Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles
Compte-rendu par Olivier Penot-Lacassagne
Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, éditions Dilecta,2008, 237 pages.
Surréalisme et situationnisme : la relation de rivalité du second avec le premier ne cessera pas ; elle participe même, semble-t-il, à la construction progressive de son identité. La confrontation continue entre les surréalistes et les situationnistes méritait donc d’être étudiée, documents à l’appui, afin de rompre avec les préjugés aveugles, d’écarter les naïfs enthousiasmes militants, de démêler l’originalité des uns et des autres pour ressaisir dans toute son urgence et son acuité un moment essentiel, souvent tendu, parfois déchiré, de l’histoire des avant-gardes.
Le livre de Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, relate avec rigueur et précision cette histoire mouvementée qui commença en 1946 avec le retour à Paris d’André Breton, et s’acheva en 1972 avec la dissolution du situationnisme par Debord.
La vulgate de la dégénérescence occultiste du surréalisme après 1945 a durablement masqué l’âpreté des engagements et des controverses des années cinquante. Héritiers d’un legs certainement trop lourd, mais refusant la répétition nostalgique de postures datées, les surréalistes de l’après-guerre ont largement participé aux débats qui agitaient le champ des avant-gardes. Sans doute l’absence de revue, après l’abandon de Néon en 1949, les a-t-elle privés trois années durant d’une nécessaire tribune (le premier numéro de Médium ne paraît qu’en 1952) et laissé croire à l’épuisement du mouvement. Il n’en était rien cependant, même si les lettristes radicaux, emmenés par Debord, ne manquèrent pas de dénoncer un groupe sursitaire qui avait fait son temps. En réalité, ces années d’affrontement entre surréalistes et situationnistes voilaient une « parenté » inavouable et des « intentions » parfois communes.
Deux dates illustrent cette étrange opposition, faite d’attention réciproque, d’invective et de rejet : 1954 et 1958.
Au nom de Marx, d’un art de propagande et de la lutte des classes, Debord et ses amis dénoncent dans le n° 21 de Potlatch un surréalisme parisien décati, tourné vers « l’éternel », et ils se rapprochent des surréalistes belges avec qui ils présentent de fortes connivences théoriques, en particulier avec Nougé, lui-même en rupture avec Breton. Au contact d’Henri Lefebvre et du groupe « Socialisme ou Barbarie », Debord admettra quelques années plus tard la légèreté de son allégeance marxiste.
Cet « exercice d’exécration du surréalisme » connaît quatre ans plus tard un point extrême. Les revues Internationale situationniste et Bief naissent en 1958, et elles affirment leur singularité en se contestant mutuellement. Le premier numéro de l’IS analyse avec ironie ce que les situationnistes appellent alors « l’amère victoire du surréalisme » : « Dans le cadre d’un monde qui n’a pas été essentiellement transformé, le surréalisme a réussi », écrivent-ils dans les Notes éditoriales. Or cette réussite, dont attesteraient ses « multiples répétitions dégradées » dans les arts et les lettres, appelle, pour la déjouer, un mouvement plus émancipateur. L’extraordinaire longévité du surréalisme a en effet produit « cette aberration, inadmissible pour Guy Debord, d’un mouvement à la fois intégré à la société spectaculaire et encore vivant comme mouvement contestataire » (p. 94).
Certes, admet Debord, l’importance historique du surréalisme, en tant que pensée libératrice de l’homme total, n’est pas contestable, et ses conquêtes passées (liberté d’esprit et de mœurs) sont importantes. Mais son actualité, appuyée sur un corpus de croyances illusoires (le hasard objectif, l’écriture poétique, l’occultisme, les richesses de l’inconscient…) le frappe d’inanité. La fidélité des néo-surréalistes à « ce style d’imagination » les a conduits aux « antipodes des conditions modernes de l’imaginaire ». Dépasser le surréalisme, ce serait donc définir une pensée et une posture de la différence capables d’intervenir sur les événements et de participer à « la transformation du réel ».
Il va de soi que les acteurs de Bief rejettent avec fermeté ce constat d’inanité. Déplorant une fois de plus l’inaptitude, communément partagée, à considérer sérieusement le surréalisme de l’après-guerre, ils opposent à ces facilités polémiques « une libération sans condition de l’esprit » et une liberté absolue de l’art. « La poésie est au-dessus de tout », écrit Benjamin Péret dans le n° 1 de Bief. L’inféoder à la science, mettre l’art sous la tutelle de la modernité techno-scientifique, ce serait renoncer à « changer la vie ».
Cette querelle par revues interposées ouvre les années soixante. L’Archibras, qui compte sept livraisons entre avril 1967 et mars 1969, sera le dernier organe des surréalistes parisiens. Les textes du numéro 4 (juin 1968), hors série et clandestin, feront l’objet de poursuites judiciaires. Signée collectivement par Vincent Bounoure, Claude Courtot, Annie Le Brun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster, Georges Sebbag et Jean-Claude Silbermann, cette livraison rapporte « le langage de la subversion pure », « la flamme salvatrice de la rébellion » des journées de Mai : « N’écrasons pas sous les lourdes semelles du passé, serait-il relativement récent, l’herbe neuve de la révolte. Il importe au contraire de souligner ce que le mouvement actuel ne doit pas aux expériences ni aux théories antérieures, y compris les plus nobles, les plus dignes de considération, les plus fécondes. Ce qui vaut par rapport à la révolution d’Octobre comme par rapport à la Commune, à la psychanalyse comme aux diverses théories socialistes, à Bakounine comme à Marx, à Marcuse comme à Mao-Tsé-Toung, au situationnisme comme au surréalisme. Car l’une des raisons pour lesquelles la jeunesse révoltée a durablement ébranlé le Temple des Idées c’est que les idées, justement, s’y fossilisaient sous une couche de poussière protectrice, loin de la vie, y alimentaient la culture et non plus le cri. »
Pour les surréalistes et pour les situationnistes, 1968 constitue une réalisation à grande échelle de leurs projets révolutionnaires. Le surréalisme atteint cette année-là sa vérité et son point d’épuisement ; le situationnisme jouit d’un prestige qui l’exalte autant qu’il le menace. Quatre années plus tard, Debord mettra un terme à l’expérience du collectif qu’il conduisait depuis le 28 juillet 1957.
« La défaite », constate finalement Jérôme Duwa, est « complète » pour l’un et l’autre mouvement dont l’ambition était, en dépit de leurs différences et de leurs oppositions, et malgré les silences ou les enthousiasmes partisans des critiques et des historiens, d’atteindre la vie elle-même. L’anthologie qui complète cette étude, composée de tracts, d’extraits de revues, d’articles, de lettres et de témoignages, permet de mieux saisir « la nature des rencontres et des relations entre surréalistes, lettristes et situationnistes ». Saluons ce travail qui jette sur cette histoire une lumière nécessaire.