« Je n’ai jamais pris la littérature au sérieux »
Compte-rendu par Dominique Rabourdin
Sur Béatrice Mousli, _Philippe Soupault_, Flammarion, 2010, 474 p.
[ Dominique RABOURDIN a bien voulu nous confier la version intégrale de son compte rendu publié dans La Quinzaine littéraire, numéro 1016 du 1er au 15 juin 2010.]
S’il est un homme qui pourrait se flatter de conduire en montagne russe, dans l’opinion qu’ils avaient de lui, et ses amis, et ses lecteurs, c’est Philippe Soupault, dont on ne peut considérer la très longue vie sans un certain étonnement. Ne joua-t-il pas dans l’histoire du surréalisme, avec Les Champs magnétiques, le « livre par quoi tout commence » le rôle irremplaçable que nul, et surtout pas André Breton, ne songe à lui contester, n’est-il pas un de ceux qui, selon la formule du Manifeste, « ont fait acte de surréalisme absolu », « celui qui se lève avec les étoiles », avant d’être un des premiers exclus du mouvement ? Qu’est-il arrivé au très jeune poète que Guillaume Apollinaire présenta en 1917 à André Breton en leur intimant d’être amis ? L’amitié, il y en eut. Mais de nombreuses épreuves la traversèrent, parfois gravement. Une biographie de Philippe Soupault, surtout quand elle est la première, et encore plus si elle succède à d’innombrables entretiens et volumes de souvenirs et de mémoires ne peut pas ne pas aborder l’histoire, tout sauf simple, de deux hommes qui commencèrent par partager les mêmes idées, mais sans mesurer de la même manière toute l’exigence de leur démarche, au point d’en arriver à une inévitable séparation. Tant qu’elle dura moins de dix années, bien peu de choses au fond – elle fut riche d’évènements et de promesses, et décisive pour la trajectoire personnelle des deux hommes et toute l’histoire du surréalisme. Mais ces années furent aussi celles de la « faillite des amitiés ». Que se passe-t-il qui exaspère à ce point Breton dans l’attitude de son ami ? Son « évanouissement » dans le journalisme et le roman ? Il en arrive à laisser blanches, en mai 1923, quatre pages de leur revue, Littérature, sous le titre « PHILIPPE SOUPAULT », prélude à l’exclusion officielle de 1926 et à la déclaration d’« infamie totale » du Second manifeste en 1929. On peut comprendre que Soupault et surtout ses proches n’aient toujours pas digéré cette « affreuse dureté ».
Le lecteur, s’il ne se contente pas d’une admiration béate, a du mal à s’y retrouver. Philippe Soupault est tout de même l’homme qui fait lire Les Chants de Maldoror à Aragon et Breton, puis écrira superbement « Ce n’est pas à moi, ni à personne (entendez-vous, Messieurs, qui veut mes témoins ?) de juger M. le Comte. On ne juge pas M. de Lautréamont. On le reconnaît au passage et on salue jusqu’à terre. Je donne ma vie à celui ou à celle qui me le fera oublier à jamais ». Breton s’en souvient dans ses Entretiens de 1952 : « Cette déclaration, en forme de pacte, sans hésitation, je l’aurais contresignée ». Mais c’est le même homme qui, en 1927, dans son Introduction aux Œuvres complètes, se prend ridiculement les pieds dans le tapis en reprenant à son compte des rumeurs plus que fantaisistes qui lui font confondre Isidore et Félix Ducasse. Ceux qui ont aimé la totale liberté de ses poèmes ont du mal à le retrouver dans ses innombrables activités journalistiques et dans un premier « roman » à peine sauvé par sa désinvolture, Le Bon apôtre.
« Il admire Lautréamont. Mais sa curiosité intellectuelle l’a entraîné sur des terrains très divers, augmentant sa culture, et l’intense besoin de réalisations, d’activité, l’a conduit, en apparence au moins, assez loin de son point de départ. Il a écrit déjà trois romans Le Bon apôtre, A la dérive et les FrèresDurandeau. Il prépare des essais sur les sujets les plus divers : Gandhi, William Blake, la décadence de l’Angleterre… » L’auteur de ce jugement lucide est… Philippe Soupault dans un autoportrait écrit pour une Anthologie de la poésie française éditée par ses soins en 1925. En 1927, dans son beau récit autobiographique Histoire d’un blanc il fera cet étrange aveu qui montre qu’il n’a pas oublié son passage par Dada et par le surréalisme : « Je n’ai aucun respect pour la littérature et je me méprise souvent d’être ce qu’on nomme sur les registres de l’état civil un homme de lettres ». 40 ans – et quelques dizaines de livres plus tard – il n’a pas changé quand il déclare à Jean-Jacques Brochier, pour le Magazine littéraire : « Je n’ai jamais pris la littérature au sérieux et je me moque de la postérité. J’ai interdit qu’on réédite mes livres ». Un virage s’amorce en 1969 : « Je soussigné Philippe Soupault déclare par la présente que je me fous incommensurablement de mes œuvres littéraires et de leur réédition. Aussi en bonne logique et en droit, je donne à mon amie Lydie Maria Lachenal carte blanche pour traiter avec tout éditeur qui lui conviendra la publication de toutes les œuvres que j’ai écrites ou que j’aurai pu écrire avant ma mort ». En 1980, enfin dans ses entretiens avec Serge Fauchereau, Vingt mille et un jours : « Je suis en ce qui concerne mes écrits très négligent. Je n’ai jamais réussi à me prendre au sérieux, vous savez… Incapable aussi de me souvenir de ce que j’ai écrit… Donc je ne me sens capable ni le courage de relire mes comptes rendus littéraires ni mes reportages ni les contes que j’ai publiés autrefois. Tant pis ou tant mieux. Je ne puis en juger. Et puis, autre faiblesse, je n’aime pas et je ne sais pas corriger mes épreuves. Ni mes erreurs… » Car voilà bien LE grand problème de cette biographie : Philippe Soupault, le plus souvent en toute bonne foi, est formidablement imprécis. Il vivait ses souvenirs : peut être, à force de les répéter, les a-il encore déformés. Exemple parmi tant d’autres, qu’il serait fastidieux d’énumérer : dans Profils perdus, en 1963 (déjà !), sa mémoire lui fait prendre le célèbre « procès Barrès » de mai 1921, comme une conséquence (!) du scandale déclenché par le « cadavre » publié à la mort d’Anatole France trois ans plus tard, en octobre 1924.
Dans les jours qui suivent la mort de Breton (le 28 septembre 1966), son émotion est perceptible. Elle se transforme petit à petit en règlement de comptes. Souvenirs, le texte très approximatif qu’il envoie à la NRF de Paulhan pour son numéro d’hommage, doit être largement coupé. « Il semble que l’exercice n’a été que cathartique, les passages les plus virulents ayant été éliminés, par leur auteur, avant publication », avance Béatrice Mousli. Il en subsiste des épreuves en partie inédites qu’elle cite largement sans prendre la peine de distinguer ce qui a été publié de ce qui ne l’a pas été. Elle ignore – ou ne juge pas utile de rappeler – que ces coupes ont été réalisées, à l’initiative de Soupault (!) et après lui avoir été soumises, par un des hommes de confiance de Breton, José Pierre, dont il venait de préfacer Futurisme et Dadaïsme, comme elle ignore aussi la minutieuse mise au point publiée peu après par José Pierre et deux de ses amis surréalistes, Gérard Legrand et Jean Schuster. Dans leur tract intitulé Holà ! tout en saluant « le poète qu’il fut parfois » ils vont jusqu’à parler, à propos de ses dernières déclarations, d’un « ramassis inextricable de faux témoignages, de jugements débiles et de confusions chronologiques de la pire espèce. » Ceci pour donner une idée de quelques-unes des problèmes posés par le personnage dont nous est proposée la première biographie.
Avant sa biographie de Soupault, Béatrice Mousli a écrit celles de Valery Larbaud et Max Jacob, et, (avec François Laurent), un remarquable ouvrage de référence sur les Éditions du Sagittaire, dont Larbaud fut l’un des plus importants conseillers et Soupault l’un des premiers directeurs – avec Léon Pierre-Quint – et, à ce titre, l’éditeur de Breton et des surréalistes. Elle évalue bien le travail éditorial de Soupault et connaît le « réseau » qui lui permit de publier Joyce, Fitzgerald, Gomez de la Serna, Thomas Mann et Gorky. Mais elle n’a pas sur le surréalisme les connaissances que l’on serait en droit d’attendre de l’auteur de la biographie d’un des principaux initiateurs du mouvement. Même si elle n’est pas toujours dupe des libertés prises par Soupault avec l’histoire, on ne peut pas dire qu’elle s’acharne à rétablir la vérité, problème insoluble si l’on sait que la famille s’était déjà opposée, à sa mort, à la rectification des erreurs dont foisonne le dernier volume – posthume – de ses Mémoires de l’oubli. Elle se contente trop souvent de reprendre l’histoire des grands évènements du dadaïsme et du surréalisme – y compris ceux auxquels Soupault n’a pas participé – dans leur version « homologuée » et dans son désir de rendre à Soupault la place qui lui a trop souvent été déniée elle ajoute quelques erreurs de son cru. En faire « le plus ancien ami de Breton » (Et Fraenkel ? Et Hilsum ? Et Vaché ?), c’est prendre quelques petits arrangements avec l’histoire. Le reste est à l’avenant… Erreurs de détails, références hâtives ou de seconde main, documents reproduits sans titre ni date ni ses signataires, avec la seule indication du site de Paris 3, ce qui est au moins désinvolte quand il s’agit d’un document clé de l’histoire du surréalisme comme Au Grand jour ! publié en 1927 sous forme de plaquette par Aragon, Breton, Eluard, Péret et Unik. Elle aussi jongle avec les années : Il n’est tout simplement pas possible d’écrire que quand Soupault revient à Paris en 1945 Aragon et Breton sont « déjà à pied d’œuvre »…Mais affirmer que le suicide de Crevel « est aussi une ultime révolte contre Breton et ses acolytes » aurait indigné Soupault le premier, et en dit long sur ses sentiments envers Breton.
Au début des années soixante, l’attribution contestable du titre de « Prince des poètes » à Jean Cocteau leur ennemi commun provoqua un rapprochement entre Soupault et Breton et ses jeunes amis. Après la mort de Breton, Soupault se multiplie dans la presse et commence à écrire ses souvenirs. Béatrice Mousli reprend à son compte certaines des allégations, répétées avec obstination et contre l’évidence par « le seul père fondateur encore vivant », sur l’importance des recherches de Pierre Janet sur l’automatisme pour l’écriture des Champs magnétiques, sur Nadja patiente du même Janet, sur un rendez-vous avec Nadja où Soupault, à sa demande, aurait remplacé Breton… Elle ne prend la peine ni de les vérifier ni même de mentionner qu’elles ont été réfutées par Marguerite Bonnet dans l’appareil critique des œuvres de Breton dans la Pléiade, par Paule Thévenin et par Jean Schuster dans sa longue et très mesurée Lettre différée à Philippe Soupault : « Si fantaisiste que soit votre témoignage, c’est celui d’un poète », concluait-il avec une sorte d’affection. Béatrice Mousli clôt le chapitre Nadja par cette phrase qui laisse rêveur : « En fait, cinq mois après leur rencontre, Léona-Nadja est internée à Sainte Anne où elle mourra en janvier 1941 ».
De telles approximations jettent une ombre sur un livre qui laisse forcément insatisfait. À force de prudence, à force de ne pas vouloir contredire, malgré son « légendaire manque de sérieux », le curieux témoin que fut Soupault et de se contenter trop souvent de longues citations de ses propres livres, on passe à côté de l’homme profondément attachant, du grand poète qu’il fut, contraint pour vivre d’écrire trop et trop vite, au risque de se perdre dans cette « littérature » qu’il avait si violemment dénoncée. Les nombreux amis de Soupault le défendirent avec passion. C’est d’enthousiasme et de passion que manque cette très prudente – et approximative – biographie.