Tracts surréalistes, Tome II, 1964
1964
FACE AUX LIQUIDATEURS
Dans l'activité intellectuelle comme dans les structures sociales, tout mouvement révolutionnaire paraît désormais voué à se voir accompagné de sa caricature. Par cette parade, destinée à jeter le discrédit sur le modèle, et la confusion sur son projet, le conformisme menacé se défend mieux que s'il se durcissait pour un affrontement direct.
Cette tare n'épargne pas le Surréalisme : attentifs à en déjouer les effets, nous nous félicitons néanmoins qu'elle atteste à sa manière l'embarras où la pérennité de notre action plonge nos adversaires. La caricature du Surréalisme est périodiquement remise à jour par tout ce que Paris compte de renégats et de faux témoins disponibles. Nous entendons éclairer nous-mêmes sa plus récente version - en commençant par rappeler quelques vérités élémentaires.
Par exemple, celle-ci : la qualité de Surréaliste demeure en fin de compte sanctionnée, non seulement par tel ou tel “ talent ” d'ordre poétique ou artistique, mais par référence à une activité collective précise, la seule à même d'assumer l'ensemble des implications qui définissent le Surréalisme. L'activité “ de Groupe ” est essentielle, non seulement à la vie du Surréalisme, mais à sa spécificité : contrairement à ce qui se dit et se pense souvent, le Surréalisme n'a pas cessé de fixer collectivement sa ligne de conduite.
La peinture surréaliste, elle aussi, participe à cette activité collective, même si, par la force des habitudes acquises, la fabrication de peintures et d'objets résulte la plupart du temps d'initiatives individuelles. C'est en vue d'une extension à l'extrême des solutions plastiques, et par le caractère extra-professionnel des procédés utilisés, que le Surréalisme a systématiquement encouragé tous les moyens d'échapper aux contraintes esthétiques, à celle des “ dons ” supposés indispensables comme à celle du “ métier ”, qu'estampille encore le séjour dans une de ces écoles dites, par antiphrase, des “ Beaux-Arts ”.
Bien plus loin que Dada - qui lors de sa désagrégation historique, tournait à la farce de professionnels - le Surréalisme a porté et continue de porter ses ravages dans “ l'ancien jeu ” de l'art. La diffusion du collage, le recours au frottage, à la décalcomanie, au fumage, aux empreintes de toutes sortes, la pratique du dessin automatique et celle des “ cadavres exquis ” graphiques, doivent leur plus profonde signification à l'ambition de parvenir au point où, de même que la poésie, la peinture “ doit être faite par tous, non par un ”, sans préjudice des interprétations scandaleusement “ populistes ” auxquelles cette phrase célèbre et obscure, ici prise comme simple référence, continue de donner cours. Là où Dada entreprenait de ridiculiser toute activité créatrice - fût-ce à titre de feinte et avec un clin d'oeil - le Surréalisme, pénétré de la puissance libératrice de l'acte poétique ou artistique, entendait au contraire le débarrasser des cloisons et des étiquettes de la spécialisation. Tentative qui a d'autant mieux porté ses fruits qu'aujourd'hui, il est admis, et plus couramment encore en dehors du Surréalisme, que l'on puisse faire figure d'artiste sans savoir se servir des intruments spécifiques du peintre ou du sculpteur. Sur les traces du Surréalisme, c'est presque tout l'art contemporain qui a renoncé à ses anciennes préoccupations pour se livrer à une investigation poétique - plus ou moins bien conduite, il va de soi - du merveilleux quotidien.
Ainsi la célébration de l'objet trouvé, portée actuellement, comme il est normal dans l'ordre de la surenchère, aux plus singulières aberrations, si elle admet encore la signature de “ l'inventeur ” - comme on est “ l'inventeur ” d'une grotte ou d'un gisement métallifère découverts au hasard d'une promenade - a-t-elle entraîné réciproquement l'accession de l'objet “ naturel ” - bois flotté, galet contourné, pierres mystérieuses, etc. - au rang de l'oeuvre d'art.
Paradoxalement, on peut se demander si l'existence de peintres considérés comme surréalistes - surtout s'il s'agit de peintres célèbres - n'est pas en ce moment le principal obstacle à la diffusion de la pensée surréaliste sur le plan artistique. Car, pour la plupart des peintres surréalistes “ classés ”, le phénomène suivant s'est produit : au départ d'idées et de procédés de caractère collectif - dont tel d'entre eux était parfois le promoteur - ils ont “ récupéré ” les prérogatives traditionnelles attachées à la personne de l'artiste et à son “ métier ” au lieu de continuer à les refuser par leur action et leur comportement général. Après avoir admis, voire défendu violemment, l'idée d'un nouveau statut de la création artistique et poétique qui fût, non le reflet de la stratification sociale, mais la résultante des “ pouvoirs intérieurs ”, ils sont devenus des artistes comme les autres.
S'il n'y avait pas plus de gloire et d'avantages à être peintre qu'à être jardinier, le problème aurait été résolu depuis longtemps. Mais quel peintre renoncerait aujourd'hui à se savoir considéré comme un peintre, avec le prestige culturel et économique qui s'attache à cette activité ? On comprend mieux alors l'obstination des Surréalistes à ne pas délier leur vie créatrice de la conduite à tenir face à la machine sociale, ce Moloch des énergies. C'est de là que lui est venu, en dernière analyse, “ tout le mal ” - plus exactement de ceux qui se sont soumis à cette machine, qu'elle arbore son visage “ capitaliste ” ou prenne le masque du “ socialisme ” - et, dans un cas comme dans l'autre, ont tout renié ou presque tout.
Sous ce rapport, il en va d'un Max Ernst, depuis son exclusion en 1954 - pour compromission avec la Pompe à Phynances de la Biennale de Venise, - comme d'un Aragon depuis 1932 : l'un comme l'autre sont devenus par la force des choses les pires ennemis du Surréalisme vivant. Ce comportement, à lui seul, suffirait à assurer quiconque pourrait en douter du bien-fondé des décisions prises à leur égar d. Il arrive même que, confortablement installés dans leurs sphères respectives, ils se donnent les gants de se présenter pour les symboles de la “ fidélité ” aux idées qu'ils embrassèrent dans leur jeunesse. Au-delà de l'explication psychologique d'une “ mauvaise conscience ” qui ne trouve à s'apaiser que par cynisme supplémentaire, nous n'y voyons que la volonté délibérée de miner ces mêmes idées grâce à leur exemple et à leur influence. La question reste de savoir qui marche ?
Ainsi en va-t-il, dans l'opération annoncée à grand bruit par une presse dont le prétendu souci d'informer a depuis longtemps pris le pas sur la mission d'expliquer et de commenter. Sur la foi d'un petit ouvrage, assez élégamment perfide pour plaire, qu'il a consacré au Surréalisme, c'est à M. Patrick Waldberg qu'une grande galerie parisienne s'adresse pour lui demander d'organiser une exposition surréaliste ! De M. Waldberg ce n'est pas le “ savoir-faire ” que nous contestons, mais la qualification. Sauf une participation falote et toute épisodique aux activités surréalistes entre 1944 et 1951, à laquelle il fut mis un terme pour des raisons que l'insignifiance de son rôle antérieur dispensait d'expliquer et la publication, depuis lors, d'études plus ou moins poussées consacrées à quelques artistes surréalistes notoires, on voit mal ce qui pourrait légitimer la confiance qui lui est faite et la responsabilité dont il est investi. De tels “ titres ”, bien d'autres à Paris qui ne sont pas ou ne sont plus Surréalistes peuvent en faire état, souvent avec de meilleures raisons.
Dix ans après la “ consécration ” vénitienne de Max Ernst - consécration qui, dans les conditions où elle avait lieu, ne pouvait prendre que le sens d'un renoncement à ce que ses amis surréalistes tenaient pour infiniment plus important que son éminente position “ picturale ”, sa position morale révolutionnaire - l'opération de la Galerie Charpentier, pour être moins voyante, n'en sera pas moins du même genre. Cette fois-ci, c'est tout le Surréalisme que l'on va essayer de “ court-circuiter ” sous le prétexte passablement hargneux de “ célébrer ” son quarantième anniversaire. Loin de songer à jeter dans le même sac ceux qui s'y fourreront bien tout seuls, nous n'établissons aucune confusion hâtive entre les machinistes avoués ou cachés de cette exposition, et ceux qu'ils convaincront de se prêter à leur manoeuvre. Soyons simplement objectifs : qu'eût-on pensé si l'on avait vu, longtemps après le 9 Thermidor, un Fouché ou un Tallien organiser une cérémonie en l'honneur de la Révolution française ? Il n'en va guère autrement d'une rétrospective “ surréaliste ” lorsque c'est M. Waldberg qui l'organise. Mais dans leur hâte d'en finir, nos adversaires ont brûlé une étape : le Thermidor du Surréalisme n'a pas eu lieu. A côté de quelques oeuvres de grand intérêt, prendront place à la Galerie Charpentier de laborieux pastiches et des variations marginales, de caractère mondain. Cet amalgame n'égarera que les snobs. Mais le Surréalisme n'y sera pas.
[Combat-Art n° 108, 13 avril 1964.]
Hommage à Alfred Rosmer
Alfred Rosmer vient de mourir à 87 ans. Il avait consacré son existence à défendre, à travers les vicissitudes du mouvement ouvrier, une conception rigoureuse de la révolution fondée sur l'internationalisme prolétarien.
Dès 1913, pratiquement seul avec Pierre Monatte, il lutta efficacement contre le courant chauvin qui déferlait dans la social-démocratie française. Il rencontra Trotsky à Paris, fin 1914 et participa activement avec lui à la préparation du Congrès de Zimmerwald. En 1917, il déploya toute son énergie pour rallier le syndicalisme français à la Révolution d'Octobre. Délégué du Parti Communiste Français auprès de l'Internationale Communiste à Moscou, il démissionna en 1925 et, de retour à Paris, propagea les thèses de l'opposition de gauche. Léon Trotsky écrivait : “ ... je suis attaché à Rosmer, dans un sentiment d'amitié intime qui a duré à travers les épreuves de la guerre, de la Révolution, du pouvoir soviétique et de la défaite de l'opposition. ” Rosmer fut secrétaire de Trotsky et préfaça avec lucidité et ferveur ses principales oeuvres traduites en français.
Je me souviens de la lettre chaleureuse qu'Alfred Rosmer adressa au 14 Juillet, quand nous étions bien peu à vouloir agir contre le coup de force gaulliste de mai 1958. Une telle lettre, venant d'un tel homme, compensait, dans l'état d'esprit où nous étions, la dérobade presque unanime des petits seigneurs de la gauche pensante française. Ce signe d'amitié de Rosmer m'assure que nous étions dans la bonne ligne. Quelques mois plus tard, le compagnon de Trotsky était parmi les tout premiers signataires de la Déclaration sur le droit à l'insoumission.
Rosmer disparaît ; son exemple demeure, qui prouve que face à la dégradation de l'idéal révolutionnaire, c'est le combat sur deux fronts qui doit être poursuivi : la destruction de l'ordre bourgeois passe nécessairement par la régénérescence de l'internationalisme prolétarien. Pas de Révolution sans liquidation des bureaucrates héritiers honteux ou non de Staline qui, dans tous les pays, sont les artisans du consentement général que nous vivons.
Jean Schuster.
[La Brèche, Action surréaliste n° 6, juin 1964.]
L'exemple de Cuba et la Révolution
En 1964, le Surréalisme est moins que jamais enclin à se retourner sur son passé pour apprécier l'importance de ses conquêtes et l'élargissement de son audience.
Transformer le monde est une tâche primordiale : rien ne peut être gagné si demeurent les structures économiques sur lesquelles sont fondées les valeurs traditionnelles, leur émanation et leur sauvegarde. Néanmoins, n'admettre - même temporairement - que ce seul point d'application pour la lutte, reviendrait à instaurer un conformisme pernicieux, ne débouchant que sur une satisfaction élémentaire, et qui suppose l'existence d'une hiérarchie des besoins, partant, une définition de l'homme, de ses pouvoirs, de ses désirs, laquelle procède inévitablement des notions passivement héritées de siècles de servitude.
Telle qu'elle nous parvient, la culture, y compris l'apport du XXe siècle, n'est qu'accumulation quantitative, visant tout au plus à un affinement de la sensation dans un cadre immuable où l'homme demeure aliéné. Il est inadmissible qu'un héritage borné à l'inventaire de la complaisance mise par l'homme à dorer ses chaînes, soit accepté sans réserves. Les monuments poussiéreux qui jalonnent l'histoire de l'expression nous importent moins que les cris isolés poussés de loin en loin au cours des siècles, tels ceux de Sade ou de Lautréamont, flammes figées en glaives, visions fulgurantes du grand corps dispersé, prémices pour une refonte totale de la sensibilité.
L'ordre politico-économique qui, depuis l'occident, régit le monde, a non seulement conditionné des relations sociales fondées sur l'exploitation de l'homme, mais a engendré une structure mentale capable d'assimiler, au profit de cet ordre, tout ce qui pouvait s'opposer à lui, et de voiler pour longtemps ce qui demeurait irréductible.
Aujourd'hui, peut-être de manière plus exemplaire et plus lucide que jamais, le Surréalisme lutte précisément pour amener à leurs ultimes conséquences révolutionnaires les conquêtes déjà acquises.
Le Surréalisme n'essaie pas de définir ce que sera l'homme à venir ni de peindre le paysage du futur paradis. Ce qu'il veut, c'est que l'homme de demain soit différent de l'aliéné contemporain. Pour cela il estime indispensable de procéder à l'analyse critique des formes actuelles de la société et, par leur contestation, de susciter l'irruption violente de tout ce qui dans l'individu, pour avoir été trop longtemps soumis à la répression, reste aujourd'hui à l'état de virtualité. N'était-ce pas là l'idéal et le but de Marx et de Freud ?
Une vraie révolution doit transformer l'homme dans sa totalité sociale et individuelle. Il n'est pas suffisant de détruire les structures économiques capitalistes et d'installer au pouvoir une autre classe qui exerce sa domination selon des préceptes hérités de l'ancienne société : sainteté du travail, amour sacrifié à la multiplication de l'espèce, culte de la personnalité, fonctionnarisation de l'artiste réduit au rôle de propagandiste, etc.
Une Révolution authentique n'a rien à redouter du libre exercice de la pensée, ni d'une activité artistique exclusive de tout sectarisme. Une Révolution qui défend la liberté de création peut être une Révolution sans Thermidor.
Dans la Révolution cubaine, dans l'admirable insurrection de la Sierra Maestra, dans la lutte du peuple cubain pour sa liberté et dans l'opposition des intellectuels et artistes cubains à tout dogmatisme, le Surréalisme salue un mouvement fraternel.
Oeuvrant lui aussi, dans la mesure de ses forces et des circonstances, à la liquidation des valeurs idéologiques et morales du capitalisme, visant à une restructuration radicale de l'entendement et de la sensibilité, le Surréalisme se déclare solidaire des artistes révolutionnaires cubains qui luttent pour le même objectif dans un contexte bien plus violent et dangereux.
LE SURREALISME S'EST TOUJOURS VOULU DANS SON DOMAINE PROPRE CATALYSEUR DE REVOLTE ET CETTE ASPIRATION COINCIDE AVEC CE QU'EST, DANS L'ORDRE POLITIQUE, L'EXEMPLE CUBAIN. IL AMBITIONNE DE DEVENIR LE FIL CONDUCTEUR ENTRE LES MOMENTS SEPARES DE LA REVOLUTION ET DE PERMETTRE LEUR DEPASSEMENT PAR UNE DETERMINATION SANS EQUIVOQUE DE LEUR SITUATION A L'INTERIEUR D'UN PROCESSUS, AINSI QUE PAR REFERENCE AU SEUL FACTEUR DE PROGRES : L'IMPLICATION DE LA TOUTE PUISSANCE DU DESIR.
L'AMOUR ET LA POESIE, SEUIL DE LA MAISON ENFIN HABITABLE.
[La Brèche, Action surréaliste n° 7, décembre 1964.]
Le Rappel de Stockholm
Jean-Paul Sartre a refusé le Prix Nobel.
Contrairement à l'idée, si souvent émise de nos jours, selon laquelle tout écrivain ou tout artiste “ peut accepter ou rechercher une distinction sans être pour autant renégat de son honneur ”, il est toujours allé de soi, pour nous, Surréalistes, qu'un Prix doit être repoussé. Sans ce geste élémentaire, la liberté créatrice se corrompt et la facilité mercantile est à portée de plume.
Dès le début de ce siècle, les “ Indépendants ” adoptèrent comme règle de conduite : “ Ni jury, ni récompense ” ; cette formule garde aujourd'hui toute sa rigueur. Récemment, le peintre Bissière, par une brève déclaration, a dédaigné d'avance la “ consécration ” vénitienne (tout comme Asger Jorn, en 1963, a rejeté le prix Guggenheim). En 1954, le Surréaliste Max Ernst avait, à l'inverse, brigué et obtenu le Grand Prix de la Biennale ; nous avons dû l'exclure.
Mais alors, Sartre ! N'était-il pas à même de faire crouler, sous le poids considérable de sa personnalité publique, une pratique que Julien Gracq avait déjà mise à mal ? Allions-nous assister à la débandade rétrospective des amateurs de lauriers, chassés du Paradis des Lettres par la grâce d'un démiurge soucieux d'intransigeance ? Détrompez-vous, bonnes âmes ! - il s'agit d'autre chose. Notre homme est plus habile, qui protège ses flancs tout en épargnant ceux qui l'ont “ assiégé ”. Sous couvert d'une aimable manifestation d'indépendance, il s'agit bel et bien d'un acte politique parfaitement situé, d'une opération de propagande en faveur du bloc de l'Est. Huit ans après Budapest, M. Sartre “ rempile ” ! Il est clair que cette exceptionnelle chance a été saisie sur le plan publicitaire, non comme le prétend la presse de droite, et comme l'insinue “ Arts ”, pour augmenter un tirage déjà somptueux ou par “ esthétisme ” décadent, mais pour réhabiliter l'intelligentsia stalinienne et se porter garant de sa continuité idéologique à travers les virages de la dernière décade.
De quelle conscience ose-t-on se réclamer lorsqu'on encense Neruda, agent du Guépéou pour l'Amérique du Sud, protecteur de Siqueiros qui organisa le premier attentat contre Trotsky ; quand on relance la candidature d'Aragon, “ brillante ” caution de tous les crimes perpétrés au nom du socialisme depuis près de trente ans : Procès de Moscou, massacre des anarchistes et des trotskistes en Espagne, procès de Prague, Budapest et Sofia, complot des blouses blanches, répression sanglante des insurrections populaires de Berlin-Est, Poznan et Budapest ? Est-ce parce que Sartre, comme l'écrit J.-F. Revel, “ éprouve si souvent le besoin de démontrer que les idées erronées des autres rendent suspecte leur moralité ”, qu'il escamote, à l'occasion, l'immoralité des uns pour donner à penser que leurs idées sont justes !
Ainsi, Sartre prétend-il réussir un joli tour de passe-passe. Il dédouane Aragon et Neruda (1) et, en soutenant leur position de nobélisables, il renforce
(1) “ Neruda, écrit Sartre, est un des plus grands poètes américains. ” De quel titre peut-il exciper pour juger de la poésie ? Son essai sur Baudelaire probablement ? Passons. Mais que pense notre exégète de la situation faite aujourd'hui à la poésie et aux poètes, en Russie, telle qu'elle apparaît à travers le procès de Yosip Brodski jugé et condamné pour parasitisme militant ? Voici le verdict de ce procès, dont le compte rendu a été publié par le Figaro Littéraire du 1er octobre 1964 : “ Brodski ne remplit pas systématiquement les devoirs d'un citoyen soviétique en ce qui concerne son bien-être personnel ni la production de richesses matérielles, ce qui apparaît clairement de ses constants changements de place. Il a reçu un avertissement du Ministère de la Sécurité nationale en 1961. Il a promis d'occuper un emploi stable, mais il n'a pris aucune décision, il a continué à ne pas travailler, il a écrit et lu ses poèmes décadents au cours de réunions du soir. D'après le rapport du comité sur le travail des jeunes écrivains, il est clair que Brodski n'est pas poète. Il a été condamné par les lecteurs de Leningrad-Soir. C'est pourquoi la cour applique la loi du 4 février 1961 : Brodski est condamné à partir pour une localité lointaine pour une période de cinq ans de travaux forcés. ”
l'ordre littéraire qu'il fait mine de combattre (2). La “ coexistence pacifique ”, fût-elle celle des cultures, exige décidément une dialectique bien retorse qui fonctionne, à d'autres propos, tout au long des explications du lauréat récalcitrant. Si son respect pour les membres de l'Académie Royale de Suède lui interdit d'engager ceux-ci dans les sentiers du maquis vénézuélien, ce respect cesse de jouer, rétrospectivement, lorsqu'il s'agit du problème algérien. En effet, “ pendant la guerre d'Algérie, dit Sartre, alors que nous avions signé la Déclaration des 121, j'aurais accepté le prix avec reconnaissance parce qu'il n'aurait pas honoré que moi ” ; s'il ménage les académiciens suédois, Sartre se moque éperdument des cent vingt autres signataires du Manifeste ; quelques uns d'entre eux ne se seraient-ils pas indignés d'être compromis avec lesdits académiciens ?
Il ne suffit pas de refuser un prix, encore faut-il que les justifications éventuelles de ce geste n'en constituent pas la négation. Sartre, par sa déclaration, a gravement empoisonné la notion même du refus.
La littérature à l'estomac continue...
[La Brèche, Action surréaliste n° 7, décembre 1964.]
(2) Il regrette au passage que Pasternak, coupable à ses yeux d'être interdit dans son propre pays, ait été couronné avant Cholokhov, lui totalement soumis au régime, désignant ainsi la “ bonne route ” au Nobel.
La Poésie dans ses Meubles
Autrefois les chaises parlaient. Aussi les appelait-on bergères, crapauds, perroquets. Celles qu'on ne réussissait pas à faire taire étaient les aimables, les intarissables causeuses et caqueteuses. Imposer silence à ce monde futile qui ne songeait qu'au plaisir et négligeait ses “ fonctions ” fut proprement l'ambition des huchiers de ce temps. On put craindre un moment qu'ils n'eussent réussi : les meubles naissaient muets et le demeuraient. Mais l'espèce n'attendait en vérité que la première occasion de s'ébattre, plus follement que jamais. Ugo Sterpini leur rendit le luxe des rêves, des voix, des jeux. Je suis, chuchote l'un d'eux, une Diane d'Ephèse dont les panneaux bombés et clairs dissimulent de charmants secrets ; je n'ai gardé du sarcophage que les formules de la vie ; l'alcôve d'une jeune personne m'est un Naos et je n'ai d'autre règle que son humeur... Vous l'aurez reconnu : c'est de nouveau le bonheur-du-jour.
Renouvelant les meubles de maharadjahs, ou ces personnages habitables que rêvent les héros de dessins animés, Sterpini et De Sanctis ont individualisé l'ameublement en gestes fugitifs de bois cirés, en arrière-pensées de fer forgé, en hybrides spectraux de fiberglass ou de résine. Leur révolte anti-pop contre tout entourage fonctionnel, leur refus de ce pléonasme vital qui consiste à s'incruster dans ce que la civilisation industrielle a de plus laid et de plus sériel, leur respect pour les hasards qui réintroduisent le naturel dans le façonné, font de ces duettistes les artisans du fortuit pour s'asseoir et se coucher, de l'incongru pour s'appuyer et se blottir, de l'inouï aux secrets bien rangés. Ils ont créé des intérieurs jamais prêts, introuvés et toujours défaits, des unready-mades où l'on devrait se sentir comme chez soi.
Nous en restions à cette exquise “ fantaisie en prose ” : Le Meuble, de Charles Cros, où la nostalgie confine, d'ailleurs, à l'anticipation : “ On est dupe de cela, on se dit : c'est un meuble et voilà tout, on pense qu'il n'y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté. - Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n'ai pas à définir... ” Ces mensonges sont précisément ce que Fabio De Sanctis et Ugo Sterpini ont réussi - c'est là un événement considérable - à prendre au collet. Par eux le “ mystère du meuble ” n'est plus seulement là fuyant comme une ombre : il s'assure la part du lion dans sa conception et sa construction mêmes.
Je tiens tel “ buffet à cristaux exécuté en noyer, à rayons intérieurs, panneaux Fiat 600 première série ”, réalisé pour Venise dans l'intention primordiale d'y faire claquer pour la première fois des portes d'automobile, pour une des Merveilles du monde d'aujourd'hui. Telle profession de foi de ses auteurs : “ Notre sympathie va à l'erreur, au geste gauche et maladroit qui détermine les contrariétés imprévues... ” (*) pourrait constituer le manifeste surréaliste de la “ Philosophie de l'ameublement ”.
Si la lourde pluie vous rend visite, asseyez-la dans les plexiglass de Sterpini et de De Sanctis, vous vous trouverez en face de Mademoiselle Embellie, rose comme l'automobile enfin immobilisée.
Sterpini et De Sanctis font danser devant le buffet tous ceux qui trop longtemps n'ont pu se livrer à pareille fête par crainte du “ qu'en dira-t-on ”. En restituant aux meubles familiers tous les pouvoirs de l'imaginaire, ils rendent enfin la Maison habitable.
Les meubles secrets de Sterpini et De Sanctis : autant de signaux sur la route de la fascination.
(*) Cf. Officina Undici, Catalogo n° 1, Roma, 1963-1964.
THE DESIGNER'S SONG
Une chaise qui aboie,
une table qui chante “ Aïda ”,
une armoire à suicidés :
nous voilà dans de beaux draps !
Ugo, ôtez donc vos mains de là !
Dans le coffre à mariée
grince un tiroir à bébés.
Mais la FIAT se déshabille :
c'est une journée d'été !
Fabio, les miroirs sont fatigués !
Noyé dans la porte molle,
le fantôme oublie son rôle :
supporter nos certitudes !
Qui console les consoles ?
De Sanctis et Sterpini, ou l'ébénisterie folle !
LE MYSTERE DE SAGO-SANCTER
(Grand roman d'aventures : chapitre 180)
... “ On n'entendait que le chant du Nautilus et du côté de la bibliothèque, le crissement stupéfiant du Lit de la Tentation.
Parce qu'elle avait la sensation d'être seule, sa marche précautionneuse lui paraissait sans objet, elle allait y renoncer quand elle arriva face à l'entrée et s'immobilisa, le coeur battant : la Porte de l'Homme Visible était grande ouverte.
Leonardo avait pourtant affirmé qu'il la fermerait. Etait-ce un oubli ? Mais alors, si personne n'était assis sur le Trône d'Ubu, il pouvait y avoir quelqu'un dissimulé dans L'Armoire d'acier ?
Elle se représenta les innombrables pièces communiquant entre elles, et ces combles où l'Anthropomorphe II prétendait qu'on pouvait vivre plusieurs semaines à l'insu de tous. Malgré elle, l'envie la prit de rebrousser chemin.
Allait-elle manquer de courage alors que la preuve de l'innocence de l'Anthropomorphe II était peut-être là, à quelques pas d'elle ?
Toutes les portes étaient ouvertes, aussi bien celles de Ciel-Mer-Terre que celles du Triangle ou celles de l'Anthropomorphe I, qui donnaient sur un escalier. Impossible de croire à un oubli... Malgré son attention, elle n'entendait que le crissement stupéfait du Lit de la Tentation. Soudain elle perçut un nouveau bruit. Au premier étage, une porte grinçait doucement, très doucement, comme si Sago-Sancter lui-même la poussait avec d'infinies précautions.
Silencieusement, elle se réfugia derrière le Divan du Mahatma. Elle se disait que si l'inconnu venait par là, elle pourrait au besoin se glisser sous le divan pour qu'il ne puisse la suivre. ”
(A suivre).
Paris, 3 décembre 1964.