Elle interdit à aucun de ses adhérents de se penser au monde comme par le passé. Elle exige une désaffection absolue de tout ce que l'on a coutume d'appeler la vie telle qu'on nous l'a faite, et dans tous les ordres d'esprit.
Le surréaliste est en lutte, en insurrection contre tout aspect possible et impossible de la réalité. Tout véritable adepte de la révolution surréaliste est tenu de penser que le mouvement surréaliste n'est pas un mouvement dans l'abstrait, et spécialement dans un certain abstrait poétique, au plus haut point haïssable, mais est réellement capable de changer quelque chose dans les esprits.
Les exemples dans l'histoire ne manquent pas, de mouvements d'ordre uniquement spirituel, et qui ont changé quelque chose dans la vie ou dans la pensée des hommes, qui ont jeté dans le monde des puissances de désespoir, sensibles bien au-delà des groupements qui les avaient inventés.
La révolution surréaliste n'est pas une simple idéologie, elle ne se paye pas seulement de mots ou de doctrines, elle vise à toucher les chairs, elle n'est pas une mise en images de la vie, elle touche à des concepts vitaux, à des principes d'ordre élevé dans l'esprit, mais qui peuvent avoir leurs réperc-ussions dans la vie physique des hommes. Elle se doit d'exprimer clairement ces concepts avec toutes les forces de l'esprit.
La Révolution surréaliste, Bureau des recherches (Antonin Artaud)
[Ce tract ne figure pas dans l'ouvrage de José Pierre]
LETTRE AUX RECTEURS DES UNIVERSITES EUROPEENNES
Monsieur le Recteur,
Dans la citerne étroite que vous appelez « Pensée », les rayons spirituels pourrissent comme de la paille.
Assez de jeux de langue, d'artifices de syntaxe, de jongleries de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du coeur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison, mais un guide pour l'Esprit perdu dans son propre labyrinthe. Plus loin que ce que la science pourra jamais toucher, là où les faisceaux de la raison se brisent contre les nuages, ce labyrinthe existe, point central où convergent toutes les forces de l'être, les ultimes nervures de l'Esprit. Dans ce dédale de murailles mouvantes et toujours déplacées, hors de toutes les formes connues de pensée, notre Esprit se meut, épiant ses mouvements les plus secrets et spontanés, ceux qui ont un caractère de révélation, cet air venu d'ailleurs, tombé du ciel.
Mais la race des prophètes s'est éteinte. L'Europe se cristallise, se momifie lentement sous les bandelettes de ses frontières, de ses usines, de ses tribunaux, de ses universités. L'Esprit gelé craque entre les ais minéraux qui se resserrent sur lui. La faute en est à vos systèmes moisis, à votre logique de 2 et 2 font 4, la faute en est à vous, Recteurs, pris au filet des syllogismes. Vous fabriquez des ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui échappent les vrais mystères du corps, les lois cosmiques de l'être, de faux savants aveugles dans l'outreterre, des philosophes qui prétendent à reconstruire l'Esprit. Le plus petit acte de création spontanée est un monde plus complexe et plus révélateur qu'une quelconque métaphysique.
Laissez-nous donc, Messieurs, vous n'êtes que des usurpateurs. De quel droit prétendez-vous canaliser l'intelligence, décerner des brevets d'Esprit ?
Vous ne savez rien de l'Esprit, vous ignorez ses ramifications les plus cachées et les plus essentielles, ces empreintes fossiles si proches des sources de nous-mêmes, ces traces que nous parvenons parfois à relever sur les gisements les plus obscurs de nos cerveaux.
Au nom même de votre logique, nous vous disons : La vie pue, Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. A travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde, mais qu'il se pense un peu moins à la tête de l'humanité.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
ADRESSE AU PAPE
Le Confessionnal, ce n'est pas toi, ô Pape, c'est nous, mais, comprendsnous et que la catholicité nous comprenne.
Au nom de la Patrie, au nom de la Famille, tu pousses à la vente des âmes, à la libre trituration des corps.
Nous avons entre notre âme et nous assez de chemins à franchir, assez de distances pour y interposer tes prêtres branlants et cet amoncellement d'aventureuses doctrines dont se nourrissent les châtrés du libéralisme mondial.
Ton Dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux, a pensé tout le mal :
- Tu l'as mis dans ta poche.
- Nous n'avons que faire de tes canons, index, péché, confessionnal, prêtraille, nous pensons à une autre guerre, guerre à toi, Pape, chien.
Ici l'esprit se confesse à l'esprit.
Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c'est la haine des vérités immédiates de l'âme, de ces flammes qui brûlent à même l'esprit. Il n'y a Dieu, Bible ou Evangile, il n'y a pas de mots qui arrêtent l'esprit.
Nous ne sommes pas au monde. O Pape confiné dans le monde, ni la terre, ni Dieu ne parlent par toi.
Le monde, c'est l'abîme de l'âme, Pape déjeté, Pape extérieur à l'âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous n'avons pas besoin de ton couteau de clartés.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
ADRESSE AU DALAÏ-LAMA
Nous sommes tes très fidèles serviteurs, ô Grand Lama, donne-nous, adresse-nous tes lumières, dans un langage que nos esprits contaminés d'Européens puissent comprendre, et au besoin, change-nous notre Esprit, fais-nous un esprit tout tourné vers ces cimes parfaites où l'Esprit de l'Homme ne souffre plus.
Fais-nous un Esprit sans habitudes, un esprit gelé véritablement dans l'Esprit, ou un Esprit avec des habitudes plus pures, les tiennes, si elles sont bonnes pour la liberté.
Nous sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de critiques, de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent immédiatement avec la terre, qui pensent indécrottablement dans le présent.
Enseigne-nous, Lama, la lévitation matérielle des corps et comment nous pourrions n'être plus tenus par la terre.
Car, tu sais bien à quelle libération transparente des âmes, à quelle liberté de l'Esprit dans l'Esprit, ô Pape acceptable, ô Pape en l'Esprit véritable, nous faisons allusion.
C'est avec l'oeil du dedans que je te regarde, ô Pape, au sommet du dedans. C'est du dedans que je te ressemble, moi, poussée, idée, lèvre, lévitation, rêve, cri, renonciation à l'idée, suspendu entre toutes les formes, et n'espérant plus que le vent.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
LETTRE AUX ÉCOLES DU BOUDDHA
Vous qui n'êtes pas dans la chair, et qui savez à quel point de sa trajectoire charnelle, de son va-et-vient insensé, l'âme trouve le verbe absolu, la parole nouvelle, la terre intérieure, vous qui savez comment on se retourne dans sa pensée, et comment l'esprit peut se sauver de lui-même, vous qui êtes intérieurs à vous-mêmes, vous dont l'esprit n'est plus sur le plan de la chair, il y a ici des mains pour qui prendre n'est pas tout, des cervelles qui voient plus loin qu'une forêt de toits, une floraison de façades, un peuple de roues, une activité de feu et de marbres. Avance ce peuple de fer, avancent les mots écrits avec la vitesse de la lumière, avancent l'un vers l'autre les sexes avec la force des boulets, qu'est-ce qui sera changé dans les routes de l'âme ? Dans les spasmes du coeur, dans l'insatisfaction de l'esprit.
C'est pourquoi jetez à l'eau tous ces Blancs qui arrivent avec leurs têtes petites, et leurs esprits si bien conduits. Il faut ici que ces chiens nous entendent, nous ne parlons pas du vieux mal humain. C'est d'autres besoins que notre esprit souffre que ceux inhérents à la vie. Nous souffrons d'une pourriture, de la pourriture de la Raison.
L'Europe logique écrase l'esprit sans fin entre les marteaux de deux termes, elle ouvre et referme l'esprit. Mais maintenant l'étranglement est à son comble, il y a trop longtemps que nous pâtissons sous le harnais. L'esprit est plus grand que l'esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples. Comme vous, nous repoussons le progrès : venez jeter bas nos maisons.
Que nos scribes continuent encore pour quelque temps à écrire, nos journalistes de papoter, nos critiques d'ânonner, nos juifs de se couler dans leurs moules à rapines, nos politiques de pérorer, et nos assassins judiciaires de couver en paix leurs forfaits. Nous savons, nous, ce que c'est que la vie. Nos écrivains, nos penseurs, nos docteurs, nos gribouilles s'y entendent à rater la vie. Que tous ces scribes bavent sur nous, qu'ils y bavent par habitude ou manie, qu'ils y bavent par châtrage d'esprit, par impossibilité d'accéder aux nuances, à ces limons vitreux, à ces terres tournantes, où l'esprit haut placé de l'homme s'interchange sans fin. Nous avons capté la pensée la meilleure. Venez. Sauvez-nous de ces larves. Inventez-nous de nouvelles maisons.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
LETTRE AUX MEDECINS-CHEFS DES ASILES DE FOUS
Messieurs,
Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l'esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c'est avec votre entendement que vous l'exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d'on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d'avance. Nous n'entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l'existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l'esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu'une salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n'y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l'incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l'esprit.
Et quelle incarcération ! On sait, - on ne sait pas assez - que les asiles, loin d'être des asiles, sont d'effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d'oeuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L'asile d'aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu'un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n'admettons pas qu'on entrave le libre développement d'un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d'idées ou d'actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu'inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l'homme, nous réclamons qu'on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu'aussi bien il n'est pas au pouvoir des lois d'enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l'heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n'avez d'avantage que celui de la force.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
HOMMAGE À SAINT-POL-ROUX
LE RETOUR DE SAINT-POL-ROUX
Saint-Pol-Roux, né le 15 janvier 1861, à Saint Henri, près de Marseille, qu'on nomma « le Magnifique », s'est retiré du monde il y a trente ans. Fixé depuis cette époque à Camaret (Finistère), il quitte aujourd'hui sa retraite, et à son arrivée, le 8 mai 1925, il sera reçu à la gare par les surréalistes. Ceux-ci veulent marquer par là l'admiration qu'ils portent à ce grand poète et protester ainsi contre l'oubli et l'indifférence où les contemporains vieillis de celui qu'ils saluaient jadis comme leur maître ont cru pouvoir, au profit des plus remuants d'entre eux, confiner l'auteur des Reposoirs de la Procession. Les Nouvelles littéraires se devaient d'accueillir l'hommage de ceux qui représentent de nos jours, comme Saint-Pol-Roux avant eux, le parti de l'audace et de l'aventure en face des tenants de la tradition et saisissent l'occasion de souhaiter avec eux la bienvenue au Poète (1).
INAUGURATION DU DESTIN
Tout ce qui est amer comme l'infini, tout ce qui se brise avec un son pur, le mot Adieu qui n'admet pas que l'on poursuive, l'instant que file un câble coupé au-dessus de l'abîme, à cette cassure du bonheur sur la tempête, au manoir de Coecilian, à Camaret-du-bout-du-monde, un homme entre ses doigts laisse couler le temps. Qu'était-ce que la vie, et ce charme pourtant qui porte le plaisir dans tout l'air du visage, qu'était-ce le facile, et la douceur ? Il s'est enfermé dans cette spirale : le Destin. Maintenant, détournez-vous et contemplez le monde.
Toute l'agitation des hommes, ce qu'elle a de dérisoire et d'enfin limité, ces retours, ces entreprises que c'est trop demander que d'y croire, le manteau de brises, drapé sur le silence et les oiseaux marins de l'orgueil, enfin là manifeste, et si je regarde l'homme dans son repaire d'ailes enfuies et de reflets, je comprends, je comprends la bassesse, les pièges de lueurs où je vis, l'illusion à laquelle, encore passif, je souscris, chaque jour, à chaque souffle. Il est arrivé avec ses chimères, à l'extrême pointe des réalités. O Magnifique, tu n'as pas
(1) Ce texte de présentation était accompagné d'une bibliographie du poète. (N.D.E.)
marchandé ta vie, à quoi le passes-tu ce temps pareil au sable ? On sait seulement qu'à la Noël, sur une barque de jouets, il vient atterrir à la grève où les enfants des pêcheurs attendent ce grand fantôme de frimas qui s'avance vers eux les mains pleines.
Dans cet hiver mental où, doucement, la sottise neigeuse aujourd'hui nous confine, nous voyons revenir ainsi vers nous ce Cygne, ce signe de toute pureté. De rien ne lui a servi toute cette fièvre que dans la jeunesse, alors que les mots divins avaient sur eux le pouvoir de l'amour, les hommes aujourd'hui en place (et combien payent-ils leurs femmes, leurs souliers ?) ont ressentie un soir :
Souris ! Par le chemin léger de ton haleine,
Un ange s'est blotti sous ta peau de baiser.
Retourne vers le peuple et dis-lui, Magdeleine,
Qu'une larme a suffi pour te diviniser !
Nul ne peut tirer parti de l'infini. Vous, braves gens, que vous voici loin de compte : pourquoi s'évertuer à plaire, et pour charmer ? Ils sont les serviteurs de leur cadavre. Aucun sacrifice, d'ailleurs, ne leur a été demandé. Ils monnayent le ciel, ils trouvent des chopins dans les étoiles. Mais éteignez enfin vos quinquets au gaz pauvre. L'Homme-Rayon vient d'apparaître sur votre seuil. C'est le cas ou jamais d'apprendre ce qu'est la lumière.
Et de quoi la lumière servirait-elle non plus à la lumière ? Vieux soleil, que te font les longs cris de tes admirateurs ? J'aime à penser combien l'estime, et l'enthousiasme, combien ma pensée est inopérante en ce monde. Il semble incroyable qu'un homme ait fait s'élever dans le coeur d'un autre l'idée d'une telle grandeur, et que Saint-Pol-Roux ne soit pas revêtu de tous les insignes divins que j'imagine quand je rêve à cette destinée. Une anecdote dérisoire donne la mesure de la pensée, et d'un pays : il n'a pas été du pouvoir de Guillaume Apollinaire, qui la sollicitait vers 1910, d'obtenir pour Saint-Pol-Roux la Légion d'honneur. Il n'est pas de notre pouvoir que ce peuple, obsédé par mille tracasseries, passagères, taise enfin ses caquets et ses jérémiades pour prosterner, comme il se doit, son front souillé devant les pieds purs du voyageur. Que l'inefficacité du moins ne me retienne. L'illusion me tient, et je lève vers vous, d'un geste qui fait rire, ô Poète qui foulez l'horizon, le fardeau expiatoire de l'or à la grande couleur. Et voici nos plaisirs qui sont à vos pas des jonquilles. Voici notre paresse, et la sueur du monde. Voici pour les suspendre votivement dans votre mémoire les vaisseaux mystérieux de nos demeures. Enfin, daignez recevoir avec douceur la dernière corbeille de nos fruits : voici ce que nous avons de plus cher et de plus terriblement uni à nous-mêmes, nos femmes, la lueur et la lâcheté de nos jours. Elles sont, vous savez, méchantes, un peu folles. Elles ne répondent pas toujours à nos baisers. Elles rient. Mais pourtant, comme elles sont, avec leurs yeux paniques, recevez-les de nous : c'est ce que nous avons.
Louis Aragon
PRIÈRE À SAINT-POL-ROUX
Atteint les bornes de la faiblesse, lorsque entre ma mémoire et l'esprit je ne tiendrai plus qu'à un fil, au lieu d'entrer de plain-pied dans la terre des légendes, malgré toutes mes tentatives d'évasion et d'effraction, je mourrai ayant le sentiment d'une déchéance que je me crois incapable de combattre désormais.
Que j'envie ceux que la pureté et la noblesse sollicitent à chaque instant ! Prédestinés à quelle gloire d'outre-vie, ils sont le théâtre des images éternelles. D'un geste ils ramènent sur leur tête les cercles les plus éloignés du silence, d'un geste ils enchaînent les bruits à la terre comme le son l'est dans l'airain.
Saint-Pol-Roux, parmi eux, en conciliant la liberté et l'exil, vous avez retrouvé le sens salutaire de la solitude cependant que les hommes demeuraient les captifs de leur indifférence. Car ce peuple préfère s'adonner à je ne sais quelle médecine pratique, à quelles mécaniques, servir des maîtres muselés et les esclaves du bien-être plutôt que d'ouvrir les yeux sur les ténèbres fraîches.
La guerre reprend de plus belle entre le monde extérieur et la vie intérieure.
Et l'enchanteur pourrit dans les cerveaux.
O Saint-Pol-Roux ! vous qui, vous étant tenu loin des travaux des hommes, savez qu'ils doivent s'élever jusqu'à leur ombre et se nourrir du fantôme des viandes et de l'apparence des fruits ; vous qui avez placé le paon entre la colombe et le corbeau comme un arc-en-ciel entre le soleil et la pluie, assurant ainsi à la contemplation et à l'immobilité des droits à une activité surnaturelle ; vous qui avez réuni sous le masque de la même impassibilité le rire et les larmes et qui m'avez confirmé la réalité d'une émotion unique et continue, Saint-Pol-Roux, que votre venue à Paris réduise cette ville en un désert et que votre présence me donne le goût calcaire d'une solitude sans laquelle il ne peut être de liberté spirituelle, avec laquelle on découvre la première de « ces vérités qui font connaître la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer ».
Roger Vitrac
LE RESCAPÉ DE LA MEDUSE
Solitaires ! Solitaires sur leur Caucase dérisoire, les Prométhées inconnus attendent les vautours blancs dont le vol s'élargira, selon la légende, haut dans un ciel sans couleur avant de se rétrécir concentriquement au sommet du mont choisi pour leur supplice volontaire et les conjonctures de l'attente meurtrissent leurs prunelles, et leur joie tumultueuse gonfle douloureusement leur hanche palpitante.
S'il déserte aujourd'hui les horizons semés de voiles blanches ou bien écartelés par le panache lourd des paquebots pour revenir, voyageur las des voyages, non poursuivis parce qu'inutiles eu égard à la toute puissance de l'imagination, dans la capitale lasse au milieu des usines sinistres et des gazogènes pleins de feux follets, que du moins la lumière parfaite des rues nocturnes lui fasse le tapis parfait destiné à ses rêves. Je m'interdis, parce que volontairement proche des abîmes escarpés de la désolation, de juger ceux-là, aventuriers, ambitieux du rêve, désespérés qui se confrontèrent avec leur double évoqué dans la solitude réelle de la nature ou celle virtuelle de la pensée.
Quels que soient leurs rêves, empires restitués à leur destin sanglant, savanes explorées ou coeurs, coeurs fébriles d'amantes, mon rêve les connaît. Et lui, Poète chevelu comme les vieux bateaux que les courants du large trimbalent avec des colliers d'huîtres perlières et des crinières d'algues précieuses, je le salue comme une figure déjà rencontrée.
Ceux-là qui lui doivent le respect, qu'ils se taisent. Hypocrites, modestes patelins qui lui distilleriez le mets des « cher maître », taisez-vous aussi, vos flatteries dissimuleraient mal l'exorbitante prétention de votre vanité.
Mais nous, du moins, sciemment orgueilleux, de par les droits à nous impartis par la poésie, en dépit des rires narquois et sceptiques, simplement, recevons-le sur notre plan, comme il convient à des naufragés se rencontrant après des semaines et des semaines de navigation solitaire sur le sol magique d'une île déserte, la poésie,
Magnifiquement.
Et que, sur ce mot évocateur des splendeurs, que soit close à jamais l'histoire des nouveaux continents.
D'autres que vous, ô futurs Christophe Colombs, d'autres avant vous, dont Saint-Pol-Roux, les ont reconnus et défrichés.
Robert Desnos
HOMMAGE À SAINT-POL-ROUX LE VÉRITABLE
Entre les pierres de la légende, les toisons précieuses des mythes plus durables que les continents, un homme s'est dressé dont la voix se propose à travers les couches superposées de nos cerveaux géologiques comme le filon d'un métal rare et souterrain. Que s'engloutissent les faux prophètes avec leur cortège de sacrifices menteurs, que s'enfuient éternellement à notre gauche les oiseaux maléfiques, il restera toujours près de nos coeurs celui dont les doigts habiles à capturer le pouvoir magique des mots ne se sont jamais pliés qu'à la noble besogne de construire des édifices de charmes et d'incantations.
Plus haut que le domaine matériel où la Mort déplace son bagage organique d'os ruginés et de carnations pierreuses, plus haut que le monde même de notre pensée, sa voix se meut parmi les sphères sanglantes du désir, flèche rapide dont la pointe roide déchire obliquement une atmosphère toujours de plus en plus noire et de plus en plus haute.
Michel Leiris
PORTRAIT DE SAINT-POL-ROUX
Le soleil s'éloignait des mitres et des casques
poussé par la colère des forêts
entraînant avec son ombre
les visages noircis par la suie de leurs rêves
Et tels des escaliers
leurs rêves simulaient leurs nuits et leurs jours
absurdes comme une épingle au sommet du Kilima N'diare
Seul sur la neige usée
un homme aux yeux de planète
levait ses bras chargés de lis
vers un ciel de marbre
d'où pleuvaient des yeux
si beaux que les revolvers crépitaient
Un vrai ciel de mariage
où la mariée nue comme la mer
attendait que l'homme jetât ses lis
pour remplacer l'écho
qui tremblait au son de sa voix
Benjamin Péret
L'HOMME AUX JOUES ÉTOILÉES
Il m'arrive parfois de me demander où vont les parcelles subtiles du chloroforme quand, après avoir visité les rêves des humains, elles se retrouvent en liberté dans une contrée du monde qui échappe aux recherches chimiques mais qui n'est déjà plus le vaste empire où s'étend la puissance du sommeil et de la volonté. A mi-hauteur entre les obscurs nuages bleuâtres qui ferment le ciel plus sûrement que la triple enceinte des bagnes où sont enfermés les meurtriers et les prophètes, et le fleuve qui déroule majestueusement ses méandres pestilentiels et qu'on appelle : Symbole, se dresse un pic abrupt fait de rochers d'une matière redoutable et mystérieuse qui ont la propriété de marquer de brûlures profondes le pied qui imprudemment les foule. C'est vers ce lieu que se dirigent infailliblement, bien qu'ils connaissent le sort qui les attend, les hommes, au nombre de douze, qui sont éliminés, chaque année, par le suffrage divin du commerce de leurs semblables parce qu'ils connaissent trop bien les secrets de la nature. Mais à peine approchent-ils de la région maudite qu'aussitôt ils sentent s'effacer en eux le souvenir des sensations humaines et qu'ils considèrent avec étonnement leurs mains et leurs jambes comme autant d'instruments sans utilité, vestiges de privilèges perdus et désormais énigmatiques.
Max Morise
LE MAÎTRE DE L'IMAGE
Les choses sont au poète ce que les notes de musique sont au musicien.
Les Reposoirs de la Procession.
Le temps qui chasse les corps disperse mal les âmes. Il en est de fort lointaines qui participent si étroitement de ma vie que je me situe plus volontiers par rapport à elles que je ne me vois au milieu de mes contemporains. C'est ainsi que je m'entends avec Baudelaire et qu'à la réalité absolue de Lautréamont, dont j'ignore le visage, ne manque pas même en moi ce grain de présence ailée. Que d'autres s'adonnent au petit jeu des dates ou à toute autre récréation stupide. Tout ce que j'aime est jeune et ne saurait vieillir. Tout ce que j'aime vit. Tout ce que j'aime est là.
C'est plutôt défiance de mes gestes et sens cruel du malaise qui peut peser sur une reconnaissance trop inattendue et trop brusque, si parfois j'imagine l'entrée dans cette pièce où j'écris d'un de ces grands « disparus », retour je ne sais d'où, et qui dirait son nom : Germain Nouveau, par exemple.
Ou Saint-Pol-Roux. M'appartiendrait-il de me montrer à la hauteur de ce qui m'arriverait ? Serais-je assez bien inspiré tout d'abord pour baiser sans mot dire ces mains de lumière ?
Mais Saint-Pol-Roux serait à Paris dans quelques jours... Le grand solitaire revenant à ce monde d'étroitesse, d'ingratitude et de discorde ! Il parlera, dit-on, aux étudiants, peu capables d'apprécier l'honneur qu'il leur fait. Ceux d'entre eux qui ont entendu nommer Saint-Pol-Roux le Magnifique sauront-ils entourer d'assez de rayons la plus belle chevelure blanche ? Il parlera, et ce sera la voix d'un homme qui peut tout dire, et ce sera la voix de la sagesse, mais de la vraie sagesse, celle qui n'a nullement le ton didactique et qui n'est pas incompatible, à la longue, avec le génie.
La crise que subit aujourd'hui l'esprit poétique, crise essentiellement morale, on oublie trop que Saint-Pol-Roux en a été l'un des principaux annonciateurs. De par son incessante clairvoyance et l'extrême pureté de son attitude, il demeure, de tous ceux de sa génération, le plus hautement, ou, pour mieux dire, le seul qualifié pour intervenir dans le débat qui nous passionne : ordre ou aventure, raison ou divination, Occident ou Orient, esclavage ou liberté, nonrêve ou rêve. Lui seul n'a jamais été pris en flagrant délit de concession personnelle, il ne peut à aucuns yeux être entaché d'erreur.
« Le monde des choses, hormis telles concessions générales de primitivité, me semble l'enseigne inadéquate du monde des idées ; l'homme me paraît n'habiter qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes. (1) »
Cette seule réserve suffirait à jeter le grand jour sur l'oeuvre la moins sceptique qui soit. « En pleine humanité, mais au seuil du mystère » : c'est ainsi qu'il l'a voulue. Effleuré un moment de cet esprit négateur auquel on a tant sacrifié ces dernières années (« L'oeuvre, même excellente, n'est que le souvenir imparfait d'un instant parfait. Se confiner dans la jouissante contemplation, ne point réaliser, serait la meilleure conduite et la plus sûre manière » : M. Teste, un peu plus tard, ne dira pas mieux), il tire d'une méditation plus profonde sur sa condition humaine la seule raison qui vaille, peut-être, de passer outre. « L'émotion, ce sillon du vrai » le guide désormais à travers la vie. Il sait que
(1) Liminaire aux Reposoirs de la Procession.
toute émotion lui est bonne puisque aussi bien le choix de cette émotion ne dépend pas de lui. Non content d'affirmer à nouveau le droit de se contredire, il semble qu'il tienne pour rien cette contradiction et, d'une conscience quasi divine de son rôle, qu'il dégage une certitude capitale, à savoir que rien ne peut le mettre en conflit avec lui-même. « Toutes les opinions éparses m'habitent tour à tour. » N'est-ce pas cette gratuité, à laquelle il est si difficile de parvenir, qui nous livre le plus sûrement la beauté ? Depuis un demi-siècle, sans contredit, toute l'évolution poétique en fait foi.
Il apparaît de plus en plus que l'élément générateur par excellence de ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre, n'est autre chose que ce que les poètes appellent l'image. La vanité des idées ne saurait échapper à l'examen, même rapide. Les modes d'expression littéraires les mieux choisis, toujours plus ou moins conventionnels, imposent à l'esprit une discipline à laquelle je suis convaincu qu'il se prête mal. Seule l'image, en ce qu'elle a d'imprévu et de soudain, me donne la mesure de la libération possible et cette libération est si complète qu'elle m'effraye. C'est par la force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s'accomplir les vraies révolutions. En certaines images il y a déjà l'amorce d'un tremblement de terre. C'est là un singulier pouvoir que détient l'homme et qu'il peut s'il le veut, sur une échelle de plus en plus grande, faire subir.
La vertu et la volonté de toute-puissance des images, il pourrait bien s'agir là d'un phénomène nouveau, caractéristique. Il y a quelque témérité à le prétendre et si j'ajoute que pour l'avoir pressenti, le rôle futur de Saint-Pol-Roux me paraît grand entre les grands - Saint-Pol-Roux, le maître de l'image - chacun se retirera en paix. Mais moi qui sais de quel désintéressement prodigieux ceci est la somme (l'image ne trompe pas), j'affirme que là même où vous dites n'être sensible qu'à l'ingéniosité, que là où vous vous avouez vaincu par la grâce, vous ne voyez que du feu.
Sur la Danse : « Mais encore, au hasard, diversement, voici la courbe basse des travailleurs du sol ambitieuse de se détendre vers l'azur, les plateaux des hanches du marin débarqué balançant des îles inconnues ; les gestes du citadin à la campagne et du campagnard à la cité ; les grimaces pleurées des héritages ; l'effet de brouillard d'une désillusion ; le goût de citron d'une trahison ; le regard affamé qui, longeant un palais, y laisse son écharde ; sur les joues la poignée de verre de la bise ; la décharge algide d'un velours touché ; le bêlement des membres du condamné devant la guillotine ; la musique tricotée des éphémères ; le rapetissement de la maison natale diminuée en raison du carré des absences ; la différence notable entre les identiques chiffres d'une somme qui vous est due et d'une somme que l'on doit, ces deux sommes étant pareilles ; voilà... la venue biaisée du renard qu'un aboi fait s'enfuir en cambrioleur qui dans ses yeux cache deux louis ; le rythme extensible de la couleuvre, la fuite régimentaire de la scolopendre ; les miaulements d'amour qui mettent des étoiles sur le toit ; voilà le fagot d'angles du cerf,... le sablier retourné des sautes du vent,... les révolutions du cône multoblique du tourbillon qui se creuse afin d'aller pirouetter en bonnet de clown sur la pointe de quelque roc profond, les spires du volcan s'achevant en fumées de hauts fourneaux ou matériaux d'entreprise de démolition, l'agonie d'un poisson sur le sable, le flux et le reflux brisés de ces amants soudés sur le ressac de leurs caresses, et la changeance infiniment multiple des flots. »
Ce vertige, pour moi, n'est comparable qu'à celui de l'amour. Un tel souffle est de ceux qui emportent la gloire. A quoi bon le contester plus longtemps ? Saint-Pol-Roux - c'est à qui sur ce point fera le plus honteux silence - a droit entre les vivants à la première place et il convient de le saluer parmi eux comme le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne. Il serait aisé de montrer ce que le cubisme, le futurisme, le surréalisme lui empruntèrent successivement. Et d'établir qu'à son insu peut-être son influence, avouée ou non, qu'elle s'exerce directement par son oeuvre ou à travers quelque autre, n'a fait depuis vingt ans que se révéler plus déterminante, et grandir.
André Breton
LA PERFECTION DE L'HOMME
Par l'honneur qu'il fait aux choses en les nommant, et la couleur de sa parole et la forme de ses mots, et le jour et la nuit autour de ses images, et l'univers multiplié dans ses poèmes, Saint-Pol-Roux nous montre la réalité de l'irréel.
Sur les miroirs mystérieux de sa poésie, vivent et muent tous les ciels, tous les vents, tous les orages du merveilleux. Nul plus que lui n'a subi avec autant d'allégresse et de force cette profusion d'images variables, d'idées éblouissantes, de miracles perpétuels. L'âme façonnée à toutes les transformations et les plus inattendues de la vie, voici un homme, qui n'a pas craint de se mêler au peuple insensé de son esprit, de se livrer entièrement au monde parfait de ses rêves. Connaissant son pouvoir, il songe à tout ce qui lui est possible, à l'univers infini qu'il possède et qu'il tient prisonnier dans sa tête radieuse :
Espace pour l'oiseau, glèbe pour les moissons,
De mon front chaque chose est toujours à descendre,
Les océans prochains ne sont que des frissons,
Les soleils imminents des tisons sous la cendre.
Il s'est appelé le Magnifique, ce poète pétri d'amour et de clartés, de tendresse et de flammes, mais nous, quand nous le lisons, tout tremblants, enchantés et les yeux pleins de larmes devant cette Beauté si nouvelle et candide, cette Beauté qui sourit irrésistiblement à l'homme et aux quatre éléments, un nom nous vient aux lèvres, qui nous fait ses enfants : Saint-Pol-Roux le Divin.
Paul Eluard
HOMMAGE À SAINT-POL-ROUX
Nous qui sommes les derniers trompés d'un siècle faux et pervers, nous à qui l'on enseigna toute la triste rigidité de l'existence, nous qui nous débattons, dans ce monde, avec cette froide rage des Hommes Libres, nous voilà enfin devant l'homme libre, le véritable et le magnifique prince de l'Esprit pur.
Inclinons-nous, mes amis, inclinons-nous devant cette figure qui nous apparaît réellement parfaite ; il ne faut plus, aujourd'hui, parler de règles ni de syntaxe, voilà que s'élève dans le ciel une ombre qui nous couvre de sa majesté.
Il est des temples où il est bon de s'arrêter souvent lorsqu'on a la face déchirée, lorsqu'on pleure. Je plains ceux qui ne savent pas y trouver de fraîcheur. Je plains ceux qui plongent leur front dans une sueur impure. Je plains ceux qui n'ont pas de dévotions !
Jacques Baron (1)
[Les Nouvelles littéraires, 9 mai 1925.]
(1) Les textes de Saint-Pol-Roux et le poème - en anglais - d'Evan Shipman qui faisaient également partie de l'Hommage à Saint-Pol-Roux sont renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires ». (N.D.E.)
LETTRE OUVERTE À M. PAUL CLAUDEL AMBASSADEUR DE FRANCE AU JAPON
« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comoedia », le 17 juin 1925.
Monsieur,
Notre activité n'a de pédérastique que la confusion qu'elle introduit dans l'esprit de ceux qui n'y participent pas.
Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu'en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l'état de choses le moins inacceptable pour l'esprit.
Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l'idée de Beauté s'est rassise. Il ne reste debout qu'une idée morale, à savoir par exemple qu'on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.
Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, peut nuire à la sûreté de l'Etat beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d'une nation de porcs et de chiens.
C'est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l'esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n'est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l'oeuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.
Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu'elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l'admiration et le respect de vos concitoyens. Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.
Paris, le 1er juillet 1925.
APPEL AUX TRAVAILLEURS INTELLECTUELS
Les tragiques événements du Maroc mettent en demeure les écrivains, les « travailleurs intellectuels », tous ceux qui par quelque point ou à quelque degré exercent une influence sur l'opinion et jouent par là un rôle public, de juger ce qui se passe en ce moment en Afrique ; de dire si oui ou non ils sont d'accord avec des iniquités politiques dont la trame est trop visible ; si oui ou non il leur suffit d'émettre contre la sanglante réalité, quelques béats regrets humanitaires. Les faits sont là.
Contre la guerre du Maroc, cette nouvelle grande guerre qui se déploie et s'allonge sept ans après le massacre de dix-sept cent mille français et de dix millions d'hommes dans le monde, nous sommes quelques-uns qui élevons hautement notre protestation.
Nous avons trop médité l'expérience de l'histoire et surtout l'histoire des guerres coloniales, pour ne pas dénoncer l'origine impérialiste, ainsi que les conséquences internationales probables de cette guerre.
Nous nous déclarons résolument opposés aux pratiques d'une diplomatie secrète qui semblent rencontrer un renouveau de faveur après avoir été solennellement répudiées et qui risquent de nous lier demain dans la poursuite d'une aventure ruineuse, stérile et toute pleine de nouveaux conflits éventuels.
Nous estimons qu'il n'y a plus à se réfugier dans les sophismes par lesquels ceux qui capitulent devant les pouvoirs consacrés, s'acquittent trop facilement avec leur conscience : « Ce n'est plus le moment d'intervenir puisque l'action militaire est engagée... L'honneur de la France, etc. »
En effet, nous avons été mis en présence du fait accompli, mais ce n'est pas une raison pour accepter la grossière intimidation de ce procédé usuel des gouvernements. En effet, l'honneur de la France est engagé, mais d'une façon beaucoup plus large et profonde que vous ne voulez le croire, et dans un autre sens que celui que vous voulez croire.
Emus et révoltés par les atrocités commises de part et d'autre sur le front de l'Ouergha, nous constatons qu'elles sont inhérentes à toutes les guerres, et que c'est la guerre qu'il faut déshonorer.
Nous protestons contre le nouveau régime de censure établi depuis le commencement des hostilités dans l'intention de cacher des vérités que le pays a besoin de connaître.
Nous proclamons une fois de plus le droit des peuples, de tous les peuples, à quelque race qu'ils appartiennent, à disposer d'eux-mêmes.
Nous mettons ces clairs principes au-dessus des traités de spoliation imposés par la violence aux peuples faibles, et nous considérons que le fait que ces traités ont été promulgués il y a longtemps ne leur ôte rien de leur iniquité. Il ne peut pas y avoir de droit acquis contre la volonté des opprimés. On ne saurait invoquer aucune nécessité qui prime celle de la justice.
Nous faisons appel par-dessus les disputes passionnées des partis politiques :
A la volonté pacifique d'une opinion que toute une presse opulente s'emploie beaucoup plus à trahir qu'à éclairer.
Au gouvernement de la République pour qu'il arrête immédiatement l'effusion de sang au Maroc par la négociation des clauses d'un juste armistice.
A la Société des Nations pour qu'elle justifie son existence par une intervention urgente en faveur de la paix.
Henri Barbusse
[Clarté, n° 76, 15 juillet 1925.] (1)
(1) Cette déclaration avait été précédemment publiée dans L'Humanité du 2 juillet 1925 avec presque les mêmes signatures surréalistes, exception faite de Maxime Alexandre et d'Antonin Artaud. (N.D.E.)
[DECLARATION DES SURREALISTES À PROPOS DU BANQUET SAINT-POL-ROUX]
Nous nous soucions assez peu de répondre aux injures de la presse. Mais il nous déplaît de laisser dire chez vous que « poussés par le remords » nous avons quêté « un sourire d'indulgence que l'Enchanteur désenchanté ne crut pas devoir accorder ». L'un de nous s'est borné à annoncer au « Magnifique » que notre ami Leiris avait été à demi lynché par la foule et les agents (qu'il est facile à Mme Rachilde de trouver corrects). Remarquons sans commentaires que ce poète, en qui nous avions placé notre confiance, parce que nous sommes aujourd'hui LES SEULS à croire en la poésie, incapable d'arrêter la bataille d'une parole, comme en d'autres temps l'aurait fait Hugo, n'a pas trouvé le moyen de prendre des nouvelles de Michel Leiris, qui a dû garder le lit pendant quatre jours. Et signalons, nul n'ayant eu le courage ou la bonne foi de le faire, que contrairement à ce qui s'est partout imprimé, l'initiative des violences ne nous revient aucunement. Nous nous sommes levés pour porter secours à André Breton, qu'un individu allait tout simplement pousser par la fenêtre sans que Breton s'en méfiât. Nous ne nous sommes battus qu'avec ceux qui se sont jetés sur nous. Il n'a pas été touché à Mme Rachilde (vous baissez de ton, Madame, dans vos interviews successives, et aujourd'hui à peine si votre robe a été froissée), ni à M. Lugné-Poe, desquels nous n'exigions que verbalement la sortie. Il est curieux qu'un cri paraisse encore punissable et même de mort (la foule criait : A mort ! sur le Boulevard Montparnasse) à ceux-là qui se prétendent les défenseurs de la Beauté et de la Civilisation. Ce que nous avons crié, nous le soutiendrons, malgré le ton d'agents provocateurs pris par certains professionnels du roman de guerre, qui craignent un état d'esprit dangereux pour leur gagne-pain. Enfin, que ces Messieurs de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Ecrivains Anciens Combattants, comme ils disent, sachent que nous tenons leurs flétrissures pour comiques. Mais qu'ils apprennent le français et se renseignent, avant de parler « des lâches qui n'osent frapper une femme que dans le dos ». Le mot lâche leur convient à merveille. Comme Baudelaire le disait récemment dans L'Eclair : « Quand on leur parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles rosières ! ».
[Les Nouvelles littéraires, 18 juillet 1925.]
LA REVOLUTION D'ABORD ET TOUJOURS !
Le monde est un entrecroisement de conflits qui, aux yeux de tout homme un peu averti, dépassent le cadre d'un simple débat politique ou social. Notre époque manque singulièrement de voyants. Mais il est impossible à qui n'est pas dépourvu de toute perspicacité de n'être pas tenté de supputer les conséquences humaines d'un état de choses absolument bouleversant.Plus loin que le réveil de l'amour-propre de peuples longtemps asservis et qui sembleraient ne pas désirer autre chose que de reconquérir leur indépendance, ou que le conflit inapaisable des revendications ouvrières et sociales au sein des états qui tiennent encore en Europe, nous croyons à la fatalité d'une délivrance totale. Sous les coups de plus en plus durs qui lui sont assenés, il faudra bien que l'homme finisse par changer ses rapports.
Bien conscients de la nature des forces qui troublent actuellement le monde, nous voulons, avant même de nous compter et de nous mettre à l'oeuvre, proclamer notre détachement absolu, et en quelque sorte notre purification, des idées qui sont à la base de la civilisation européenne encore toute proche et même de toute civilisation basée sur les insupportables principes de nécessité et de devoir.
Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu'une autre, ce qui nous répugne c'est l'idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit (1).
Nous sommes certainement des Barbares puisqu'une certaine forme de civilisation nous écoeure.
Partout où règne la civilisation occidentale toutes attaches humaines ont cessé à l'exception de celles qui avaient pour raison d'être l'intérêt, « le dur paiement au comptant ». Depuis plus d'un siècle la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d'échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d'un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l'esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c'est une iniquité qu'aucun massacre ne parviendra à expier. Nous n'acceptons pas les lois de l'Economie ou de l'Echange, nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire. L'Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit.
C'est notre rejet de toute loi consentie, notre espoir en des forces neuves, souterraines et capables de bousculer l'Histoire, de rompre l'enchaînement dérisoire des faits, qui nous fait tourner les yeux vers l'Asie (2). Car, en définitive, nous avons besoin de la Liberté, mais d'une Liberté calquée sur nos nécessités spirituelles les plus profondes, sur les exigences les plus strictes et les plus humaines de nos chairs (en vérité ce sont toujours les autres qui auront peur). L'époque moderne a fait son temps. La stéréotypie des gestes, des actes, des mensonges de l'Europe a accompli le cycle du dégoût (3). C'est au tour des Mongols de camper sur nos places. La violence à quoi nous nous engageons ici, il ne faut craindre à aucun moment qu'elle nous prenne au dépourvu, qu'elle nous dépasse. Pourtant, à notre gré, cela n'est pas suffisant encore, quoi qu'il puisse arriver. Il importe de ne voir dans notre démarche que la confiance absolue que nous faisons à tel sentiment qui nous est commun, et proprement au sentiment de la révolte, sur quoi se fondent les seules choses valables.
Plaçant au-devant de toutes différences notre amour de la Révolution et notre décision d'efficace (sic), dans le domaine encore tout restreint qui est pour l'instant le nôtre, nous : CLARTE, CORRESPONDANCE, PHILOSOPHIES, LA REVOLUTION SURREALISTE, etc., déclarons ce qui suit :
Le magnifique exemple d'un désarmement immédiat, intégral et sans contrepartie qui a été donné au monde en 1917 par LENINE à Brest-Litovsk, désarmement dont la valeur révolutionnaire est infinie, nous ne croyons pas votre France capable de le suivre jamais.
En tant que, pour la plupart, mobilisables et destinés officiellement à revêtir l'abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons énergiquement et de toutes manières pour l'avenir l'idée d'un assujettissement de cet ordre, étant donné que pour nous la France n'existe pas.
Il va sans dire que, dans ces conditions, nous approuvons pleinement et contresignons le manifeste lancé par le comité d'action contre la guerre du Maroc, et cela d'autant plus que ses auteurs sont sous le coup de poursuites judiciaires.
Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes, philosophes, journalistes, juges, avocats, policiers, académiciens de toutes sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute occasion. Chiens dressés à bien profiter de la Patrie, la seule pensée de cet os à ronger vous anime.
Nous sommes la révolte de l'esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l'esprit humilié par vos oeuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale. S'il existe quelque part des hommes qui aient vu se dresser contre eux une coalition telle qu'il n'y ait personne qui ne les réprouve (traîtres à tout ce qui n'est pas la Liberté, insoumis de toutes sortes, prisonniers de droit commun), qu'ils n'oublient pas que l'idée de Révolution est la sauvegarde la meilleure et la plus efficace de l'individu.
Camille Goemans, Paul Nougé.
André Barsalou, Gabriel Beauroy, Emile Benveniste, Norbert Gutermann, Henri Jourdan, Henri Lefebvre, Pierre Morhange, Maurice Muller, Georges Politzer, Paul Zimmermann.
Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, Georges Bessière, Monny de Boully, Joë Bousquet, Pierre Brasseur, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Théodore Fraenkel, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Douchan Matitch, Max Morise, Georges Neveux, Marcel Noll, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot.
Hermann Closson.
Henri Jeanson.
Pierre de Massot.
Raymond Queneau.
Georges Ribemont-Dessaignes.
(1) Ceux mêmes qui reprochaient aux socialistes allemands de n'avoir pas « fraternisé » en 1914 s'indignent si quelqu'un engage ici les soldats à lâcher pied. L'appel à la désertion, simple délit d'opinion, est tenu à crime : « Nos soldats » ont droit qu'on ne leur tire pas dans le dos. (Ils ont le droit aussi qu'on ne leur tire pas dans la poitrine).
(2) Faisons justice de cette image. L'Orient est partout. Il représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont les ennemis de la liberté et de la contemplation. En Europe même qui peut dire où n'est pas l'Orient ? Dans la rue, l'homme que vous croisez le porte en lui : l'Orient est dans sa conscience.
(3) Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération est le commencement de votre désastre.
[Août 1925 ; L'Humanité, 21 septembre 1925.]
[MANIFESTE DES INTELLECTUELS]
La lecture des journaux nous oblige tous les jours à constater que la Pologne n'a pas su jusqu'ici mettre en action les principes démocratiques dont elle s'était réclamée et au nom desquels elle s'était reconstituée. La constitution n'est pas appliquée. Sans parler des libertés ouvrières, les libertés établies par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'existent pas en Pologne. Les droits d'écrire, de parler, de se réunir pour défendre ses opinions sont devenus le privilège des partis qui soutiennent le gouvernement. Personne n'est sûr de ne pas être jeté en prison du jour au lendemain pour le simple fait d'être dans l'opposition.
Bien plus, le gouvernement polonais a érigé en système la provocation et les agents provocateurs répandus jusque dans les plus petites bourgades sont parmi ses fonctionnaires attitrés. Nous pouvons évoquer à ce sujet un témoignage des plus probants. On se rappelle qu'au mois de mai dernier, M. [Huqutt ?] donna sa démission de vice-président du Conseil. Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet à M. Grabsky, président du Conseil, il spécifia qu'une des raisons motivant son geste était le dégoût que lui inspirait le rôle [tenu] dans la politique intérieure de la Pologne par les agents provocateurs devenus partie intégrante du régime policier en vigueur aujourd'hui.
Mais voici que ces jours derniers, une série de procès retentissants viennent mettre en lumière les faits que nous venons de constater.
Le député communiste Landsusky, acquitté en mars dernier par la cour d'assises de Przémysl, va avoir à répondre de trois discours tenus plusieurs mois avant sa première arrestation et pour lesquels on n'a songé à l'incriminer qu'au moment où il allait être déclaré libre. Depuis la fin de décembre 1924, un député qui représente la volonté non seulement de millions d'ouvriers mais aussi des minorités ethniques incorporées à la Pologne par le traité de Versailles, est maintenu en prison et bâillonné. La fraction communiste du Sejm qui [ne] compte plus que [4] Ukrainiens non encore rompus à la vie politique est décapitée. Le procès de Landsusky a commencé le 4 de ce mois et ce ne sont pas des jurés, cette fois, qui le jugeront, ce sont des fonctionnaires : les juges des tribunaux des districts de Varsovie et de [Lodz].
D'autre part, trois jeunes ouvriers, Hibner, Kniewsky et Rutkowsky, décidés à mener la lutte contre le système de provocation dont ils sont les victimes, sont menacés de mort pour s'être défendus contre les agents de police qui voulaient les arrêter. Et être arrêté en Pologne, cela signifie, on le sait, être mis en prison au régime de la torture. Blessés dans une bataille de rue, ils n'ont pu échapper au sort qui les attendait : les geôliers emploient tous les moyens pour leur extorquer des aveux ou leur faire dénoncer des camarades de lutte. Leur jugement sera rendu le [19] août. Ils seront soumis à une juridiction exceptionnelle et les chefs d'accusation invoqués contre eux, et rédigés de la façon la plus tendancieuse, les mettent en grand danger de mort.
Enfin une cinquième victime de la réaction, un jeune cordonnier, âgé de vingt ans, Botwin, va passer en cour martiale. Il vient de tuer à [Léopol] (1) un agent provocateur, Joseph Cechnowsky, qui avait causé la perte de plusieurs centaines de ses camarades. Revendiquant l'entière responsabilité de son acte, il a crié bien haut : « J'ai tué Cechnowsky, parce qu'il était un agent provocateur. » Son sort est réglé à l'avance, il sera, si l'on n'intervient pas, fusillé après un jugement des plus sommaires.
Devant des faits aussi troublants, nous ne pouvons qu'exprimer ici notre douloureux étonnement et prier instamment le gouvernement de Pologne de ne pas créer des précédents qui, s'ils étaient généralisés, conduiraient bientôt à des [exécutions] quotidiennes.
Nous demandons : la libération de Landsusky ; le [désistement] de la cour martiale en faveur de la cour d'assises dans la pro[cédure à laquelle sont soumis Hibner, Rutkowsky,] Kniewsky et Botwin.
Nous protestons énergiquement contre l'usage de la torture et contre l'application d'une juridiction exceptionnelle aux trois ouvriers qui se sont trouvés lors de leur arrestation en état de légitime défense, et au jeune cordonnier martyr de ses idées [et de] son sentiment de solidarité vis-à-vis de ses camarades, qu'on cherche ainsi à identifier aux plus vulgaires des bandits.
[L'Humanité, 8 août 1925.]
(1) Aujourd'hui Lwow, en Ukraine (N.D.E.).
LETTRE OUVERTE AUX AUTORITÉS ROUMAINES
Nous apprenons que d'ici quelques jours doivent comparaître devant la cour martiale de Kitchinev 386 paysans et paysannes accusés d'avoir participé au soulèvement de la Bessarabie méridionale, au mois de septembre dernier.
Le nombre seul des accusés eût suffi à attirer notre attention. Mais les nouvelles qui nous parviennent de Roumanie ont transformé notre curiosité en une véritable angoisse.
Est-il vrai que les 386 accusés ne sont que les boucs émissaires d'une révolte dont les responsables sont ceux qui administrent aujourd'hui la Bessarabie au nom de la Roumanie ?
Est-il vrai, ainsi que l'a établi à la tribune du Parlement roumain le député M. Jacobesco, que 13 déjà d'entre les accusés ont été exécutés avant le jugement ?
Est-il vrai que les accusés n'ont aucun contact avec leurs défenseurs et qu'aucun journaliste, ni roumain, ni étranger, n'a le droit de pénétrer sur le territoire bessarabien ?
Est-il vrai que les journalistes roumains ont dû recourir à leur organisation : « L'Association de la Presse roumaine » pour protester contre une pareille violation de leurs droits ?
Est-il vrai que le lieutenant Moraresco, accusé de plus de trente meurtres politiques, a été mis en liberté, sans plus ?
Nous savons - car nous reproduisons ici les faits bruts, tels que les a publiés la presse au mois d'octobre dernier - que la révolte partie de Nicolaeva a été directement provoquée par les gendarmes de l'endroit, qui fusillèrent en plein marché et en plein midi un paysan venu paisiblement vendre ses produits et qui avait refusé de les leur livrer. Nous savons qu'à la suite de l'indignation légitime provoquée par un pareil assassinat dans la masse des paysans rassemblés sur la place du marché, le village de Nicolaeva et cinq villages des environs furent cernés par l'artillerie et presque complètement rasés, que dans la petite ville de Tatar-Benar, incendiée de plusieurs côtés, 78 maisons furent brûlées, 89 paysans fusillés dans la cour de l'église et 200 dans les rues.
Nous savons - car les communiqués de la presse l'ont triomphalement annoncé - que la répression a fait deux mille victimes en quelques jours en Roumanie et que toute la région, sur une étendue de soixante kilomètres carrés, a été transformée en un désert.
Ne suffisait-il pas de toutes ces horreurs ? Faut-il encore torturer 386 femmes, hommes et enfants ? Faut-il que ces prisonniers politiques innocents soient traités comme de vulgaires criminels et livrés à une justice militaire dont les sentences ne peuvent être dictées que par la haine ?
Douloureusement émus par ces faits, nous nous adressons aux autorités roumaines pour leur demander :
que les 386 nouvelles victimes de la répression soient immédiatement mises en liberté provisoire.
que la Cour martiale fasse place à la justice civile pour que les avocats puissent librement prendre contact avec les accusés.
que le procès ne se fasse pas à huis clos, afin que la presse roumaine et étrangère puisse librement suivre les débats.
que ce soient les vrais coupables : les chefs de l'administration civile et militaire roumaine en Bessarabie, qui soient rendus responsables des événements de septembre dernier.
Nous nous refusons à croire que la « grande Roumanie » démocratique exige pour sa sûreté publique que la vie de chacun de ses citoyens y soit journellement mise en danger et que l'état de siège - violation de toutes les libertés — y soit maintenu en permanence.
[L'Humanité, 28 août 1925.]
« CLARTÉ », « PHILOSOPHIES », « LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE » SOLIDAIRES DU COMITÉ CENTRAL D'ACTION
Au cours d'une déclaration reproduite dans L'Humanité du 21 septembre, nous avons contresigné l'appel du Comité Central d'Action.
La condamnation des membres de ce comité par la 11e Chambre nous engage à reproduire sous notre responsabilité légale le texte incriminé.
A cette occasion nous protestons contre l'imbécile inculpation de menées anarchistes qui est tout ce qu'un Etat de mauvaise foi et une justice ignare savent opposer au prolétariat résolu à se faire entendre.
Nous nous élevons avec indignation contre l'arrestation de Jacques Doriot, victime d'un guet-apens policier : « Coups et blessures aux agents de la force publique ». Ce prétexte attendrissant suffit à dévoiler le véritable esprit du Cartel des Gauches pacifiste et républicain.
Camarades,
En dépit des promesses qui nous ont été faites en 1918, la guerre a recommencé au Maroc, aussi horrible que celle qui a ravagé le monde pendant plus de quatre ans.
Cette guerre n'a pas pour but de sauver l'honneur national. On vous envoie mourir au Maroc pour permettre aux banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Riff, pour engraisser une poignée de capitalistes.
Camarades soldats et marins, nous vous faisons confiance : nous savons que vous ferez votre devoir envers les Riffains qui luttent pour leur indépendance. Vous ne serez pas les valets de la Banque. Vous vous souviendrez que les bolcheviks russes, les glorieux marins de la mer Noire, les soldats d'Odessa, les soldats espagnols du Riff, ont su arrêter la guerre par la fraternisation...
Vous comprendrez votre devoir :
A bas la guerre du Maroc !
Paix immédiate avec le Riff !
Vive l'évacuation militaire du Maroc !
Vive la fraternisation avec les Riffains !
[L'Humanité, 16 octobre 1925.]
[TÉLÉGRAMME AU PRÉSIDENT DU CONSEIL DE HONGRIE]
Monsieur le Président du Conseil hongrois,
Les soussignés, représentants des milieux intellectuels et artistes de France, considèrent qu'il est de leur devoir d'exprimer au gouvernement hongrois leur douloureux étonnement devant les nouvelles qui leur arrivent de Buda-Pest ; protestent contre les tortures infligées à l'ancien commissaire du peuple RAKOSI, et aux cent ouvriers et ouvrières appartenant au parti ouvrier socialiste indépendant et arbitrairement arrêtés avec lui ; demandent sinon la libération immédiate des inculpés, tout au moins le recours à des tribunaux ordinaires ; attirent l'attention du président Horty sur l'incompétence des cours martiales pour juger des prisonniers politiques en temps de paix et sur l'indignation que provoquerait dans le monde entier la condamnation d'hommes et de femmes dont le seul crime est d'être de l'opposition ; se dressent contre toute tentative de rouvrir une ère de représailles pour des faits passés, remontant à six ans.
Ils disent : assez de sang !
[L'Humanité, 17 octobre 1925.]
[LES INTELLECTUELS ET LA RÉVOLUTION]
Le soi-disant (sic) « groupe surréaliste » tient à protester publiquement contre l'abus de son nom et de celui d'un de ses membres. Cet abus dépasse une simple question de droit. Il suppose de la part de ceux qui le commettent une interprétation du surréalisme qui n'est fondée sur rien... Une simple confusion de mots a seule permis à certains de croire qu'il existait une doctrine surréaliste de la révolution. Rien n'est plus faux.
Le surréalisme est avant tout une méthode de pensée, la préférence donnée à certains éléments de l'esprit sur d'autres éléments, la critique violente d'une certaine hiérarchie intellectuelle des facultés. A ce titre, il dépasse singulièrement les applications artistiques et littéraires à quoi on voulait le réduire. A ce titre, il a une valeur morale et à ce titre seulement. Il est donc un mécanisme de l'esprit en accord avec sa morale.
Il est arrivé, à cause de cet accord de leur morale et de leur méthode de pensée, que les surréalistes, par l'exercice même du surréalisme, se sont progressivement comptés sur une idée fondamentale qui est le véritable fondement d'une morale véritable : la Révolution. Il est arrivé qu'à la lueur de cette idée, ils ont pu déceler parmi eux quelques hésitants et quelques arrivistes. Ils s'en sont séparés, ils les dénoncent.
Il n'y a jamais eu de théorie surréaliste de la révolution. Nous n'avons jamais cru à une « révolution surréaliste ». Nous voulons la Révolution, partant nous voulons les moyens révolutionnaires. Or ces moyens, aujourd'hui, de qui sont-ils le fait ? De l'Internationale Communiste seule et, pour la France, du P.C.F. et non pas de théoriciens individualistes, si ingénieux soient-ils, dont l'action est forcément contre-révolutionnaire.
Sur le plan de la réalisation révolutionnaire, il ne pourrait être question de « groupe surréaliste » en tant que tel. Déjà, sur le point très précis de la guerre du Maroc, il avait été établi entre Clarté, Correspondance, Philosophies et La Révolution surréaliste un manifeste qui témoignait d'une entente générale au-delà de l'activité particulière de ces revues. Dans ces revues mêmes, un nouveau regroupement s'est produit et justement sur l'idée de la Révolution, ceux de leur collaborateurs qui se sont unis entendent signifier qu'ils ne séparent en rien leur point de vue révolutionnaire de celui de l'Internationale Communiste. Ils ne peuvent concevoir la Révolution que sous sa forme économique et sociale : la Révolution est l'ensemble des événements qui déterminent le passage du pouvoir des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat et le maintien de ce pouvoir par la dictature du prolétariat.