MÉLUSINE

Mélusine XXVIII, « Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945 »

Mélusine XXVIII, Cahiers du Centre de recherche sur le surréalisme, « Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945 », Lausanne, éd. L’Age d’Homme, 2008, 322 p.

Le n° XXVIII de la revue Mélusine réunit, à l’exception de quelques interventions*, les actes du Colloque de Cerisy d’août 2006 dont il reprend le titre : « Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945 ». Qui dit héritage dit ambivalence, ce dont plusieurs articles témoignent. Les nouvelles avant-gardes d’après-guerre (Cobra, lettristes, Fluxus, situationnistes, etc.), tout en puisant dans le legs surréaliste, veulent s’en différencier. Au fil des articles se dessinent quelques thèmes récurrents de confrontation : le rapport au groupe, les problèmes politiques, les relations entre l’art et la vie. L’idée de « mort de l’art » fait progressivement son chemin. Et pourtant, tous ces groupes, même les plus radicaux, n’ont cessé de produire…

[ *. Notamment celles de Gérard Farasse sur les rapports entre Philippe Sollers et André Breton, de Vincent Kaufmann sur le Living Theater et les actionnistes viennois, de Yan Ciret sur Gil J. Wolman, toutes trois publiées ailleurs.]

Trajectoires individuelles : de l’héritage à la dissidence

Entre « legs et dissidence », selon l’expression de Stéphanie Caron (« Entre legs et dissidence : l’héritage surréaliste de Christian Dotremont »), existent mille nuances. La devise de Topor rapportée par Myriam Boucharenc — « En Topor dans le texte : (additif à l’anthologie de l’humour noir) » — en est un bel exemple : ni « adhérer, ni abhorrer » mais « butiner ». Une des modalités centrales de la notion d’héritage étant la révolte contre le père — menée le plus souvent au nom du père comme nous l’apprend la psychanalyse — il était difficile pour les néo-avant-gardistes de ne pas se définir par rapport à Breton, qui occupe dans ce numéro de Mélusine une place privilégiée. Dans la jeunesse d’Alechinsky, Breton est fascinant en même temps qu’interdit. La rencontre entre les deux hommes, relatée par Michel Sicard, (« Alechinsky, surréaliste à la marge ») est tardive (1963) mais a une valeur initiatique, aboutissement d’une quête évoquée dans Roue libre (1971). Fabien Danesi évoque une autre figure marginale, celle d’Enrico Baj (« Enrico Baj et le mouvement d’art nucléaire ») que les surréalistes essaient d’adopter mais que l’ambivalence vis-à-vis de Breton, exprimée en diverses circonstances, retient aux frontières du mouvement. Inversement, les héritiers bénéficient plus ou moins de la reconnaissance du père. L’affichiste Dufrêne est dédaigné (Jérôme Duwa, « L’œuvre à ravir : les Affichistes ») mais Isou est relativement bien traité malgré sa volonté hystérique de dépassement du père (R. Sabatier, « Isidore Isou : la problématique du dépassement ») : conscient qu’il n’y avait point de carrière parisienne sans l’aval du maître, il lui envoie très tôt ses œuvres, lui en dédie certaines, le rencontre à plusieurs reprises, l’invite aux manifestations lettristes (1947), mais en même temps brûle de le détrôner et ne craint pas de cracher sur lui. Breton lui accorde une certaine bienveillance et cosigne une Défense d’Isidore Isou (1950) pour le protéger des tribunaux. Bataille, qui le décrit comme un grossier personnage, salue son génie de la mégalomanie, attesté par ses Réflexions sur André Breton qui prétendent révéler au maître les soubassements inconscients de sa pensée !

Ambivalence encore, plus près de nous, chez quelques personnalités hautes en couleur : Topor ou Arrabal. SiTopor a entretenu dans sa jeunesse des affinités avec le surréalisme, c’est sa conception de l’humour noir qui le sépare de Breton. Leur unique rencontre a lieu en 1961 au café La promenade de Vénus : la solennité de Breton horripile Topor qui fuit sous prétexte… d’aller aux toilettes, lieu symbolique pour un fanatique de scatologie. Car malgré son rapport personnel avec le génocide, Topor hait la gravité et, hostile à toute sublimation bretonienne, est un adepte de l’obscénité. Endossant dans ses Mémoires d’un vieux con le rôle d’un double imaginaire qui aurait inspiré les Manifestes du Surréalisme, il s’avise que « la meilleure façon de se débarrasser du père ne serait pas de le tuer mais de le piller ». De son « héritage buissonnier » peu respectueux de la « révolte supérieure de l’esprit », Myriam Boucharenc nous livre un délicieux florilège qui doit à Roussel ou Duchamp et arpente le versant cynique et cocasse de l’humour noir. Membre du groupe surréaliste en 1962, Arrabal pour sa part reconnaît dans « L’homme panique » en 1963 ce qu’il doit à Breton, « chêne sacré » et « grand magnétiseur » (Olivier Penot-Lacassagne, « Arrabal ou L’adieu au surréalisme ») et ce d’autant mieux que Breton l’avait apprécié en tant que collaborateur du n° 3 de La Brèche. Mais Arrabal brouille les pistes et cet éloge à Breton est en fait un adieu au surréalisme. Parodiant le premier Manifeste, il oriente le Hasard vers la Confusion généralisée. Il dénie l’Inconscient au profit d’une théorie très personnelle de la mémoire et du chaos comme spécificité humaine. Sans ligne directrice ni manifestes, ouvrant sa revue aux influences les plus hétéroclites, le Panique s’exprime par des textes et pratiques hétérogènes dont le fleuron est sans nul doute la « cérémonie théâtrale » imaginée par Arrabal.

Plus complexe est le cas Debord, qui fut initié au surréalisme à son insu lors des dérives urbaines expérimentées en 1953 en compagnie de son ami Chtchevglov (Boris Donné, « Debord & Chtcheglov, bois & charbons »). Sa connaissance imparfaite du surréalisme à cette époque, scolaire et idéologique, ne lui permettait pas de mesurer tout ce que ces déambulations devaient à un surréalisme dont Chtchevglov était imprégné, comme le prouvent ses écrits de l’époque, ses « architectures utopiques » aux échos bretonniens ou inspirées de Julien Gracq. Prenant conscience de ce malentendu au moment même où il voulait en découdre avec le surréalisme, Debord renie Chtchevglov et tente un « dépassement » théorique des dérives : il refonde la psychogéographie comme science et non comme simple rêverie. (Introduction à une critique de la géographie urbaine, 1955, Théorie de la dérive, 1956). Au hasard objectif et à l’espace de liberté de la rencontre surréaliste (Nadja), il oppose l’expérience de la séparation, de l’aliénation et de la solitude. Mais Boris Donné juge faible le résultat de ces artefacts théoriques sans scientificité avérée. Chtchevglov finalement aura joué pour Debord le même rôle que Vaché pour Breton et les Lettres de loin de l’ami interné font penser aux Lettres de Rodez d’Artaud à Breton. Éternel recommencement… L’article de Yalla Seddiki (« Les Lettristes, Les Lèvres nues et les détournements ») complète celui de Boris Donné en dévoilant la stratégie secrète de Debord pendant sa période belge : se calquer incognito sur le mythe Breton dans LesLèvres nues (1954-1958) sans se priver toutefois de dénigrer le fondateur du surréalisme. Cette revue devait assurer la jonction entre un surréalisme bruxellois libre de la tutelle bretonnienne (Nougé, Mariën) et l’Internationale Lettriste fondée en 1952 par Debord éditeur de la revue Potlach (1954-1957), très critique elle aussi vis-à-vis du surréalisme dont elle prétendait « dépasser » certaines pratiques.

Groupes en guerre contre le surréalisme

Le surréalisme en tant que groupe obéissant à un chef suscite après 1945 une nette hostilité. C’est pourquoi Isou dans les années 1961-1963 se consacre à l’élaboration d’une extravagante éthique du groupe (Éric Monsinjon, « Le lettrisme : un nouveau concept de groupe ») complétée par Maurice Lemaître. Assortie de règles aussi codifiées que farfelues, elle se veut une alternative aux fonctionnements totalitaires du groupe surréaliste, placée sous le signe de la parodie et de la provocation. On constate en fait que les néo-avant-gardes reproduisent souvent les comportements collectifs qu’elles condamnent. Ainsi en est-il de Fluxus, (Bertrand Clavez, « Fluxus et le surréalisme, entre meurtre du père et redite historique »), ennemi proclamé du surréalisme et de Breton accusés du meurtre de Dada. Son chef Maciumas reproduit pourtant à l’identique le modèle surréaliste, réussissant à fédérer sur le plan international les innombrables mouvances de l’avant-garde grâce à un intense travail d’édition, de réseaux, de revues (Fluxus) et de manifestations (festival musical de Wiesbaden, 1962). Inévitable ironie de l’histoire : Maciumas qui n’avait de cesse de dénoncer le surréalisme comme organisation fascisante soumise à un despote fut rejeté par son propre mouvement pour son autoritarisme excessif et ses références staliniennes caduques.

Des années après Fluxus, Tel Quel et TXT (Philipe Forest, « Artaud bataille encore »/Bénédicte Gorrillot, « Les TXT et l’héritage surréaliste ») règlent encore des comptes avec le surréalisme. Tel Quel utilise Artaud et Bataille comme machines de guerre au Colloque de Cerisy en 1972 pour en finir avec les ressassements du couple Breton/Aragon, au nom des nouvelles énergies issues de la folie, de l’érotisme et du « matérialisme sémantique ». Artaud et Bataille, incarnant le retour à la grande aventure surréaliste, leur servent à réinventer un Tel Quel 72 très différent du Tel Quel 68. Sous l’influence du courant désirant, de la révolte de Mai et des nouvelles articulations entre Marx et la psychanalyse théorisées par Kristeva, le sujet réhabilité s’émancipe de la mode des déconstructions déridiennes et althussériennes du premier Tel Quel. Suivant la piste d’un « numéro fantôme » de TXT (1969-1993) sur le surréalisme, prévu mais jamais paru, B. Gorillot fait apparaître que les écrivains de cette revue s’en prennent à leur tour (surtout Christian Prigent) au caractère « dogmatique » de Breton, à l’écriture automatique, à la religion du sublime et de l’Unité, au culte de la métaphore, à une imagerie désincarnée et aux conceptions gnangnans de l’amour. Eux aussi aiment se réclamer de Bataille et Artaud (Éric Clémens). Proches parfois de Tel Quel (l’écriture de C. Prigent), fer de lance de l’avant-garde, c’est à Sollers plus qu’à Breton qu’ils lancent un défi. Preuve que le surréalisme n’est plus le référent de l’avant-garde depuis la parution de sa dernière revue en 1969. TXT choisit de faire silence sur les surréalistes plus que de les conchier et répudie le rapport incontournable à la modernité. Mais rien n’est si simple ! B. Gorrillot lève le voile sur la double vie de certains TXT (Prigent, Verheggen, Clémens) publiant plus ou moins clandestinement des textes surréalistes !

De la contestation politique à la mort de l’art

Sur le plan politique, les problématiques issues du surréalisme ne sont bousculées que par l’entrée en jeu du maoïsme (P. Forest) dans les années soixante-70, à Cerisy en 1972 plus précisément. Jusqu’à cette date, ce sont les débats d’avant-guerre qui priment. L’engagement de Dotremont (« Le Surréalisme Révolutionnaire ») est évoqué par un René Passeron nostalgique des années lointaines de la fin de l’Occupation et de la Libération dont la ferveur combattante ne devait se retrouver qu’en mai 1968. Stéphanie Caron précise les contours de cet engagement : fidèle dans les années quarante au surréalisme comme attitude de l’esprit, Dotremont se trouvait après 1945 en contradiction avec les positions néo-mystiques de Breton. Mais, ô paradoxe ! ce faisant il renouait… avec le surréalisme bretonnien des années trente, indissociablement poétique et politique, et le surréalisme belge des années vingt, politique et anti-mystique.

Au fil du temps, les problématiques politiques se transforment au contact de l’idée de la mort de l’art. Emmanuel Rubio (« Du Surréalisme à l’IS, l’Esthétique en héritage ») fait la synthèse de cette évolution, de Breton à Debord. Désireux de fonder l’avant-garde poétique sur le corpus hégéliano-marxiste, Breton dut réinterpréter l’Esthétique de Hegel après la mort de Maïakovski, renouant avec les sources romantiques des jeunes Marx et Engels et restaurant la subjectivité dans la dynamique révolutionnaire. Mais Isou, imprégné comme Breton d’esthétique hégélienne, en donna une tout autre interprétation, maintenant l’idée hégélienne désavouée par Breton de la nécessaire désintégration de l’art (sans toutefois inscrire la mort de l’art dans son programme, limité à « la mort des arts »). Il faudra attendre Debord pour que celle-ci devienne un slogan anti-surréaliste aux réminiscences dadaïstes. La Société du spectacle entretient pourtant des liens cryptés avec le surréalisme via ses références feuerbachiennes sous-jacentes et le recours à Lefebvre. Révélant des affinités subtiles entre Debord, Vaneigem et le Bataille des années trente, E. Rubio en conclut que les situationnistes ont finalement eux aussi relu le corpus hégéliano-marxiste dans le sens du réinvestissement de la subjectivité dans le processus révolutionnaire. L’ouvrage de Debord apparaît alors comme un hommage à l’« hégélianisme érotique » du Paysan de Paris et de L’Amour fou, et le Spectacle comme un « reflet inversé de l’amour ».

Dans ce domaine des relations entre l’art et la vie, Isou est maître de l’ambiguïté. D’un côté il se donne des figures de clone de Dada par une pratique du scandale qui, formée au contact de l’agitation marxiste apprise en Roumanie, va plus loin que le surréalisme (R. Sabatier). Mais à l’opposé, comme le montre É. Monsinjon, il proclame la supériorité des arts sur la vie, contrairement à Dada et au surréalisme. Le lettrisme d’Isou est bien la seule avant-garde caractérisée par une absence de « célébration de la vie hors du domaine de la culture ». E. Monsinjon souligne pourtant un paradoxe : l’érotologie d’Isou (mieux que L’Amour fou de Breton !) et son économie politique (anti-marxiste, anti-trotskiste, fondée sur une étrange théorie du Soulèvement de la jeunesse), bien qu’étayées toutes deux par un rationalisme algébrique délirant, portent une dynamique insurrectionnelle qui anticipe sur les révoltes mondiales de l’année 1968.

Avec les situationnistes au moins les choses sont claires. L’article de Christophe Bourseiller donne la teneur de leur radicalité : « Transgresser ou disparaître : les Situationistes à l’épreuve de la vie ». Évoquant quelques épisodes rocambolesques de cette « révolution ironique », il pose la question : « artistes ou fumistes » ? justifiée notamment par l’incroyable trajectoire d’Alexander Trocchi. Cet ami de Guy Debord, auteur d’une maigre œuvre littéraire, pornographe, toxicomane exhibitionniste, faux prêcheur, escroc et proxénète condamné à la prison aux États-Unis, transfuge poursuivi par le FBI, sautant des trains comme un acteur de western, incarne un libertinage radical qui, pratiqué aussi par Lebovici, peut se résumer ainsi : condamnation brutale des faibles (les amoureux, les jaloux, les soumis) au profit d’un affranchissement total, refus absolu du travail (préférence au mécénat !), piratage des œuvres d’autrui, fréquentation de l’underground, escroquerie financière et illégalité. Dans un domaine au moins, celui du refus du travail, Y. Seddiki renvoie au surréalisme en rappelant le n° 4 de la Révolution surréaliste, « Guerre au travail » !

L’héritage esthétique

Au rebours de la mort de l’art, c’est bien dans les productions esthétiques qu’il faut aller chercher le meilleur de l’héritage ou du « méshéritage » (Marie Doga). Isou et ses amis se targuaient d’en finir avec l’art surréaliste. Ils sont démentis par les pratiques esthétiques des avant-gardes après 1945, toutes plus ou moins enracinées dans l’héritage surréaliste même si elles le contestent. C’est le cas de Cobra. M. Sicard en analyse un point essentiel de divergence avec le surréalisme : la spontanéité contre l’automatisme. Le « psychisme pur » de Breton et l’inconscient font place à la matérialité intentionnelle. L’expérimental, le matérialisme langagier et plastique (les « logogrammes » de Dotremont étudiés par S. Caron, les formes d’Alechinsky par M. Sicard) priment sur les contenus de l’inconscient. L’influence surréaliste est pourtant flagrante. Le Journal déplié (1966) d’Alechinsky évoque Masson et Brauner et puise dans des techniques surréalistes (les cadavres exquis). Le travail du rêve de son Central Park, ou de ses Astres et désastres (1969), son exploration des « mythologies souterraines », sa thématique du labyrinthe sont très proches des surréalistes et de l’expression du désir à la manière de Breton et Sade. Avec Breton il a en commun le thème des vagues, des volcans érotisés (Le Volturno, 1989), etc. Si les préférences déclarées d’Enrico Baj, cet adepte de la « dérision » et de la « désublimation » vont en 1969 plutôt à d’autres courants (Jarry, Dada, Cobra, expressionnisme abstrait, Pop Art et Nouveaux Réalistes) on reconnaît dans son œuvre une inspiration qui remonte à l’onirisme inconscient, au « hasard maîtrisé », à Ernst, à l’humour noir et s’insurge contre l’abstraction géométrique.

Par leur fascination des palissades et des déchets, les Affichistes (Hains, Villeglé, Dufrêne, Rotella, Jorn) évoquent Schwitters ou Pollock plus que Breton (J. Duwa). Et pourtant ces « équarisseurs de la peau des villes » révèlent une sensibilité voisine de celle du grand ancêtre : le merveilleux arraché aux rues par la déambulation, l’inconscient à ciel ouvert et le rêve brut ne sont-ils pas constitutifs de la nouvelle réalité préconisée par Aragon ? Hains en 1961 ne décrit-il pas la lacération comme « ce point noué du Paysan de Paris » ? Hains et Villeglé (disciple de Baader) se font passer pour descendants de Dada mais leur inspiration remonte de fait aux objets de la galerie Ratton. Mais d’où vient le « crirythme » de Dufrêne ? De l’automatisme surréaliste ? Des glossolalies de Ball, Brien, Artaud ? De l’abstraction ? J. Duwa le rattache finalement à l’allitération technique, inférieure au nominalisme surréaliste de L’Immaculée Conception ou à la violence existentielle du cri d’Artaud.

Concernant Fluxus, c’est Maciumas lui-même qui énumère les emprunts au surréalisme (B. Clavez) : la construction de boîtes (à l’origine des Fluxkits), les objets et poèmes-objets, le travail sur l’espace, les installations, l’interaction recherchée avec le spectateur (la hache de Max Ernst ou les cordes duchampiennes de 1942). Tout en reniant le surréalisme, Fluxus ne pouvait ignorer ce qu’il lui devait : l’aléatoire de Cage ne descendait-il pas de l’automatisme ?

Plusieurs articles sont consacrés à une pratique très en vogue après guerre, le « détournement », généralisé par les situationnistes (Wolman, Debord) et les surréalistes belges (Nougé, Scutenaire). Mais il ne faut pas oublier que l’origine en est le plagiat selon Ducasse, source majeure du surréalisme bretonnien (Y. Seddiki). H. Béhar (« Lautréamont et eux »)approfondit cette notion — prônée par les Poésies de Lautréamont recopiées par Breton à la BN — à partir d’un corpus de textes situationnistes produits entre 1956 (Les Lèvres nues) et 1989 (Panégyrique). Il en conclut que les situationnistes ne renouvellent par vraiment la compréhension de cette pratique déjà utilisée dans L’Immaculée Conception. Il faudra attendre Tel Quel (Marcellin Pleynet et Sollers) pour parfaire la compréhension de l’œuvre de Lautréamont-Ducasse et mettre en œuvre une nouvelle science de l’écriture abolissant les idées d’auteur, de livre, d’œuvre littéraire. Opposant la « machine textuelle » de Lautréamont à la métaphysique surréaliste ou à l’idéalisme de Blanchot, les membres de Tel Quel relisent Les Chants comme signe tangible de la mort du sujet et de l’inconscient textuel et les Poésies comme « poésie impersonnelle », « science et science de cette science ». Lénine et Saussure sont articulés via Ducasse ! La nouvelle lecture matérialiste de Lautréamont par Kristeva et Sollers est le « cheval de Troie » destiné à contrer un surréalisme encore fascinant et inscrire le nouveau mouvement à la pointe des avant-gardes. Ce qui n’empêche pas les surréalistes de remettre Tel Quel à sa place dans le tract « Beau comme beau monde » en 1967.

Jean-Pierre Bobillot aborde la question particulière de la poésie phonétique (« La poésie écrite a-t-elle encore lieu d’être ? »). Il constate que Breton, adepte de la « poésie sans poèmes », voulait tout changer en poésie… sauf la syntaxe, contrairement à Apollinaire (la poésie consonantique), aux futuristes (les mots en liberté) et à Tzara (le poème dadaïste). Heidsieck, Dufrêne et Chopin sont donc héritiers d’Apollinaire plus que de Breton. L’« expression pure » de Breton, son lyrisme automatique, son mediumnisme sont aux antipodes du choc de la lettre et d’un rapport au monde fondé sur une passion révolutionnaire pour la matérialité de la langue et les supports medio-technologiques, dont le spiritualisme bretonnien n’avait que faire.

Ultime exemple du problème de l’« héritage et du méshéritage poétique » : l’article de Marie Doga sur le poète Denis Roche (« Legs surréaliste et création rochienne ») qui n’a utilisé certaines techniques surréalistes que pour mieux leur ôter toute signification. Sa pratique du collage (ou plutôt du « cut up »), anti-lyrique et productrice de nonsense, aboutit à cet « intertexte » défini par A. Compagnon comme « poubelle de tous les déchets de la littérature. ». De même la vitesse de l’automatisme prôné dans le Manifeste de 1924 est-elle utilisée par Roche non pour déjouer les pièges de l’inconscient au profit d’un sens supérieur mais pour accumuler violations, erreurs et imperfections. « L’ozalid », le pourrissement de l’écriture, les « lettres mortes », la désintégration de la matière poétique font échec à la sublimation et au merveilleux (Le Mécrit ou Eros énergumène). Le sujet de l’écriture rochienne est absent et irresponsable, non pour célébrer une ouverture chamanique vers un ailleurs, mais au contraire affirmer une fermeture, un hermétisme, un chaos, une frustration. Fin de la catharsis : la poésie est le lieu d’un crime ou d’un suicide, d’une mort violente par démembrement (Préface aux 3 pourrissements poétiques).

C’est un article d’E. Rubio (« Topologie de l’avant-garde : The Situationist Times ») qui fournira prétexte à conclusion. Il fait revivre la complexe « topologie de l’avant-garde » à partir d’une étude des productions de la revue TST (incarnation d’une tendance situationniste développée par Asger Jorn et Jacqueline de Jong) qui reprend le flambeau avant-gardiste en 1962 au moment au Debord et d’autres en abandonnent le projet. Au fil de son étude, E. Rubio traque derrière l’incroyable diversité des techniques, des influences, et de la critique anti-surréaliste, la part due au Surréalisme Révolutionnaire (Noël Arnaud, n° 1) et à ses alliés venus d’autres horizons (Cobra, Max Bucaille, Constant et Jorn) et soucieux de reprendre le fil avant-gardiste en se démarquant à la fois de l’IS et du surréalisme « orthodoxe » d’après 1947. Avec le n° 3, dont la vocation de vecteur « des avant-gardes post-surréalistes » était manifeste, E. Rubio explicite les influences qui renvoient aux années trente (Matta, Onslow-Ford, Alechinsky) et établit des passerelles avec la période américaine du surréalisme imprégné de ces influences via Ernst ou Kiesler dans VVV. Il serait vain de vouloir rendre compte en quelques lignes de cet écheveau serré, qui trouve des points de nouage avec la figure de la spirale (déclinée aussi par Cobra) représentée par Ubu, Bucaille, Jorn — du groupe Spirale en 1949 ! — ou Enrico Baj. E. Rubio cite Jorn invoquant Arp, Ernst, Duchamp contre Lemaître dans l’IS n° 5 et signale les affinités que le courant de l’art nordique dont il se réclame à cette période entretient avec « les objets mathématiques » des surréalistes (1936) photographiés par Man Ray. La bande de Moebius (chère à Lacan) ou la roue sacrée à laquelle TST devait consacrer un numéro (voir aussi LaRoue libre d’Alechinsky) font partie de ces nouages imaginaires.

Bref, cet article à lui tout seul est un exemple des promenades dans le labyrinthe des influences et des contre-influences auxquelles nous convie Mélusine. L’ambivalence et la complexité caractérisent l’héritage surréaliste encore très vivant après 1945, sur fond de préoccupations révolutionnaires inspirées de l’avant-guerre mais solubles peu à peu dans le structuralisme et le maoïsme. La richesse des productions — malgré la lancinante thématique de la mort de l’art — enracinées dans le rêve, le détournement, la révolte, est sans doute le fruit le plus précieux de cet héritage.