Artaud, Œuvres
Compte-rendu par Alain Virmaux
Artaud, Œuvres, (édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Gallimard, Quarto, 2004)
Monumental pavé (près de 1 800 pages), dont la sortie risquait d’être perçue comme le dernier avatar en date d’un interminable feuilleton juridico-éditorial. Depuis 1994, la publication des Œuvres complètes d’Artaud avait été stoppée. Après le lancement (longtemps différé) du tome XXVI, plusieurs autres tomes étaient encore prévus, mais leur parution restait inconcevable tant que perdurait l’affrontement judiciaire entre « l’ayant droit » d’Artaud (son neveu) et l’éditeur. Pour échapper à cette situation de blocage chronique, on envisagea un compromis. À défaut d’une « Pléiade » en quelques tomes qui aurait été l’aboutissement logique d’un contexte moins lourdement conflictuel, le choix fut fait d’un « Quarto » en un unique volume : tournant le dos à une inaccessible exhaustivité, on rassemblerait les Œuvres essentielles, en y insérant — quitte à faire des prodiges techniques de mise en page — nombre d’inédits absents des « œuvres » dites « complètes ».
Pari audacieux mais jouable. Après tout, la première éditrice, Paule Thévenin, avait elle-même écarté d’autorité certains textes de son entreprise. Par exemple, la supposée co-traduction par Artaud de Crime passionnel de Lewisohn (Denoël 1932), dont le présent « Quarto » ne souffle mot[1]. De même, P. Thévenin avait renoncé à publier les lettres d’Artaud envoyées de Ville-Évrard, et les raisons qu’elle en avait données (X 267) pouvaient paraître insuffisantes. À cet égard, on enregistre que plusieurs de ces lettres sont désormais mises au jour dans les Œuvres. Mais l’ambition du nouveau projet dépassait largement la révélation de pièces inédites.
Ambition double. Tout d’abord, volonté nette de réagir contre l’avalanche de volumes qui était la marque des Œuvres complètes : une bonne trentaine de tomes, sans même parler des rééditions répétées des premiers volumes, c’était de nature à créer un sentiment — pas toujours occulté — de légère saturation jusque chez les admirateurs d’Artaud les plus fervents[2]. Sur ce renoncement à tout publier se greffait une autre visée : remettre discrètement en question le travail accompli pendant une quarantaine d’années par la première éditrice. Sans esprit de polémique, mais d’un strict point de vue méthodologique. Remise en question dont on repère plusieurs signes clairs : « travail de réécriture souvent conjectural » (note de la p. 1327), ou bien « montages ou reconstructions hasardeux » (note de la p. 1049). Quant au contenu du tome XXVI (la séance du Vieux-Colombier), sa cohérence est sérieusement, mais sans virulence, révoquée en doute (p. 1172-1 173). Bref, il y a ici contestation méthodique du travail éditorial antérieur.
En dépit de la modération du ton, ce parti pris a forcément choqué, voire indigné les partisans de P. Thévenin. En particulier Jaques Derrida : peu avant de disparaître, il exprima une très vive désapprobation du nouveau volume ; il y voyait une tentative de décrédibilisation de tout le travail de P. Thévenin, et considérait que cette démarche lui paraissait avoir été imposée par l’ayant droit d’Artaud, en raison de sa très ancienne hostilité personnelle contre P. Thévenin (La Quinzaine littéraire n° 885, 1er-15 oct. 2004). La nouvelle éditrice protesta évidemment de sa bonne foi, en insistant sur le fait qu’elle donnait systématiquement les références aux Œuvres complètes, auxquelles chaque lecteur pouvait se reporter à loisir (La Quinzaine littéraire n° 886, 16-31 oct. 2004. Voir enfin, dans le numéro suivant de La Quinzaine, 1er-15 nov. 2004, la lettre d’Antoine Gallimard à Maurice Nadeau, 20 octobre 2004, en forme de mise au point). Ceci rappelé pour mémoire, nous nous garderons de prendre parti. Évelyne Grossman était tout à fait en droit de ne pas approuver aveuglément l’intégralité du travail de sa devancière et, tout en le respectant, de développer posément ses choix propres. Rien ne saurait être sacralisé ; rien n’est définitivement intouchable. Et donc pas non plus le nouveau volume.
Un trait frappe bientôt le lecteur attentif, et un peu familier de l’œuvre d’Artaud. Bien loin de nier le gigantesque travail éditorial antérieur, la nouvelle mouture en reproduit souvent – consciemment ou non – les erreurs ou les à-peu-près. Ainsi peut-on lire, p. 118, à propos de la courte pièce Le Jet de sang (dans L’Ombilic des limbes), que ce serait une « parodie » d’un acte d’Armand Salacrou, et le mot est directement emprunté à Paule Thévenin (I* 281). Or, il suffit d’avoir lu la pièce de Salacrou pour se convaincre que Le Jet de sang n’en est à aucun degré une « parodie », comme nous l’avons démontré ailleurs. Qu’elles proviennent (ou non) des éditions antérieures, un nombre important d’approximations ou d’erreurs factuelles apparaissent dans ce « Quarto ». Déchet assez inévitable, en raison de l’énormité de la masse de textes brassée, mais qui fait néanmoins tache et rend impossible qu’on y ferme les yeux. Un long relevé de ces défaillances serait fastidieux ; on se bornera donc à quelques exemples significatifs, pris surtout (mais pas uniquement) dans la dernière partie du recueil (« Vie et œuvre »).
En 1926, Artaud aurait été « exclu » du groupe surréaliste, nous dit-on pp. 222 et 1 723. On sait pourtant fort nettement – par Marguerite Bonnet, qui cite le procès-verbal de la séance du 23 novembre 1926 (Breton, éd. La Pléiade, t. I, p. 1717, n.2) – qu’Artaud s’est en fait « retiré volontairement » du groupe. C’est Soupault qui fut exclu officiellement peu après (27 nov.) et les commentateurs ont jugé plus simple de regrouper les deux cas et de conclure à une exclusion simultanée des deux hommes. Année suivante, 1927 : nous lisons p. 1724, qu’Artaud aurait suivi « de très près » le tournage, par Germaine Dulac de son scénario La Coquille et le Clergyman. En réalité, il fut totalement empêché de le suivre, de près ou de loin, et c’est une des principales causes de son différend avec la réalisatrice. Est-ce lui qui « provoque », avec quelques surréalistes, le scandale des Ursulines en février 1928, comme on peut le lire p. 1726, selon une version des faits souvent rabâchée ? Au contraire, un témoignage précis a révélé qu’il s’était tenu, ce jour-là, à l’écart du scandale.
Avril 1933 : il prononce en Sorbonne sa fameuse conférence sur « Le Théâtre et la peste », mais les réactions du public sont « mitigées », nous indique-t-on (p. 1740). « Mitigées » ? Le mot est d’autant moins adéquat qu’on nous a donné à lire plus haut – p. 397 – un extrait éloquent du Journal d’Anaïs Nin ; elle rapporte que la conférence fut accueillie par des rires, des sifflets, des huées, des départs bruyants et à ce point multipliés que la salle en fut presque totalement vidée. Si on aborde la période des asiles, il est permis de regretter que soit reprise la vieille idée reçue qui consiste à situer Rodez, sous l’Occupation, en « zone libre » (pp. 1 755-56). C’est oublier que, depuis novembre 1942, les Allemands occupaient la totalité du pays et que la « ligne de démarcation » avait très largement cessé d’exister : quand Artaud arrive en février 1943 à l’hôpital psychiatrique de Rodez, les troupes allemandes campent dans une caserne toute proche, et il a pu les voir défiler.
On hésite à évoquer les simples coquilles – nul ouvrage n’en est à l’abri – mais il y a au moins deux cas qu’il faut signaler au vol : le titre du film de Grémillon Maldone, avec Génica Athanasiou, ne doit pas être orthographié comme un nom commun, avec deux « n » (erreur très répandue), alors qu’il désigne un patronyme (pp. 1 714 et 1 727). D’autre part, concernant les rapports d’Artaud avec Le Grand Jeu, une photo du petit groupe (p. 1738) comporte une légende truffée d’inexactitudes[3]. Plus gravement, arrêtons-nous un bref instant sur la Lettre contre la Cabbale, texte de 1947, alors publié en plaquette, mais absent des Œuvres complètes. Il est satisfaisant de le trouver repris dans le « Quarto » mais gênant de le voir qualifié « d’antisémite » (p. 1437) par la présentatrice. « Violemment antireligieux » (ibid.) aurait suffi. Oui, Artaud y prend rudement à partie les « ineptes rabbins », mais il ne s’était pas privé, ailleurs de persifler tel « bonze profondément illettré et extérieur de temple bouddhique » (Le Théâtre et son double, p. 531). Ou bien d’écrire : « Je renie le baptême » (p. 1423), « Je crache sur le christ inné » (p. 1555), etc. Son rejet violent de toutes les religions fut si absolu, en ses dernières années, qu’il serait aberrant d’en isoler un fragment pour obtenir un effet facile. L’imputation « d’antisémitisme » est d’autant plus fâcheuse qu’elle rejoint un grief déjà lancé en 2003 contre Artaud par un médiocre et tapageur pamphlet dirigé contre le surréalisme.
En pointant quelques bavures, on ne vise aucunement à déconsidérer une entreprise largement estimable, et d’une belle ampleur. Plutôt à faire en sorte qu’un jour, à la faveur d’une réédition, les imperfections soient gommées, et certaines lacunes comblées. Ainsi s’étonne-t-on que le « choix bibliographique » (p. 1771) reste muet sur les 26 tomes (28 volumes) des Œuvres complètes (il n’y fallait qu’une ligne ou deux), et pareillement sur les multiples éditions de poche, pourtant précieuses, et ce singulier mutisme pose question. D’autant que, dans la même page, la présentatrice fait en sorte de privilégier discrètement, et ingénument, ses propres travaux. Ajoutons que le parti – raisonnable – de s’en tenir aux publications récentes aurait pu inciter à faire état de la réédition en 2002 (éd. Plein-Chant) des numéros spéciaux de La Tour de feu sous le titre Artaud sans légende[4]. Place aurait été aussi faite à « l’après Artaud », en prenant de la distance avec les polémiques et les conflits qui ont marqué cette période[5].
Encore un mot sur les lacunes. L’extrême sévérité du tri opéré dans tout ce qui avait déjà été publié a parfois conduit à sacrifier des textes de grand intérêt. Notamment parmi les écrits du Mexique : « Le Théâtre d’après-guerre à Paris » (voir le t. VIII des OC, ou l’édition de poche des Messages révolutionnaires) et aussi « Le Théâtre français cherche un mythe » (ibid. : Artaud y évoque avec chaleur Prévert et le Groupe Octobre). D’autre part, s’il était logique de donner la liste (p. 1772) des films où il apparaît, on s’explique mal qu’ait été banni un relevé de ses rôles au théâtre (pour Dullin, Pitoëff et même Jouvet). Rôles souvent mineurs ? Mais ses apparitions à l’écran n’étaient, la plupart du temps, guère plus consistantes.
Qu’on ne voie, répétons-le, aucune animosité dans ces objections en série. Une longue familiarité avec les écrits d’Artaud nous permettait de dire avec franchise ce qui nous paraissait n’être pas satisfaisant dans ce colossal « Quarto ». Ce qui ne nous aveugle pas pour autant sur ses très réels mérites. Bannissant le principe (souvent accablant) de l’édition savante, avec déluge de notes renvoyées en fin de volume, et variantes innombrables, on a heureusement pris ici un parti contraire : très peu de notes, données immédiatement, en bas de page, et ne disant en quelques mots que l’essentiel. Et il est impossible de ne pas saluer la densité du travail iconographique, le poids décisif des multiples fac-similés (manuscrits et dessins), la virtuosité de la mise en page. Allons, un ultime regret, pour finir : à propos de la fameuse conférence du Vieux-Colombier, dont il n’existe aucune photo connue, on aurait bien aimé retrouver le saisissant portrait d’Artaud alors dessiné par Vasarely.
[1]. Crime passionnel : selon Paule Thévenin (VI 418), ni le choix de l’œuvre, ni le style de la traduction ne porteraient avec évidence la « marque » d’Artaud. Reste que l’auteur du livre traduit, Ludwig Lewisohn (1883-1955), n’était pas n’importe quel faiseur. Américain d’origine allemande, très marqué par Freud qui salua son apport, admiré de Thomas Mann, il a consacré plusieurs livres à la question juive, aux drame de l’immigration et à une société américaine souvent répressive. On devrait peut-être s’interroger sur l’étrange croisement de sa trajectoire avec celle d’Artaud. Réédition de Crime passionnel (NéO 1980), dans la même traduction.
[2]. Dans un récent numéro spécial Artaud du Magazine littéraire (sept. 2004), Georges Banu conclut sans ménagements : « On ne peut pas vieillir avec Artaud. C’est pourquoi, aujourd’hui, pour moi, si longtemps après sa découverte, il me semble que le temps de la séparation est venu ».
[3]. Photo du groupe Le Grand Jeu (p. 1738). Rectificatifs : a) Rolland (non Roland) de Renéville se prénommait André. b) Delons ne se prénommait pas René, mais lui aussi André. c) Véra Milanova ne deviendra Véra Daumal que dix ans plus tard (1940). d) enfin « l’inconnu » n’en est pas un : Zdenko Reich, Yougoslave, fut l’ami de Paul Bénichou rue d’Ulm et rallia le surréalisme en 1933 après l’éclatement du Grand Jeu.
[4]. Compte-rendu d’Artaud sans légende dans le n° 890-891 d’Europe (juin-juillet 2003).
[5]. Parmi les voix qui, après 1948, dénoncèrent une certaine mystification d’Artaud, citons-en une à titre d’exemple : la revue situationniste Potlach, sous l’égide de Guy Debord, déplorait âprement que l’attention ait « été détournée il y a quelques années par le cadavre surfait d’Antonin Artaud » (n° 22, 9 sept. 1955).