Tracts surréalistes, Tome II, 1961-1963
1961-1963
Un hommage à Max Walter Svanberg
Dans l'éclat sensuel de l'aube scandinave, quel ne fut pas l'émerveillement de Max Walter quand se leva devant lui, comme “ peint à la rose ”, l'orient soyeux de ses désirs : sur ses ailes de marbre blanc, le baiser de la lune invoquait la Byzance lacustre où des berbères dalécarliennes au front tatoué côtoient la sunamite de Dala, la kabyle des fjords, et cette gent viking aux pieds ocrés qu'aucun sultan jamais ne posséda.
Elles vont passer, les belles à peau de taupe. Leurs bras sont tatoués d'ibis. Au carrefour, l'épinoche fait sonner un lac cilié de joncs. Celle qui règne ici attend que les griffes poussent aux mains des chattes pour leur fendre le sein et leur imposer l'ornement pubien aux ocelles de soufre. Toutes assemblées sur le dos de la raie bleue, les grandes demoiselles à col de campanule traversent les tornades pour étoiler leur ventre et regagnent placidement avec leurs jambes rondes la pierre aux papillons, éphémère comme l'histoire humaine.
Je compte parmi les grandes rencontres de ma vie celle de l'oeuvre de Max Walter Svanberg qui m'a permis d'apprécier du dedans, en me la faisant subir de toute sa force, ce que peut être la fascination. D'emblée, elle m'a introduit dans ce cône de lumière à la fois aveugle et trouble, à brefs intervalles fléché d'un dard, où règne le vertige et où l'être, à petites étapes, s'avance malgré lui, mû par une attraction irrésistible, aspiré par l'absolu dudanger. Svanberg, il faut le dire, nous fait les honneurs d'un monde qui n'est autre que celui du “ scabreux ”, au sens le plus subversif du terme. J'ai toujours pensé, pour ma part, qu'un certain scabreux, circonscrit au plan érotique, dont nous nous extasions dans certains rêves au point d'en garder la plus cruelle nostalgie au réveil, est tout ce qui a pu donner à l'homme l'idée des paradis.
On savait que les rainettes se métamorphosent la nuit en filles extraordinaires, et que les amoureuses aux yeux vermeils s'échappent des coings mûrs à travers la fente noire ouverte par la foudre, mais c'est Max Walter Svanberg qui nous a révélé les sorties nocturnes d'une femme aux mille et une formes, issue d'un pangolin et d'une nébuleuse, et qui se cache au plus profond de nous-même.
Au voisinage cimmérien de l'effrayante Méduse, chevelue de vipères, habitent selon la fable “ trois vierges antiques, aux formes de cygne, qui n'ont pour leur triple usage qu'un seul oeil et une seule dent ”. Persée obtient de ces prophétesses le secret qui le fera triompher du monstre : le décapiter en le regardant dans un miroir pour éviter le pouvoir pétrifiant de ses yeux. Ce sont ces mêmes filles sans âge, marquées par l'étoile polaire et coiffées d'un écroulement de queues de paon, que ressuscite pour nous, leur dent de sorcière changée en invitation à la caresse et l'oeil toujours de profil, Max Walter Svanberg.
L'œuvre de Max Walter Svanberg est la montre solennelle et impérative des secrets, charmes et sortilèges de la femme dans leur essentielle ambiguïté. L'homme sidéré par le flamboyant théorème de réciprocité s'abandonne à la délicieuse angoisse qui précède les décisions imprévisibles.
Le Marchand de Mancenilles
Le monde de Svanberg, frappé de l'ineffable puissance qui fait avec tant d'ordre table rase des mièvreries, est écrasé par celle qui, vêtue de plumes, de bijoux plus douloureux que d'apparat, d'écailles aussi (pour ne pas reculer devant le spasme menaçant), vous montre par sa beauté si douce à l'oreille, si éclatante aux yeux, le premier trait que l'arc de l'exil destine à la bête immobile. On pense en y entrant au reflet du soleil dans le miroir de l'ardente Penthésilée.
L'imagination érotique que, dès ses débuts, la vertueuse critique d'art reprocha à Svanberg, au moins faudrait-il convenir qu'elle ne constitue pas pour l'artiste un habile faire-valoir, mais la sève merveilleuse qui féconde son instinct des formes et des couleurs. Que Mortensen rivalise avec l'éloquence des panneaux de signalisation routière, que Mathieu développe de complaisantes arabesques rouges sur un fond noir, pourquoi pas ? - Mais caractérisent-ils ainsi davantage les possibilités et les prestiges de la peinture que la nacre diaphane des filles aux cuisses d'ailes de papillons, à la chevelure encascade de fleurs ? Svanberg sait parfaitement atteindre au monumental par le dépouillement. Reste qu'aucun de nos palais modernes n'oserait s'offrir le luxe d'une fresque de Svanberg, tant il serait impossible de ne pas y lire l'éloge éperdu de la Femme.
Il fallait, au vingtième siècle, ce lâcher de sorcières nées de la vision mais très vite incarnées ; ce sont des contemporaines de haute gravité. L'exercice de la consolation n'est pas leur fort. Suivons-les pour que tout soit enfin perdu.
27 avril 1961.
Sauve qui doit
On trouvera dans La Brèche, n° 1, un article consacré au livre de Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des Magiciens. La parution d'une revue, Planète, qui se présente comme la suite directe de ce livre, aggrave encore le caractère alarmant de l'entreprise dénoncée par l'article, et nous ne saurions surseoir à l'examen détaillé du vaste programme de Planète, en nous réservant d'en distribuer les éléments d'une manière plus précise que MM. Bergier et Pauwels.
A qui s'adresse Planète ? De son propre aveu à “ quiconque exerce une part de responsabilité dans l'administration de la société ” (p. 155). Assurément pas à ceux qui entendent bouleverser de fond en comble cette société, ou du moins portent sur elle un jugement de défiance radicale et motivée, sans se priver d'y intervenir, non pour en faciliter “ l'administration ”, mais au contraire pour perturber au possible la règle du jeu. A nos yeux, Planète peut donc se définir comme l'expression des formes les plus modernes de la pensée réactionnaire, dissimulée, en partie par adresse, en partie par incompétence, sous un vernis d'euphorie confusionnelle.
Nous n'avions pourtant même pas eu à attendre ce livre et cette revue pour dénoncer les manifestations, disparates à première vue, d'un autoritarisme idéologique et intellectuel d'un nouveau genre, qui cherche encore sa cohérence mais trouve ici un point d'appui auprès du “ grand public ”. Ces dernières années, le consentement presque universel aux chantages atomiques,l'éclosion d'une peinture qui se réclame ouvertement du fascisme clérical en même temps que de la physique nucléaire, et l'admiration générale pour les exploits d'Hector “ rat français de l'espace ” ou du robot Gagarine nous étaient apparus comme les symptômes concomitants d'un âge de ténèbres tout prêt à recueillir la succession des obscurantismes antérieurs, tant religieux que politique (1).
Au lieu de se référer au Passé, cette nouvelle tyrannie culturelle dresse l'Avenir pour inexorable idole. Au lieu de considérer, comme jadis le faisait l'Eglise, la science en ennemie, elle y trouve ses ressources et sa justification. Réciproquement, elle réhabilite volontiers le christianisme ou les formules les plus fumeuses d'un mysticisme oriental pour touristes, ceci au nom d'une psychanalyse indigne de ses origines, et d'un “ anti-rationalisme ” qui permit naguère à certains de pratiquer bien vainement à notre égard la politique du sourire : c'est un obscurantisme au nom de la connaissance. Examinons de plus près en quoi consiste cette infaillibilité de la science “ fantastique ”, aussi pesante à nos fronts que celle des Papes.
Il s'agit avant tout d'en finir avec la liberté individuelle de sentir et de
(1) Cf. les tracts : Coup de semonce (1957), Démasquez les physiciens ! Videz leslaboratoires ! (1958) et la réponse d'André Breton au Figaro Littéraire à propos de Gagarine (avril 1960).
traduire ce que l'on sent. Une attaque dérisoire contre la “ littérature (...) orientée vers la recherche du bonheur personnel ” y pourvoit : “ Le passage de l'individuel au collectif, et donc (sic) du psychologique au métaphysique (re-sic) est douloureux pour les privilégiés ”. Mais il n'offrira aucune douleur, aucune difficulté pour les non-privilégiés, ceux que M. Pauwels appela jadis “ les sujets ” (2) et qu'il condamne de naissance à l'embrigadement “ scientifique ”. L'assimilation du “ collectif ” au “ métaphysique ” donne la mesure de la netteté logique de M. Pauwels. Passons à la psychanalyse, discipline éminemment concernée par la “ recherche des états supérieurs de conscience ” qui figure aussi au programme de Planète. La “ disparition considérable de Jung ” est l'occasion pour M. Veraldi, prix Femina, de ressasser les éternelles médisances du prophète de “ l'inconscient collectif ” contre Freud, “ savant isolé, donc jupitérien ” qui abusa des “ aspects scabreux de la chronique scandaleuse ” et fut au reste paralysé (!) par une “ attitude essentiellement négative et réductive ”.
Il va de soi que les sciences physiques tiennent une place importante dans Planète. C'est à peine si le caractère d'extrême péril de certaines expériences est évoqué, bien que leur côté terrifiant soit signalé avec une visible complaisance. Mais qu'importe ! Un conciliabule clandestin de 70 savants de l'Est et de l'Ouest aurait jeté les bases d'un gouvernement mondial scientifique : voilà qui doit suffire à nous rassurer sur la vie de l'espèce et les destinées de l'esprit.
Délire astronautique, mutations en tout genre, attitude “ ouverte ”, voire “ martienne ” (!) exigée des intellectuels, tout ce désordre nous invitant à un “ monde autre ”, à un “ destin autre ”, tout ce désordre converge. C'est le mot. La convergence en question nous mène en effet à celui qui mit le mot à la mode, à celui qui est sans “ aucune sorte de doute ”, le philosophe “ le plusimportant du XXe siècle ”, bref à Teilhard de Chardin, “ condamné par l'Eglise à un demi-silence ” qui justement préparait l'avenir. On sait assez quel collectivisme outrancier ce “ mystique ” prétendit déduire de l'évolution biologique et de l'histoire de l'humanité. Positiviste et jésuite à la fois, il gagne comme il se doit ses victoires posthumes sur deux tableaux. C'est le coeur en paix que le poète noir Senghor célèbre celui qui concluait à l'anéantissement nécessaire des civilisations archaïques au profit de l'unité supérieure de l'Espèce, et c'est avec la même tranquillité que le savant Robert Jungk abandonne toute faculté critique pour s'écrier : “ Notre intelligence n'est plus destructrice de Dieu : elle est devenue le moyen d'en approfondir la connaissance, d'en mesurer l'éloignement en avant : Dieu n'est plus dépassé : il est à venir ”. C'est vers ce “ Dieu ” perfectionné porteur de bombes, lanceur de fusées, épandeur de drogues psycho-chimiques, que Planète nous invite à nous diriger en aveugles savamment “ massifiés ”.
D'ailleurs, on chercherait vainement tout au long de ces 160 pages où se reflètent, paraît-il, les préoccupations majeures de la Terre à l'époque actuelle, la moindre réserve quant à la politique des grandes puissances qui se partagent cette Terre en attendant de se disputer “ le cosmos ”. Au contraire, Planète glorifie la massification de l'humanité, sa prochaine “ planétarisation ”. L'ignoble
(2) Cf. son texte dans le cahier collectif : La Révolte en question (é d. Le Soleil Noir, 1951).
Kipling (“ Il n'y a pas de plus grande joie que de saisir ce qui se passe sous l'ombre des épées ”) sert de caution pour réclamer “ des fictions collectives et véritables ” rendant compte des “ grands événéments ” militaires et des “ grandes perspectives qui apparaissent au travers ”. Perspectives éclectiques, mais résolument optimistes ! On commence par des allusions aux “ maquis où s'élaborent des nouvelles formes d'action et de pensée ” et aux “ attentats isolés ” indices de “ toute une organisation clandestine ”, laquelle ne peut être que d'extrême-droite si l'on en juge par les positions des deux têtesde file de la revue (3). Et l'on passe à l'éloge de la “ Ville de Futur ”, construite par un jeune architecte moscovite, et où 50 000 personnes vont vivre “ dans les conditions de l'An 2000 ”. Que, par hypothèse, soit l'O.A.S., soit le parti stalinien prenne le pouvoir en France, et Planète deviendrait, avec unminimum d'arrangements, une publication subventionnée. Divers états-majors lui ouvrent déjà leurs archives, et l'on n'oublie pas d'y célébrer Lo Jui Ching, chef de la police chinoise depuis 1949, homme “ érudit et calme dans son attitude ”, inventeur du “ travail qui convertit ” et auteur de cette admirable formule : “ Seul survivra un régime pour qui la sculpture des esprits est la tâche première ”, si plaisante aux rédacteurs de Planète qu'ils l'ont citée deux fois.
Heureusement, un tel manque de rigueur intellectuelle court à travers l'édifice que, la stupeur passée, l'effet n'en résiste pas à l'examen. Cette “ planète ” s'offre aux regards comme un vaste débarras plutôt que comme la “ forge de masses ”, dont rêve M. Pauwels : chiromancie et astronautique, zoologie et hypnotisme alternent avec, par exemple, la réédition d'une préface de Bergier pour Lovecraft. Les Perspectives sur l'amour moderne de Suzanne Lilar détonnent dans un pareil assemblage : elles sont elles aussi reprises d'un article d'Arts. L'esthétique, nous avertit charitablement M. Pauwels, ne sera pas oubliée : et en effet nous voyons un texte illisible sur Villon, un portefeuille de photos de nus repoussantes, et la deuxième ou troisième version de l'exhumation de Dada par le nommé Restany, arriviste sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.
Les erreurs dues à la précipitation fourmillent : “ les jeunes gens en colère ” se situent, paraît-il, en Amérique. Parmi les génies de la “ littérature différente ” figurent Kipling, Conan Doyle “ mélange d'épopée et d'humour (qui) rappelle Winston Churchill dans ses moments les plus nobles ”, John Buchan, en réalité espèce de romancier à bon marché, mais le premier ministre de la Propagande qui ait jamais existé officiellement et dont on n'oublie pas de célébrer “ la carrière brillante ” au service de l'Empire britannique, cependant que son oeuvre “ touche aux mystères les plus étranges, et que la moindre phrase a des prolongements qui vont très loin ” (sic).“ L'oeuvre de Buchan ” conclut intrépidement Bergier, “ nous semble être plus importante par rapport à notre époque que celle de Balzac par rapport à la sienne ”. Le comble du ridicule est atteint par une notice du professeur
(3) Il s'agit en effet de deux des signataires de la déclaration du Maréchal Juin (septembre1960) : “ C'est une imposture de dire ou d'écrire que la France combat le peuple algérien dressé pour son indépendance, etc. ” Depuis, M. Pauwels s'est affiché à la télévision, comme présentateur de M. Papon, le préfet de police “ philosophe ” : il considère comme son frère spirituel le responsable des abjectes ratonnades qui déshonorent actuellement Paris.
Kazantsev, “ directeur de l'institut pour l'étude des tuyères en Astronautique- U.R.S.S. ” sur les colonies de Vénusiens “ à la peau blanche et aux yeux bleus ” qui auraient élevé les fameuses murailles du lac Titicaca. On sait pourtant comment M. Bergier s'est gaussé des délirantes hypothèses de Denis Saurat sur le même sujet. Il faut croire que tout devient possible si le professeur Kazantsev s'en mêle. Comme il le dit lui-même : “ Le dernier mot appartient toujours à la science ”.
Il n'en reste pas moins qu'une telle tentative de détournement exercée sur tout ce qui peut sembler relever de la “ modernité ” nous oblige, dès à présent, à signifier notre propre “ différence ”, quittes à infliger plus tard d'autres démentis à cette publication soi-disant (sic) “ révolutionnaire ”. Nul ne peut nous soupçonner de complaisance envers les excès de la littérature subjective, ni de tendresse pour “ l'humanisme traditionnel ”. Du moins ce dernier sauvegardait-il autrement qu'en une pirouette le respect inconditionnel (et non inconditionné, comme l'écrit M. Pauwels par un lapsus qu'on pourrait dire“ pavlovien ”) de la personne humaine. L'anthropocentrisme conquérant, en expansion, qui s'instaure, nous apparaît comme aussi risible et plus dangereux que l'anthropocentrisme “ naïf ” du XIXe siècle qu'on continue à charger de tous les péchés originels, comme si son véritable héritage était trop lourd pour nos contemporains si sûrs d'eux-mêmes.
Face à une vulgarisation croissante dont Planète est la réussite la plus marquante, nous n'avons guère de recours. Du moins espérons-nous décourager les lecteurs que son premier aspect pourrait abuser, et aussi certains esprits de qualité qui seraient tentés d'y collaborer (4). La véritable audace intellectuelle de ce temps n'est pas, ne peut pas être dans le “ nouveau
(4) Ils recevront par exemple (p. 142) des révélations de ce genre : “ M. Raymond Abellio considère la Californie du Sud et le Thibet comme les deux pôles spirituels de l'occulte. Tout ce qu'on peut dire, à la lecture de l'ouvrage de Madame Lindsay, c'est que la Californie du Sud est sans doute plus drôle que le Thibet. ”
réalisme ” à base de contenu de poubelles célébré par M. Restany, ni dans les laboratoires où l'on prépare l'homme à sa “ vocation ” (?) de mutant d'une manière plus hypocrite mais non moins monstrueuse que dans les camps hitlériens, ni dans les Saints-Offices de toute espèce qui traquent la liberté au nom du “ Dieu à venir ”. Cette audace est aujourd'hui, par la force des choses, repliée presque partout sur elle-même : mais c'est contre tout ce qui fait la pâture de Planète qu'elle sera conduite à s'exercer de manière irréductible.
Fréquenter “ Planète ”, c'est s'enrôler pour les grandes manoeuvres de la réaction en tous genres, c'est encourager une tentative de lobotomie généralisée.
LES ROBOTS NE PASSERONT PAS !
BOUSSOLE
Nul ne conteste que l'art d'une époque déterminée soit, au climat émotionnel de cette époque, non point dans un rapport de réflexion mais bien de réfraction, quoique l'indice de cette réfraction n'ait pu encore, il s'en faut, être calculé avec la même précision qu'en physique. Rien ne peut faire que l'art d'aujourd'hui, très spécialement celui qui couvre ces seize dernières années, ne soit conditionné par la révolte de tout l'être devant cette menace frappant, pour la première fois, le devenir dans son ensemble qu'est la menace de destruction atomique. A elle seule cette menace fouaillant l'esprit sans relâche le vouerait à l'emballement.
De surcroît, les artistes, appelés bon gré mal gré à faire écho à l'inquiétude de leur temps, ne sont pas les derniers aiguillonnés par les péripéties de la “ guerre froide ”. Enfin, dans ce cadre qu'est en art celui de l'“ école de Paris ” - lieu d'incitation, de confrontation, voire de consécration traditionnel - il n'est pas jusqu'à l'extrême tension des rapports entre les hommes, ponctuée de déflagrations, qui ne risque d'ouvrir toute grande la voie au tératologique, aussi bien qu'à l'inauthentique, une fois sapée (sacrifiée à la veulerie ambiante) l'idée même de jugement.
Si l'art d'aujourd'hui offre, à perte de vue, toutes les apparences d'un terrain vague, il va donc sans dire que le désordre est ailleurs. Une telle situation, pour autant, nous ne la croyons pas irrémédiable. Nous pensons, en effet, que, dans chaque domaine, il appartient, à ceux qui sont sensibilisés à une forme d'expression particulière, de réagir et, pour cela, de concerter leurs efforts afin de dresser, tout d'abord, une table d'orientation, faute de laquelle il serait vain de vouloir situer quoi que ce soit. Sans renoncer à rien de ce qui les requiert, chacun pris séparément, les signataires de la présente déclaration entendent dégager de l'imbroglio actuel (entretenu à grand luxe de moyens publicitaires et s'abritant derrière une logorrhée pseudo-philosophique qu'on ne saurait trop dénoncer) les lignes de force qui commandent spécifiquement l'art d'aujourd'hui. Autant dire que, ce faisant, ils ont conscience de donner leur plein sens aux mots “ Combat-Art ” entendus, à partir de là, comme une devise qu'ils feraient leur. COMBAT-ART : surtout dans une période d'extrême trouble l'art ne peut être revivifié, en même temps que rétabli dans sa dignité et ses prérogatives les plus hautes, qu'à condition de se concevoir à la fois comme l'enjeu et le butin d'un combat.
[Combat-Art n° 87, 5 mars 1962.]
LA VOIE INIQUE
“ L'Espagne est l'arrière-garde de l'Europe ”(Charles de Gaulle)
Un communiqué officiel, relatif à la rencontre des ministres de l'Intérieur français et espagnol, signale que ceux-ci “ ont eu l'occasion d'examiner le comportement de groupes et d'individus qui, s'affranchissant des devoirs traditionnels de l'hospitalité, prétendent troubler les relations harmonieuses entre les deux pays ”. Et l'A.F.P. précisait : “ Le sort des activistes de l'O.A.S. et sans doute aussi celui des républicains espagnols en exil, a été l'un des principaux sujets de discussion. ”
En échange d'un confortable éloignement des épouvantails O.A.S. hors d'usage, de Gaulle offre à la vindicte franquiste les révolutionnaires et lesrépublicains d'Espagne. Il y a un précédent à ce marchandage dans l'histoire de ce pays, ce précédent s'appelle Pétain. Ainsi, à nouveau, la terreur à l'échelle internationale menace les survivants de la dernière grande insurrection qui ait fait durablement craquer les vertèbres d'une planète qui tend à s'engourdir d'un sommeil mortel.
Terreur sous condition, certes ; un deuxième communiqué, officieux celui-là, a fait savoir que le sort des Espagnols réfugiés différait de celui des complices d'Ortiz ou d'Argoud, dans la mesure “ où ils ne préparaient pas un attentat contre la vie du général Franco ”. (“ Le Monde ”, 1er février.) Rien, nous le savons, de plus facile à simuler qu'un pareil attentat.
Quelle que soit l'étendue de notre audience, nous tenons à élever contre cette infamie une protestation solennelle, ne serait-ce que par fidélité à des idéaux que chacun s'emploie à ravaler aujourd'hui au rang de l'anecdote pittoresque ou du souvenir ému. Un autre survivant de la guerre d'Espagne mérite notre particulière attention. André Malraux, qui, du jour où il fut ministre, s'est tu devant la torture en Algérie, devant la répression des activités anticolonialistes, devant le massacre, au métro Charonne, voici un an,de neuf travailleurs parisiens par les “ brigades spéciales ” de Frey-Papon ; se taira-t-il une fois encore ? La “ gauche ”, en déplorant mezzo voce qu'une si belle “ intelligence ” aît cru devoir céder au “ personnage ” du Général, continuera-t-elle à faire son éloge en toute occasion ?
Dans l'ornière fangeuse baptisée Ve République, il devient de plus en plus facile de compter ceux qui refusent de patauger.
HOMMAGE À J. H. MOESMAN
L'inhabituel n'a point gêné le rayonnement tourmenté.
J. H. Moesman : trente ans durant une oeuvre menée à pas de loup mais, au sortir du bois, des tapis se déroulent à la rencontre d'une nouvelle hypostase de la femme, ici gorgée d'insolite. D'un bouge voisin, par un soupirail, s'élève la voix de Monsieur de Bougrelon : “ Hypothétique luxure, Messieurs ! Hypothétique luxure ! ”
L'âme des flacons autrefois débouchés par Jean Lorrain est ici partout présente et les senteurs qui filtrent des œuvres de Moesman sont des plus entêtantes.
Déserts du désir, et toujours habités par des acteurs oubliés, ou plutôt : par ce qu'il reste de ces acteurs d'un spectacle passé, transformés soudain en éléments décisifs du décor d'un nouveau drame.
Donnez aux images de Moesman le petit doigt, et vos appétits prendront certaines libertés avec l'infini.
L'ouverture des oeuvres de Moesman repose sur la connaissance que l'on a des rapports secrets existant entre le corps dénudé d'une “ belle cycliste ” et la couleur du pain biscotté quand vient l'heure du petit déjeuner.
Ecoutez d'abord le grave roulement des cyclistes nues sur l'asphalte ; puis, poursuivis par le convulsif solo du lion-cornemuse, montez quelques marches et le silence se fera sans un geste voyou dans le monde plus qu'étrange de J. H. Moesman.
Dialogue à l'heure où les volcans emplissent de vapeurs sulfureuses les intérieurs bourgeois.
CLYTEMNESTRE : L'horizon cavale à fond de train comme un éventail derrière un lièvre...
ORESTE : C'est pour que la chute de tes reins nous vaille les plus glaciales cascades.
LETTRE OUVERTE À MM. DUHAMEL,MAURIAC, MAUROIS, PAULHAN, ROSTAND, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ET QUELQUES AUTRES
Messieurs,
C'est avec étonnement que nous relevons vos signatures au bas d'un appel en faveur de la libération du peintre mexicain Siqueiros. Nous pensons que vous avez cédé à un sentiment “ humanitaire ” qui, pour beaucoup d'entre vous, n'avait jamais saisi les occasions de s'exprimer que l'actualité présente en si grand nombre. Il y a aujourd'hui partout d'autres artistes incarcérés ou menacés, dont la cause ne devrait pas moins provoquer votre empressement. Sans préjudice de notre hostilité fondamentale au régime pénitentiaire nous sommes aussi soucieux que vous de défendre, pour un intellectuel, le droit à s'exprimer par les moyens qu'il choisit et nous pensons que votre bonne foi a été surprise. Les motifs de la détention de Siqueiros seraient-ils arbitraires, cet arbitraire ne saurait faire oublier les faits suivants :
Même en prison, Siqueiros demeure un peintre officiel : à plusieurs reprises, des documents photographiques l'ont montré à son travail, dans sa“ cellule ”, travail dont les commandes de l'Etat et des universités font les principaux frais.
Même en prison, Siqueiros reste, comme homme et comme artiste, à jamais souillé par la part prépondérante qu'il prit, le 24 mai 1940, à l'attaque de la maison de Léon Trotsky à Coyoacan, faubourg de Mexico : attaque qu'il dirigea personnellement en uniforme de major de la police, à la tête de tueurs recrutés par lui. Le petit-fils de Trotsky, un enfant de dix ans, fut blessé au cours de la fusillade. Quelques jours plus tard, le cadavre de Robert Sheldon Harte, secrétaire de Trotsky, qui avait été enlevé par les assaillants,fut retrouvé dans une maison qui appartenait à la famille de Siqueiros.
Celui-ci se s'en tint pas là, puisqu'après le meurtre de Trotsky, le 20 août 1940, on découvrit qu'il avait loué le bureau qui servait d'adresse à l'assassin Jackson alias Mornard. “ Indubitablement, dit le policier qui mena l'enquête, Siqueiros et Jackson se connaissaient et travaillaient ensemble. ” Le 23 mai 1947, Siqueiros, rentrant d'une confortable fuite au Chili, déclarait au journal “ Excelsior ” de Mexico :
“ Dans l'instruction ouverte contre moi et qui comporte sept tomes, ni plus ni moins, est démontrée ma responsabilité exacte dans l'affaire. Une responsabilité que je n'ai pas déclinée et que je ne déclinerai jamais, tout en affirmant que j'ai agi en franc-tireur. Je dois constater que je tiens ma participation pour l'un des plus grands honneurs de ma vie ” (1).
Aucune solidarité intellectuelle ne saurait jouer envers le tenant de cette ignoble conception de “ l'honneur ”. Son passé interdit à Siqueiros de se poser en martyr de la liberté. L'inachèvement de “ fresques immenses ”, qu'on nous permettra de ne pas “ admirer ” avec la même confiance que vous, ne saurait être pour le monde une “ perte irréparable ”, dès lors que ces fresques se sont développées, sur la muraille de l'histoire, à partir d'une tache de sang.
Paris, 15 avril 1963.
Daniel Abel, Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-ClaudeBarbé, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun,Jean Benoît, Théo Bernard, Vincent Bounoure, AndréBreton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas,Michel Collinet, Adrien Dax, Yves Elléouët, HenriGinet, Georges Goldfayn, Reinhoud d'Haese,Alexandre Henisz, Ragnar von Holten, Marianne etRadovan Ivsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert, JacquesLacomblez, Robert Lagarde, Juan Langlois, GérardLegrand, Julio Llinas, Olivier de Magny, Joyce Mansour,Jehan Mayoux, Jean-Marc Meloux, Maurice Nadeau,Pierre Naville, Mimi Parent, José Pierre, AndréPieyre de Mandiargues, Paul Revel, Gérard Rosenthal,David Rousset, Jean Schuster, Marijo et Jean-ClaudeSilbermann , Julio H. Silva, Claude Tarnaud, HervéTélémaque, Jean Terrossian, Toyen, Jean-Pierre Vielfaure,Jacques Zimmermann.
(1) Cf. Victor Serge, Vie et mort de Trotsky, 1951 ; Sanchez Salazar et Julian Gorkin, Ainsi fut assassiné Trotsky, 1948.
A VOS RANGS, FIXE !
Le texte qui suit (1) était écrit pour paraître dans le numéro 99 de Combat-Art, primitivement prévu pour le lundi 8 avril. En dépit du retard considérable qui a été apporté à sa publication, pour des raisons d'ordre technique indépendantes de notre volonté, nous n'avons nullement cherché à “ l'actualiser ” : la visite du Salon de mai ne fait en effet que confirmer nos suppositions.
L'idée “ de peindre son tableau de l'année en partant de ce qu'on appelait autrefois un sujet ” est bien “ née parmi les artistes du Salon de mai ”, c'estJean Cassou lui-même qui l'affirme dans sa préface au catalogue, en précisant :“ Par exemple, l'entrée des Croisés à Jérusalem ou le Radeau de la Méduse ”.Il est étrange de voir à quel point le retour à la figuration, ou, ici, au “ sujet ” peut troubler les meilleurs esprits, comme celui de Jean Cassou, généralement mieux informé, surtout lorsqu'il s'agit d'événements somme toute assez peu récents : c'est à Constantinople que l'entrée des Croisés a fait quelque bruit, et non à Jérusalem. Lapoujade, ne sachant plus à quelle croisade se vouer, a purement et simplement intitulé son tableau : “ Entrée des... à... ”. On n'est pas plus disponible. D'autres, sous couleur de “ pastiche ” ou de “ dialogue ”avec “ les grands camarades d'autrefois ” ont rectifié la position avec moins d'humour encore, mais avec un zèle digne d'un meilleur emploi. C'est ainsi que l'on voit un peintre jadis qualifié d'informel se fendre d'une “ Cène ” à se balancer la salière par-dessus l'auréole, un autre, dans un “ remake ” du “ Radeau de la Méduse ” gratifier les malheureux naufragés d'une attribution supplémentaire d'eau du ciel dont ils se fussent assurément bien passés...
Heureusement, il ne s'agit là que d'exceptions. Mais il subsiste que nos craintes étaient fondées. Plus que jamais, l'art s'identifie à cette forme supérieure de “ combat ” qu'est à nos yeux la révolte, face à cette forme grotesque de soumission et de résignation qui s'incarne au Salon de mai sous l'aspects de sujets dans l'attitude de la plus parfaite observance : le petit doigt sur la couture du pantalon.
André Breton, Edouard Jaguer, José Pierre. [Combat-Art n° 99-100, avril-6 mai 1963.]
(1) “ Leurre d'été ”, par Edouard Jaguer. (N.D.E.)
DES COUPS ET DES SOUS
Le 18 juin 1963, a eu lieu devant la dixième chambre correctionnelle de la Seine le procès intenté par Georges Hugnet à Vincent Bounoure, Jehan Mayoux et Jean Schuster ; ils étaient accusés, Bounoure, de coups et blessures volontaires et de violation de domicile ; Mayoux et Schuster, de violation de domicile.
Dès l'ouverture des débats, le Président note qu'un article de Hugnet a “ déclenché l'affaire ”, tout en signalant que cet article ne figure pas au dossier (1) : lecture est donnée par Me Théo Bernard du passage où Hugnet traite Péret d'embusqué, de tire-au-flanc et de pousse-au-crime.
Au cours de leur interrogatoire, les trois prévenus gardent une attitude calme : Bounoure s'élève contre le terme d'expédition punitive employé par le Président, et Schuster insite sur le fait que la porte du domicile d'Hugnet avait été librement ouverte et laissée ouverte par l'épouse du plaignant (laquelle, dans sa propre déposition, se contredira sur ce point). A une observation concernant “ l'heure tardive ” à laquelle les trois amis étaient allés demander une explication à Hugnet, Mayoux répond en signalant au Président que Hugnet lui-même eût pu témoigner que l'habitude parmi nous est de se séparer à quatre heures du matin plutôt qu'à quatre heures du soir.
La lecture est alors donnée des lettres d'André Breton, Jacques Prévert et Robert Lebel en faveur des accusés.
Selon Georges Hugnet, premier témoin, arrivé vacillant et autorisé à parler assis, “ il y avait du sang partout ” à l'arrivée de Police-Secours. Il recouvre apparemment la santé au fur et à mesure que l'audience avance, car il grommelle et interrompt à son aise les dépositions des témoins. Il insinue,en voyant “ les mains de bureaucrate ” de Bounoure, que celui-ci l'avait frappé avec un objet contondant. Cet objet, personne ne l'a vu, et d'ailleurs selon Hugnet, la “ sauvagerie ” de Bounoure était telle que l'“ agressé ” n'a pas distingué son agresseur. (Celui-ci a d'ailleurs tenu, en fait, à se nommer : procédé habituel, n'est-ce pas, aux “ gangsters ” et aux “ nazis ” auxquels on tentera à plusieurs reprises d'assimiler les prévenus.)
Le Président lui demandant s'il pensait que son article était injurieux,Hugnet se lance dans une diatribe contre Péret, coupable d'avoir écrit le Déshonneur des Poètes alors que lui-même militait dans les maquis (?) de la résistance française. Comme il fait allusion à la “ sécurité ” de Péret à Mexico, Mayoux lui crie : “ Tu sais très bien qu'il risquait sa vie chaque jour en travaillant aux côtés de Natalia Trotsky ! ”. Ce cri reste évidemment sans réplique.
Georges Hugnet (levant les bras au ciel) : Bien sûr, bien sûr...
Me Théo Bernard : Monsieur Hugnet, vous avez connu Benjamin Péret,vous avez eu depuis 1945 l'occasion de le rencontrer. Avez-vous craché sur lui ?
Georges Hugnet : (levant les bras au ciel) : Bien sûr, bien sûr...
Me Bernard : Où et quand, Monsieur Hugnet ?
Cette question insistante n'arrache que de nouveaux râles à Hugnet, et
(1) Pas plus que n'y figure le deuxième article où Hugnet annonçait son intention de porter plainte, et dénonçait les soi-disant (sic) “ abus ” que Péret aurait commis à Barcelone en tant que dignitaire du P.O.U.M. : cette absence permettra d'orienter les débats sur le rôle supposé de Péret à Mexico, jamais sur sa conduite en Espagne, et donc d'escamoter l'important témoignage de Juan Andrade, qui avait défié Hugnet de prouver un seul point de ces nouvelles calomnies (nousl'y attendons toujours).
l'avocat peut conclure : “ Vous avez donc attendu que Péret soit mort pour lui cracher à la figure. ”
L'intention de nuire à Péret est tellement forte que Hugnet prend soin d'avertir le prétoire que le poète avait désiré donner à son fils le nom de“ Déserteur ”, ce qui, dans la perspective “ historique ” où s'oriente le débat, constitue une véritable délation.
Le témoignage de Mme Hugnet consiste à dire qu'elle fut maintenue par deux hommes tandis que le troisième frappait son mari, puis au contraire à reconnaître qu'elle “ se cramponna ” spontanément au bras de Mayoux.
Le témoignage de Juan Andrade amènera Hugnet, hors de ses gonds, à dire : “ Pourquoi témoignez-vous pour ces gens-là ? Vous n'êtes pas Surréaliste ! ” - reconnaissance explicite de la fidélité de “ ces gens-là ” à un idéal trahi par Hugnet. La réponse d'Andrade : “ Non, mais je suis très près d'eux en l'occurrence ”, relève d'un ordre d'idées où Hugnet est incapable d'accéder.
Bien que s'étant excusé par lettre, Robert Lebel tint à paraître : il répéta l'essentiel de sa déposition écrite, - à savoir que l'Association des Amis de Benjamin Péret se déclarait entièrement solidaire de l'indignation des prévenus.
André Pieyre de Mandiargues évoqua d'abord avec émotion la dette morale de sa jeunesse envers Péret et l'amitié qui le lia au poète dans les dernières années de la vie de celui-ci. Il raconta comment il s'était trouvé récemment “ bousculé ” dans une galerie de peinture par un jeune artiste qui, se jugeant offensé par l'un de ses articles, lui avait déjà adressé une lettre de menaces. “ Je n'ai pas cru devoir déranger pour si peu l'appareil de la justice, ni porter plainte dans le but d'obtenir des dommages-intérêts. ”
A l'apparente stupéfaction du Tribunal, Hugnet déclara alors qu'il n'envoulait à Péret que pour avoir écrit le Déshonneur des Poètes et qu'il cotiserait volontiers à l'Association : le public, qui a déjà manifesté son indignation devant un tel comportement histrionesque, le conspue.
Pour l'accusation, Me Le Mée réclame 5 000 F de dommages, en faisant valoir les “ quinze jours d'incapacité de travail ” de son client. Selon lui, il ne s'agit pas d'un procès politique : il n'en est pas moins le premier à parler de“ procédés dignes de l'O.A.S. ” (rumeur prolongée : le Président menace de faire évacuer la salle). S'agit-il d'un procès littéraire ? Bien qu'il s'en défende, il exhibe une série de certificats décernés à Hugnet, dont certains signataires appellent une toute particulière attention : Georges Ribemont-Dessaignes,Valentine Hugo, le sieur Cocteau, enfin MM. Pierre Berger, Jean Bouret, Henri Parisot.
Ces trois hommes ont connu Péret depuis son retour du Mexique : jamais l'un d'entre eux ne l'a insulté de son vivant. Henri Parisot a encore signé, en 1951, le tract surréaliste Haute Fréquence aux côtés de Péret et de deux des prévenus d'aujourd'hui. A présent, leurs lettres sont pour célébrer le “ patriotisme ” d'Hugnet et l'opposer à “ la fuite à Mexico ” de Péret, insulteur de la Résistance nationale et “ absent de la lutte contre les Nazis ”. Ces coups de pied de l'âne ne comportent pas non plus de droit de réponse.
Ces singuliers témoins de “ moralité ” en faveur d'un accusateur et au détriment d'un disparu furent relayés par le substitut, pour qui Hugnet, âgé, malade, aurait été la cible d'un véritable complot, et qui n'hésite pas à fustigerles méthodes d'une “ O.A.S. surréaliste ”.
Les plaidoiries de Mes Bourdelle, Théo Bernard et Dechézelles firentl'écho le plus sensible aux déclarations parfaitement sereines qui, face à l'agitation de Hugnet, avaient été celles des prévenus.
Ainsi Me Bourdelle fit remarquer que Mayoux n'avait pu manquer d'être ému des propos de Hugnet contre Péret, auquel il venait de consacrer une importante émission radiophonique. Puis il revint sur le Déshonneur des Poètes pour dire en substance : “ Je me suis demandé pourquoi Hugnet reprochait ce texte à Péret. Je vais vous dire pourquoi : il y a une phrase, une seule, que Hugnet ne pouvait lui pardonner, c'est celle où énumérant les écrivains engagés, Péret dit que parmi eux un seul avait été vraiment poète, c'était Eluard. ”
Me Théo Bernard situa, comme il convenait, l'article de Hugnet hors des limites de la simple critique littéraire. Il fit à cette occasion un éloge circonstancié du caractère et de la conduite de Péret. Puis il s'attacha aux aspects purement juridiques du problème, et démontra que l'article du Code énonçant le délit de violation de domicile précisait qu'il fallait qu'il y ait eu violences préalables.
Enfin, Me Dechézelles souligna la distance entre les faits réels et la déposition outrancière de Hugnet, dont la fuite devant Bounoure rendait toute discussion impossible et ne pouvait qu'éveiller la colère. Sur la remarque qu'il fit que Hugnet, de notoriété publique, collectionne les autographes, le plaignant éructa : “ C'en est trop... ” et sortit en reprenant la démarche claudicante qu'il affectait en arrivant.
Me Dechézelles ne pouvait pas ne point parler de sa propre amitié pour Péret : l'accent avec lequel il évoqua la générosité, la rigueur morale, l'indomptable courage du poète rendait éclatant le point auquel les accusés avaient été justement indignés par les imputations calomnieuses de celui qui, comme ils le dirent dans leur lettre (non publiée) à Arts, ne prend l'offensive“ qu'au bout d'une plume et contre les morts ”.
Là était, là reste en effet le noeud du problème, - si tant est qu'il y en ait un. Car de toute manière, M. Georges Hugnet est certain de passer à la petite histoire “ littéraire ” comme celui qui a offert trois Surréalistes àl'appareil répressif : ce qui ne s'était jamais vu.
Trois, et même quatre : Benjamin Péret se trouve rétroactivement exposé à l'examen soupçonneux de la justice bourgeoise, pour avoir commis le Déshonneur des Poètes qui fait encore hurler de rage certains, aujourd'hui.
De 18 juin en 18 juin, la France continue.
Le 2 juillet, le tribunal, en délibéré, a rendu son verdict : trois mois de prison avec sursis et 300 F d'amende à Vincent Bounoure, quinze jours de prison avec sursis et 200 F d'amende à Jean Schuster, 200 F d'amende à JehanMayoux. Vincent Bounoure devra payer à M. Hugnet 2 000 F de dommages-intérêts.