Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq
Compte-rendu par Dominique Rabourdin
Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq. Editions Classiques Garnier 2010. 766 p., 79 E.
Les lecteurs de Julien Gracq savent qu’en 1937 un jeune professeur d’histoire et géographie (il est né en 1910), Louis Poirier, se lance, « sans grande délibération préalable », dans l’écriture d’un premier roman, Au château d’Argol, pour lequel il adoptera lors de sa publication le pseudonyme de « Julien Gracq ». L’énigme de ce livre – dont le moins remarquable n’est pas qu’il reste « manifestement étranger à l’auteur lui-même », écrit Dominique Perrin - n’a pas fini d’interroger. Tous les spécialistes de Gracq, à commencer par l’éditrice de ses Œuvres complètes, Bernhild Boie, n’ont pas manqué d’étudier de très près les circonstances biographiques et historiques qui en ont précédé son « entrée en écriture », tout ce qui a joué un rôle non seulement dans sa formation littéraire – avant de devenir écrivain, Gracq est un grand lecteur – mais dans celle de sa personnalité. Dominique Perrin en fait la base de sa thèse - "Crise collective et écriture romanesque chez Julien Gracq", soutenue en novembre 2006, puis de son livre, De Louis Poirier à Julien Gracq. Elle a lu TOUT Gracq, y compris ce qui n’a pas été rassemblé dans les Œuvres complètes, ce qui représente une quantité non négligeable d’articles, d’entretiens et de déclarations, souvent peu connus, mais non moins riches d’enseignement. Elle a également étudié la masse considérable d’études qui lui sont consacrées, ce qui représente beaucoup plus de volumes que l’œuvre elle-même. Elle n’a négligé aucune information, aucun commentaire de l’auteur sur sa vie et son oeuvre. Le résultat est un livre aux dimensions exceptionnelles – une somme de près de 800 pages – doté d’un appareil critique également exceptionnel, riche d’innombrables références et de longues et parfois même très longues citations, ce qui au lieu d’être un poids permet au lecteur de se rapporter immédiatement à ce qu’elle étudie, et qui ne couvre pas seulement la période – les années 1930-1937 – précédant l’« entrée en écriture » de Louis Poirier. Dans son adolescence, Jules Verne, Stendhal, Edgar Poe. Au Lycée, à Paris, un professeur comme Alain. À vingt ans, les révélations successives de Wagner – puisque Gracq a lui-même qualifié le « mince récit » qu’est Argol de « version démoniaque de Parsifal » – du surréalisme (selon Breton, Gracq en a assimilé « toutes les exigences ») et de Rimbaud. Dans une deuxième partie, Dominique Perrin étudie les trois livres « fondateurs » que sont pour Gracq - qui n’a pas manqué d’y revenir longuement : Béatrix, Les Chants de Maldoror, Bajazet, et, déterminant entre tous, Sur les Falaises de marbre.
Parallèlement à la formation littéraire, elle insiste sur la place de l’histoire et son empreinte en mettant en relation avec ses écrits les principaux évènements historiques qui ont laissé sur Louis Poirier leur marque, indélébile : la première guerre mondiale et son « massacre immobile » dans sa petite enfance ; au début des années 30, la montée du nazisme et sa « promesse de cataclysmes » ; puis la seconde guerre mondiale. Elle met significativement en préambule de son livre un bref fragment de la section d’En lisant en écrivant intitulée « Littérature et histoire » sur la biographie d’Adolf Hitler publiée en 1973 par l’historien allemand Jonathan Fest qui ressuscite tout à coup, brutalement, le cauchemar que fut en 1930 l’explosion du nazisme avec l’élection de cent dix députés au Reichstag : « La montée de l’orage dura neuf ans, un orage si intolérablement lent à crever, tellement pesant, tellement livide à la fois et tellement sombre, que les cervelles s’hébétaient animalement et qu’on pressentait qu’une telle nuée d’apocalypses ne pouvait plus se résoudre en grêle, mais seulement en pluie de sang et en pluie de crapauds. Puisqu’on parle (avec raison) d’influences qui s’exercent sur les écrivains – on a écrit là-dessus sur moi comme sur les autres – je propose celle-là ; il arrive qu’en cette matière la seule chose qu’on ne voie pas est celle qui crève les yeux », commente Gracq encore accablé quelques quarante années plus tard par le retour, brutalement, de cette vision d’horreur. L’écriture comme soupape et comme « sortie en force », selon la formule de Breton, qui réunira au milieu des années trente, sous le titre Têtes d’orage les premiers écrivains qui figureront dans son Anthologie de l’humour noir, avec une préface intitulée Paratonnerre… La mise en évidence de la lumière noire que projette cette page frappante entre toutes non seulement sur Argol, mais sur l’œuvre à venir et la personnalité d’un homme « réputé en posture de retrait » est exemplaire de la démarche de Dominique Perrin dans son intime compréhension de « Louis Poirier » comme de « Julien Gracq ».
P.S. La publication en avril 2011, chez José Corti, sous le titre Manuscrits de guerre, des « Souvenirs de guerre » et du « récit » beaucoup plus travaillé qu’il en a fait dans un deuxième temps, présentés par Bernhild Boie, est un évènement d’importance sur lequel nous ne manquerons pas de revenir. Qu’il suffise aujourd’hui de dire que ce qu’avance Dominique Perrin est on ne peut mieux confirmé par cet inédit important, par ce que Gracq écrit – d’abord au jour le jour – de « sa guerre » et de sa profonde résonnance dans Un Balcon en forêt.