Marcel Jean, et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne dans la littérature française
par Emmanuel Rubio
Marcel Jean, et Arpad Mezei, Genèse de la pensée moderne dans la littérature française, préfacé par Henri Béhar, L’Age d’Homme, 2001, 231 p.
On connaît surtout Marcel Jean (1900-1993) pour son œuvre plastique. La Bibliothèque Mélusine, aux éditions de l’Age d’Homme, réédite Genèse de la pensée moderne dans la littérature française, écrit en collaboration avec Arpad Mezei, psychanalyste hongrois féru d’ésotérisme, et paru initialement en 1950. Avec Maldoror, publié la même année, les deux hommes avaient consacré leur étude au seul Lautréamont. Ils ouvrent ici l’angle de leur compas, pour aborder ceux qui apparaissent comme les sept figures fondatrices de la modernité : Sade, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Jarry, Apollinaire et Roussel. Des études sont consacrées à chacune d’entre elles ; de l’ensemble se dégage pourtant, par l’entremêlement des thèmes comme par le rapport des concepts, la profonde unité du septuor, véritable pôle poétique de la conscience moderne.
L’enjeu est éclairé par un bref parcours de l’histoire européenne, d’allure hégélienne, et qui souligne pour chaque période le travail du négatif : la systématisation du monde objectif, extérieur, propre à la pensée grecque, se voit minée par l’infinie subjectivité humaine ; l’individu travaille le monde social romain, substitut objectif du monde naturel ; enfin, grande synthèse historique : celle que propose l’Église catholique, unissant le fini et l’infini, Aristote et l’Évangile dans la somme de Saint Thomas. Cette synthèse ne se construit pourtant que par une transcendance, qui monopolise de fait l’infini, et laisse au monde empirique, fini, la particularité et la subjectivité irrationnelle. La pensée moderne, née des révolutions scientifiques de la Renaissance, prend alors pour tâche l’élaboration d’une synthèse nouvelle, opposée à celle de l’Église, et réintégrant l’infini et la subjectivité dans l’immanence du réel.
Sade ouvre la série, et nos auteurs, pour l’aborder, mettent à profit les thèses qui font de lui le précurseur de Krafft-Ebbing. Explorant en toute rigueur les contrées les plus extrêmes de la subjectivité humaine, sondant ce désordre que ses contemporains ne veulent pas voir, Sade catégorise finalement les perversions, et rend au réel, à la subjectivité humaine, un ordre réservé avant lui à la seule transcendance. L’approche de Lautréamont va dans le même sens : les Chants de Maldoror, véritable point d’orgue du romantisme, mettent au jour le monde fantasmatique et refoulé propre à la personnalité humaine ; les Poésies, auxquelles s’attache l’étude la plus longue, apparaissent comme le dépassement conscient des virtualités pulsionnelles. Les analyses se poursuivent ainsi, même si les chapitres concernant Rimbaud, Mallarmé ou Apollinaire sont plutôt courts, vers la synthèse ultime des contraires dialectiques, le point suprême ou la pierre philosophale moderne, qui trouve en Roussel son ultime alchimiste.
Dans ces analyses particulières, qui tracent la chaîne inexorable de la conciliation moderne, la perspective hégélienne se double de deux approches concurrentes : l’ésotérisme et la psychanalyse. On peut goûter avec modération le recours parfois littéral à la première (calcul des ères), parfois un peu leste (symbolique de la spirale sur la gidouille du Père Ubu). Lautrémont se voit relu par la Kabbale, comme Roussel (suivant les intuitions de Jean Ferry, reprises par Breton) ; Mallarmé est pour sa part rapproché du bouddhisme. Saluons en tout cas l’impression en fac-similé, qui permet de restituer les blasons agrémentant les têtes de chapitre. La seconde orientation, quels que soient les affinements qu’a pu connaître la psychocritique par la suite, garde une valeur historique (nous ne sommes qu’en 1950) et profite à l’évidence des lumières de Mezei. L’analyse, d’ailleurs, plus que par sa rigueur méthodologique, intéresse par ses intuitions, donne à penser plus qu’elle ne résout. Ainsi du rapport d’Isidore Ducasse à la mère, qui subit une double approche, puisque les auteurs reviennent sur les affirmations de Maldoror, et qui sera comparé à son équivalent rimbaldien ; de la lecture d’Apollinaire par l’" oralité infantile ". Dans un autre domaine, on notera encore, et sans exclusive, l’intérêt pour le " signal " chez Sade qui, implicitement, relie Nadja et la correspondance sadienne ; les comparaisons entre Lautréamont et Proudhon, usant du retournement ducassien ; ou l’étude de l’intégration du hasard dans l’écriture rousselienne, rapprochée des problématiques de Mallarmé.
Soulignons un point : on aura reconnu dans le choix de la constellation moderne comme dans ses modes d’exploration (psychanalyse, ésotérisme) l’empreinte du surréalisme, et ce d’autant mieux que Marcel Jean était alors membre du groupe. L’ouvrage n’a rien pourtant d’une reprise orthodoxe des concepts bretoniens. Pas de " hasard objectif ", pas de " renversement du signe ", mais une parole singulière qui, revenant aux sources poétiques comme théoriques du surréalisme, les aborde souvent avec originalité. La question se pose ainsi constamment : ouvrage critique, texte surréaliste ? L’hésitation, qui crée une sorte de lecture à deux foyers, persiste de fait entre l’intérêt pour les œuvres évoquées, et celui pour le témoignage surréaliste que représente à coup sûr l’ouvrage. Les analyses sur le motif homosexuel dans l’œuvre de Jarry s’intègrent d’une manière pertinente à la critique jarryenne. Elles n’en sont pas moins intéressantes dans le cadre du surréalisme, abordant frontalement, pour Jarry comme pour Lautréamont, des perspectives sur lesquelles Breton par exemple a préféré ne pas s’arrêter. L’affirmation, par Jean et Mezei d’un lien entre homosexualité et modernité est d’autant plus notable qu’elle est par ailleurs reliée à celle de l’émancipation féminine.
La lecture des Poésies de Lautréamont, qui vient compléter le Maldoror, trouve enfin un intérêt historique tout particulier dans l’accent mis par les auteurs sur " la banalité la plus consciente, systématiquement pratiquée ", sur laquelle ils reviennent à plusieurs reprises et qu’ils présentent comme mot d’ordre de l’écriture ducassienne. L’on sait assez en effet quelle postérité eut cette " banalité ". En 1951, elle chapeautait un article de Camus dont le titre, aux yeux de Breton, " apparaîtrait à lui seul comme un défi " : " Lautréamont et la banalité " (voir L’Homme révolté). La " banalité " de Jean et Mezei ne saurait, il est vrai, s’associer au reniement camusien, dans la mesure où elle comprend dialectiquement la révolte qui l’a précédée. Elle n’en apparaît pas moins comme un des relais possibles de cette approche particulièrement anti-surréaliste d’Isidore Ducasse. Fait significatif : Breton, dans ses Entretiens, cite le Maldoror pour les liens entre poésie et ésotérisme ; dans sa polémique avec Camus il préfère convoquer Maurice Blanchot (Lautréamont et Sade) pour souligner l’ambiguïté du texte comme sa valeur subversive.
À mieux y regarder, cette curieuse postérité met ainsi en valeur ce qui peut passer pour un des manques majeurs de l’ouvrage : la minimisation de l’humour (quelques lignes seulement pour Jarry, par exemple). À peine signalées, les intuition de l’Anthologie de l’humour noir ne sont pas véritablement intégrées au raisonnement, et l’" humour blanc ", que veulent promouvoir les auteurs, ne saurait se substituer à l’agressivité subjective du premier. Hantés par la nécessité d’une synthèse, d’une reprise en main du refoulé, les auteurs en viennent, paradoxalement, à voiler la part de refus, de négativité féroce que ces œuvres gardent en elles, et qui fait certainement une grande part de leur modernité. La constellation poétique y perd peut-être un de ses feux, et non des moindres.