LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°2, 15 JANVIER 1925
Georges Bessière | O toi, dans la solitude... |
Georges Bessière | Eternelle |
Pierre Naville | La nacelle ennuyeuse vogue et voyage... |
Paul Eluard | Anguille de praline... |
Antonin Artaud | Le monde physique est encore là... |
ENQUÊTE | Le suicide est-il une solution ? |
TRACT | Ouvrez les prisons Licenciez l'armée |
Jacques Vaché | Le sanglant symbole |
Antonin Artaud | Sûreté générale |
Robert Desnos | La Mort |
Louis Aragon | La Science |
André Breton | La Vie |
René Crevel | Le Sommeil |
Francis Gérard | Le Plaisir |
Michel Leiris | Le Pays de mes rêves |
Louis Aragon | Communisme et révolution |
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LA DERNIERE GREVE
C’est sans doute au sujet du travail que se manifestent les plus sots préjugés dont soit imbue la conscience moderne, au sens collectif du mot. Ainsi les ouvriers, excédés à bon droit du sort inférieur qui leur est fait, se fondent généralement pour affirmer leur droit de vivre sur le principe même de leur esclavage. Au nom du sacrifice individuel qu’ils consentent, qu’ils luttent de ci de là pour obtenir une légère atténuation de leur peine, selon moi c’est trop peu, en vérité. À leurs grands maux, bien sûr ils n’appliquent pas assez les grands remèdes des révolutions. Mais la convention sociale dont ils sont de naissance les prisonniers les plus surveillés leur a fait une âme de misère. Ils se recommandent trop volontiers de leur capacité de travail, par un de ces détours élémentaires qui, dans sa réflexion sur lui-même, conduit l’homme à s’exagérer la valeur de ce qu’on méconnaît en lui. Si paradoxal que cela puisse paraître, ils cultivent de façon quasi-religieuse l’idée du travail. C’est à croire que par là, comme tous les autres, ils éprouvent le besoin de donner la mesure de leur désintéressement. Il n’est pas jusqu’à la dureté du travail qui ne confère à ceux qu’il courbe le plus le maximum d’autorité. Dans les confédérations les voix qui l’emportent ne sont-elles pas aujourd’hui celles du Bâtiment, de la Terrasse, des Métaux ? Toutes proclament le caractère sacré du travail et tendent à l’exalter d’autant plus que ce travail est plus matériel.
De là la scission qui s’accuse chaque jour entre " manuels " et " intellectuels " au grand profit d’une gent sans scrupules, complètement indigne de pitié, qui les exploite les uns et les autres. Certes je ne nie pas que les premiers aient eu quelques raisons de se plaindre des seconds. Il est inadmissible que la grande colère des ouvriers, si belle, si pleine de sens, se canalise indéfiniment dans les savants discours de ces messieurs. Quelques duperies exemplaires, dont c’étaient toujours les mêmes qui se rendaient coupables, justifient à cet égard les dernières réserves. Il n’en est pas moins vrai qu’ici une distinction s’impose, faute de laquelle le ferment révolutionnaire menace à notre époque de demeurer inactif. Or je pense avec tous les hommes vraiment libres que la Révolution, jusque dans ses abus, demeure la plus haute, la plus émouvante expression qui se puisse donner de cet amour du Bien, réalisation de l’unité de la volonté universelle et des volontés individuelles. Celles-ci n’ont pas à s’identifier avec la loi et la raison, telles du moins qu’on nous les présente. C’est dans une révolution qu’à travers le jeu nécessaire des penchants humains la vérité morale pourra seulement se faire jour. Bon gré mal gré il faut que cette sorte de jugement ne se bute pas à l’hostilité systématique des meneurs ouvriers. Qu’ils ne nous demandent pas de prendre leur cause en mains, encore moins de faire aboutir leurs revendications. Selon nous ils ne sont que depuis trop longtemps le jouet du mirage politique. Là où les paroles les ont trahis eussent toujours été mieux placées des armes.
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Qui sommes-nous donc devant eux ? Les derniers, d’après leur hiérarchie du travail. En effet, il nous a été donné non seulement de choisir nos occupations, mais encore de ne subir dans ces occupations d’autre contrainte que la nôtre, de tirer de la nature de notre production une joie personnelle suffisante pour que nous n’ayions, en fait de maîtres, à nous plaindre que de nous. Artistes, philosophes, savants, on ne nous fait pas cette injure de nous payer " aux pièces " et bien hardi qui s’arrogerait le pouvoir de reconnaître entre nous ceux qui seuls ont droit de cité. C’est de toute notre vie qu’il nous sera demandé compte, nous le savons, et que ceux qui nous patronnent ne sont pas encore nés. Nous ne sommes guère des travailleurs ; c’est presque toujours nous embarrasser fort que de nous poser la question d’usage : " Travaillez-vous en ce moment ? " (Peut-on dire qu’Hercule, que Christophe Colomb, que Newton travaillaient ?) Nos attributions nous éloignent en majorité, autant qu’il est possible, de ce que se répartissent du monde intellectuel les professions libérales proprement dites. Du point de vue révolutionnaire, il y a lieu de constater que ces dernières ont fourni dès à présent un tel contingent d’arrivistes et de traîtres que nous sommes prêts à leur marquer la même défiance que leur marque la classe ouvrière.
Il nous reste, dans les limites où il nous appartient d’agir avec efficacité, à témoigner en toutes circonstances de notre attachement absolu au principe de la liberté humaine et cela, je crois, non pas seulement en assurant individuellement dans notre œuvre la sauvegarde de ce principe, non pas seulement en élevant une faible protestation contre chaque violation qui en est faite, mais encore en recourant, le cas échéant, aux moyens d’agitation générale les plus propices, à commencer par
LA GREVE.
Que les rieurs me pardonnent, je n’ai pas l’intention de plaisanter. L’insuffisance de repos et de salaire ne sont pas au monde les seules causes de mécontentement. Puisqu’à ne considérer que la fin qui nous occupe, ce mécontentement apparaît la condition nécessaire d’une révision globale des pouvoirs, sa nature ne saurait en aucune manière être sujette à caution. En ce qui nous concerne, en ce qui concerne tous ceux qui poursuivent avec un complet désintéressement leurs recherches dans le domaine de la pensée, nous aurions, si nous voulions, à régler avec la société un conflit autrement grave que celui qui met aux prises employeurs et employés. C’est devenu un lieu commun de déplorer la grande misère des laboratoires. On ne sait au juste comment subsistent les savants. Les grands poètes fiers meurent dans l’indigence : la fin de Baudelaire, de Jarry ont beau faire verser des larmes de crocodile, il y a quelque part, en Bretagne, un homme adorable sur qui s’acharne un semblable destin. À soixante-quatre ans, cet homme, qui fut à tous égards une providence, voit le vent et la pluie crever son manoir. Il ne se plaint d’ailleurs pas (lui, se plaindre !) et pourtant, dans le même temps, l’absurde Henri de Régnier se prélasse à l’Académie française, pourtant il continue à être question de Mme de Noailles. Paul Fort est pauvre pendant que Jammes, au prix de quels services, vit grassement. Je n’espère pas faire cesser ce scandale, mais, m’adressant à tous ceux qui savent encore jouir d’une puissante idée, d’un beau poème, je leur demande si une telle infamie doit se perpétuer, s’il est vrai que les Patries veulent le plus tôt possible le sang de leurs grands hommes. Quelles sont les lois qui protègent cette forme de l’activité humaine, précieuse entre toutes ? Est-il juste, par exemple, qu’à talent égal, les peintres s’enrichissent sur le sol même où les poètes pourraient mendier ? Ces questions, rien ne saurait me retenir de les poser pour ceux qui ne les posent pas, et dans l’intérêt seul
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de l’esprit. Le dénuement matériel, supporté héroïquement ou non, est toujours une entrave. Sous l’Ancien Régime même, on paraissait l’avoir compris et il semble aujourd’hui qu’un choix assez judicieux présidait à l’attribution des pensions. Ce ne saurait être une raison pour que nous ne nous opposions pas aujourd’hui à l’éventualité d’un tel choix. Un mauvais ouvrier doit bien pouvoir vivre de son travail.
À ces revendications que je formule à dessein sur le modèle des revendications ouvrières viennent naturellement s’adjoindre celles qui s’appuient sur l’absolue nécessité de maintenir hors de toute atteinte non seulement la liberté de pensée, mais celle d’exprimer cette pensée. Cela ne suppose rien moins qu’au premier chef l’abrogation des lois indéfendables visant les menées anarchistes. Il importe que les hommes qui, sans vulgaire ambition, consacrent leur vie à assurer le triomphe de l’esprit, soient mis une fois pour toutes à l’abri des persécutions, qu’ils n’aient rien à craindre des puissants de ce monde. Les mesures de protection envisagées jusqu’ici se sont montrées illusoires : d’Espagne on réclame aujourd’hui l’extradition d’un écrivain accusé du crime de lèse-majesté ; on en exile impunément quelques autres. En France on tolère l’établissement de la censure pendant la guerre. Ce n’est pas à un syndicat, si bien organisé soit-il, – et je ne pense pas à celui des gens de lettres, nécessairement composé en majeure partie d’industriels – qu’il appartient de résoudre de tels différends.
Pourquoi pas la grève ? Elle a été jusqu’ici le seul recours de nos amis les vrais travailleurs et elle a l’avantage de présenter une valeur symptomatique des plus objectives. Je la vois très bien éclater à l’occasion d’un incident de presse ou autre comme il s’en produit tous les jours. Il ne tiendra qu’à nous qu’elle se prolonge assez longtemps, puisque matériellement nous n’avons rien à y perdre. Ce sera comme une grève des électriciens qui durerait plusieurs soirs. Sans doute notre première tentative échouera, et la seconde, et la troisième. Mais un jour ! Il y aura des pétitions, des réunions. Le débauchage, si l’on peut dire, s’opérera comme ailleurs, quoique d’une façon plus violente, j’espère. Et puis ce sera le silence sur toute la ligne de la pensée ; il ne paraîtra plus de livres, ou des livres ridicules, si nous ne saccageons pas les boutiques ; c’en sera fini momentanément des recherches de laboratoire, d’atelier. D’opinion désintéressée sur tel ou tel sujet, chacun n’aura plus que la sienne, incertaine. Oh ! cela n’est pas impossible à réaliser, qu’on y prenne garde : cela se conçoit. Que penserait-on, tout de même, en février 1926, pour peu qu’il y ait un an que cet interdit durât ? Le temps paraîtrait bien long, qu’en dites-vous ? Tiens, le chômage aurait atteint les ouvriers typographes, peut-être quelques libraires, les étudiants s’agiteraient pour de bon, etc. Et l’on feuilletterait quelque part avec regret les deux premiers numéros de La Révolution surréaliste, accueillante pourtant aux idées subversives, mais qui serait déjà une douce et triste chose…
ANDRÉ BRETON.
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TEXTES SURRÉALISTES
Georges Bessière :
O toi, dans la solitude, réveil de mon passé, tel un chant de cascade au loin, apporte-moi pour m’édifier la poésie de tes conseils. Je laisse tout pour t’écouter et me griser et rendre plus souples les boucles blondes de mes cheveux ; devant la beauté de ce jardin sauvage, inculte, ma conscience, ma conscience est la multitude innombrable des fruits aux branches par millions ; je suis son mystère impénétrable, sa virginité, son azur, son sang à l’aurore et au crépuscule ; nuit du présent, tombe sur mes horizons, tombe sur mes plaines, tombe sur mes montagnes, tombe sur mes fleuves, tombe sur la plus petite des mottes ; à cause de ton grand air et de tes étoiles, de ton clair lunaire, de ton voile sur le visage de l’adversaire, je me sentirai de toute ma cénesthésie ; la sève innée, celle en moi qu’on hait ou adore, celle qui soulève ma vie telle une coquille de noix, me berce mieux déjà ; elle a envahi le cœur, les cheveux, les pensées, la chair, les doigts ; c’est l’heure première des sept nuits magiques ; la bousculade se précipite, selon les potentiels croissants et décroissants d’harmonie ; elle monte à l’assaut de ma stabilité, caravane de sauvages primitifs, avec leurs flûtes de roseau, leurs clairons, leurs lyres, leurs plaintes, leurs gémissements, leurs hurrahs de vertige ou de joie, leurs sens exaltés, leurs yeux hagards, leurs muscles tendus, leurs torses nus ; c’est l’heure première des sept nuits magiques, l’heure violente, vague géante qui m’arrache à la plage commune ; et je m’abandonne à elle pour son angoisse, sa folie ; je deviens l’addition discontinue de toutes ces forces qui s’interpénètrent, et me soulèvent au point où je puis placer la lentille convergente de ma lucidité pour que s’y mire le mouvement de toutes ces associations.
Tombe, nuit du présent, sur mes horizons, sur mes plaines, sur mes montagnes, sur mes fleuves, sur la plus petite des mottes. Calme, équilibre surnaturel, acrobaties sans danger, acrobaties incroyables, voltiges effrayantes, le domaine de toutes les possibilités s’étend à perte de vue devant mes yeux dont le regard n’eut jamais autant de puissance incisive, nihiliste, reconstructrice ; les voici surgir sans soutien, ces architectures protéiformes, marbres et ors solubles, cuivres, diamants éthérés, signés de noms sans différence ; où donc gis-tu, réalité, ô triste et laid cimetière automnal, avec tes mendiants, tes morts, tes grilles ?… Une vitre épaisse tomba sans se briser entre nous, de la buée sur les deux faces, nous ne nous voyons plus, mort le parallélisme ! Tu ne changeras pas, mais de mon côté, ma tête ne se cogne plus aux murs. Je glisse, eau ou larme, ignorant du souci ancien, selon les caprices du mouvement spontané, et rien ne me griffe au passage, parce que mes enfants me ressemblent, poèmes, portraits, peintures, et qu’ils ne sont plus mes adversaires.
C’est la mort prématurée ; j’ai dépassé la vie des hommes ; j’attends sans effroi celle posthume, car depuis cette première heure de mes sept nuits magiques, mon destin est sans scories, avec une musique plus céleste que celle des astres l’un après l’autre, allant encore, pour aller toujours, une musique plus brûlante que celle des flammes, des flammes-torses, des flammes javelines, des flammes vibrantes, non-chalantes, furieuses, valseuses. Les cendres tombent, s’écroulent, un hymne gris est chanté au silence – brouillard ; collines consumées, dévastations qui s’inaniment enfin, fusions jaunes et bleues vers l’incolore, mes doigts les mélangent, mes doigts les ressuscitent, et les reflètent dans le sfumato de mon âme incendiée, vieille capitale défunte, mais…
ETERNELLE
J’ai soif de lignes immortelles ; car, je veux que le soleil assassin me retrouve fort et les muscles longs. Il me faut présenter aux prochaines aurores des cheveux et des yeux où s’est distillée la lueur des lunes vieillissantes. O feuilles mortes, ô feuilles jaunes. ô les vies des feuilles qui se soulèvent, et se reposent, et se traînent, entamez la symphonie de mes nuits magiciennes, sans crainte, sans crainte ; je ne suis pas un étranger, puisque mon cœur est parmi vous, racorni, tombé de ses artères, et qu’il va du sentier au ruisseau, du ruisseau aux clairières, pauvre bloc sec de parchemin, où s’est gravée cette douleur vespérale hurlée par vos colères aux nuages hypnotiseurs d’automne…
Pierre Naville :
La nacelle ennuyeuse vogue et voyage sur mon corps perdu et biens. Elle veut recevoir de mes mains seules la profession de foi que j’ai annoncée depuis beaucoup d’années et n’ai jamais eu le temps de formuler convenablement. On ne pourra d’ailleurs pas m’objecter la plate suffisance de mes prétentions, car je ne veux pas me rassasier de paroles ; je marchande mon désespoir ; qui veut n’a pas cette faculté de s’arrêter au hasard des rues, aux ficelles du matin, aux religions féroces. Moi seul de ce
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groupe j’ai pu prêter une oreille attentive aux injonctions de ces personnages, peut-être d’ailleurs que j’ai eu tort ; et au surplus que voyez-vous à signaler contre moi ? Pas même un petit désir maigre comme une fumée, pas même une noire nacelle à l’ancre. Il n’y a qu’une chose que j’aurais voulu exprimer : c’est l’angoisse qui me prend au moment où je descends une rue, seul, et les bras ballants, parce que aussitôt m’assaillent mes diverses naissances. Je songe qu’un esprit me menace constamment, que si je voulais revoir mes amis le lendemain je le pourrais et que cette détermination où me plonge leur rèfus de s’associer à ma merveille n’est pas précisément faite pour entretenir la joie dont je me croyais constamment capable. Autrement comment me serais-je permis cette confession de foi, comment aurais-je mesuré si bien la distance qui me sépare de vos gouffres ? Je ne menace personne, je pense seulement à m’allonger dans le champ des étoiles, là où elles sont le moins compactement disposées, puis à beugler une chanson que je connais bien, la seule du reste. Ainsi verrai-je apparaître à mes yeux le délicat reliquaire qui transperce les flots bleus. La magicienne qui vit dans les étoiles, et les conduits d’un regard, ne me trompe pas sur ce point. Très exactement elle m’avait renseigné sur ce que je devais faire une fois arrivé à cette conquête rapide comme un éclair, le vent minaudant avec les arbres calcinés. C’est alors que j’entendis très nettement un sanglot tout au fond de ma carcasse ; les pays environnants en furent secoués. Ma grâce s’ébauchait. La terreur voulue par les générations antérieures, et qui portait ineffablement un costume peureux de lui comme lui de son ombre, me refusa de comparaître au tribunal. Les cigarettes grillaient entre nous, joliment, avec la main baguée, les cheveux bien en l’air, c’est-à-dire flambant dans l’éther. Je lui pris la main, je dis mon avenir brisé parce que cette jolie servante avait refusé de déguiser ses merveilles. Les beaux torses environ sectionnés à la hauteur du bassin, me ragaillardissaient. Mais puis-je employer cette expression méphitique pour désigner ce que ma vie a toujours eu de plus neuf et de plus instructif, je veux dire ce redressement, de l’âme précipitée entre deux lames, je veux dire cette cohue qui me pousse vers le ciel, mais comme si l’état où je me trouvais, passé au crible du malheur, ne me permettait d’autre bonheur que celui de tuer les gens puis de les pleurer ? Ce n’était pas tout. J’avais depuis quelques instants laissé errer un regard sur les prairies dont se tapissait l’envers de ma vue. Rien n’était plus délectable, un peu d’amour, un rien de grave, elles me formaient un gage singulier, sanglant, décisif ; je veux bien qu’on l’accorde. Mais alors, comment se refuser à ce genre de désirs ? Ainsi voit-on de très jeunes filles ne jamais démordre de l’idée de l’homme qu’elles se sont faite.
Je pensais donc qu’un chien revenu de son pays natal dans de semblables dispositions se trouverait à même d’être pour moi un merveilleux sujet d’expériences. Il faut absolument recommencer ce discours, car la réalité que je lui accorde n’est plus en relation directe avec le nombre des mots qui le composent ; les vermouths feraient mieux mon affaire, même bleus. Quant aux voyages, je finis par croire que sans but ils sont sans effet, c’est pourquoi j’attends que quelqu’un m’appelle pour aller le rejoindre.
Ah, ces nuées d’électricité blanche, poussées vers une cruauté toujours plus grande ! Comme c’est avec lassitude que je songe à ces cadavres accumulés à l’ombre des forêts, à ces souvenirs empilés sans raison !. Mais voilà, la désagrégation mentale parle à son tour ; on croit devoir lui accorder tout ce qu’elle réclame, et moi, je reste le bec enfumé dans l’eau, sans autre pensée qu’un œil fixé sur les toits qui ont des drapeaux Vous voyez que je traîne lamentablement à la remorque de mes semaines un passé détestable, et des troupes qui marquent le pas à mes côtés. Pourquoi m’en voudrait-on de ceci, pourquoi me refuserait-on d’aliéner si peu que ce soit la majeure partie des ficelles que l’on m’a proposées ? Je n’ai pas assez le courage de stationner pour cela ; je préfère m’embarquer sur le silencieux navire, que de me résigner à ces parures fausses. Je vous les donne, abandonne même, et sans rectification de ma part. Je veux seulement que vous songiez à hier, à défaut de demain, que vous discutiez avec le grand ange blanc, que vous lui imposiez votre volonté, et que vous marchiez sur ses traces pour qu’un jour il sente la nuit sur ses épaules et l’étouffement. Car elle descend, la voici qui tombe malgré les régicides, la voici qui balaye d’un long regard brun toutes nos sympathies présentes ; elle enfonce dans le passé toute la force dont elle est capable, et nous laisse pantelants, religieusement défendus,
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maigres, les pouces aux tempes. La voici qui m’étrangle. Je lui dis : Nuit, nuit, va rejoindre le bercail ; les flammes que j’ai vues couronner ton front ne sont guère plus remarquables que les miennes ; retourne dans cette prison d’où tu viens, et ne t’inquiète plus des gestes incohérents que je pourrais faire. Les cohérents te suffisent, ils marquent ce désir que j’ai de te féliciter de m’aimer, et de te prier d’ouvrir décidément cette porte sur la nuit.
Plutôt voir s’agiter les grandeurs farouches, et mourir d’ennui, que projeter cette lumière profonde sur l’aujourd’hui qui me guette. Le malheur apocryphe me ronge, je lui défends l’entrée de ce parc, je le menace de l’éternité. Il croit alors pouvoir s’agenouiller face aux chapelles qui glissent sur l’horizon moqueur. Je lui raconte toute ma carrière, les succès officiels et les particuliers, il m’avoue sa crainte, et le refus que je lui fis d’une bouchée de pain. Quel homme charmant, quel délicieux squelette. Mais j’aime tant la douceur, que je suis comme écartelé d’un devoir à l’autre, ou plutôt glissant magnifiquement de cet espoir tendre qu’est la douceur, jusqu’à la religion de soi-même et son plaisir perfide qu’est la cruauté.
Paul Eluard :
Anguille de praline, pensée de vitrail, élévation des sentiments, il est dix heures. Je ne réussirai pas à séparer les mandolines des pistolets, avec les unes les uns font de la musique à en perdre la vie. Ce soir d’août, pendant que les enfants jouent sur les places des banlieues les plus célèbres, je réfléchis : si les héritiers des ombres s’étonnent d’être séparés des hommes, qu’ils s’en prennent au masturbateur bien connu : le diable vert des légendes du roi Henri IV qui portait un cheval blanc sur son dos pour se rendre à la sacrée guerre contre les Visigoths.
À la fête de Montmartre, une aventurière, fille d’un champion bien connu, apprenait aux jeunes hommes à se servir de leur expérience pour le remarquable jeu du billard en bois. Qu’on me cite un amateur de billard en bois n’ayant pas estimé à leur juste mesure les troubles de la puberté.
L’ironie est une chose, le scarabée rossignolet en est une autre. Je préfère l’épuisette à prendre les animaux féroces de nos déroutes les plus célèbres.
L’homme chauve descendit, un jour de printemps, dans la cave de craie. Il avait les mains pleines. Quand il les ouvrit, la cave respirait à peine. Je propose aux hommes de bonne volonté l’usage des nuances incertaines. Et que votre volonté soit faite, un certain nombre de fois, deux par exemple, pour que je puisse compter, m’endormir et me réjouir.
Antonin Artaud :
Le monde physique est encore là. C’est le parapet du moi qui regarde, sur lequel un poisson
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d’ocre rouge est resté, un poisson fait d’air sec, d’une coagulation d’eau retirée.
Mais quelque chose s’est produit tout à coup.
Il est né une arborescence brisante, avec des reflets de fronts, élimés, et quelque chose comme un nombril parfait, mais vague, et qui avait la couleur d’un sang trempé d’eau, et au-devant était une grenade qui épandait aussi un sang mêlé d’eau, qui épandait un sang dont les lignes pendaient ; et dans ces lignes, des cercles de seins tracés dans le sang du cerveau.
Mais l’air était comme un vide aspirant dans lequel ce buste de femme venait dans le tremblement général, dans le secouement de ce monde vitré, qui virait en éclats de fronts, et secouait sa végétation de colonnes, ses nichées d’œufs, ses nœuds en spires, ses montagnes mentales, ses frontons étonnés. Et dans les frontons des colonnes des soleils par hasard s’étaient pris, des soleils dressés sur des jets d’air comme des œufs, et mon front écartait ces colonnes, et l’air floconneux, et les miroirs de soleils, et les spires naissantes, vers la ligne précieuse des seins, et le creux du nombril, et le ventre qui n’était pas.
Mais toutes les colonnes perdent leurs œufs, et en rupture de la ligne des colonnes il naît des œufs en ovaires, des œufs en sexes retournés.
La montagne est morte, l’air est éternellement mort. Dans cette rupture décisive d’un monde, tous les bruits sont pris dans la glace, le mouvement est pris dans la glace ; et l’effort de mon front s’est gelé.
Mais sous la glace un bruit effrayant traversé de cocons de feu entoure le silence du ventre nu et privé de glace, et il monte des soleils retournés et qui se regardent, des lunes noires, des feux terrestres, des trombes de laits.
La froide agitation des colonnes partage en deux mon esprit, et je touche mon sexe à moi, le sexe du bas de mon âme, qui monte en triangle en flammé (*).
(*)Ce texte a été écrit sous l’inspiration des tableaux de M. André Masson.
La pourpre est à l’aube de l’homme.
L’espace ne conspire plus.
Il y a un espoir d’étoiles dans la transparence des larmes.
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ENQUETE
On vit, on meurt. Quelle est la part de la volonté en tout cela ? Il semble qu’on se tue comme on rêve. Ce n’est pas une question morale que nous posons :
LE SUICIDE EST-IL UNE SOLUTION ?
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Ce n’est point par l’intelligence que brillent nos contemporains, mais il faut pour leur malheur qu’ils en réfèrent toujours à cette faculté. Rien de plus brouillon que l’homme : posez-lui une question, il répond à une autre, ou fait d’abord le procès de cette question. Avions-nous le droit de demander si le suicide est une solution ? Messieurs, vous aurez zéro.
Il paraît, à en croire ce bouffon de fammes, que poser la question du suicide, c’est la résoudre, que demander si le suicide apporte cesse à l’homme au milieu des immenses malheurs qui l’accablent, c’est lui faire entrevoir ce soulagement final et du coup l’y pousser. On se tuerait en masse si l’on y réfléchissait seulement. Voilà ce qui permet à ce quinquagénaire de nous faire la leçon. Mais, mon cher candidat à l’Académie, si le suicide était une solution, nous nous glorifirions d’y pousser le monde, si seulement nous le croyions un peu. S’il n’en est pas une, qu’est-ce que cette rumeur héroïque, cette brume légendaire qu’on veut laisser flotter sur lui ? Au reste, l’occasion semble bonne de prendre ses responsabilités. Il est vrai que nous ne reculerons jamais devant les conséquences de la pensée, et que nous laisserons aux cafards leur ridicule manie d’escamoter les problèmes :
M. FRANCIS JAMMES :
La question que vous posez est d’un misérable et, si jamais un pauvre enfant se tue à cause d’elle, ce sera vous l’assassin ! Il y a des damnés. Votre unique ressource, s’il vous reste un peu de conscience, est d’aller vous jeter dans un confessionnal.
Non seulement je vous autorise à publier cette lettre in-extenso, mais encore à l’envoyer à madame votre mère.
M. JOSEF FLORIAN, lui, tout catholique qu’il soit, est sans inquiétude :
Je ne suis pas écrivain pour répondre aux enquêtes. Je suis catholique et la doctrine de l’Eglise est pour moi la vérité, vérité réelle (égale peut-être à votre " surréaliste ") et quant au suicide, c’est Gilbert K. Chesterton mon porte-parole dans cette matière. À lire son Orthodoxie, Ve article, dans la traduction tchèque sous le titre Prapor Svêta (Le drapeau du monde) La question est tout à fait morale.
M. PIERRE REVERDY ne veut non plus considérer cette question hors du plan moral, mais ce n’est pas par surdité, comme MM. Florian et Jammes, et leurs consorts. Pierre Reverdy qui ne pense pas qu’un homme puisse se tuer et croire à la survie est le prisonnier de cette foi qui faisait dire à Robespierre cette grande parole : " Celui qui ne croit pas à l’immortalité de l’âme se rend justice. "
Le suicide est un acte dont le geste a lieu dans un monde et la conséquence dans un autre. On se tue probablement comme on rêve – quand la qualité du rêve le transforme en cauchemar. Mais l’homme s’hypnotise sur ce mirage de grandeur qu’il lui a été donné la volonté d’empiéter sur les desseins de Dieu. Le suicide est un de ces empiètements, c’est un acte de rébellion et les faibles seuls ont sujet de se montrer rebelles. Quand on ne veut pas subir jusqu’au bout les coups du sort, quels qu’ils soient – ou qu’on ne peut plus – on cherche une porte de sortie. Il y en a plusieurs, en comptant la porte étroite qui n’est en réalité qu’un long couloir par où nous prétendons accéder dans la salle du trône. Il y a celle par où tout le monde passe faute de pouvoir faire autrement et sans trop y penser à l’avance. Le suicide est un chemin de traverse qui ne mène peut-être pas dans le plus beau jardin.
Comme nous recevons la vie et la mort, nous pouvons les donner ; que la portée de ces événements, à chacun des bouts de notre fil, nous étonne parce qu’elle dépasse un peu ce dont nous sommes capables tous les jours, c’est assez normal, mais qu’elle nous grise au point de nous persuader que nous sommes les maîtres de notre destinée tout entière, ce serait alors insensé.
La seule maîtrise qui nous ait été laissée est celle de notre volonté, de notre pensée, de nos actes ; mais non pas celle de l’orientation générale de notre être et de sa fin. De cette dernière nous ne choisissons ni le mode, ni le lieu, ni le temps. Et pour dire que le suicide, comme la mort naturelle d’ailleurs, est une solution aux affaires de ce monde, il faudrait encore savoir à quel point les affaires de ce monde sont liées à l’autre. Par conséquent solution au recto seulement. Pour le verso, c’est le côté caché de la
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page et le plus important – celui où doit avoir lieu le réel dénouement.
Il est surprenant que ceux qui identifient la mort et le néant tâchent à s’en aller plus tôt – car il semblerait que les choses d’ici et la mort dussent leur paraître égales. La vie sans autre suite n’ayant plus en effet aucun sens n’est rien. Autrement l’esprit sain répugne à cet échange volontaire – sans espoir et pour jamais – de quelque chose qui est, même mauvais, contre rien. Quant aux autres, ils savent bien quelles raisons meilleures les retiennent.
Il s’agit encore de savoir si ce sont les données du problème ou bien la solution qui importent, et se dire que nous n’en avons ici que les données.
En somme, souhaiter ne s’en aller jamais – et quoi qu’il en pût coûter – ce serait accorder une trop absolue valeur aux charmes, très relatifs, de la vie ; se confier par contre à la mort seule pour trouver une solution à la vie, jugée trop absolument ingrate, c’est accorder une excessive confiance à la valeur pacifiante de la mort. N’est-elle pas d’ailleurs et en tout cas la seule certitude qu’il nous soit donné d’attendre sans déception, ce qui devrait suffire amplement à nous conseiller la patience ? La phase de la mort qui a lieu de ce côté du monde ne peut apporter une solution qu’à ce que nous connaissons de cette vie. Mais ce n’est pas cette immobilité soudaine et cette suppression qui donnent la clef du mystère : elles ne sont là que pour attirer plus vivement notre attention paresseuse sur lui.
Nous nous étonnerons toujours de voir la décision de plusieurs au milieu des pires difficultés.
Il n’est pas de question plus absurde, écrit M. LÉON PIERRE QUINT, et non moins aimable M. ANDRÉ LEBEY nous juge :
Avancer qu’on se tue comme on rêve est stupide.
La mauvaise humeur de M. MAURICE DAVID s’en prend aux questionneurs :
Une solution à quoi ? Mathias Lübeck a écrit : " Le suicide provient le plus souvent de l’incompatibilité d’humeur avec soi-même. " Tous vos problèmes aussi. Trouvez votre solution. Personnellement je n’ai d’incompatibilité d’humeur qu’avec le capitalisme économique et ma solution est toute trouvée à la suite de Marx et de Lénine.
M. FERNAND DIVOIRE (avec leur bonne foi coutumière, les Treize n’ont-ils pas annoncé notre enquête : la Révolution Surréaliste pose cette question morale, etc.), lui, répond :
Non.
Et ça lui suffit, à cet homme.
Mme LUDMILLA SAVITZKY ne peut nous répondre qu’en nous interrogeant, et M. J. POTAUT, professeur à Wissembourg, s’écrie :
Il faut poser la question morale ! On ne se tue pas comme on rêve ! C’est le fait d’une théorie paresseuse que de reléguer dans l’inconscient l’explication d’un phénomène, quel qu’il soit.
MM. le docteur GORODICHE et GUILLOT DE SAIX se rencontrent pour affirmer que le suicide est plutôt une dissolution.
Et M. GEORGES FOUREST :
Et pourquoi pas ? Une solution d’arsenic par exemple ?
Par exemple, qu’a bien voulu dire M. LÉON WERTH ?
C’est du moins la solution moyenne adoptée par presque tous les hommes. La société, la littérature fournissant des armes, ce commerce est libre, comme celui des armuriers.
M. LOUIS DE RUSSY abuse assez étrangement du mot de suicide :
Un seul cas de suicide : Rimbaud.
M. LOUIS PASTOR :
Une défaite ne saurait être une solution.
Le suicide n’est pas une solution, pas même une fin, mais un abandon de la question.
Avis partagé par M. MICHEL GEORGES-MICHEL.
Mais non par M. PAUL BRACH :
Le suicide, ce raid vers l’inconnu, ne peut être considéré que comme une tentative pour obtenir la solution la moins imprévue.
M. PIERRE DE MASSOT a sur la question un avis dans le goùt moderne :
Monsieur, je me permets de répondre à votre question en recopiant le placard apposé sur le mur de ma chambre : " On entre sans frapper mais on est prié de se suicider afin de sortir. "
M. GEORGES DUVAU est apparemment un psychologue :
On ne vit pas comme on vit en rêve : le rêve est seulement une aimable revanche consentie à nos désirs, et la vie est pleine d’âpres certitudes… D’ailleurs, de toute façon, le suicide ne saurait être une solution.
Qui est L. P. pour qui :
Le vrai – et qui est une solution – est le suicide permanent, continu, et ininterrompu des gens qui naissent et vivent avec l’idée d’être juges de paix, et qui, finalement, le deviennent.
Si pour CLAUDE JONQUIERE :
Le suicide est une solution dans la même mesure que peut l’être la mort naturelle, pour M. PAUL RECHT il n’est pas une solution :
Se tuer comme on rêve c’est admettre une métaphysique du rêve conscient et volontaire.
Cette formule que nous avancions timidement, M. FLORIAN-PARMENTIER s’en empare :
Le suicide est le passage en rêve de la vie à la mort,
Et il pense qu’il ne saurait être une solution pour ceux qui croient, comme lui que
tout est rêve ou apparence.
M. FERNAND GREGH ne craint pas d’avancer que :
Le pays d’au delà de la Mort, c’est la Vie,
La Vie encor, toujours par qui, – penser amer ! -
Ton âme de destin en destin est suivie
Comme par le soleil ta nef de mer en mer !
Et c’est le côté social de la question qui retient M. MICHEL CORDAY :
C’est une solution à tirage limité.
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Il ne doit naître que d’une résolution. On devrait non pas s’y jeter dans un vertige, mais s’y déterminer selon la raison. Placer dans un des plateaux de la balance le dommage fait à la collectivité, le chagrin fait à l’entourage, l’horrible difficulté de se donner la mort. Dans l’autre plateau, l’effort d’échapper à l’une des incurables misères inventées par la nature ou par les hommes. Si le second plateau l’emporte, enlevez : c’est pesé.
Une remarque. L’opinion, ce monstre ébloui, hésite dans ses jugements sur le suicide. Elle applaudit la mort de Lucrèce, de Pétrone, du général Boulanger, de Mme Sembat. Et dans les familles, on garde sur le parent suicidé un silence de blâme et de honte, plus opaque, plus massif, plus écrasant que la pierre du tombeau.
Ne nous rêvons-nous pas ?
se demande M. MICHEL ARNAUD, qui conclut :
Le suicide est à la vie la seule solution élégante (il y aurait aussi une adroite et preste ablation du cerveau, mais où le chirurgien ?)
M. le docteur BONNIOT :
À votre grave question, ma réponse je la trouve dans la Bible moderne et souhaite qu’on en pèse rigoureusement tous les termes.
Le suicide n’est une solution que dans le cas pratiquement évitable, où
" Ces héros excédés de malaises badins
Vont ridiculement se pendre au réverbère. "
M. LÉON BARANGER :
Parfois la porte fermée on rencontre l’autre aventure. On plonge au fond de l’Atlantique et on continue par le Pacifique, mais c’est fini pour le côté du départ. Je n’ai jamais été jusque-là et ignore donc si on peut être alors fixé (cf. Poe) et savoir si l’on a résolu ou solutionné.
M. GEORGES POLTI nous interprète :
" L’homme ne meurt pas, il se tue. " Cette observation (de Flourens je crois) prend, à votre question, quelle profondeur imprévue : nous serions immortels (comme Adam avant le péché) si nous ne nous acheminions pas – sous quelle étrange possession ! – du fond de notre inconscient à notre suicide, n’est-ce pas là ce que vous aurez voulu dire ?
M. MARCEL JOUHANDEAU se cite (M. Godeau intime) :
La vérité, c’est que je serai toujours, et Dieu. Le suicide est inutile.
M. JEAN PAULHAN s’imite :
Bien entendu, l’on ne peut exagérer la difficulté du seul acte propre, sans doute, à bouleverser légèrement notre vie : nous ne saurions mourir en trop bon état. Mais faut-il pour cela se suicider, il est peu de gens qui ne gagnent à être malades.
C’est du point de vue technique que répondent le docteur MAURICE DE FLEURY, ce sinistre imbécile :
Le suicide ne peut pas être " une solution " parce qu’il est d’ordre pathologique. Il est le point culminant de l’angoisse, comme l’angoisse est le point culminant de la constitution émotive. Je ne puis ici que l’affirmer. Je me suis efforcé de le démontrer dans la seconde partie de mon récent ouvrage, L’Angoisse Humaine. Mes observations nombreuses, touchant des êtres humains tentés par l’appel de la mort, m’ont amené à cette conclusion que je ne puis qu’exprimer ici brièvement.
et M. le Professeur PAUL LECENE :
J’ai toujours pensé que la mort était due à une inattention momentanée à la vie. La vie est naturelle à l’homme. S’il meurt, c’est au fond toujours de sa faute : s’il faisait suffisamment attention, il serait immortel. Malheureusement en pratique, l’attention continuelle, jusqu’à un âge très avancé, est bien difficile et en général (depuis que nous avons des renseignements authentiques sur l’humanité) les hommes sont morts ; mais au fond, ce fut toujours par une sorte de suicide et par leur faute.
Technique aussi, M. CLÉMENT VAUTEL :
Je crois, pour ma part, qu’il n’y a de solution définitive à rien… Evidemment le monsieur (ou la dame) qui " se détruit " parce que la vie lui impose une douleur insupportable ou un problème cruel et insoluble, ce désespéré trouve une solution… Mais elle doit être provisoire, car l’au-delà nous réserve sans doute aussi des embêtements. Nous sommes peut-être, dès maintenant, en plein au-delà, un au-delà plutôt inconfortable où sont internés pour un certain temps les suicidés des autres mondes.
Que toutes ces réponses, habiles, littéraires ou burlesques, apparaissent donc sèches, et comment se fait-il qu’on n’y entende rien sonner d’humain ? Se tuer, n’avez-vous pas pesé ce que comporte un semblable propos, de fureur et d’expérience, de dégoût et de passion ? Ce qu’il passe d’amer dans ceux qui se décident alors à ce geste.
Et si l’on se tuait aussi, au lieu de s’en aller ? demande JACQUES VACHÉ qui écrit au bas de sa dernière lettre :
N. B. – Les lois s’opposent à l’homicide volontaire.
Et RABBE avant d’en finir :
Il faut que j’écrive mes Ultime Lettre. Si tout homme ayant beaucoup senti et pensé, mourant avant la dégradation de ses facultés par l’âge, laissait ainsi son Testament philosophique, c’est-à dire une profession de foi sincère et hardie, écrite sur la planche du cercueil, il y aurait plus de vérités reconnues et soustraites à l’empire de la sottise et de la méprisable opinion du vulgaire.
J’ai, pour exécuter ce dessein, d’autres motifs : il est de par le monde quelques hommes intéressants que j’ai eu pour amis ; je veux qu’ils
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sachent comment j’ai fini. – Je souhaite même que les indifférents, c’est-à-dire que la masse du public pour qui je serai l’objet d’une conversation de dix minutes (supposition peut-être exagérée), sache, quelque peu de cas que je fasse de l’opinion du grand nombre, sache, dis-je, que je n’ai point cédé en lâche et que la mesure de mes ennuis était comble quand de nouvelles atteintes sont venues la faire verser, que je n’ai fait qu’user avec tranquillité et dignité du privilège que tout homme tient de la nature, de disposer de soi.
Voilà tout ce qui peut m’intéresser encore de ce côté-ci du tombeau : au delà de lui sont toutes mes espérances, si toutefois il y a lieu.
BENJAMIN CONSTANT, dans Le Cahier Rouge :
Je fis ce qu’on voulut avec une docilité parfaite, non que j’eusse peur, mais parce que l’on aurait insisté, et que j’aurais trouvé ennuyeux de me débattre. Quand je dis que je n’avais pas peur, ce n’est pas que je susse combien il y avait peu de danger. Je ne connaissais point les effets que l’opium produit, et je les croyais beaucoup plus terribles. Mais d’après mon dilemme, j’étais tout à fait indifférent au résultat. Cependant, ma complaisance à me laisser donner tout ce qui pouvait empêcher l’effet de ce que je venais de faire dut persuader les spectateurs qu’il n’y avait rien de sérieux dans toute cette tragédie. Ce n’est pas la seule fois dans ma vie qu’après une action d’éclat, je me suis soudainement ennuyé de la solennité qui aurait été nécessaire pour la soutenir et que, d’ennui, j’ai défait mon propre ouvrage.
Et CARDAN, mathématicien pessimiste (1501-1576) :
Laboravi interdum Amore Heroïco ut me ipsum trucidare cogitarem.
Et SENANCOUR, Obermann, Lettre XLI.
Qui donc prétendait que nous vivions en plein romantisme ? Cette grande voix sincère, et qui s’est tue, peut-être en retrouverons-nous l’éeho chez quelques-uns.
M. PHILIPPE CASANOVA :
Veuillez excuser, je vous prie, ma réponse : je ne la veux ni impertinente, ni fausse, ni littéraire – elle est humaine, actuelle, et personnelle. Je n’en sais rien.
Si je veux savoir, ma volonté dissipe mes intuitions. Libres, mes intuitions sont absurdes. Figurez-vous des points d’interrogation introduisant des clefs d’ombre dans des serrures obscures. Et à ce " je n’en sais rien ", je suis tenté d’ajouter : " Chi lo sa ? "
M. YVES GUEGEN :
La volonté n’est qu’obéissance (Nietzsche où es-tu) à une nécessité dont l’accomplissement ou le non accomplissement comporte une sanction. D’ailleurs une nécessité sans sanction en serait-elle une ?
Ne pas mourir : Vivre est la sanction. Ne pas vivre : Mourir est la sanction.
M. ANDRÉ BIANE :
Le suicide corporel est donc une solution. Le suicide moral en est une autre. Le premier est à la portée de tout le monde. Le second exige un progrès trop grand dans la pensée humaine.
Il y a des hommes qui vivent dans les coïncidences. Le dessin suivant, intitulé : Moi-même mort, M. OSCAR KOKOSCHKA venait de l’achever quand il reçut le questionnaire de notre enquête.
Nous insistons sur le caractère miraculeux de cette coïncidence.
M. MAXIME ALEXANDRE :
Ils nous en ont fabriqué un monde ces " grands hommes " : Moïse, Jésus-Christ et M. Poincaré ! À faire vomir les entrailles au plus gai parmi nous. Redresser tout cela ? Se donner de la peine ? Recommencer la création ? Le suicide est tellement plus simple ! Et puis, je m’en fous pour les autres. Et pour moi, quand je me suiciderai, vous le lirez dans les journaux.
Voici le cortège qui s’avance. Fleurs charmantes, habillées en jeunes filles, la nuit les précède, parée de diamants et de mille choses frivoles. Bonjour la nuit, bonjour les petites filles, avancez vers moi !
L’ennui, la mort, non, cela n’a pas d’importance, nous sommes condamnés à ce passage entre deux rêves : la vie. Ne nous attardons pas trop. Le suicide ? Si vous voulez. Mais peut-être y a-t-il un autre moyen ? C’est vrai, il y a l’alcool,
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l’oubli, l’amour. Et nous avons le temps. Demain peut-être ?
On demande une autre solution.
M. ANDRÉ BRETON :
" Le suicide est un mot mal fait ; ce qui tue n’est pas identique à ce qui est tué. "
(Théodore Jouffroy.)
M. ANTONIN ARTAUD :
Non, le suicide est encore une hypothèse. Je prétends avoir le droit de douter du suicide comme de tout le reste de la réalité Il faut pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre douter affreusement non pas à proprement parler de l’existence, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais de l’ébranlement intérieur et de la sensibilité profonde des choses, des actes, de la réalité. Je ne crois à rien à quoi je ne sois rejoint par la sensibilité d’un cordon pensant et comme météorique, et je manque tout de même un peu trop de météores en action. L’existence construite et sentante de tout homme me gêne, et résolument j’abomine toute réalité. Le suicide n’est que la conquête fabuleuse et lointaine des hommes qui pensent bien, mais l’état proprement dit du suicide est pour moi incompréhensible. Le suicide d’un neurasthénique est sans aucune valeur de représentation quelconque, mais l’état d’âme d’un homme qui aurait bien déterminé son suicide, les circonstances matérielles, et la minute du déclenchement merveilleux. J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien du monde ne tourne pour moi, ne tourne en moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’état que je puisse atteindre. Et très certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est-à-dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. Celui-là seul aurait pour moi une valeur. Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas être, de n’être jamais tombé dans ce déduit d’imbécillités, d’abdications, de renonciations et d’obtuses rencontres qui est le moi d’Antonin Artaud, bien plus faible que lui. Le moi de cet infirme errant et qui de temps en temps vient proposer son ombre sur laquelle lui-même a craché, et depuis longtemps, ce moi béquillard, et traînant, ce moi virtuel, impossible, et qui se retrouve tout de même dans la réalité. Personne comme lui n’a senti sa faiblesse qui est la faiblesse principale, essentielle de l’humanité. À détruire, à ne pas exister.
M. VICTOR MARGUERITTE :
Le suicide est une solution comme une autre. Je pense cependant que si jamais la volonté humaine se manifeste, dans ce rêve plus ou moins éveillé qu’est la vie, c’est à la minute où l’être décide de se réendormir, définitivement… Il faut croire à la volonté… Au moins dans cette manifestation-là ! En douter serait singulièrement affadir le songe, ainsi privé jusque du précieux sel de la mort.
M. GEORGES BESSIERE
Je ne voulus pas vivre, car si j’eusse pu aussi penser, je n’aurais pas demandé cet afflux de heurts. Vivre ?
J’en vis un aujourd’hui, place Pigalle, qui vivait, mais pour ça il avait le torse nu, se faisait lier de chaînes et se détachait, ensanglanté ; puis il faisait la quête.
Quelle était la part de sa volonté ? Celle qui lui ordonnait de souffrir, pour moins souffrir, pour mieux manger…
Il ne me reste plus que celle-là qui ordonne le rêve, première mort. La deuxième est indifférente ! Pourquoi ? Dois-je me suicider une autre fois ?
Oui ! Après avoir suffisamment halluciné les autres, et moi-même.
M. MAN RAY :
M. PIERRE NAVILLE
La vie ne comporte pas de solutions. Les multiples sollicitudes dont je suis le mobile ne me font pas l’effet d’être autre chose que l’objet même de mon désir. Un voile tamise l’univers devant l’homme que les privations ou les excitations ont déséquilibré ; le monde se brouille définitivement à la vue du moribond. Je veux dire qu’à cette minute où le sommeil semble occuper définitivement en nous toute la profondeur de l’existence, il y a un attachement soudain à
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quelque réalité bien plus effrayante que celle de nos cinq sens.
C’est dans ce désaxement progressif de l’esprit que je veux voir ce qu’on appelle couramment la mort. Qu’après cela l’homme croie échapper à quelque chose en se tuant, il n’échappera cependant pas à l’illusion du néant. La liberté selon laquelle je me dois de vivre m’empêche d’exister autrement que par accidents, et je mourrai de même. Par ailleurs ce n’est pas une certaine terreur du geste qui pourrait me faire reculer devant le suicide, et je voudrais alors le considérer comme un vol que je me ferais un doux plaisir d’effectuer aux dépens de la vie, un jour, par accident – non comme cette défaite que je constate chaque jour chez les désespérés. On dira que j’en parle calmement puisque je mange quotidiennement sans souci du lendemain ; mais la question n’est pas dans la possibilité de vivre, et depuis long-temps déjà je connais mon échec futur.
L’amour qui est essentiel à ma personne est là, néanmoins, et je suis près de penser, à certains moments où l’univers se limite à l’horizon de deux paupières, que j’atteindrais plus rapidement, par cette violence que constitue le suicide, à la personnalité plus belle et moins désespérée dont j’ai le sentiment très aigu. Alors, ce désir de mourir fleurit comme la pensée s’envole de mon cerveau, comme la possibilité de tuer ce qu’elles aiment agite parfois mes mains, et je pense, malgré moi, au jour prochain où je dormirai comme un mort.
Je ne crois pas à mon existence.
M. RENÉ CREVEL :
Une solution ?… oui.
La mosaïque des simulacres ne tient pas. J’entends que l’ensemble des combinaisons sociales ne saurait prévaloir contre l’angoisse dont est pétrie notre chair même. Aucun effort ne s’opposera jamais victorieusement à cette poussée profonde, à cet élan mystérieux, qui n’est point, M. Bergson, l’élan vital, mais son merveilleux contraire, l’élan mortel.
D’un suicide auquel il me fut donné d’assister, et dont l’auteur-acteur était l’être, alors, le plus cher et le plus secourable à mon cœur, de ce suicide, qui – pour ma formation ou ma déformation – fit plus que tout essai postérieur d’amour ou de haine, dès la fin de mon enfance j’ai senti que l’homme qui facilite sa mort est l’instrument docile et raisonnable d’une force majuscule (appelez-la Dieu ou Nature) qui, nous ayant mis au sein des médiocrités terrestres, emporte dans sa trajectoire, plus loin que ce globe d’attente, les seuls courageux.
On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi-universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus vraisemblablement juste et définitive des solutions, le suicide.
N’est vraisemblablement juste ni définitif aucun amour, aucune haine. Mais l’estime où bien malgré moi et en dépit d’une despotique éducation morale et religieuse, je suis forcé de tenir quiconque n’a pas eu peur, et n’a point borné son élan, l’élan mortel, chaque jour m’amène à envier davantage ceux dont l’angoisse fut si forte qu’ils ne purent continuer d’accepter les divertissements épisodiques.
Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur affectif permet de prendre patience, c’est négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. La mort qui plusieurs fois m’a tenté dépassait en beauté cette peur de mourir d’essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler timide habitude.
J’ai voulu ouvrir la porte et n’ai pas osé. J’ai eu tort, je le sens, je le crois, je veux le sentir, le croire, car ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ?
Vous souvenez-vous de M. Teste ? Il lit parfois les revues, notre enquête l’a frappé le temps nécessaire qu’il y réponde. Il y répond.
M. E. TESTE :
Des personnes qui se suicident, les unes se font violence ; les autres, au contraire, cèdent à elles-mêmes et semblent obéir à je ne sais quelle fatale courbure de leur destin.
Les premiers sont contraints par les circonstances ; les seconds par leur nature, et toutes les faveurs extérieures du sort ne les retiendront pas de suivre le plus court chemin.
On peut concevoir une troisième espèce de suicides. Certains hommes considèrent si froidement la vie et se sont fait de leur liberté une idée si absolue et si jalouse qu’ils ne veulent pas laisser au hasard des événements et des vicissitudes organiques la disposition de leur mort. Ils répugnent à la vieillesse, à la déchéance, à la surprise. On trouve chez les anciens quelques exemples et quelques éloges de cette inhumaine fermeté. Quant au meurtre de soi-même qui est imposé par les circonstances, et dont j’ai parlé en premier lieu, il est conçu par son auteur comme une action ordonnée à un dessein défini. Il procède de l’impuissance où l’on se trouve d’abolir exactement un certain mal.
On ne peut atteindre la partie que par le détour de la suppression du tout. On supprime
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l’ensemble et l’avenir pour supprimer le détail et le présent. On supprime toute la conscience, parce que l’on ne sait pas supprimer telle pensée ; toute la sensibilité, parce que l’on ne peut en finir avec telle douleur invincible ou continuelle.
Hérode fait égorger tous les nouveau-nés, ne sachant discerner le seul dont la mort lui importe. Un homme affolé par un rat qui infeste sa maison et qui demeure insaisissable, brûle l’édifice entier qu’il ne sait purger précisément de la bête.
Ainsi l’exaspération d’un point inaccessible de l’être entraîne le tout à se détruire. Le désespéré est conduit ou contraint à agir indistinctement.
Ce suicide est une solution grossière.
Ce n’est point la seule. L’histoire des hommes est une collection de solutions grossières. Toutes nos opinions, la plupart de nos jugements, le plus grand nombre de nos actes sont de purs expédients.
Le suicide du second genre est l’acte inévitable des personnes qui n’offrent aucune résistance à la tristesse noire et illimitée, à l’obsession, au vertige de l’imitation, ou bien d’une image sinistre et singulièrement choyée.
Les sujets de cette espèce sont comme sensibilisés à une représentation ou à l’idée générale de se détruire. Ils sont comparables à des intoxiqués ; l’on observe en eux dans la poursuite de leur mort, la même obstination, la même anxiété, les mêmes ruses, la même dissimulation que l’on remarque chez les toxicomanes à la recherche de leur drogue.
Quelques-uns ne désirent pas positivement la mort, mais la satisfaction d’une sorte d’instinct. Parfois c’est le genre même de mort qui les fascine. Tel qui se voit pendu, jamais ne se jettera à la rivière. La noyade ne l’inspire point. Un certain menuisier se construisit une guillotine fort bien conçue et ajustée, pour se donner le plaisir de se trancher nettement la tête. Il y a de l’esthétique dans ce suicide, et le souci de composer soigneusement son dernier acte.
Tous ces êtres deux fois mortels semblent contenir dans l’ombre de leur âme un semnambule assassin, un rêveur implacable, un double, exécuteur d’une inflexible consigne. Ils portent quelquefois un sourire vide et mystérieux, qui est le signe de leur secret monotone et qui manifeste (si l’on peut écrire ceci) la présence de leur absence. Peut-être perçoivent-ils leur vie comme un songe vain ou pénible dont ils se sentent toujours plus las et plus tentés de se réveiller. Tout leur paraît plus triste et plus nul que le non être.
Je terminerai ces quelques réflexions par l’analyse d’un cas purement possible. Il peut exister un suicide par distraction, qui se distinguerait assez difficilement d’un accident. Un homme manie un pistolet qu’il sait chargé. Il n’a ni l’envie ni l’idée de se tuer. Mais il empoigne l’arme avec plaisir, sa paume épouse la crosse et son index enferme la gâchette, avec une sorte de volupté. Il imagine l’acte. Il commence à devenir l’esclave de l’arme. Elle tente son possesseur. Il en tourne vaguement la bouche contre soi. Il l’approche de sa tempe, de ses dents. Le voici presque en danger, car l’idée du fonctionnement, la pression d’un acte esquissé par le corps et accompli par l’esprit l’envahit. Le cycle de l’impulsion tend à s’achever. Le système nerveux se fait lui-même un pistolet armé, et le doigt veut se fermer brusquement.
Un vase précieux qui est sur le bord même d’une table ; un homme debout sur un parapet, sont en parfait état équilibre ; et toutefois nous aimerions mieux les voir un peu plus éloignés de l’aplomb du vide. Nous avons la perception très poignante du peu qu’il en faudrait pour précipiter le destin de l’homme ou de l’objet. Ce peu manquera-t-il à celui dont la main est armée ? S’il s’oublie, si le coup part, si l’idée de l’acte l’emporte et se dépense avant d’avoir excité le mécanisme de l’arrêt et la reprise de l’empire, appellerons-nous ce qui s’ensuivra : suicide par imprudence ? La victime s’est laissé agir, et sa mort lui échappe, comme une parole inconsidérée. Elle s’est avancée insensiblement dans une région dangereuse de son domaine volontaire, et sa complaisance à je ne sais quelles sensations de contact et de pouvoir l’ont engagée dans une zone où la probabilité d’une " catastrophe " est très grande. Elle s’est mise à la merci d’un lapsus, d’un minime incident de conscience ou de transmission. Elle se tue, parce qu’il était trop facile de se tuer.
On a insisté quelque peu sur ce modèle imaginaire d’un acte à demi fortuit, à demi déterminé, afin de suggérer toute la fragilité des distinctions et des oppositions que l’on essaie de définir entre les perceptions, les tendances, les mouvements et les conséquences des mouvements, – entre le faire et le laisser faire, l’agir et le pâtir, – le vouloir et le pouvoir. (Dans l’exemple donné ci-dessus, le pouvoir induit au vouloir.)
Il faudrait toute la subtilité d’un casuiste ou d’un disciple de Cantor, pour démêler dans la trame de notre temps ce qui appartient aux divers agents de notre destinée. Vu au microscope, le fil que dévident et tranchent les Parques est un câble dont les brins multicolores s’amincissent, s’interrompent, se substituent, et reparaissent dans le développement de la torsion qui les engage et les entraîne.
M. ARNOLD BARCLAY
Le signataire de ces lignes a effectué un suicide manqué par immersion. Il recommencera – ayant gardé de cette tentative l’avant-goût d’une joie si dionysiaque et si noire, d’une ivresse de nouveauté
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si pressante et si totale que rien ne les a jamais, avant ni après, égalées.
Cette première initiation à une fête qu’il se donnera un jour, il essayerait de la décrire, si toute transposition verbale de la notion nouvelle désormais incorporée en lui ne lui apparaissait profanatrice.
M. ANDRÉ MASSON :
M. MARCEL NOLL :
Le fait de donner à ma pensée une expression susceptible d’être comprise par ceux qui la liront, voilà bien ce qui passe pour ma force, voilà bien ma faiblesse. Chaque jour, je constate que rien n’est dit parce que l’homme a besoin de clarté et que les signes désespérés de son inquiétude sont toujours les mêmes.
Abandonnons l’orgueil, les déceptions, l’humiliation de la pensée devant le cœur, cet hiver je porte la tête haute.
Qui m’appelle ? (je ne suis pas seul au monde ?) Je n’ai d’autre désir que de me tenir bien tranquille au soleil, à l’ombre, que d’avouer ma faiblesse, moi qui ne suis pas faible, et de tendre mes mains vers d’autres, très belles et que je sais. Mais l’ignoble exploitation de ce que j’aime par les autres, le sentiment que CELA NE PEUT DURER, m’obligent à la colère et au délire. Ma colère m’ordonne de me sacrifier et je me sacrifie journellement, parce que je suis libre. Depuis longtemps, je crois à la valeur de ce sacrifice et je ne me ménage plus, ma confiance en la vie devient de jour en jour plus forte et de jour en jour plus aveugle. Dans cette lutte pour gagner l’homme, je triompherai et je ne me réjouirai pas. Victoires, défaites, tout se heurte à l’héroïsme.
Mais déjà vous vous attribuez mes armes que je ne dissimule pas. Je veux bien croire que vous rêvez, vous me frappez à la tête et au ventre, mais je vous montre mon cœur, neuf et pur comme au premier jour. Mes tours, mes grimaces, c’est vous qui les ferez. Cela vous va si bien.
Dernièrement, l’un des vôtres est venu me voir. Mais il me parlait de trop loin. Pour toute réponse, je lui ai montré le fleuve qui roulait à nos pieds, ce fleuve qui, peut-être, nous avait toujours séparés. Il disait : " Mon immensité, c’est un corps humain en perdition. " Alors j’ai dirigé mon regard vers le sien et comprenant ce qu’il me demandait je lui ai donné un poignard. Quelques heures après, il s’en était servi, il avait " donné sa démission ".
D’autres viendront ; tous, ils répondront affirmativement à mes conseils, sans savoir si je serais plus heureux de les voir partir, bâtir des villes, fonder des royaumes. Et je vous promets formellement qu’aucun ne se ratera.
Si je vis encore, c’est que je n’ai rien trouvé d’autre que moi-même à opposer à l’éternité. Vous sourirez, impunément, hommes de tous temps qui m’isolez avec des vieux mots faits pour vous : naïveté, candeur, d’autres encore que je ne connais pas. Je vous laisse sur un pied, votre journal à la main. Ouvrez-le, il porte en manchette cette phrase d’Oscar Wilde : " Ce qui est exprimé ne mérite plus l’attention. "
Me voici encore, le désespoir est encore à la place de l’espoir, indulgent plutôt qu’implacable. Les autres ont acquis l’intelligence d’une destinée donnée, le mécanisme secret de cette destinée ne les effraie pas. Je suis quand même au milieu d’eux. Et qu’ils sachent que si je bois, c’est pour briser ensuite le verre dans mes mains.
Je ne suis pas un désespéré, je suis un mourant. Regardez comme mon sang coule bien maintenant.
Il est de l’habitude de ceux qui ouvrent une enquête de la fermer aussitôt, déposant des conclusions, cherchant le plus grand commun diviseur des réponses provoquées, leur conciliation. Il nous paraît plus naturel, nos contemporains entendus, de poser pour la première fois cette question :
Le Suicide est-il une solution ?
P. S. – La Révolution Surréaliste présente ses excuses à MM. J. Evola, Theo Van Doesburg, Gabriel d’Aubarède, Miche Decourt, Nathan Larrier, Louis de Gonzague Frick, Philippe Fstonnat, Joseph Depalin, Pierre Viélard, etc., mais renonce à publier leurs réponses, vu l’abondance de matières, pour les uns, le contenu de ces réponses, pour les autres.
Extrait d’une lettre de FERNAND FONTAINE, classe 1916, tué le 20 juin 1915 :
" Non vraiment, ce n’est pas si amusant que je le croyais… Et si je meurs crois bien que ce sera contre la France. "
Lire ORIENT ET OCCIDENT, par René Guénon (Le Radeau, n° 1).
Lire EUSEBE, le plus grand charlatan du monde, n° 1 et 2.
Le 27 février, au Théâtre Pirandello (Rome), première représentation de Niobé, d'Albert Savinio. Conférence de Louis Aragon : L’Ouest fait naufrage au bord du ciel.
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(Picasso.)
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OUVREZ LES PRISONS LICENCIEZ L’ARMÉE
Il n’y a pas de crimes de droit commun.
Les contraintes sociales ont fait leur temps. Rien, ni la reconnaissance d’une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l’homme à se passer de la liberté. L’idée de prison, l’idée de caserne sont aujourd’hui monnaie courante : ces monstruosités ne vous étonnent plus. L’indignité réside dans la quiétude de ceux qui ont tourné la difficulté par diverses abdications morales et physiques (honnêteté, maladie, patriotisme).
La conscience une fois reprise de l’abus que constituent d’une part l’existence de tels cachots, d’autre part l’avilissement, l’amoindrissement qu’ils engendrent chez ceux qui y échappent comme chez ceux qu’on y enferme, – et il y a, paraît-il, des insensés qui préfèrent au suicide la cellule ou la chambrée, – cette conscience enfin reprise, aucune discussion ne saurait être admise, aucune palinodie. Jamais l’opportunité d’en finir n’a été aussi grande, qu’on ne nous parle pas de l’opportunité. Que MM. les assassins commencent, si tu veux la paix prépare la guerre, de telles propositions ne couvrent que la plus basse crainte ou les plus hypocrites désirs. Ne redoutons pas d’avouer que nous attendons, que nous appelons la catastrophe. La catastrophe ? ce serait que persiste un monde où l’homme a des droits sur l’homme. L’union sacrée devant les couteaux ou les mitrailleuses, comment en appeler plus longtemps à cet argument disqualifié ? Rendez aux champs soldats et bagnards. Votre liberté ? Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Nous ne serons pas les complices des geôliers.
Le Parlement vote une amnistie tronquée ; une classe au printemps prochain partira ; en Angleterre toute une ville a été impuissante à sauver un homme, on a appris sans stupeur que pour la Noël en Amérique on avait suspendu l’exécution de plusieurs condamnés parce qu’ils avaient une belle voix. Et maintenant qu’ils ont chanté, ils peuvent bien mourir, faire l’exercice. Dans les guérites, sur les fauteuils électriques, des agonisants attendent : les laisserez-vous passer par les armes ?
Ouvrez les Prisons
Licenciez l’Armée
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LE SANGLANT SYMBOLE
Nouvelle par Jean-Michel STROGOFF
Quand la grande Lutte s’était dressée sur un horizon de décadence, Théodore Letzinski terminait de brillantes études de médecine ; il était de ceux dont on dit : " Celui-là ira loin. " Son profil slave et sa parole imprégnée du charme de même marque étaient bien connus dans les milieux de la Pensée Libre.
Théodore Letzinski comme tous les étudiants russes était anarchiste ; et ses yeux légèrement fendus en amande, très doux, avaient des éclairs quand on parlait des possessions que son père avait sur les bords du Diachylon.
La mobilisation, fiévreuse de choses secouées, le surprit en plein rêve. Frappé dans ses croyances les plus chères d’humanité, il fut mobilisé en tant qu’infirmier militaire, vaguement ému de revêtir cest uniforme exécré, qui s’agrandissait des événements.
Et puis, non encore gagné à la cause Civilisée qui malgré lui le prenait pour prosélyte, Théodore Letzinski partit au feu, un jour qu’il faisait chaud et qu’il relisait Kropotkine, Karl Marx et P. de Malpighi.
Alors la conversion sainte s’opéra ; le vieux sang de ses aïeux frémit en lui et le guerrier antique porteur du knout à huit nœuds s’éveilla. Il fut sur le point de tuer plusieurs boches et on le rencontrait dans le dédale des tranchées, l’œil étrange et se frappant la poitrine.
Il y eut une attaque. Le premier, et malgré l’insigne pacifique de son bras, il s’élança, et sans entendre les balles qui mordaient son corps ascétique, ne s’arrêta que dans la troisième ligne allemande, seul. Et puis il s’affaissa. Un officier allemand, comme c’est l’usage, commanda qu’on lui coupât les poignets. Puis avec un sourire :
" Que l’on m’apporte les dépêches ", dit-il. Et il lut les succès de son empire à l’agonisant, Verdun pris… Varsovie et le Malpighi en flammes, le décervelage de M. Poincaré…
L’œil fixe et slave, Théodore Letzinski écoutait. Son sang coulait tout doucement et commençait à mouiller les genoux de ceux qui l’entouraient ; quelques allemands Y plongèrent leur quart et burent.
Théodore Letzinski semblait ne rien sentir ni ne rien voir ; à l’aide de ses moignons horribles et de ses dents, il se livrait à une étrange opération.
L’officier prussien continuait son horrible lecture.
" Toutes les églises livrées à M. Barrès, le secret de poésie abandonné par A… B… "
Théodore, exsangue ne pouvait plus parler. Mais son travail était terminé – sur l’horrible bouillon pourpre qui montait toujours – mer mer épouvantable – il abandonna un SYmbole.
Un petit bateau de papier flottant.
JACQUES VACHÉ.
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CHRONIQUES
Sûreté générale :
La liquidation de l’opium
J’ai l’intention non dissimulée d’épuiser la question afin qu’on nous foute la paix une fois pour toutes avec les soi-disant dangers de la drogue.
Mon point de vue est nettement antisocial.
On n’a qu’une raison d’attaquer l’opium. C’est celui du danger que son emploi peut faire courir à l’ensemble de la société.
Or ce danger est faux.
Nous sommes nés pourris dans le corps et dans l’âme, nous sommes congénitalement inadaptés ; supprimez l’opium, vous ne supprimerez pas le besoin du crime, les cancers du corps et de l’âme, la propension au désespoir, le crétinisme né, la vérole héréditaire, la friabilité des instincts, vous n’empêcherez pas qu’il n’y ait des âmes destinées au poison quel qu’il soit, poison de la morphine, poison de la lecture, poison de l’isolement, poison de l’onanisme, poison des coïts répétés, poison de la faiblesse enracinée de l’âme, poison de l’alcool, poison du tabac, poison de l’anti-sociabilité. Il y a des âmes incurables et perdues pour le reste de la société. Supprimez-leur un moyen de folie, elles en inventeront dix mille autres. Elles créeront des moyens plus subtils, plus furieux, des moyens absolument désespérés. La nature elle-même est antisociale dans l’âme, ce n’est que par une usurpation de pouvoirs que le corps social organisé réagit contre la pente naturelle de l’humanité.
Laissons se perdre les perdus, nous avons mieux à occuper notre temps qu’à tenter une régénération impossible et pour le surplus, inutile, odieuse et nuisible.
Tant que nous ne serons parvenus à supprimer aucune des causes du désespoir humain, nous n’aurons pas le droit d’essayer de supprimer les moyens par lesquels l’homme essaie de se décrasser du désespoir.
Car il faudrait d’abord arriver à supprimer cette impulsion naturelle et cachée, cette pente spécieuse de l’homme qui l’incline à trouver un moyen, qui lui donne l’idée de chercher un moyen de sortir de ses maux.
De plus, les perdus sont par nature perdus, toutes les idées de régénération morale n’y feront rien, il y a un déterminisme inné, il y a une incurabilité indiscutable du suicide, du crime, de l’idiotie, de la folie, il y a un cocuage invincible de l’homme, il y a une friabilité du caractère, il y a un châtrage de l’esprit.
L’aphasie existe, le tabès dorsalis existe, la méningite syphylitique, le vol, l’usurpation. L’enfer est déjà de ce monde et il est des hommes qui sont des évadés malheureux de l’enfer, des évadés destinés à recommencer éternellement leur évasion. Et assez là-dessus.
L’homme est misérable, l’âme est faible, il est des hommes qui se perdront toujours. Peu
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importent les moyens de la perte ; ça ne regarde pas la société.
Nous avons bien démontré, n’est-ce pas, qu’elle n’y peut rien, elle perd son temps, qu’elle ne s’obstine donc plus à s’enraciner dans sa stupidité.
Et enfin nuisible.
Pour ceux qui osent regarder la vérité en face, on sait, n’est-ce pas, les résultats de la suppression de l’alcool aux Etats-Unis :
Une super-production de folie : la bière au régime de l’éther, l’alcool bardé de cocaïne que l’on vend clandestinement, l’ivrognerie multipliée, une espèce d’ivrognerie générale. Bref, la loi du fruit défendu.
De même, pour l’opium.
L’interdiction qui multiplie la curiosité de la drogue n’a jusqu’ici profité qu’aux souteneurs de la médecine, du journalisme, de la littérature. Il y a des gens qui ont bâti de fécales et industrieuses renommées sur leurs prétendues indignations contre l’inoffensive et infime secte des damnés de la drogue (inoffensive parce que infime et parce que toujours une exception), cette minorité de damnés de l’esprit, de l’âme, de la maladie.
Ah ! que le cordon ombilical de la morale est chez eux bien noué. Depuis leur mère, ils n’ont, n’est-ce pas, jamais péché. Ce sont des apôtres, ce sont les descendants des pasteurs ; on peut seulement se demander où ils puisent leurs indignations, et combien surtout ils ont palpé pour ce faire, et en tout cas qu’est-ce que ça leur a rapporté.
Et d’ailleurs là n’est pas la question.
En réalité, cette fureur contre les toxiques et les lois stupides qui s’en suivent :
1° Est inopérante contre le besoin du toxique, qui, assouvi ou inassouvi, est inné à l’âme, et l’induirait à des gestes résolument antisociaux, même si le toxique n’existait pas.
2° Exaspère le besoin social du toxique, et le change en vice secret.
3° Nuit à la véritable maladie, car c’est là la véritable question, le nœud vital, le point dangereux :
Malheureusement pour la médecine, la maladie existe.
Toutes les lois, toutes les restrictions, toutes les campagnes contre les stupéfiants n’aboutiront jamais qu’à enlever à tous les nécessiteux de la douleur humaine, qui ont sur l’état social d’imprescriptibles droits, le dissolvant de leurs maux, un aliment pour eux plus merveilleux que le pain, et le moyen enfin de repénétrer dans la vie.
Plutôt la peste que la morphine, hurle la médecine officielle, plutôt l’enfer que la vie. Il n’y a que des imbéciles du genre de J.-P. Liausu (qui est pour le surplus un avorton ignorant) pour prétendre qu’il faille laisser des malades macérer dans leur maladie.
Et c’est ici d’ailleurs que toute la cuistrerie du personnage montre son jeu et se donne libre carrière : au nom, prétend-il, du bien général.
Suicidez-vous, désespérés, et vous, torturés du corps et de l’âme, perdez tout espoir. Il n’y a plus pour vous de soulagement en ce monde. Le monde vit de vos charniers.
Et vous, fous lucides, tabétiques, cancéreux, méningitiques chroniques, vous êtes des incompris. Il y a un point en vous que nul médecin ne comprendra jamais, et c’est ce point pour moi qui vous sauve et vous rend augustes, purs, merveilleux : vous êtes hors la vie, vous êtes au-dessus de la vie, vous avez des maux que l’homme ordinaire ne connaît pas, vous dépassez le niveau normal et c’est de quoi les hommes vous tiennent rigueur ; vous empoisonnez leur quiétude, vous êtes des dissolvants de leur stabilité.
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Vous avez d’irrépressibles douleurs dont l’essence est d’être inadaptable à aucun état connu, inajustable dans les mots. Vous avez des douleurs répétées et fuyantes, des douleurs insolubles, des douleurs hors de la pensée, des douleurs qui ne sont ni dans le corps ni dans l’âme, mais qui tiennent de tous les deux. Et moi, je participe à vos maux, et je vous le demande : qui oserait nous mesurer le calmant ? Au nom de quelle clarté supérieure, âme à nous-mêmes, nous qui sommes à la racine même de la connaissance et de la clarté. Et cela, de par nos instances, de par notre insistance à souffrir. Nous que la douleur a fait voyager dans notre âme à la recherche d’une place de calme ou s’accrocher, à la recherche de la stabilité dans le mal comme les autres dans le bien. Nous ne sommes pas fous, nous sommes de merveilleux médecins, nous connaissons le dosage de l’âme, de la sensibilité, de la moelle, de la pensée. Il faut nous laisser la paix, il faut laisser la paix aux malades, nous ne demandons rien aux hommes, nous ne leur demandons que le soulagement de nos maux. Nous avons bien évalué notre vie, nous savons ce qu’elle comporte de restrictions en face des autres, et surtout en face de nous-mêmes. Nous savons à quel avachissement consenti, à quel renoncement de nous-même, à quelles paralysies de subtilités notre mal chaque jour nous oblige. Nous ne nous suicidons pas tout de suite. En attendant qu’on nous foute la paix.
1er janvier 1925.
La Mort :
La Muraille de Chêne
C’est le bébé Cadum éternellement souriant sur le mur, c’est la phrase sublime de Robespierre : " Ceux qui nient l’immortalité de l’âme se rendent justice ", c’est le laurier qui jaunit au pied d’une colonne volontairement tronquée, c’est le reflet du pont, c’est le parapluie brillant comme un monstre marin et vu, un jour de pluie, du haut d’un cinquième étage. Croyais-tu en l’immortalité de l’âme, tribun disparu ? Peu m’importe ; toute assurance est ici vaine. L’inquiétude seule suppose quelque noblesse. L’immortalité au reste, est immonde : Seule l’éternité vaut d’être considérée. L’horrible est que la majorité des hommes lient le problème de la mort à celui de Dieu. Que ce dernier soit un lotisseur céleste et problématique, une superstition attachée à un fétiche assez poétique en soi (croissant, croix, phallus ou soleil) ou une croyance infiniment respectable à un domaine d’infinis successifs, je considérerai toujours son intervention funéraire, de par la volonté humaine, comme une escroquerie.
Celui qui ne doute pas de l’inexistence de Dieu rend concrète son inadmissible ignorance, la connaissance des éléments spirituels étant spontanée. Presque toujours celui qui croit en Dieu est un lâche et un matérialiste borné à sa seule apparence anatomique. La mort est un phénomène matériel. Y faire intervenir Dieu, c’est le matérialiser. La mort de l’esprit est un nonsens. Je vis dans l’éternité en dépit du ridicule d’une semblable déclaration. Je crois vivre, donc je suis éternel. Le passé et le futur servent la matière. La vie spirituelle comme l’éternité se conjugue au présent.
Si la mort me touche, ce n’est pas en ce qui concerne ma pensée, mon esprit, que ne saurait voiturer le plus beau corbillard, mais les sens. Je n’imagine pas d’amour sans que le goût de la mort, dépourvue d’ailleurs de toute sentimentalité et de toute tristesse, y soit mêlé. Merveilleuses satisfactions de la vue et du toucher, perfection des jouissances, c’est par votre entremise que ma pensée peut entrer en relation avec la mort. Le caractère fugitif de l’amour est aussi le sien. Si je prononce l’éloge de l’un, c’est celui de l’autre que je commence. O femmes aimées ! vous que j’ai connues, vous que je connais, toi blonde flamboyante dont je poursuis le rêve depuis deux ans, toi brune et couverte de fourrures sacrées, toi encore que je m’obstine à rencontrer et à suivre dans des milieux divers et qui te doutes de ma pensée sans y souscrire encore, femme de trente ans passés, jeune fille de vingt ans et les autres, je vous convie toutes à mon enterrement. Un enterrement comme il se doit, bien grotesque et ridicule, avec des fleurs jaunes et les palotins du père Ubu en croque-mort !
À moins que d’ici là…
Le caractère fugitif de l’amour est aussi celui de la mort.
ROBERT DESNOS.
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Sciences morales :
Libre à vous !
Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté.
La liberté… après mille péripéties, de grands désordres, et l’échec de ses plus simples démarches vers elle, l’homme découragé se prend à hausser les épaules. Ce mot irrite comme le feu. Tu n’as pas deux paupières pour regarder la liberté en face.
Sa dépendance, l’individu d’abord ne la soupçonne pas. Il sait évidemment qu’il peut étendre le bras s’il le veut. Tout lui est objet de volonté. Affaire de quelques siècles, le doute apparaît, se précise et la personne alors naît à l’absolu déterminisme où la voici enfin tombée. C’est ici que nous nous tenons, c’est à ce moment de la méditation humaine, et pourtant comment se pourrait-il que l’esprit ait en un seul endroit trouvé son terme, et là comme ailleurs se borne, mais paraît-il à bon droit, à un vague sentiment, élevé à la dignité d’idée ? Comment se pourrait-il qu’une croyance enraye le mouvement de l’esprit ? Du dogme déterministe ne va-t-il pas sortir une affirmation nouvelle de la liberté ? La liberté transfigurée par son contraire, au bord de cette eau troublée j’attends que ses traits divins transparaissent sous les rides élargies de l’inévitable, sous les chaînes relâchées qui dissimulaient son visage.
La liberté aux grands yeux, comme une fille des rues qu’elle revienne. Ce ne sera plus la liberté d’autrefois maintenant qu’elle a connu Saint-Lazare. Ses poignets meurtris… comment avez-vous pu croire qu’un seul acte mental pouvait anéantir une idée ? Le mot, même déshonoré à vos frontons publics, est resté dans votre bouche alors que vous le disiez follement banni de votre cœur. Et ainsi niée, la liberté enfin existe. Elle sort de la nuit où la causalité sans cesse la rejette, enrichie de la notion du déterminé, et toute enveloppée d’elle. Qu’est-ce alors qui résout les contradictions de la liberté ? Qu’est-ce qui est parfaitement libre, et dans le même temps, déterminé, nécessaire ? Qu’est-ce qui tire de sa nécessité le principe de sa liberté ? Un tel être qui n’a de volonté que son devenir, qui est soumis au développement de l’idée, et ne saurait imaginer que lui, s’identifie à l’idée, dépasse la personne, il est l’être moral, que je conçois à sa limite, qui ne veut rien que ce qui doit être, et qui libre dans son être devient nécessairement le développement de cet être libre. Ainsi la liberté apparaît comme le fondement véritable de la morale, et sa définition implique la nécessité même de la liberté. Il ne saurait y avoir de liberté dans aucun acte qui se retourne contre l’idée de liberté. On n’est pas libre d’agir contre elle, c’est-à-dire immoralement.
Tout ce qui précède implique la condamnation des considérations métaphysiques dans le domaine de la sociologie. Cette égalité d’humeur devant les notions contraires qui passe en politique pour la largeur d’esprit, qui permet cette continuelle conciliation des inconciliables par quoi la vie sociale abusivement se perpétue, n’est due qu’à une erreur primaire sur la portée et la signification de la dialectique transcendantale. Que la liberté de chacun se définisse par cette frontière la liberté de tous, voilà une formule qui a fait son chemin sans que l’on songe à en discuter les absurdes termes. C’est à cette fausse liberté qu’en réfèrent nos philosophes de gouvernement. Elle est à la base de tous les modérantismes.
O modérés de toutes sortes, comment pouvez-vous vous tenir dans ce vague moral, dans ce flou où vous vous plaisez ? Je ne sais laquelle admirer le plus, de votre impartialité ou de votre sottise. La moralité, la liberté, sont de votre vocabulaire. Mais vainement on chercherait à vous en tirer les définitions. C’est qu’il n’y a de moralité que la moralité de la Terreur, de liberté que l’implacable liberté dominatrice : le monde est comme une femme dans mes bras. Il y aura des fers pour les ennemis de la liberté. L’homme est libre, mais non pas les hommes. Il n’y a pas de limites à la liberté de l’un, il n’y a pas de liberté de tous. Tous est une notion vide, une maladroite abstraction, que l’un retrouve enfin son indépendance perdue. Ici finit l’histoire sociale de l’humanité. Pêcheurs en eau trouble, vos sophismes ne prévaudront pas : le mouvement de l’esprit n’est pas indifférent, n’est pas indifféremment dirigé. Il y a une droite et une gauche dans l’esprit. Et c’est la liberté qui entraîne l’aiguille de la boussole vers ce nord magnétique, qui est du côté du cœur. Rien, ni les catastrophes, ni la considération dérisoire des personnes, ne saurait entraver l’accomplissement du devenir. L’esprit balaye tout. Au centre de cette grande plaine où l’homme habite, où dans les mares asséchées se sont éteints plusieurs soleils, l’un après l’autre, que ce grand vent du ciel sévisse, que l’idée au-dessus des champs se lève et renverse tout. Il y a tout à gagner de la plus grande perte. L’esprit vit du désastre et de la mort.
Ceux qui modérément meurent pour la patrie… ceux qui modérément dorment le long du jour… ceux qui modérément, et voilà
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pourtant bien votre cas, radicaux, ramènent les écarts de pensée à de simples délits sans force, ces maîtres de maison courtois, et tolérants, ces dilettantes de la morale, ces farceurs, ces badins sceptiques, seront-ils longtemps nos maîtres, pratiqueront-ils toujours l’oppression par le sourire ? Il est inconcevable qu’on exalte en l’homme ses facultés mineures, par exemple la sociabilité, aux dépens de ses facultés majeures, comme la faculté de tuer. Il suffira d’un sursaut de la conscience de ce tigre auquel on a fait prendre pour une prison les rayures annelées de sa robe pour qu’il s’élève à la notion morale de sa liberté, et qu’il reconnaisse alors les ennemis de la morale. Alors, ô modérés, il n’y aura plus pour vous de refuge dans les rues, dans les maisons, dans les édifices du culte, dans les bordels, dans l’innocence des enfants, ni dans les larmes bleues des femmes, alors la liberté tyrannique vous clouera tout à coup – hiboux et rhéteurs – à vos portes, alors elle jettera son nom à l’univers avec un grand éclat de rire, et l’univers ira disant que la liberté maintenant se nomme la Révolution perpétuelle.
LOUIS ARAGON
La Vie :
Le Bouquet sans Fleurs
Au pas… j’ai rêvé de mettre mes idées au pas, de m’abandonner à la cadence sourde de ma vie ; je ne voulais plus récolter le désespoir que je sème. C’était alors l’hiver et, de l’autre côté de la rue, chaque après-midi, je voyais le soleil tendre aux vitres ses mouchoirs de flammes. Je pensais à ces hommes-refuges dont je suis, la tête haute, comme, dans des fouilles, on se trouve en présence d’un mort tenant encore sa lampe de mineur. Et je repoussais la damnation. Jusqu’ici je n’ai été que trop porté à spéculer sur le découragement de tous. Les plus jolies femmes elles-mêmes, j’eusse voulu les élever contre leur sort, glisser ce follet dans leurs yeux ouverts. Et pourtant le détestable bonheur, pour le peu qui m’en a été donné, peut bien s’évaporer dans sa touchante fiole de poison, ce n’est pas à lui que j’aurai recours pour vivre. Elles sont, les occasions, pourvues d’une si grande puissance affective, et si pressantes, que je n’ose me tracer un chemin à l’abri de leur cahotement, quitte à consterner ceux qui déjà croyaient à mon impassibilité en me voyant, à certaines heures, passer au-dessus d’eux avec l’exactitude d’un wagonnet de pierres.
On m’a beaucoup reproché dernièrement de telles défaillances et, tout d’abord, de ne pas agir de façon plus conforme à mes idées. Comme si, répondant au premier appel de celles-ci, obéissant à l’impulsion la plus fréquente et la plus forte que je subisse, il ne me restait pas qu’à descendre dans la rue, revolvers aux poings, et… l’on voit ce qu’il adviendrait. Puis, qui sait, j’épargnerais quelqu’un, et tout serait à refaire. En pareil domaine y a-t-il place, pourtant, pour autre chose ? Quelle action indirecte me satisferait ? Dès lors que je cherche, voici, paraît-il, que je rentre dans l’art, c’est-à-dire dans je ne sais quel ordre social où l’impunité m’est assurée mais où, jusqu’à un certain point, je cesse de tirer à conséquence. Encore la condition qui m’est ainsi faite ne peut-elle passer pour incompatible avec ma dignité que pour ceux qui ne vous ont jamais vu briller entre les barreaux, belles et grandes prunelles !
Des heures me sont accordées pour penser à tout ce qui me désarme : de jeune, d’éternel, d’incertain, de splendide. La beauté d’un être et ce droit imprescriptible que de loin en loin je veux me croire sur elle, aussi vrai que cela peut encore constituer pour moi la torture par l’espérance, je ne demande pas qu’on me juge à l’échelle des héros.
Dans sa " Préface à l’Avenir ", M. Jean Hytier déplore qu’après Les Pas perdus je ne me sois pas suicidé. À le croire j’aurais fait machine arrière en revenant au surréalisme. Il a peut-être raison. Mais si je possède à quelque degré le sentiment tragique de la vie, concevrait-on qu’il me détourne d’exalter ce qui me paraît exaltable ? Ne serait-ce pas méconnaître par là la nature de ce sentiment ? J’ai pu, ces dernières années, constater les méfaits d’un certain nihilisme intellectuel dont la malice était à tout propos de poser la question de confiance la plus générale et la plus vaine. Dans le désarroi moral qui s’ensuivait, seuls trouvaient grâce quelques modes d’activité superficielle et de pauvres paradoxes. C’est ains
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que la nouveauté, au sens le plus fantaisiste du mot, passait en toutes matières pour un critérium suffisant. Hors d’elle il n’était pas de salut : elle justifiait avec insistance des tentatives dérisoires en peinture, en poésie. D’expérience valable aux confins de la vie et de l’art, de preuve par l’amour, de sacrifice personnel, pas trace.
Il s’agissait à tout prix d’y remédier.
Force fut, pour cela, d’envisager un mode de consultation publique qui résolût, à la manière d’un plébiscite, la question qui, bien qu’on la perdît de vue, continuait à se poser et se posera toujours, n’étant rien moins que celle de la neutralité de l’esprit. L’action intellectuelle sera-t-elle subjective, objective ; et dans quelle mesure engagera-t-elle, en définitive, la volonté universelle dont, à la fin du dix-neuvième siècle, on affecta de ne plus tenir compte ? C’est au surréalisme de se prononcer. N’est-ce pas nous, en effet, qui demandons les premiers, non la destruction des musées et des bibliothèques, mais – ce qui est plus grave – l’abolition des privilèges artistique, scientifique et autres et, pour commencer, la libération désintéressée, l’isolement de cette substance mentale commune à tous les hommes, de cette substance souillée jusqu’ici par la raison ? Avec le surréalisme nous avons la prétention d’établir au centre du monde et de nous-mêmes une inquiétante machine qui suppléera à la force intellectuelle comme toute autre à la force physique. Nous travaillons à son perfectionnement et ne doutons pas qu’elle soit un jour en mesure de pourvoir à toutes nos dépenses d’énergie.
Si quelque chose doit nous en convaincre, c’est bien le fonctionnement du Bureau de recherches surréalistes, 15, rue de Grenelle. De toutes parts on nous adresse des récits de rêves et quantité d’autres documents. Nous réservons un grand nombre de communications qui nous sont faites, pour les produire en temps et lieu. Enfin nous ne saurions trop répéter que nous sommes prêts à accueillir favorablement toutes les initiatives surréalistes, d’où qu’elles viennent. Nous tenons, d’autre part, à insister sur le caractère purement révolutionnaire de notre entreprise, en fonction duquel on nous trouvera toujours aux côtés de ceux qui sont prêts à donner leur vie pour la liberté.
Nous lancerons autant d’appels qu’il faudra.
Ce qui se passe au Bureau de recherches surréalistes, en décembre 1924, ne saurait détourner toute notre attention de ce qui se produit au dehors. Je demande en grâce à certains de mes amis de ne pas combattre l’activité, peut-être toute extérieure au surréalisme, mais haute de mobiles, de Pierre Morhange. – Que l’actualité politique elle-même serve au moins à nous renseigner sur le progrès de la maladie de ce temps, d’ailleurs incurable. – Evitons toute spécialisation : est-il un chapitre auquel le surréalisme n’ait voix ? Tournons-nous vers l’Orient, d’où commencent à nous venir des encouragements immenses. La poésie s’apprête à passer sur un pont. C’est Paris !
Dans cet étrange tableau, mais ceci pour moi seul, pourquoi figure donc au premier plan une grande et merveilleuse coque de satin blanc qu’on m’a dit être le divan de Madame Sabatier ?
André BRETON.
Le Sommeil :
Je ne sais pas découper
Les géologues ne doutent de rien et trouvent la vie toute simple car du globe dont ils s’occupent, ils ont réussi à faire une petite boule de mosaïques apprivoisées et démontables. Ils coupent la terre en deux et après cette opération nous offrent un moka idéal et saugrenu d’ères successives. Et le tour est joué, le tour d’ailleurs a semblé si facile que nos psychologues durant des siècles s’y sont essayés. Peine perdue. Les éléments demeurent en fusion. La tranche de vie est un lambeau de brouillard tristement sanglant et il nous faut encore compter avec les douloureuses surprises des rêves.
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Oui nos rêves. Cette petite fumée, après quoi s’acharne toujours notre course aux sécurités, soudain s’évapore et c’est à recommencer. Et nous cherchons un feu nouveau. Je pense à cette jarre qui dans un décor de Chirico, tout près de cette maison, dont vous disiez, Breton, qu’elle devait abriter un sphinx, reste sur une scène vide après le départ – enfin – des danseurs importuns. Allons-y de notre petit symbole. Les danseurs importuns, ce sont les divertissements quotidiens et qui ne gardent même point cette séduction pittoresque dont la qualité certes n’est pas grande, mais dont nous espérions qu’elle pourrait aider encore à quelque illusoire passe-temps. Mais le temps ne passe, ni ne coule. Les danseurs sont partis et ont bien fait de partir. La jarre est seule sur la scène. Une fumée sort de la jarre. Me direz-vous qu’un bossu y est caché qui fume benoîtement sa pipe ? Qu’on appelle le bossu instinct sexuel ou de conservation, ne montent pas moins de la jarre, de notre sommeil, la fumée, les rêves. Et ces rêves, cette fumée ne sont point la somme d’une jarre, d’un bossu, d’une pipe, non plus que d’un sommeil, d’un corps, d’un instinct.
Nous n’avons pas la stupide consolation de nous séparer en tranches, en quartiers. Réel et impondérable un nuage s’élève de mes heures libres. Mais au réveil il me faut avouer que je me rappelle moins les images que cet état qui en naquit. Recommençant une vie contrôlée, j’essaie avec les moyens de ma petite expérience aux yeux ouverts, de suivre en sens inverse ce que nos pédants baptisent processus, et, parti d’un état vague mais péremptoire cherche des précisions qui ne parviendront du reste point à me sembler indéniables.
Au fur et à mesure que le jour m’éloigne du rêve nocturne, l’état qui en fut le résultat, s’évaporant, je suis, pour le recréer, contraint de courir après un plus grand nombre d’images, de mots. Ainsi naît cette tentation de l’art. On prend la jarre, un bossu. On prend un corps, un sexe. On prend une toile, des pinceaux. On prend du papier, une plume. Hélas il n’y a plus ni fumée, ni rêves. Un enfant interrogé au matin expliquera sa joie ou sa terreur nocturnes par un seul fait. À midi les accessoires du songe auront été multipliés, deux heures après triplés et ainsi de suite.
Donc nous cherchons les sensations nettes et insuffisantes capables de recréer un état vague et suffisant. Je rêve d’un goût de chair humaine (non caressée, ni mordue, mais mangée). Je me réveille avec une surprise dans la bouche. Comment y vint-elle. Je crois que j’ai vu des guirlandes de peau décortiquée. Ces guirlandes ornaient ma chambre, alourdies de fruits humains semblables à ces lampions du 14 juillet. Je suppose que j’ai dû cueillir un de ces fruits, le manger. Mais cette hypothèse et les images dont j’ai tentation de l’embellir ne suffisent point. Je suis sûr d’un goût de chair dans ma bouche. La langue est une île inconnue dans la géographie des rêves, et pourtant quand j’ai cessé de dormir, ma langue, oui, ma langue pensait qu’il n’était guère difficile de devenir anthropophage.
Voilà un rêve qui n’est guère pittoresque. Pourtant je le donne pour un de mes plus étranges. Il m’a hanté tout un jour et tout un jour À la recherche de cette secousse qui me fit l’égal eonfus de Dieu, j’essaie de bâtir une tour qui n’arrivera jamais à me mener si haut que cette fumée au goût de chair humaine.
Notre sommeil coupé en deux, nous nous apercevons que l’esprit libéré ne s’enchaîne point toujours à ces soi-disant merveilles qu’il plaît à nos minutes lucides d’amonceler. Bien plus que des dragons ou les éruptions des volcans de porcelaine m’épouvante ce nettoyage par le vide qui me vaut par exemple de rêver que je ne rêve point et aussi une combinaison des plus stricts et plus lucides raisonnements.
Eveillé en sursaut, je me surprends occupé à quelque travail inexorablement logique. Mais suis-je fou car j’ai eu un rêve qui ne l’était pas
RENÉ CREVEL.
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RÊVES
Le Pays de mes Rêves
Sur les marches qui conduisent aux perspectives du vide, je me tiens debout, les mains appuyées sur une lame d’acier. Mon corps est traversé par un faisceau de lignes invisibles qui relient chacun des points d’intersection des arêtes de l’édifice avec le centre du soleil. Je me promène sans blessures parmi tous ces fils qui me transpercent et chaque lieu de l’espace m’insuffle une âme nouvelle. Car mon esprit n’accompagne pas mon corps dans ses révolutions ; machine puisant l’énergie motrice dans le fil tendu le long de son parcours, ma chair s’anime au contact des lignes de perspectives qui, au passage, abreuvent ses plus secrètes cellules de l’air du monument, âme fixe de la structure, reflet de la courbure des voûtes, de l’ordonnance des vasques et des murs qui se coupent à angle droit.
Si je trace autour de moi un cercle avec la pointe de mon épée, les fils qui me nourrissent seront tranchés et je ne pourrai sortir du cachot circulaire, m’étant à jamais séparé de ma pâture spatiale et confiné dans une petite colonne d’esprit immuable, plus étroite que les citernes du palais.
La pierre et l’acier sont les deux pôles de ma captivité, les vases communiquants de l’esclavage : je ne peux fuir l’un qu’en m’enfermant dans l’autre, – jusqu’au jour où ma lame abattra les murailles, à grands coups d’étincelles.
Le repli d’angle dissipé, d’un coup de ciseaux la décision fut en balance. Je me trouvai sur une terre labourée, avec le soleil à ma droite et à ma gauche le disque sombre d’un vol de vautours qui filaient parallèlement aux sillons, le bec rivé à la direction des crevasses par le magnétisme du sol.
Des étoiles se révulsaient dans chaque cellule de l’atmosphère. Les serres des oiseaux coupaient l’air comme une vitre et laissaient derrière elles des sillages incandescents. Mes paumes devenaient douloureuses, percées par ces lances de feu, et parfois l’un des vautours glissait le long d’un rayon, lumière serrée entre ses griffes. Sa descente rectiligne le conduisait à ma main droite qu’il déchirait du bec, avant de remonter rejoindre la troupe qui s’approchait vertigineusement de l’horizon.
Je m’aperçus bientôt que j’étais immobile, la terre tournant sous mes pieds et les oiseaux donnant de grands coups d’ailes afin de se maintenir à ma hauteur. J’enfonçais les horizons comme des miroirs successifs, chacun de mes pieds posé dans un sillon qui me servait de rail et le regard fixé au sillage des vautours.
Mais finalement ceux-ci me dépassèrent. Gonflant toutes les cavités de leur être afin de s’alléger, ils se confondirent avec le soleil. La terre s’arrêta brusquement, et je tombai dans un puits profond rempli d’ossements, un ancien four à chaux hérissé de stalagmites : dissolution rapide et pétrification des rois.
Très bas au-dessous de moi, s’étend une plaine entièrement couverte par un immense troupeau de moutons noirs qui se bousculent entre eux. Des chiens escaladent l’horizon et pressent les flancs du troupeau, lui faisant prendre la forme d’un rectangle de moins en moins oblong. Je suis maintenant au-dessus d’une forêt de bouleaux dont les cimes pommelées s’entrechoquent, se flétrissent rapidement, tandis que les troncs, se dépouillant eux-mêmes de leur peau blanche, construisent une grande boîte carrée, seul accident qui demeure dans la plaine dénudée.
Au centre de la boîte, comme une médaille dans un écrin, repose la plus mince tranche du dernier tronc et j’aperçois distinctement le cœur, l’écorce et l’aubier.
Le disque de bois, où les faisceaux médullaires apparaissent en filigrane, n’est qu’un hublot de verre, l’orifice d’un cône qui découpe dans l’épaisse paroi qui m’enveloppe l’unique fenêtre de ma durée.
Dans l’hémisphère de la nuit, je ne vois que les jambes blanches et solides de l’idole, mais je sais que plus haut, dans la glace éternelle, son
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buste est un trou noir comme le néant de la substance nue et sans attributs.
Parmi la foule amassée autour du piédestal, quelqu’un répète inlassablement : " La reliure du sépulcre solaire blanchit les tombes… La reliure du sépulcre… etc. "
Entre le sommeil des voix et le règne des statues, une rose enrichit le sang où se baigne le bleu corporel assimilable par fragments. La saveur des couronnes qui descendent au niveau des bouches closes suggère un calcul plus rapide que celui des gestes instantanés. Les laminaires ont tracé des cercles pour blesser nos fronts. Je pense au guerrier romain qui veille sur mes rêves ; il élève son bouclier à hauteur de mes yeux et me fait lire deux mots :
attol et sépulcrons
Si le pari de Pascal peut se figurer par la croix obtenue en développant un dé à jouer, que pourra m’apprendre la décomposition du bouclier ?
Depuis longtemps déjà, j’ai arraché fibre à fibre la face du guerrier : j’ai d’abord obtenu le profil d’une médaille, puis une surface herbeuse et un marécage sans presque de limites d’où émergent des fûts brisés. Aujourd’hui je suis parvenu à mettre un nom sur chaque parcelle de chair. Le blanc des yeux s’appelle : courage, – le rose des joues s’écrit : adieu, – et les volutes du casque épousent si exactement la forme des fumées que je ne puis les nommer que : somnifères.
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Mais le ventre du bouclier représente une gorgone hideuse, dont les cheveux sont des chiffres 3 et 5 entrelacés. Le 8 de la somme se renverse, et j’arrive à l’Infini, serpent du sexe qui se mord soi-même. C’est alors que la chiourme des lignes se couche sous le fouet de la matière. Il ne me reste qu’à accomplir le meurtre devant une architecture sans fin. Je briserai les statues et tracerai des croix sur le sol avec mon couteau. Les soupiraux s’élargiront et des astres sortiront silencieusement des caves, – fruits des sphères et des statues, grappes de globes lumineux montant comme les bulles transparentes d’un fumeur de savon, à travers les pigments de la mort et le bulbe rouge de la lampe de charbon.
Au cours de ma vie blanche et noire, la marée du sommeil obéit au mouvement des planètes, comme le cycle des menstrues et les migrations périodiques d’oiseaux. Derrière les cadres, une rame délicieuse va s’élever encore : au monde aéré du jour se substitue la nuit liquide, les plumes se changent en écailles et le poisson doré monte des abîmes pour prendre la place de l’oiseau, couché dans son nid de feuilles et de membres d’insectes. Des galets couverts de mots, – mots eux-mêmes bousculés, délavés et polis, – s’incrustent dans le sable parmi les rameaux et coquilles d’algues, lorsque toute vie terrestre se rétracte et se cache dans son domicile obscur : les orifices des minéraux.
Zénith, Porphyre, Péage,
sont les trois vocables que je lis le plus souvent.
Ils ne m’apparurent d’abord que partiellement : le Z en zébrure ou zig-zag de conflit, fuite oblique vers les incidences puis persévérance dans une voie parallèle, – l’Y de l’outre-terre (Ailleurs, qu’Y a-t-il ? Y serons-nous sibYlles ? Qu’Y pourrai-je faire si je n’ai plus mes Yeux ?), – l’A écartant de plus en plus son angle rapace sous-tendu par un horizon fictif, tandis que P Poussait la Porte des Passions.
Puis les trois mots se formèrent et je pus les faire sauter dans mes mains avec d’autres mots que je possédais déjà, lisant au passage la phrase qu’ils composèrent :
Payes-tu, ô Zénith, le péage du porphyre ?
À quoi je répondis, lançant mes cailloux en ricochets :
Le porphyre du Zénith n’est pas notre péage.
MICHEL LEIRIS.
Les Ecrivains du Surréalisme, qui n’ont, sans doute, pas moins de bon sens que de génie, ont judicieusement remarqué que, par l’honnêteté banale et pourtant rare qui la signale, et par le recueillement où elle nous oblige, l’action de pisser est, pour le civilisé, la préparation la plus salubre à l’émotion de la pensée.
Impuissance d’être intolérant. Toutes les conceptions du monde proposées sont satisfaisantes ; car l’intelligence incapable de sentir la réalité directement, peut encore assimiler des réalités déjà digérées ; elle ne vit qu’en parasite, elle ne peut rien refuser ; pour cela il lui faudrait s’appuyer sur le réel ; ainsi la matière échappe.
Oui, sommes-nous à la veille d’une Révolution ? Le Surréalisme en sera-t-il l’instrument ? Pourquoi pas ? À mon avis, je le souhaite de toute mon âme, de toutes mes tendances.
On aperçoit (dans La Révolution Surréaliste) un majestueux portrait en buste de Germaine Berton. Que vient-elle faire là ? Tuer son prochain, est-ce du surréalisme ?
On fait courir le bruit que le surréalisme se rattache à l’offensive dirigée actuellement, du lointain Orient, contre la personnalité humaine… Déjà on s’accoutume au ton hallucinatoire de certains textes surréalistes.
J’ai fait remarquer que le surréalisme, qui est une méthode de recherche fort intéressante et probablement féconde, ne devrait pourtant pas perdre de vue que si un auteur écrit un livre c’est pour rencontrer l’assentiment, sinon la compréhension d’au moins un lecteur.
Médiocres ou nuls, nous ne leur devrions que le silence. Mais il y a parmi les surréalistes des talents qui s’égarent et qu’il importe de ramener par des avertissements, un peu rudes, au travail et au sérieux, sans quoi rien ne demeure dans le domaine de l’art.
Comme je corrige les épreuves du présent article, l’apprends l’ouverture d’un " Bureau de Recherches Surréalistes " qui réunira " le plus grand nombre possible de données expérimentales ". De plus en plus fort ! Admirons.
Dans le premier numéro de La Révolution Surréaliste, on nous convie au rêve. Le rêve doit suppléer aussi bien aux facultés intellectives qu’au sens général et ordinaire de la vie… Rêvons donc avec les surréalistes de tous les points cardinaux afin de donner le change à la réalité et pour aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme.
Une grande affiche collée sur la porte d’une grande librairie parisienne annonçait la Révolution. La librairie dont il s’agit est au coin du boulevard Raspail et de la rue de Grenelle, mais en dépit du voisinage de l’ambassade de Russie, le péril communiste ne devait pas être envisagé.
Le 5 mai 1925, anniversaire de l’ouverture des États généraux et de la mort de Napoléon, éclate la Révolution Surréaliste.
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========== CHRONIQUE ==========
Le Plaisir :
La Zone du Néant
La morale, encore, se défendait. Elle interdisait à l’esprit de se plier à des fins. Le vouant au désintéressement absolu comme à la nudité, elle écartait de lui les projets qui lui composaient un avenir à court terme, elle le dévêtait des formes auxquelles il se prêtait (d’une certaine hauteur tous les domaines de l’esprit se fondent). Son exercice, en pure perte, était une observance et une distraction. Vendu par ses frères, elle le rend à lui seul.
Là, sa puissance se donne libre cours. Il ignore une durée qui lui cède le pas. Il n’attend plus rien de ses paroles qu’il éparpille comme des roses et des dagues dans les spasmes du vent. L’éruption de sa vie dépasse toute préoccupation et la défense morale tombe comme une barricade fanée. Il n’est plus pour lui de point de repère, aucun problème moral ne se pose. Les pieuvres de références s’endorment dans le ruisseau de ses artères.
Celui qui refusa de croire au monde que lui offraient les bouquetières comme des fauvettes décapitées s’est réfugié parmi les idées qui sont l’ombre essentielle des choses. Leur transparence et leur grandeur lui semblaient envelopper de leurs mantes sans scories toutes les forêts de l’univers et il jouait sans fin de ce collier de jais et de piment.
Mais un matin qu’il s’éveille d’un rêve et que se dissipent les brouillards épais comme son sang, il prend conscience d’une existence ardente et exigeante où l’esprit a de lui une appréhension immédiate et unique et se brûle comme sa chair exigeante.
Dès lors les idées lui semblent la monnaie courante et la partager, c’est encore boire au brouet commun des richesses. Il voit à quelle schématisation générale elles sont soumises et sur quel canevas leur corps est exposé. Dans chacune, il voit l’extension figurée à laquelle la contraint sa nature explicative et compréhensive, comme elle s’expose et se divise, si bien que ses parties s’éloignent et se séparent de sa vie dense. L’esprit à travers ces écrans et ces présentations discursives, même dans la plus unique intuition, étale ses facettes dans une lumière abstraite. Et cela répugne à sa pureté égoïste comme à l’amour de sa vie ardente.
Désormais il ne condescendra plus à donner aux éclairs qui traversent sa nuit chaude cette forme ordonnée, claire et soumise à des lois extérieures. Ses émotions intellectuelles, il ne les trahira plus à les préciser en concepts, peu lui chaut l’architecture. Il vivra seulement l’éruption de l’esprit.
Les collines, l’agathe des pervenches, le deuil des cryptes, le héron et le croup, l’absinthe aux feuilles de chaux, les larmes de songes traversent son regard comme un fil de la vierge. En vain le neveu des dentellières frappe ses ongles contre sa porte.
Et comme les aspects figurés de la pensée sont sans doute les seuls où elle se retrouve et mesure sa marche, évalue l’avenir d’après le passé, l’été par l’hiver, où elle approfondit son pouvoir de possession sur la fuite infinie des dédoublements dont elle est capable, ce refus lui livre tout son domaine. Il est seul et il ignore une durée qui lui cède le pas. Il n’est plus pour lui de point de repère.
Le voilà tout entier à vivre le cours trouble et brûlant de l’esprit. Il ne se traduira peut-être plus que par d’intenses déplacements de masses émotives. Il portera en lui ces élans sourds et bouillonnants, remuant sans fin le ma ëlstrom brûlant d’une coulée d’or. Voilà hautain, aveugle et sourd, traversant les places désertes et les plages où l’aigle égorge le mouton, celui que le Surréalisme a rendu aussi grand vivant que mort.
FRANCIS GÉRARD.
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========== BUREAU DE RECHERCHES ==========
Le Bureau de Recherches surréalistes
Les quelques appels qui ont été lancés pour inviter le public à venir se présenter au Bureau de Recherches ont été entendus. L’indifférence qui demeure le rempart le plus solide des multitudes se trouve enfin forcée. Quelques critiques, ignorant tout de la question et obéissant à des devoirs de groupe, ont tenté de plaisanter devant l’audace de cette manifestation ; quelques autres mieux informés, se sont émus ; d’autres y ont vu un danger réel. (Certains ont tenté de nous faire à ce sujet un succès de curiosité ; il n’y a qu’une bien pauvre idée de nos intentions qui puisse justifier cet état d’esprit.)
Néanmoins le nombre des personnes que nous accueillons augmente de jour en jour, et bien que l’intérêt de leurs démarches soit variable, il commence à justifier cet espoir que nous plaçons dans l’inconnu que chaque jour doit nous révéler.
Le Bureau des Recherches surréalistes est ouvert depuis le 11 octobre 1924, 15, rue de Grenelle, Paris, tous les jours, sauf le dimanche, de 4 h 1/2 à 6 h 1/2. Deux personnes sont chargées chaque jour d’assurer la permanence. Plusieurs communiqués ont été envoyés à la presse à ce sujet, dont celui-ci, que nous reproduisons en partie et qui conserve toute son actualité : " Le Bureau de Recherches surréalistes s’emploie à recueillir par tous les moyens appropriés les communications relatives aux diverses formes qu’est susceptible de prendre l’activité inconsciente de l’esprit. Aucun domaine n’est spécifié à priori pour cette entreprise et le surréalisme se propose de rassembler le plus grand nombre possible de données expérimentales, à une fin qui ne peut encore apparaître. Toutes les personnes qui sont en mesure de contribuer, de quelque manière que ce soit, à la création de véritables archives surréalistes, sont instamment priées de se faire connaître : qu’elles nous éclairent sur la genèse d’une invention, qu’elle nous proposent un système d’investigation psychique inédit, qu’elles nous fassent juges de frappantes coïncidences, qu’elles nous exposent leurs idées les plus instinctives sur la mode aussi bien que sur la politique, etc. ou qu’elles veuillent se livrer à une libre critique des mœurs, qu’elles se bornent enfin à nous faire confidence de leurs rêves les plus curieux et de ce que ces rêves leur suggèrent. "
Le Bureau de Recherches doit être avant tout un organe de liaison. Et c’est bien le sens que prend son activité. Il faut que cette curiosité que nombre de personnes éprouvent à notre égard devienne de l’intérêt réel, que toutes les visites qui nous sont faites au Bureau de Recherches manifestent véritablement quelqu’apport nouveau. Indépendamment des journalistes dont les visites nous maintiennent en contact avec un public très étendu, nous avons accueilli des personnes très différentes d’intentions, dont plusieurs ignoraient à peu près tout de la question du surréalisme. Encourageons ceux qui sont venus nous voir par simple sympathie, sans toutefois apporter leur adhésion parfaite ; si ceux-là étaient infiniment nombreux il y aurait un plus grand nombre encore d’individus actifs. Enfin nous avons connu quelques êtres dont les résolutions étaient extrêmement semblables aux nôtres ; ils sont déjà à nos côtés, agissants…
AVIS
En vue d’une action plus directe et plus effective, il a été décidé dès le 30 janvier 1925 que le Bureau de Recherches surréalistes serait fermé au public. Le travail s’y poursuivra, mais différemment. Antonin Artaud assume depuis ce moment la direction de ce Bureau. Un ensemble de projets et de manifestations précises que les différents comités exécutent actuellement en collaboration avec A. Artaud, seront exposés dans le n° 3 de La Révolution Surréaliste.
Le Bureau central, plus que jamais vivant, est désormais un lieu clos, mais dont il faut que le monde sache qu’il existe.
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========== ACTUALITÉ ==========
Communisme et Révolution
Dans le numéro de Clarté du 15 novembre 1924, Jean Bernier commentant le pamphlet " Un Cadavre ", dirigé contre Anatole France, me reprochait : " l’étourderie véritablement plus comique qu’odieuse dont Aragon fit preuve en écrivant : " Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois le tapir Maurras et Moscou la gâteuse… ", et publiant dans le numéro du 1er décembre de la même revue, la réponse que je lui adressais, et que voici :
Paris, le 25 novembre 1924.
Mon cher Bernier, il vous a plu de relever comme une incartade une phrase qui témoignait du peu de goût que j’ai du gouvernement bolchevique, et avec lui de tout le communisme. Vous savez pourtant assez que l’étourderie n’est pas mon fort, et qu’il n’appartient ni à un homme ni à un parti de me demander de connaître ou d’ignorer quelque chose. Si vous me trouvez fermé à l’esprit politique et mieux : violemment hostile à cette déshonorante attitude pragmatique, qui me permet d’accuser au moins de modérantisme idéal ceux qui à la fin s’y résignent, c’est, vous n’en pouvez douter, que j’ai toujours placé, que je place l’esprit de révolte bien au delà de toute politique. Qu’avez-vous fait, au bout du compte, fameux hommes d’action, si fiers de ne pas vous embarrasser des moyens, depuis que le monde est monde ? La révolution russe, vous ne m’empêcherez pas de hausser les épaules. À l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle. Il siérait, vraiment, que vous traitiez avec un peu moins de désinvolture ceux qui ont sacrifié leur existence aux choses de l’esprit.
Je tiens à répéter dans Clarté même que les problèmes posés par l’existence humaine ne relèvent pas de la misé rable petite activité révolutionnaire qui c’est produite à notre orient au cours de ces dernières années. J’ajoute que c’est par un véritable abus de langage qu’elle peut être qualifiée de révolutionnaire. La terreur, croyez-le, mon cher Bernier, je sais de quoi je parle. Il ne m’arrivera pas de me prémunir contre l’éventualité d’un gouvernement communiste en France. Je ne m’appuie ni sur ce futur brouillon, ni sur un présent infâme. On ne peut pas m’accuser de regarder en arrière. Mes yeux sont fixés sur un point si lointain, que personne ne me pardonnera jamais ma prétention dérisoire.
Voilà pourquoi je n’admettrai de personne, fût-ce de pous-même, une leçon au nom d’un dogme social, fût-ce celui de Karl Marx.
Amicalement,
LOUIS ARAGON.
Bernier la commentait :
On ne saurait s’étonner de voir un idéaliste de cette sorte fulminer contre tout pragmatisme. Nous retrouvons là un peu de ce vivace conflit que Péguy formulait à sa manière en dressant la mystique contre la politique. Toutes réserves faites sur le mystère de l’avenir, nous touchons là une bonne part de notre drame.
Le monachisme d’Aragon, cette espèce d’apostolat de l’impossible où il entend se consumer, non sans goûter toutefois le plaisir âcre, secret, du vaticinateur, aurait tout son prix si le désert s’étendait encore à la face de Dieu aux portes de nos pilles.
Notre matérialisme à nous, mon cher Aragon, notre enragé matérialisme, ne s’en laisse pas conter si facilement. D’ailleurs, je ne sache pas que ce regard perdu " fixé sur un point si lointain " suffise – étoile – à votre vie. Le pragmatisme est bien " votre " péché mignon, notre PÉCHÉ ORIGINEL.
Et, trouvant que ce n’était pas assez dire, Marcel Fourrier
Cela nous situe les uns et les autres. Aragon, anarchiste pur, se cantonne volontairement sur le plan culturel. Il combat la culture bourgeoise du dedans. Il préfère rester dans son camp, plutôt que de se joindre aux ennemis du dehors. Nous, sur le plan culturel, comme sur tous les autres, nous avons rompu les ponts.
Avant tout, l’action de classe importe, qui, en bouleversant l’édifice du monde bourgeois, permettra une transmutation des valeurs humaines, totale.
Nous ne pouvons forcer Aragon, pas plus que nous ne pouvons forcer les littérateurs bourgeois, à admirer, ni même plus simplement à comprendre la Révolution russe. Devant elle, Aragon éprouve la même sainte horreur que n’importe quel autre Français de sa classe, bien pensant. Son anarchisme qui, malgré son expression académique – tout comme le fut celui de Barrès – contient, soyons justes, une part importante de mysticisme, ne saurait nous empêcher de le classer parmi nos adversaires. Entre lui et nous, et tant qu’il restera sur de telles positions, question de classe, question de force.
Péguy pour l’un, bourgeois pour l’autre, me voilà bien nanti. Et qu’êtes-vous tous deux, que des littérateurs bourgeois ? Les ponts rompus, prenez garde à l’abus d’une image. Le matérialisme, que vous opposez enfantinement à l’idéalisme, ne permet l’abandon de rien, pas même de cette culture, que l’ignorance seule vous fait attribuer aux bourgeois. Et c’est par là où elle vous manque, que vous vous croyez des prolétaires, que vous tâchez d’entretenir cette abominable distinction entre les hommes, vous les apôtres de l’égalité. Une insuffisance de syntaxe et de vocabulaire ne saurait suffire à vous ranger parmi les ouvriers.
Monsieur Fourrier, où voyez-vous que j’éprouve une sainte horreur de la révolution russe ? Ce sont-là de vos expressions, aussi impropres qu’étourdies. Je ne veux pas de vos demi-mesures, entendez-vous ? Vos Millerands valent les leurs. À mon tour de vous faire honte de parler trop vite de ce que vous ignorez. Nous sommes quelques-uns qui ne laisserons pas recommencer au profit d’un parti politique, l’escamotage de 1830. Vous ne volerez pas le peuple le jour où il y aura du sang dans la rue. Vous ne l’organiserez pas. Les véritables révolutionnaires seron là pour vous en empêcher. Ils vous demanderont le compte de toute votre vie, ils descendront armés dans vos consciences, et c’est au grand jour, dans la clarté de la Terreur, que seront jugés, politiciens et matérialistes, tous ceux qui pour de courts desseins et de hâtives résolutions auront par une seule compromission, une concession même minime, à l’esprit de banquiers dont vous voici les forcenés apologistes, réduit aux proportions d’une simple crise légale la cause illimitable de la Révolution.
L. A.
Les Philosophes
Ils ont construit des escaliers magnifiques qui mènent à la vérité. Ils les ont descendu et quand ils ont été au bas, ils se sont dit à l’oreille : " C’est trop haut. " La connaissance de leur intelligence les a à jamais persuadés qu’ils ont raison. À chaque palier, leur image mort-née n’avait pas besoin d’eux. Ils sont les gens qui ont compris, ils ont vaincu la surprise, ils ont vulgarisé l’inconnu.
Et soudain, le temps à peine d’avaler leur salive et de se regarder dans la glace, c’est l’inconnu qui les connaît, qui les défigure et nous les rend moins sensibles encore, parce qu’ils sont chauves, parce qu’ils sont bègues, parce qu’ils sont goîtreux, parce qu’ils ont la beauté du diable.
Trop longtemps, ils ont ri, rire de vaisselle intacte, d’argent sûr de lui, ils ont ri de quelques mots malheureux que des pauvres employaient comme on se tue, pour se défendre : croire, aimer, rêver.
Ils ont été volontairement esclaves de ce qu’il y avait de plus bassement humain en eux, leur raison leur a montré l’inanité de toute chose et ils se sont vautrés dans leurs idées.
Mais voici venir le temps des hommes purs, des actes imprévus, des paroles en l’air, des illusions, des extases, des blasphèmes et de l’amour qui rêve, voici que le feu et le sang retrouvent leur splendeur première, voici que les souffrances et les délices hantent à loisir l’âme et le corps, que la pensée n’a plus de portes à ouvrir, n’a plus à entrer ou à sortir et que des balles maladroites transpercent dans leurs boutiques ces " Grandes Têtes Molles ", ces Bonnes Machines à calculer.
P. E.
ACTE DE DÉCES DE ISIDORE DUCASSE COMTE DE LAUTRÉAMONT
Du jeudi 24 novembre 1870, à 2 heures de relevée, acte de décès de Isidore-Lucien Ducasse, homme de lettres, âgé de 24 ans, né à Montevideo (Amérique méridionale), décédé ce matin à 8 heures, en son domicile, rue du Faubourg-Montmartre, n° 7, sans autres renseignements. L’acte a été dressé en présence de M. Jules-François-Dupuis, hôtelier, rue du Faubourg_Montmartre, n° 7, et de Antoine Milleret, garçon d’hôtel, même maison, témoins qui ont signé avec nous, Louis_Gustave Nast, adjoint au maire après lecture faite, le décès constaté selon la loi,
Signé : J.F. Dupuis, A. Milleret, L.G. Nast.