Whitney Chadwick, Les Femmes dans le mouvement surréaliste
Whitney Chadwick, Les Femmes dans le mouvement surréaliste.
Thames & Hudson, 2002, 256 p.
Quelles sorcières êtes-vous, vous, les femmes
(Freud, Lettre à Martha Bernays)
Le surréalisme s’est longuement débattu entre deux visions de la femme : l’une romantique, l’autre révolutionnaire ; c’est le premier constat de cet ouvrage qui donne voix à celles qui, pendant plusieurs décennies, en ont été dépourvues.
Oui, l’art surréaliste féminin existe. Oui, on en a sous-estimé l’influence sur l’évolution du surréalisme. Oui, aujourd’hui encore, il est examiné avec une condescendance sceptique au regard de celui de leurs condisciples masculins. Ces derniers, à la fois compagnons et rivaux, étaient peut-être paradoxalement les premiers à envisager cette collaboration/co-habitation comme une concurrence. Rares en effet sont ceux à encourager la vocation de leurs compagnes : « Yves [Tanguy] ne regarde jamais le tableau que je suis en train de peindre, avoue Kay Sage ; naturellement je m’intéresse davantage à son travail que lui au mien » (p.98). Plus fréquents sont ceux qui en étouffent, plus ou moins consciemment, les aspirations.
On ne saurait reprocher à ces femmes, vivant dans un climat de fébrilité créative incessante, d’avoir eu, elles aussi, des prétentions intellectuelles. Mais ce début de siècle, qui vit encore en effet sous la complaisante égide du XIXe, n’est guère favorable à ce type d’« insurrection » : « les femmes artistes étaient déjà plus ou moins conditionnées pour accepter la justesse des vues surréalistes » (p.236), souligne Chadwick, insistant sur l’impossibilité des femmes à disposer d’un enseignement secondaire et encore moins artistique. L’homme hérite ainsi de la représentation d’une femme passive, soumise et dépendante. La contestation ayant ses limites, l’homme, fût-il surréaliste, trouve un certain (ré)confort dans la pérennisation de cette image. Le surréalisme oppose un négatif absolu à cette vision bourgeoise. Ce système n’exclut cependant pas le modèle qui l’a précédée. Le « modernisme » ne suffisant pas à briser certains archétypes, la première image n’est pas détruite mais cohabite avec la nouvelle. Il faut tout même attendre un mouvement surréaliste bien assis sur ses fondements avant qu’hommage soit rendu aux femmes. En 1930, le premier numéro du Surréalisme au service de la Révolution leur rend justice, non comme actrices, mais comme inspiratrices. Et, si les dédicaces aux femmes aimées pleuvent, pas de trace d’un seul hommage à une quelconque œuvre féminine dans ce numéro. Les Muses seraient-elles muettes ?
La conception surréaliste, insiste Chadwick, trouve un équilibre dans ses propres contradictions[1]. Le numéro 9 de La Révolution Surréaliste (1927) a inauguré la « femme-enfant[2] » qui va dominer quelques décennies durant l’imagerie érotique du mouvement. Gisèle Prassinos, la benjamine du groupe, en est un temps l’emblème. La publication de son premier livre, à l’âge de quatorze ans, fait ainsi coïncider l’expression de la femme-enfant avec l’éclosion de sa carrière. La femme enfant, ange érotique/virginale sorcière, est garant d’une certaine ambiguïté sexuelle. La pureté de son innocence est telle qu’elle frôle parfois la perversion absolue. Ici est incontestablement l’origine de sa force subversive. C’est du moins sous cet angle qu’elle est photographiée en couverture de ce même numéro de La Révolution Surréaliste, grimée comme une vamp, vêtue en écolière. La femme est politiquement subversive (p. 31) – c’est pourquoi les surréalistes resteront fascinés pas des cas extrêmes (Violette Nozières, les sœurs Papon, Germaine Berton) de cet idéal révolutionnaire. Si, à en croire l’auteur, Marie-Berthe Aurrenche[3] a été la première émanation de cette image, c’est Gala, la muse féroce, qui consacre l’idée selon laquelle la femme est capable d’exercer une action révolutionnaire sur le monde (p. 16). Cette Femme visible est une Gradiva[4], celle qui avance, médiateur entre réalités intérieure et extérieure. Gala n’était pas une artiste ; Valentine Hugo l’était incontestablement et elle a été une des rares à intégrer l’orbite surréaliste avec une réputation d’artiste solidement assise.
C’est dans les années trente que la femme acquiert son ambivalence au sein du mouvement. Les artistes féminines augmentent les rangs surréalistes en même temps que s’y consolide la conception de l’enfant-femme. L’auteur attribue cette présence grandissante au succès des Expositions internationales du surréalisme à partir de 1936. À New York, Peggy Guggenheim organise en 1942 la première exposition (31 femmes) totalement dédiée aux femmes. Henry Mac Bride commente cet évènement avec humour[5] : « […] Comme chacun sait, il y a beaucoup d’hommes névrosés à New York, mais tout le monde sait aussi qu’il y a encore plus de femmes névrosées. Il était évident que les femmes devaient exceller dans le surréalisme. C’est ce qu’elles font. » L’exposition parisienne Le Surréalisme en 1947 — qui présente bon nombre des femmes évoquées ici — voit également éclore une nouvelle génération de femmes, dont le peintre Marie Wilson et le sculpteur Isabelle Waldberg. Une autre raison à l’évolution féminine au sein du mouvement est le déterminisme mondial. La guerre, qui, entre autres, force l’exil, permet aux femmes de gagner leur indépendance. Outre New York, terre d’accueil des Breton, Mexico fait ainsi coïncider la maturité artistique de Remedios Varo et de Leonora Carrington. Londres accueille Eileen Agar et Rita Kernn-Larsen. Lee Miller, correspondante de guerre de l’armée américaine, multiplie quant à elle les allers-retours entre L’Angleterre et la France.
La puissance féminine, insiste Chadwick, n’est jamais aliénante. Elle est guide spirituel, incarnation totale d’une idéologie, non d’une fantasmagorie. Cette femme, ou plutôt cet absolu féminin, a sa propre mythologie qui débute avec Mélusine, laquelle prendra les traits de la blonde Jacqueline Lamba, dans les années vingt et s’enrichit, dès la décade suivante, de Gradiva.
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Comme la plupart de ses contemporains, Chadwick estime que cette vision est immortalisée en Nadja : cette âme errante finit, comme chacun sait, ses jours dans un asile, quelques mois après sa rencontre avec Breton. Cette fin n’est pas tout à fait pour déplaire aux surréalistes qui associent la folie à la manifestation absolue de la beauté convulsive. Au-delà d’une déficience intellectuelle, l’hystérie représente pour eux un moyen suprême d’expression<[6] caractéristique de la femme-enfant, dont la clairvoyante ingénuité est une porte ouverte à cette folie. À Nadja est imputé le sombre privilège d’être détentrice d’un « état » que l’homme se garde bien d’assumer. L’auteur ne manque donc pas de souligner que le rôle de la femme est, encore une fois, de satisfaire une conception masculine.
Sans atteindre nécessairement de tels extrêmes, un certain nombre de femmes surréalistes sombrèrent dans de graves dépressions, comme Dora Maar, Meret Oppenheim ou Leonora Carrington. Toutes ou presque sont femme d’artiste avant d’être femme artiste — c’est le cas, par exemple, de Remedios Varo que l’on connaît avant tout comme l’épouse de Benjamin Péret —. En d’autres termes, toutes sont des muses potentielles. Cette image persistante de femme-enfant visionnaire, qui en fragilise certaines, est également un frein à leur épanouissement artistique. Cette vulnérabilité commune a au moins le mérite de renforcer des amitiés féminines, notamment entre Leonora Carrington et Leonor Fini.
Par la force des choses peut-être, ces femmes sont des individualistes qui font peu de cas de leur appartenance au groupe : « Je n’ai jamais été surréaliste, déclare Leonora Carrington[7], je vivais avec Max Ernst[8] » (p.56) ; les motifs du refus de Valentine Hugo d’exposer en compagnie des surréalistes sont ainsi très nets : « […] parce que, dit-elle, je voulais me sentir libre de faire et d’aimer ce que je voulais » (p.226). La conscience de la qualité de leur travail est en revanche très relative : « Je peignais pour moi-même, dit encore Carrington, et je ne pensais pas que quelqu’un puisse avoir envie ni de m’exposer ni d’acheter mes œuvres » (p.194). Certaines, comme Kay Sage[9], se résignent à vivre dans l’ombre de leur époux-mentor. D’autres, comme Jacqueline Lamba, soucieuses de mener à bien leur œuvre personnelle, choisissent le divorce. Rares sont celles qui, comme Frida Kahlo, parviennent à conjuguer une vie artistique féconde avec une dévotion totale à son compagnon.
Concilier la vie d’artiste avec celle de femme d’artiste relève du défi quotidien. Étouffées par un idéal qu’elles n’ont pas demandé et qu’elles ne partagent pas nécessairement[10], beaucoup de ces femmes éprouvent des difficultés à s’accomplir dans leur vie intellectuelle. Confrontée en permanence à elle-même, leur identité s’épanouit dans un genre significatif, l’autoportrait (celui de Rita Kernn-Larsen s’intitule Connais-toi toi-même) ; c’est le cas de Frida Kahlo qui ne s’est jamais considérée comme surréaliste, mais comme une artiste réaliste qui peignait sa propre vie. Lee Miller, qui cultive la même indépendance d’esprit, ne reste pas longtemps « l’élève » de Man Ray. Elle devient rapidement sa partenaire et son émule même si, semble déplorer l’auteur, son image, immortalisée par les photographies de Man Ray, est plus connue que son œuvre elle-même (p.39).
La vie conjugale est donc ici capitale en ce qu’elle structure l’identité artistique. L’érotisme régit, pour une très large part, l’éthique surréalisme en ce qu’il est un moyen de transformer la conscience de l’homme là où, rappelle Chadwick, la politique a échoué (p. 36). Rien d’étonnant donc à ce que la sensualité ne soit si intimement liée au principe révolutionnaire. En témoigne le numéro 11 de La Révolution surréaliste (1928) qui publie, en dépit du puritanisme forcené de Breton, les résultats de leur « Enquête sur la sexualité » ; quelques femmes y sont ponctuellement conviées si bien que leurs chuchotements sont parfois distincts de ce viril tumulte. Avec leur verve coutumière, les surréalistes défendent la nécessité absolue de (ré)concilier amour et érotisme. Ce langage est donc puissamment masculin. Les conclusions également. Ce discours concède néanmoins à la femme la liberté d’y adhérer ou de le rejeter. Ultime possibilité : créer leur propre langage. C’est ici, note Chadwick, qu’intervient un paradoxe inattendu car ces femmes, cultivant l’excentricité (la coiffure « à la Fontange » de Jacqueline Lamba), le goût de la provocation[11] et ne répugnant pas à se montrer nues en public, sont d’une réserve extrême dans l’expression de la sexualité. La vision de cette dernière est suggérée, voire déviée avec plus ou moins de retenue[12]. Les seules à qui Chadwick concède une identité sexuelle surréaliste sont Toyen et Leonor Fini, les rares à s’être toujours tenues délibérément à l’écart du mouvement. Les seules aussi à avoir affiché leur homo/bisexualité. Les seules, en somme, à assumer véritablement qui elles étaient et à le dire. Cette représentation ne pouvant être qu’extrême, elles se réfèrent à D. A. F. de Sade ; Toyen illustre Justine, Leonor Fini, Juliette. Ce recours à l’imagerie sadienne pourrait presque sonner comme une provocation gratuite tant elle est une des plus fortes qui soit. Ce n’est pas le cas. L’humour est également un paravent efficace, notamment chez Ithel Colqhoune, qui tourne en dérision l’obsession des surréalistes pour la sexualité en parodiant les formes de Chirico et de Magritte. L’érotisme de Toyen se teinte lui aussi d’humour. Malicieux et enchanteur (p.117), souligne Chadwick, celui-ci reste bon enfant. Nous sommes donc ici très loin de la lubricité de Bellmer ; les amateurs iront plutôt la chercher chez Leonor Fini.
Sans véritablement parler de tabou, ce rejet avéré pour l’expression de la sexualité alimente leur difficulté à exister individuellement. Elles se tournent en conséquence vers des activités collectives et, ironie du sort, excellent dans des tâches « secondaires » comme la création d’objets ; les surréalistes jugent cette activité réactionnaire. Paradoxalement, ce sont eux qui leur assurent la notoriété qui, jusque-là, leur a été refusée tout en étant source de sécurité et d’autonomie financières. Ceci ne va pas sans certaines frustrations. C’est le cas de Meret Oppenheim, qui vend des bijoux (ces plaisanteries, comme elle a coutume de nommer ces objets insolites qu’elle fabrique de toutes pièces) à la Maison Schiaparelli. Ces objets sont eux aussi marqués par une sexualité pudique et implicite ; L’Ange de l’anarchie (1936) d’Eileen Agar demeure l’expression parfaite de cette érotique voilée. Injustement méconnue, la série de photo-collages (1935) de Nusch Eluard (la seule avec Rita Kernn-Larsen à avoir intégré des nus féminins — quand prédomine le nu masculin chez ses consœurs — à ses travaux) témoigne de ce désir d’existence en dehors du joug surréaliste. Chaste, implicite, souvent désexualisé, le regard des femmes sur l’érotisme n’épousera cependant jamais les aspirations surréalistes. Et cette absence de langage érotique contribue à limiter leur participation à cet aspect du surréalisme.
Comme pour pallier cette carence, elles revendiquent l’identification, posée comme acquise par les surréalistes, entre les pouvoirs fécondateurs de la nature et les leurs. Le surréalisme conçoit en effet la nature comme une métaphore de la réalité féminine, dont elle réconcilie la dualité. Ce principe est à la source première de leur art, comme le signifie Éluard : « Le sang qui coule sur l’herbe se mêle à la rosée, il fuit et le vent le remplace. Fascinés par le principe de fécondité, les surréalistes s’intéressent beaucoup moins à ses résultats concrets, ce qui n’encourage guère leur descendance. Fondamentalement hostiles à l’institution familiale, ils confortent leurs compagnes dans le rôle éthéré de femme-enfant, porteur d’un sentiment quasi mystique de la nature[13] ». L’instinct maternel est difficilement conciliable avec les exigences de la vie d’artistes et de « compagne d’artiste ». Aussi, à l’exception de Jacqueline Lamba et de Rita Kernn-Larsen, ces artistes ne seront-elles pas mères, du moins pas avant les années 40 ; leur œuvre peut ainsi être interprétée comme un exutoire à ce désir /cette absence de désir de maternité : J’ai perdu trois enfants, dit Frida Kahlo. La peinture les a tous remplacés (p. 134).
Par conséquent, le sentiment de la maternité est extériorisé par celui de la nature ; le recours aux symboles (Chadwick développe ceux de la perdrix et de l’œuf) est donc presque systématique. La mythologie occupe une place privilégiée dans l’expression de cette réalité psychique, ancrée dans une tradition archaïque et peuplée de divinités (celtiques, amérindiennes etc.) et de créatures légendaires. Les références à l’alchimie abondent également. L’étrangeté de ces œuvres, dépourvues de tout folklore, repose ainsi sur la dualité de cette cosmogonie féminine qui fait coïncider l’universalité des mythes et l’intimité. Le langage de la nature transcende la pulsion sexuelle pour devenir une force de vie sanctificatrice dans laquelle la végétation et l’eau sont omniprésentes ; c’est le cas de Remedios Varo et Alice Rahon-Paalen qui ressentent l’art féminin comme le réceptacle de leurs pouvoirs régénérateurs. L’occultisme rédempteur de Leonora Carrington est, quant à lui, fondé sur les objets du quotidien, attributs traditionnels de la femme (cuisine, tricot, tâches domestiques etc.). La nature est donc envisagée comme un espace où peut librement s’exprimer la conscience de la sexualité. L’automatisme, destiné à libérer les images de l’inconscient, y joue un rôle décisif (notamment chez Emmy Bridgewater et Alice Rahon-Paalen) en ce qu’il entretient cette connivence primitive avec les forces de la nature. C’est ce type de spiritualité, marquée par un sentiment quasi animiste de la nature, qui hante les toiles d’Eileen Agar, de Frida Kahlo, d’Ithell Colquhoun et de Rita Kernn-Larsen, qui s’approprient cette terre-mère à l’origine de leur art. L’insistance de l’auteur sur le contenu « ésotérique » de ces œuvres est aussi le point faible de ce livre. L’inscription de l’imaginaire féminin dans une tradition « tellurique »/ « chtonienne» occupe quasiment un tiers de l’ouvrage quand d’autres aspects sont tenus à l’écart. Bien que sa présence soit incontestable, l’ésotérisme ne justifie sans doute pas la systématisation de son recours.
Le rôle de la femme dans le cycle créatif est aussi un héritage tardif de la société médiévale. L’influence de Michelet est indéniable et La Sorcière participe du mythe de l’androgyne dans le surréalisme ; Breton envisage en effet le lien entre alchimie et érotisme comme un moyen d’abolir les contraires, ouvrant par-là la voie au merveilleux. À l’opposé de leurs compagnons, qui célèbrent la fusion des principes mâle et femelle, les femmes revendiquent clairement l’identité féminine, dont l’expérience, même mystique, est parfaitement distincte de celle du sexe opposé. Déesse mère et déesse tout court, la femme surréaliste est donc parée de lourds attributs, constate Chadwick, citant Matta : « Les femmes étaient des objets magiques pour les surréalistes » (p. 181). Certaines cependant, comme Valentine Penrose, assument pleinement ce rôle de « femme-objet magique », dépositaire d’une connaissance hermétique[14]. La tension entre nature et sexualité reste néanmoins majoritairement un tribut bien pesant pour une poignée de femmes qui ne réclament qu’un droit à exister en dehors de cette croyance.
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La connaissance des femmes appartient à la femme
Paul Eluard[15]
Au regard de ces conclusions, le lecteur est tenté de croire comme l’auteur que Les Vases communicants n’est qu’une simple confirmation de l’incompatibilité effective entre les croyances poétiques et les besoins affectifs (p. 7). Et, fondamentalement, ce serait dommage d’en rester à une conclusion si dogmatique. Chadwick déplore en effet que le surréalisme ait transformé la femme en principe abstrait, universel et idéal (p. 65). Rien n’est plus faux ; l’idée de la femme ne doit, en aucun cas, prévaloir ici sur la femme réelle. L’erreur serait de conforter les surréalistes dans une image d’« hommes de mots » aux préceptes singulièrement inadaptés aux nécessités de la vie réelle. Si leur réalité « quotidienne[16] » peut parfois donner raison à Chadwick, c’est dans certaines limites. Et pas dans celles d’un cliché.
Là où elle est néanmoins dans le vrai, c’est lorsqu’elle explique que : « Les surréalistes ne proposent pas une femme indépendante de l’homme […] mais une nouvelle image du couple, dans laquelle la femme complète l’homme, est amenée à la vie par lui, et en retour l’inspire. Le rôle de la femme artiste en tant que créateur ne peut être trouvé que dans ses œuvres » (p. 65). C’est effectivement vis-à-vis de la notion de couple que le surréalisme, ennemi de la tyrannie-crétinisation de la pensée, prend du recul. Cette remise en cause inclut évidemment la Femme, mais moins comme individu que comme principe fondateur du couple.
Ces artistes ne se reconnaissent pas dans un dogme qui exige qu’elle soit femme ou artiste. Ceci est légitime, selon Chadwick, puisque ce dilemme ne se pose qu’en littérature. Dans la réalité, on leur demande seulement d’être Femme, c'est-à-dire de se cantonner au rôle d’inspiratrice, non de créatrice, de l’œuvre d’art. On imagine aujourd’hui aisément l’ampleur générée par une telle frustration. Les conclusions de Chadwick sont donc les suivantes : « Mises au pied du mur, les femmes ont tranché net ce douloureux dilemme en revenant aux origines même de leur condition. » Par sa nature, la femme est dépositaire du secret de la fécondité, à l’origine de toute création. La femme est par essence déterminée à créer des œuvres comme elle donne la vie, c'est-à-dire sans autre recours qu’elle-même. Ce « privilège », conclut Chadwick, lui vaut d’être femme et artiste, sous réserve que cette réalité latente fût exprimée de façon personnelle, loin de schémas qui ne correspondent pas à leur nature profonde. En somme, la muse/l’inspiration est intériorisée en la femme quand l’homme la cherche en dehors de lui. La représentation du sphinx dans l’œuvre de Leonor Fini, termine Chadwick, symbolise cette conception car elle ne pose pas la question de la présence de l’homme mais de la place de la femme dans le processus métamorphique, qui est au cœur de la vision surréaliste de l’art (p. 180). À la théorie, les femmes surréalistes substituent donc leur expérience intime. Ce qui n’empêche pas de mêler la théorie à la pratique : Grace Pailthorpe a ainsi mené de front, aux côtés de son époux, une carrière de psychanalyste et de peintre.
On peut aussi regretter que Chadwick ait privilégié la réalité visuelle de l’art féminin quand l’expression littéraire y joue un rôle égal. Ceci est d’autant plus regrettable que les femmes (à l’exception d’Eileen Agar et Toyen) dont il est question dans cet ouvrage ont une activité littéraire parallèle, voire antérieure (Alice Rahon-Paalen), à leur travail de peintre. Cette activité est plus ou moins officieuse ; Leonora Carrington remplit, comme Remedios Varo, des carnets entiers de récits (notamment ceux de ses rêves) et de nouvelles. Certains sont publiés, d’autre confiés à l’entourage : Frida Kahlo a notamment l’habitude d’offrir des pages de son journal intime à ses proches. En outre, pas un genre littéraire n’est occulté, pas même le roman[17], ce qui leur vaut d’essuyer les foudres des surréalistes qui ne dissimulent pas leur mépris pour le genre romanesque.
Déjà difficilement reconnues comme peintres, elles le sont encore moins comme écrivains ; en témoigne ce commentaire de Jacqueline Lamba à l’occasion de la première exposition parisienne de Frida Kahlo : « Les femmes étaient encore sous-estimées. Il était difficile d’être une femme peintre » (p. 11). Nous sommes tout de même en 1940 et le surréalisme n’en est plus à ses premiers balbutiements. Cette indifférence est d’autant plus paradoxale, constate Chadwick, qu’il était alors plus facile pour une femme de concrétiser le désir d’écrire que celui de peindre (p. 221)[18]. Ces œuvres, qui exaltent en outre les valeurs féminines exposées dans Arcane 17, n’auraient donc pas dû selon elle se heurter à un tel degré d’incompréhension.
Pourtant, remarque-t-elle encore : « […] si la femme artiste atteignait une position idéologique créée par l’homme en son absence, c’est grâce à son intuition. Son œuvre s’en trouve dévaluée : elle ne peut être qu’un apport à une position théorique qu’elle n’a pas élaboré. L’œuvre des femmes artistes est reçue comme une confirmation à celle des hommes plutôt que comme une recherche à des formes nouvelles » (p. 90). Ici apparaissent les limites de cet ouvrage consacré à la question des femmes dans le surréalisme quand ne se pose évidemment pas celle des hommes. Évoquer une quelconque « participation » féminine soutient déjà la thèse selon laquelle leur activité n’a jamais été que cette confirmation dénoncée par l’auteur. C’est en tout cas l’opinion de Leonor Fini qui, comme Meret Oppenheim, a refusé de figurer dans cet ouvrage au nom de l’argument suivant : une étude entièrement consacrée aux femmes est encore une forme d’exil.
[1]. « Les femmes doivent être libres et adorées », affirmait Breton qui, aux dires de Nicolas Calas, détestait en général les femmes des artistes qu’il aimait.
[2]. Ce motif hantera Breton toute sa vie, en témoigne Arcane 17 : « Je choisis la femme-enfant non pour l’opposer à l’autre mais parce qu’en elle, et seulement en elle, me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de la vision. »
[3]. Compagne de Max Ernst.
[4]. Nom de la galerie ouverte par Breton, rue de Seine, en 1939, en référence à une nouvelle (1903) de Wilhelm Jensen intitulée Gradiva, une fantaisie pompéienne ; Gradiva est l’équivalence féminine de Mars Gradivus, dieu de la guerre.
[5]. Il s’agit d’un commentaire paru dans le New York Sun à l’occasion de l’exposition 31 femmes, organisée par Peggy Guggenheim.
[6]. L’auteur cite un extrait de La Révolution surréaliste n°11, p. 35. Breton se fonde ainsi partiellement sur l’analyse de Pierre Janet, qualifiant l’extase dans laquelle sont plongées ses patientes d’amour fou. Utilisant des archives de l’hôpital de la Salpêtrière, Aragon et lui célébrèrent en 1928 le cinquantième anniversaire de l’hystérie, publiant notamment des photographies de femmes en état d’extase regroupées sous le titre d’ « Attitudes passionnelles ».
[7] Ce jugement rejoint celui de Leonor Fini : Leonora Carrington était une vraie révolutionnaire, mais elle n’était pas surréaliste, p.66.
[8] Voir également Emmy Bridgewater qui ne se sentait, dit-elle, aucune affinité avec le groupe français, p.129.
[9] La première exposition commune du couple – Kay Sage s’y étant toujours refusée – eut finalement lieu un an avant la mort de Tanguy.
[10] Leonora Carrington allant jusqu’à dire de cet idéal était de la foutaise, p.66.
[11]. Chadwick rapporte quelques anecdotes savoureuses sur la question, notamment au sujet de Lee Miller, qui aimait à porter aux soirées les menottes en or que Roland Penrose lui avait offertes et de Meret Oppenheim qui jugea d’un goût exquis d’uriner dans le chapeau d’un homme à la terrasse d’un café parisien.
[12]. Dorothea Tanning ne cachait pas son admiration pour le Divin Marquis, mais ne tolérait pas son mépris des femmes.
[13]. Max Ernst avait surnommé Leonora Carrington la « Fiancée du vent ».
[14]. Breton s’inspirait notamment d’Eliphas Levi, occultiste français du XIXe, qui reconnaissait à la femme le pouvoir de transformer l’angoisse en extase.
[15]. Préface à Dons des féminines de Valentine Penrose.
[16]. Le silence circonspect de Breton lors de l’internement de Nadja comme son refus d’aller lui rendre visite peut, par exemple, jouer en sa défaveur.
[17]. C’est le cas de Leonora Carrington, Ithell Colqhoune et Dorothea Tanning.
[18]. Les ateliers et les écoles des Beaux Arts sont encore interdits aux femmes et aucune ne peut prétendre à bénéficier d’une formation artistique comparable à celle d’un homme. La réprobation sociale et familiale n’est également pas étrangère à ces obstacles.