Futurisme et surréalisme, Études réunies par François Livi
Compte-rendu par Iveta Slavkova-Montexier
Futurisme et surréalisme, Études réunies par François Livi avec le concours de Silvia Contarini, Karine Martin-Cardini, Catherine Lanfranchi. Éditions L’Age d’Homme, 2008.
Futurisme et surréalisme réunit dix-huit communications présentées au colloque international du même nom organisé par l’Université de Nantes en 2002. Le but annoncé est l’étude des liens entre ces deux avant-gardes qui, en dehors du sabotage de quelques soirées futuristes parisiennes par les dadaïstes futurs surréalistes1, n’ont ni collaboré ni dialogué directement. Pourtant, malgré les différences idéologiques et formelles, les deux mouvements restent parmi les catalyseurs les plus puissants de la création dans la première moitié du xx e siècle – les deux ont eu un rayonnement international, ont séduit plusieurs générations de créateurs, ont affiché un désir de rupture violente, ont annoncé un projet de vie dépassant le domaine des arts, se sont engagés politiquement, ont utilisé des modes de communication similaires n’hésitant pas à provoquer, ont privilégié des procédés formels nouveaux produisant manifestes ou pamphlets exaltés et virulents. Tous ces aspects sont évoqués dans l’avant-propos ainsi que dans l’article d’introduction « Les chemins croisés des avant-gardes » de François Livi. Les organisateurs affichent toutefois leur volonté d’aller au-delà de ces considérations générales pour la plupart applicables à toutes les avant-gardes. Ils ambitionnent d’examiner avec précision les liens entre les diverses personnalités, engagées dans les mouvements ou gravitant autour, les résonances entre les publications et entre les œuvres, les réseaux plus ou moins avoués que la distance historique nous permet de saisir. L’ouvrage veut montrer que le futurisme a sa place parmi les précurseurs immédiats du surréalisme (p. 7), explorer les « points d’attache » entre les deux mouvements, mais aussi leurs « différences substantielles » (p. 8).
Or en avançant, le lecteur se rend compte que la publication s’écarte souvent des intentions annoncées. Tout d’abord, tous les textes ne traitent pas véritablement de la relation futurisme-surréalisme. Beaucoup se concentrent sur la relation du surréalisme ou du futurisme avec d’autres avant-gardes – ils abordent donc un tout autre sujet. Il y a cependant un certain nombre d’études pertinentes que nous allons présenter en premier, suivant l’ordre de publication. Guiseppe Nicoletti (Université de Florence) revient sur les thèmes dits « pré-surréalistes » chez les écrivains de la revue florentine L’Italia futurista. L’article s’ouvre sur un rappel historiographique et sur quelques références bibliographiques précises, indiquant l’absence d’études en langue française sur ce sujet et rendant ce texte d’autant plus intéressant. Se basant sur des exemples concrets, Nicoletti réinterroge les éléments surréalisants dans la production littéraire de L’Italia futurista, considérés par beaucoup comme une valeur sûre. Son analyse mène à la conclusion que, malgré l’exploration commune des souterrains de l’âme, ces futuristes restent tributaires d’un mysticisme obscurantiste que le surréalisme dépasse (p. 66). Même si l’argument de Nicoletti demeure obscur par endroits, l’article apporte incontestablement des éléments nouveaux aux chercheurs français travaillant sur le sujet.
Le texte de Karine Martin-Cardini (Université de Nantes) intitulé « Carrà, De Chirico et la genèse du surréalisme » dévoile les affinités insoupçonnées entre les aspirations de Carrà et celles des surréalistes. Selon l’auteur, ces affinités sont décelables dans les textes de Carrà, parfois proches de l’écriture automatique plutôt que dans ses toiles (p. 91 ; p. 95). Toutefois, l’approfondissement de l’analyse révèle quelques lacunes dans la connaissance du surréalisme. Par exemple, Martin-Cardini considère l’écriture automatique comme une production dépourvue de préméditation esthétique (p. 96). En effet, c’est ce que postulent les textes théoriques surréalistes, mais de nombreuses études ont montré qu’il ne fallait pas prendre ces affirmations au pied de la lettre. Ainsi, les conclusions de l’article sont facilement contestables et paraissent floues.
Plus loin, Barbara Meazzi de l’Université de Savoie étudie les marges du futurisme et du surréalisme à travers la figure de Paul Dermée et de deux revues dirigées par lui – L’Esprit nouveau et Les Documents internationaux de l’Esprit nouveau. Dermée s’engage dans la querelle autour de la définition du mot « surréalisme » aux côtés d’Yvan Goll et contre Breton. Par ailleurs, il collabore avec les futuristes Marinetti, Falgore et Prampolini (p. 118). En montrant diverses collaborations indirectes entre des personnalités proches du futurisme et du surréalisme, l’article nous permet de saisir quelques connexions souterraines entre les deux mouvements. Les conclusions restent toutefois hasardeuses, s’appuyant sur des suppositions de sorte que les enjeux inhérents au thème du colloque n’apparaissent pas clairement.
Dans « Tératophanie et sexualité. Du futurisme au surréalisme », Simona Cigliana (Université de Rome) dresse un parallèle intéressant entre les images que futuristes et surréalistes puisent dans le « réservoir subliminaire de la psyché » (p. 126). L’auteure analyse quelques-unes de ces figures, fréquentes chez les surréalistes comme chez les futuristes – monstres, folie, viol et autres violences impliquant le corps. Elle relève une sexualisation de la prose chez les futuristes, notamment chez Marinetti, apparentant le féminin au monstrueux, dont on trouve l’analogie dans la peinture surréaliste plutôt que dans les textes surréalistes qui vénèrent une femme idéalisée (p.. 134-135). Hantés par des fantasmes, Marinetti, Dalí ou Magritte exorcisent le pouvoir de la femme en la transformant en contenant monstrueux de plaisir, de jouissance et de sperme (p. 137). Cigliana conclut que le futurisme explore les profondeurs du moi de manière non systématique et inconsciente. De cette façon, il anticipe sur certaines pratiques psychanalytiques ainsi que sur la mise à jour systématique et consciente des désirs refoulés par les surréalistes (p. 143). Ces conclusions méritent d’être affinées, mais le texte établit un parallèle intéressant qui va générer, espérons-le, d’autres études sur ce thème.
Vers la fin de l’ouvrage, deux textes mettent en avant l’influence croisée du futurisme et du surréalisme auprès de groupes plus difficiles à définir, liés à l’avant-garde, qui restent pour l’instant moins bien étudiés. Dans « Un écart métaphysique : la part italienne du réalisme magique allemand », Nicolas Surlapierre (musée Matisse) tente de dévoiler les mécanismes complexes par lesquels les problématiques futuristes et surréalistes se retrouvent dans les œuvres du réalisme magique allemand, mouvement qui regroupe des artistes de l’aile droite de la Nouvelle objectivité (p. 237). Il établit un parallèle entre la vénération des Allemands et des futuristes pour l’italianisme, tout en insistant sur la perception différente qu’ils en ont (p.. 240-241). Les réalistes magiques allemands cherchent également à pénétrer les ramifications profondes de la mémoire, se rapprochant ainsi de la quête des surréalistes. Toutefois, selon l’auteur les premiers opèrent à un niveau plus superficiel (p. 250). Malgré une argumentation confuse et une surabondance des thèmes, abordés un peu rapidement, cet article parvient à nous faire sentir la circulation complexe des idées entre des avant-gardes idéologiquement opposées.
Le deuxième texte, très pointu, écrit par Loïc Fravalo (Université de Nantes), traite de l’influence du futurisme et du surréalisme sur le mouvement révolutionnaire nationaliste en Galice. Les artistes et écrivains galiciens de cette époque appelée segundo rexurdimento (« seconde renaissance »), cherchent à concilier ancrage dans la tradition locale et possibilité d’un rayonnement international (p. 254). Aussi s’intéressent-ils à la production des avant-gardes, même s’ils n’y adhèrent pas véritablement. Les manifestes du futurisme et du surréalisme sont rapidement publiés dans les revues galiciennes (p.. 255-256). Des nationalistes influents, tel Alfonso Castelao, ont un jugement très pertinent sur les deux mouvements (p. 258). Après la présentation de quelques figures majeures (Castelao, mais aussi Vicente Risco, Manuel Antonio, Alvaro Cunqueiro) et de quelques revues (Alfar, Ronsel, Nós), Fravalo conclut que malgré l’excellente diffusion des deux avant-gardes, aucune ne fait école en Galice, car, au fond, leurs idées menacent le segundo rexurdimento (p. 264). Toutefois, les nationalistes galiciens sont conscients des enjeux internationaux et du fait que pour imposer leur doctrine, ils doivent connaître les idées les plus novatrices de leur temps (p. 261).
Sur les dix-huit textes donc, seuls les six que nous venons de citer analysent, à des niveaux différents, les croisements et les interférences entre surréalisme et futurisme. Pour le reste, les auteurs oublient soit l’un soit l’autre, voire les deux. Le hors sujet le plus flagrant est le texte d’Ernst Dautel « Dada entre Arp et Merz » qui fait une synthèse générale de Dada et de Merz, ne mentionnant le futurisme et le surréalisme qu’une seule fois – le premier en tant que précurseur de Dada (p. 74), le second en tant que sa prolongation (p. 87), des affirmations très générales qui étonnent dans une publication académique. Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, certains textes, tout en restant hors sujet, apportent des faits et des conclusions intéressants. Beaucoup d’entre eux présentent notamment des créateurs italiens très peu connus en France. On peut diviser ces textes en deux grands groupes : ceux éludant le futurisme et ceux oublieux du surréalisme. (La liste qui suit n’est pas exhaustive. Elle recense les articles qui, tout en étant hors sujet, nous ont interpellés.)
Dans le premier groupe, citons l’étude de Fulvia Airoldi Namer (Université de Paris IV) « L’improbable surréalisme de Paola Masino » qui s’arrête sur une des écrivaines les plus influentes du mouvement Novecento, compagne de Massimo Bontempelli, l’auteur italien le plus souvent associé au surréalisme. Contrairement à Bontempelli, adepte d’une imagination rationnelle, Paola Masino, tentée par une « sacralité trouble et périlleuse », n’hésite pas à se plonger dans le maladif, le décadent, la dépression, la mort à un moment où l’Italie est dominée par un art officiel fasciste exaltant une jeunesse saine de corps et d’esprit (p.. 165-167). L’étude propose des résumés-analyses des romans de Masino : Monte Ignoso (1993), Periferia (1933), Nascita e morte della massaia (1945). Ces résumés sont très appréciables, car aucun des ouvrages n’est traduit en français. L’auteur opère divers rapprochements entre Masino et les surréalistes. Le style de la romancière italienne rappelle l’écriture automatique surréaliste, même si la structure et les personnages restent classiques (p. 169). Masino aborde des thèmes et des figures typiques du surréalisme : le rêve, le délire, l’enfance, le refoulé, l’inconscient, le monstrueux, la folie, les métamorphoses, Gradiva… Cependant, l’article ne mentionne point le futurisme, se concentrant sur la proximité étonnante entre un autre mouvement italien, Novecento, et le surréalisme. Des croisements indirects plus appropriés par rapport au thème de l’ouvrage auraient pu sans doute être établis.
Les deux articles qui suivent immédiatement sont, au contraire, exclusivement consacrés au futurisme. Le premier, « Le futurisme et le langage radiophonique » d’Antonio Saccone (Université de Naples), offre une analyse détaillée du Manifeste de la radio (1933) de Marinetti qui exalte les nouveaux moyens de communication en tant que catalyseurs d’une nouvelle création. On retrouve dans ce manifeste la ritournelle futuriste d’un art périssable, remplacé par un autre, plus avancé. Les conclusions de Saccone ne sont pas inintéressantes, mais ne sont pas non plus inédites – le futurisme répète toujours les mêmes formules, « déguisées » par une terminologie technologique (p. 191). En tout cas, l’article n’a aucun lien avec le surréalisme lequel n’est pas mentionné. De même, le texte de Serge Milan (Université de Nice), « Fillìa, ou du futurisme en tant que style » apporte des informations riches et utiles sur Luigi Enrico Colombo, dit Fillìa, le principal théoricien futuriste après Marinetti (p. 202), peu connu en France, ainsi que sur les conflits internes du second futurisme (p.. 199-200) et les aspirations téléologiques paradoxales de cette avant-garde si attachée à la notion de mouvement perpétuel (p. 206). Ici non plus, aucun lien avec le surréalisme n’apparaît.
Enfin, certains textes, comme celui de Paul Colombani (Université de Nantes) intitulé « Marcello Gallian : entre futurisme et surréalisme ou plutôt le squadrisme comme idéologie », n’entrent dans aucun des groupes que nous avons distingués et s’inscrivent dans le thème de l’ouvrage de manière très floue. L’intérêt principal de cet article est de tracer le portrait de Gallian, un des fascistes révolutionnaires (squadristes) les plus populaires de son temps, plutôt ignoré aujourd’hui. En dépit du titre explicite, le lien de ce personnage avec le futurisme et le surréalisme est très ténu. Il n’y a pas de parallèle entre l’engagement fasciste des futuristes et celui de Gallian, ni d’analogie entre l’homme nouveau de celui-ci, présent dans ses écrits tels La Casa du Lazarro (p. 215), et le superuomo futuriste. De même les rapprochements avec le surréalisme – manque de logique dans la construction du récit, flânerie, rencontre avec des inconnus mystérieux – devraient être développés (p.. 216-218). La conclusion reste trop générale – Gallian serait du côté du surréalisme et du futurisme par son désir de rupture (p. 219), désir commun à toute avant-garde.
Ainsi, on sort de la lecture de cet ouvrage un peu frustré. Certes, le sujet est par définition flou, les échanges entre futurisme et surréalisme étant indirects. De plus, cette publication est, comme l’annoncent les organisateurs, la première sur ce thème et va peut-être inciter les chercheurs à se pencher plus en détail sur ses ramifications épineuses. Toutefois, on pouvait s’attendre d’une telle publication à plus de précision et de pertinence. Le fait d’y trouver autant de textes hors sujet brouille des pistes déjà difficiles à définir. Signalons aussi une absence de clarté récurrente dans les articles (le premier, par exemple, « Apostilles aux "Manifeste du futurisme" sur les fonctions du langage » de Gérard Génot, est très hermétique) qui révèle un manque d’unification éditoriale. De même, la division en trois parties, annoncées dans le texte de Livi déjà cité, reste très confuse. Au vu des articles, les trois thèmes « Intersections », « Figures et problèmes » et « Dialogues » se chevauchent et se mélangent. Pourquoi appeler la dernière partie « Dialogues », alors que tout l’ouvrage est censé étudier le dialogue entre futurisme et surréalisme et que cette dernière partie – par ailleurs la plus cohérente – dépasse justement ce dialogue afin d’ouvrir sur des « conversations » avec d’autres mouvements et figures ? On regrette aussi l’obstination de maintenir pratiquement toutes les citations en italien, même celles qui sont originellement dans une autre langue telle la lettre du club Dada Berlin à D’Annunzio (p. 112). Il aurait été utile de les traduire en français, du moins en notes, la plupart des textes étant inédits en France. Enfin on aurait aimé aussi une brève présentation des auteurs précisant leur spécialité et leur domaine de recherche.
- Rappelons que le célèbre tract Dada soulève tout est édité à l’occasion de la conférence de Marinetti sur le tactilisme au théâtre de l’Œuvre (Paris) en janvier 1921.