Littérature n° 7, septembre 1919
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SOMMAIRE | |
Valery LARBAUD | Ramon Gomez de la Serna. |
Ramon GOMEZ DE LA CERNA | Criailleries. |
Maurice RAYNAL | Werther en trois petits actes. |
André BRETON | Usine. |
Jacques VACHÉ | Lettres (fin). |
Philppe SOUPAULT | Ailleurs. |
Henri HOPPENOT | Disques. |
Louis ARAGON | LIVRES CHOISIS |
Philippe SOUPAULT | LES SPECTACLES |
Georges AURIC | MUSIQUE : Darius Milhaud |
PALET : Cénacles, par le Passant sans Perruque. |
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RAMON GOMEZ DE LA SERNA
Bibliographie sommaire.
I. - œuvres de début ou de premières manières : depuis “ Entrando en fuego ” (1904) jusqu'à “ Tapices ” par “ Tristan ” 1913.) Tous ces ouvrages sont hors commerce ou épuisés. Pour une étude complète sur la formation de l'auteur, il faudrait lire aussi la revue “ Prometeo ”, contemporaine de ces essais.
II. - Principales œuvres publiées de 1914 à 1919 : “ Primera Proclama de Pombo ” ; “ El Rastro ” (1915) ; Greguerias ”, “ Senos ”, “ El Circo ”, “ Pombo ” (1917) ; “ Muestrario ” (1918) ; traduction précédée d'une Etude, des “ Nouveaux Contes Cruels ” de Villiers de l'Isle-Adam (1919.)
III. - Ouvrages à consulter : “ Greguerias Selectas ”, avec prologue de Rafael Calleja (Madrid, 1919 ; éditions Calleja). C'est une anthologie, avec quelques inédits, des œuvres de R. Gomez de la Serna. - Traduction française de quelques fragments importants ou caractéristiques (par Mme B. Moreno, M. Latour-Maubergeon et M. V. Larbaud) dans les numéros 3 et 4 (1re année) de la revue “ Hispania ” (96, boulevard Raspail, Paris). - On trouvera ces ouvrages chez M. P. Rosier, libraire, 26, rue de Richelieu.
Cette bibliographie semble annoncer une longue étude sur l'œuvre de Ramon Gomez de la Serna, une de ces études bien documentées, établies sur fiches, comme en publient, sur des écrivains depuis longtemps connus, de grosses et graves revues comme la Quarterley ou l'Edinburgh Review. Mais rien ne déplaisait tant au jeune auteur de “ Pombo ” que de se voir traiter d'une façon aussi académique, et cette note ne sera que le commentaire de la bibliographie que nous venons d'inscrire en tête. Il ne s'agit pas, pour le moment, d'étudier l'œuvre de R. Gomez de la Serna,
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mais de renseigner brièvement les lecteurs français sur un des écrivains les plus originaux et les plus importants de la jeune littérature espagnole.
Les ouvrages que nous avons rangés dans la première partie (1904-1914) sont des œuvres d'extrême-jeunesse qui paraissent avoir été composées sous un grand nombre d'influences contemporaines. On y voit l'auteur chercher - et quelquefois trouver - son expression propre au milieu, et en dépit, de tous les moyens que sa très riche culture littéraire met à sa disposition. On y retrouve une conception de l'art analogue à celle des premiers disciples des Décadents et des Symbolistes français : tout le groupe du Mercure, avec ses précurseurs et ses maîtres ; Laforgue et Huysmans, Maeterlink et Jules Renard. On y devine aussi l'apport fait par l'école sud-américaine de Paris à la lyrique espagnole, et quelques échos du mouvement esthétique anglais, depuis Ruskin jusqu'au groupe du Yellow Book. Enfin, on y aperçoit, à certains signes, l'influence de la précédente génération espagnole : celle de 1898, qui, avec ses précurseurs : Leopoldo Alas et Angel Ganivet, et ses maîtres : Unamuno, Azorin et Pio Baroja, a été comme l'annonciatrice de cette grande renaissance intellectuelle à laquelle nous assistons.
Ces ouvrages de la minorité de notre auteur (minorité légale : selon le Code espagnol on n'est majeur qu'à 23 ans) sont des drames lyriques, des mimes, des scénarios de ballets imaginaires, de longs poèmes en prose. Non seulement “ Ramon ” (c'est ainsi qu'il signait ses livres) cherchait alors son expression propre, mais il se contraignait à créer des personnages, à inventer des situations, à mettre en œuvre des procédés déjà employés par ses maîtres, - ici, il fait songer à Oscar Wilde ; là, à Rachilde ; - en somme il s'efforçait de composer. Mais la contrainte, en art, est le crime impardonnable, et ces premiers ouvrages en portent le châtiment. On sent l'artifice ; on est assourdi par un vocabulaire d'une excessive richesse, et la virtuosité du poète est telle qu'elle dépasse son but et trahit la pauvreté du fond. Pourtant, ces poèmes et ces drames, si leur auteur avait cessé d'écrire en 1914, auraient suffi à lui donner une place enviable dans l'histoire littéraire d'Espagne, car ils contenaient déjà quelque chose de plus qu'une haute culture cosmopolite et qu'une grande science de la langue nationale : une personnalité esthétique
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s'y ébauchait. Déjà le poète y exprimait son désir de se libérer des formules, même de ces formules neuves qu'il importait de France et d'Angleterre. Déjà il se laissait aller, s'abandonnait, s'appliquait moins, sacrifiait une partie de son vocabulaire, se rapprochait de plus en plus de la Nature. De moins en moins il résistait à son besoin d'écrire en marge de ce qu'il composait, de parler de lui-même, de Madrid, de ses expériences quotidiennes. Bientôt, mettant de côté toute autre préoccupation, il allait exprimer sa vraie vie intérieure, et tous les imperceptibles mouvements de sa sensibilité : ces rapprochements involontaires, ces images spontanées, frappantes, illogiques, qui se forment au sein de la vie psychique, et que la censure intérieure, servante de la logique et des formes toutes faites de la vie intellectuelle, empêche sévèrement de parvenir jusqu'à la conscience, et, à plus forte raison, de trouver leur expression communicable.
Déjà, en dehors des livres et des plaquettes qu'il faisait imprimer, il avait commencé à noter ses trouvailles et ses découvertes dans cet ordre de faits. Servi par son vocabulaire et son sens merveilleux des ressources du castillan, il donnait une forme à ces secrets, à ces mouvements confus de la vie intuitive. Ainsi, peu à peu, il se libéra, s'affranchit de ses principes esthétiques, perdit ses préjugés littéraires, renonça définitivement à composer, et se mit résolûment, ardemment, à “ décomposer ”.
Nous voici arrivés aux œuvres énumérées dans la seconde partie de notre bibliographie. En principe, elles sont toutes faites de ces notations d'images spontanées et d'états d'âme, puisées en plein courant psychique, immédiatement, et sans que jamais intervienne le tout-fait.
En même temps qu'il s'abandonnait sans réserves à cette forme d'expression, Ramon Gomez de la Serna trouvait un nom pour la désigner. Il avait d'abord songé à des noms tels que Regards, Moments, Ressemblances ; mais il ne fut satisfait que lorsqu'il eût trouvé un mot plus précis et plus spécialisé et si purement espagnol et si nuancé qu'il est presque intraduisible : Gregueria (*). “ Cris confus, clameurs dont on ne saisait pas l'articulation ” dit Salva ; “ brouhaha ”, dit Darbas et Igon ; “ criaillerie ”, dit Bustamante. Il y aurait aussi : bavardage, ramage, jacasserie.
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Rien de tout cela n'est l'équivalent. Nous avons provisoirement choisi “ criaillerie ”, mais il y a une idée de bruit confus et désagréable dans ce mot, tandis que la “ gregueria ” n'est pas forcément désagréable - au contraire. Dans une note aux morceaux traduits par Mme B. Moreno, l'éditeur de la revue “ Hispania ” proposait le mot “ algarade ” ; mais l'idée de discorde y est encore plus sensible que dans “ criaillerie ”. En espagnol on dit, par exemple : la “ gregueria ” des enfants qui sortent de l'école ; la “ gregueria ” des perroquets dans une forêt d'Amérique, etc. Or, ici il s'agit d'une “ gregueria ” intérieure, psychique, d'une “ gregueria ” de souvenirs et de sensations. Conservons donc, avec des réserves, le mot “ criaillerie ” qui se rapproche le plus, par le son, du mot espagnol, et voyons comment “ Ramon ” lui-même définit la “ gregueria ” :
(*) Accent tonique sur la pénultième.
“ Elle est tout dans un livre. Nous nous en sommes rendu compte en lisant à haute voix les livres ; car ce n'est que lorsque nous en sommes arrivés à cette espèce de “ criaillerie ” avortée qu'il y a dans les livres abondants, à cette unique criaillerie qui est l'unique chose qui soit un peu distincte en eux, c'est seulement alors que nous avons vu l'intérêt de tous les auditeurs coïncider... Notre âme est faite de criailleries, et si on la pouvait observer au microscope - un jour on le pourra, - on verrait vivre, circuler et vibrer en elle, comme sa seule vie organique, un million de criailleries... Pour surprendre le secret de polichinelle des criailleries, il faut commencer par rappeler notre âme à sa bonté et à sa crédulité premières. Et cela est parfois si difficile ! Pour comprendre les criailleries, ou plutôt, non pour comprendre leur sens littéral, qui est tellement clair que cela déroute, mais pour comprendre de quelle façon elles sont une surprise, pour voir qu'elles sont, sans aucun sérieux, quelque chose de dramatique et de réjouissant tout à la fois, il faut que nous nous repentions, et que nous démentions en nous-mêmes bien des choses dont bien des gens pensent qu'elles ne demandent ni repentir ni correction ; il faut n'être pas trop le professionnel de rien ; il faut posséder parfaitement une âme saine, bien submergée en nous, railleuse, pleurarde, et solitaire. Pour entendre, lire et voir les criailleries, il est nécessaire d'avoir un esprit libre, c'est-à-dire, de ne pas refuser à notre esprit sa propre extension, son vide, sa confession spontanée, sa sottise distillée, son indépendance... La criaillerie est ce qu'il y a de
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plus casuel dans la pensée... La criaillerie est un regard fécond qui, après avoir été enfoui dans la chair, a donné son épi de paroles et de réalités... ” Ailleurs, il dit : “ Vers les images, nul pas volontaire... ”
Oui, la “ criaillerie ” est spontanée, inarticulée, irrépressible, plus physiologique peut-être qu'intellectuelle, ineffablement intime. L'important, la seule chose nécessaire, c'est de savoir l'accueillir, c'est de ne pas la refouler, de ne pas la mépriser, et de l'exprimer aussi complètement, d'aussi près que possible, avec tout ce qu'elle contient d'expérience, de prescience, de rappels, d'échos, de prolongements, de vie fragile et passagère.
Bien des lecteurs dont l'éducation littéraire est achevée considèrent avec stupeur les “ Greguerias ”. Ils ne comprennent pas de “ quelle façon elles sont une surprise ”. Ils y cherchent d'instinct une “ maxime ”, une “ pensée ”, une épigramme. Ils s'attendent à y trouver de “ l'esprit ”, un bon mot, une réflexion morale ayant un caractère universel et permanent. Ils cherchent “ la pointe ”. Et, comme ils ne trouvent rien de tout cela, la “ Gregueria ” leur paraît un défi au bon sens, une naïve platitude, le comble du trivial, la chose, entre toutes, qui ne valait pas la peine d'être écrite. Même les lecteurs qui ont étudié et compris les fines épigrammes d'un Jules Renard se trouveront arrêtés devant les “ criailleries ”. Peut-être comprendront-ils celles dont la forme est évidemment comique, comme celle-ci : “ Le poisson le plus difficile à pêcher, c'est le savon dans dans l'eau ” ; ou celle-ci : “ Oh, toute l'eau qui se fait vieille dans les nombreuses carafes du café ! Il y a tout un étang enfermé dans ces carafes. ” Mais comment accueillerontils celles dont toute ironie, toute intention “ spirituelle ” est absente ? Comme celle-ci : “ Au plus profond de la nuit, on comprend que les reverbères vivent pour eux-mêmes ”. Ou celle-ci : “ On a de la peine à se figurer qu'une tête de mort nettoyée et sèche puisse être celle d'une femme... Je parierais que vous n'avez jamais pensé qu'aucune de celles que vous avez vues ait été féminine. Il est difficile de parvenir, sans abolir en soi-même toutes les passions de la vie, à une telle déformation, si complète et si insexuée. ” Ou encore celle-ci : “ Dans la distribution des heures que nous faisons pour notre matinée, il faut retrancher le temps que nous employons à nous baigner dans le limbe matinal. ” Ou même celle-ci : “ Où poserons-nous ces épingles qu'elle nous
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tend pendant qu'elle se déshabille ? Elles sont comme des arrhes de la félicité que nous allons obtenir... Nous les mettons n'importe où, nous les perdons, parce que nous ne pouvons pas croire qu'elle en aura besoin après ; parce qu'il nous semble qu'elle va demeurer nue toujours. ”
Seul, peut-être, le lecteur qui a étudié Rimbaud, qui l'a compris, comprendra et goûtera pleinement les “ criailleries ” et l'œuvre de Ramon Gomez de la Serna. Cela ne veut pas dire que le poète espagnol soit devenu, en se libérant des influences de son éducation littéraire, un disciple de Rimbaud. Peut-être ignore-t-il le nom de Rimbaud. Mais c'est que Rimbaud a, le premier, introduit dans la littérature cette énergie intuitive affranchie du Tout-Fait ; et a fait, dans la poésie, cette large place à sa surprise des phénomènes les plus intimes de la vie psychique. Rimbaud a joué, dans l'évolution de la littérature, un rôle analogue à celui qu'a joué Monteverde dans l'évolution de la musique, lorsque, le premier, il a osé attaquer des dissonances sans préparation. Il s'agit là d'une invention, d'une innovation dans l'expression, - musicale ou littéraire. Peut-être Ramon Gomez de la Serna n'a-t-il pas même lu les “ Illuminations ”. Il a simplement profité du nouveau moyen d'expression, du perfectionnement introduit par Rimbaud dans l'expression litténaire. Seul aussi, du reste, le lecteur de Rimbaud pourra se montrer exigeant à l'égard des “ Greguerias ” ; il pourra y trouver encore trop d'esprit, trop peu de profondeur et d'ouverture ; mais du moins il saura de quoi il s'agit, et goûtera pleinement celles d'entre elles qui sont de parfaites “ surprises ”.
L'espace nous manque pour parler de chacun des six volumes publiés entre 1915 et 1919. On comprend de reste que ce sont moins des livres sur un certain sujet que des “ criailleries ” classées d'après les sujets et les lieux autour desquels elles ont été découvertes : le Rastro ; le cirque Parish (et Médrano et l'Hippodrome de Londres) ; “ l'antique Café et Bouteillerie de Pombo ”, où “ Ramon ” et ses amis se réunissent chaque samedi, entre dix heures du soir et deux heures du matin. “ Senos ” est un recueil de “ criailleries ” qu'un autre que Gomez de la Serna n'aurait pas manqué d'intituler pompeusement “ De l'amour et des femmes ”. Enfin les volumes intitulés “ Greguerias ” et “ Muestrario ” (“ La boîte d'échantillons ”) sont faits de criailleries non classées et peut-être inclassables.
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Nous pensons en avoir assez dit pour donner au lecteur une idée un peu précise de Ramon Gomez de la Serna, et surtout le désir de le lire dans la langue si belle qu'il a su embellir encore, rajeunir, vivifier, et rendre plus intime, plus confidentielle, plus sensible (elle, naturellement si sonore et si oratoire), plus moderne enfin, - ah, bien plus moderne, dans toute sa pureté classique, castillane, de race, “ castiza ”, madrilène des rues, bien plus contemporaine que n'ont su la rendre, malgré tous leurs efforts, tous leurs gallicismes et tous leurs italianismes, ces écrivains américains qui affectaient, jusqu'à ces dernières années, d'ignorer l'Espagne.
Maintenant, il ne nous reste plus qu'à renvoyer le lecteur aux traductions publiées dans la revue “ Hispania ”, et à lui offrir une bonne douzaine de “ Greguerias ” nouvellement traduites.
VALERY LARBAUD.
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CRIAILLERIES
L'eucalyptus est un arbre pour la foi... Si un jour je me sens mourir, je demanderai, comme les malades qui demandent Lourdes, qu'on me porte sur une civière jusque sous le pavois des feuilles languides, des feuilles d'un eucalyptus, pleines de science et de la substantielle doctrine de la vie.
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Sur les champs inégalement éclairés par la lune, on dirait qu'on a mis à sécher une grande quantité de linge blanc : draps, chemises et pantalons de lune.
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S'asseoir sur les marches des grands édifices les jours de soleil est quelque chose de somptueux... Elles ont un air de gradins de la gloire, ou de gradins de la vie. Elles rappellent ces chromos dans lesquelles chaque échelon correspond à un âge de la vie, bien que, sur ces escaliers des édifices publics, tous les gens soient mêlés, assis sans ordre, surtout les vieillards... Comme ils regardent la vie bien en face, ces gens assis sur les larges escaliers de pierre des édifices publics ! Comme il est grave et fondamental, ce tableau citadin !
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On serait fâché de tuer cette mite qui vole... Elle a une robe de soie écrue, et elle est pleine d'une vie que nous ne pourrions pas imiter ; car il se peut bien qu'on arrive à imiter le mécanisme des grands animaux, mais non pas celui des très petits, chez lesquels le point dynamique de la vie est plus subtil, plus ingénieux et plus inquiet.
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Dans les vaccins des brunes, comme dans ceux des blanches, il y a un point, une veilleuse incandescente qui éclaire
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les voluptés, qui est chez elles comme un phare subtil, et comme le “ contrôle ” qui certifie que la chair est réellement de la chair.
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Pourquoi les oiseaux ne se couchent-ils pas comme le font les hommes lorsqu'ils posent leur tête sur les oreillers ?... Cela fait que même leur mort paraît douce, parce qu'en mourant ils se couchent enfin, s'étendent, se reposent complètement.
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Je ne sais d'où me vient le souvenir d'un ariston, d'un ariston plus profondément ariston que les autres, de l'ariston que j'ai aimé comme un petit garçon aime une petite fille... Je ne sais plus pendant quelle excursion de mon enfance je l'ai entendu... Mais, de cet ariston qui joua pour moi dans la plus grande solitude, comme s'il avait joué tout seul et spontanément, procèdent ma poétique et ma dramaturgie.
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A l'aube les églises sont des églises de village... Petites églises tranquilles, nouvellement nées, propres, étrangement ingénues au milieu de la grande ville.
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Le marchand mort vit dans la boutique, repasse les comptes pendant la nuit, se couche sur le comptoir, désigne du doigt ce paquet de ceci ou de cela qu'on ne trouve pas.
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Des yeux transigeants, géniaux et purs nous regardent quand nous passons dans les lieux plantés d'arbres ; les yeux parfaits et triangulaires, sous le sourcil humain, qui s'exaltent et se peignent sur les peupliers blancs... Pendant un bon moment nous sommes restés à les contempler, nous demandant quelle sorte de Providence nous regardait en eux.
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Qu'il est émouvant, le cerceau de ce pauvre petit garçon, de ce petit ouvrier vêtu de bleu qui conduit la grande roue de voiture à l'atelier !
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Il est remarquable que les jardiniers aient l'idée d'arroser aussi les statues nues, la pierre “ à poil ” des cariatides qui soutiennent les vasques, et des nymphes qui se cachent entre les massifs... Il y a une sensualité fraîche et claire dans ce tuyau d'arrosage qui lance tout le rude jet d'eau brillante sur les seins durs, les nuques solides et les fesses rondes... On dirait que cette douche froide, violente et prolongée donne de la vigueur aux statues... C'est un bonheur, les matins, d'assister à ce spectacle, qui est comme celui d'un bain authentique de la Diane qui court à travers les jardins du matin.
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Dans la nuit déjà avancée, la tête vidée par le travail, nous sentons en elle un bruit comme s'il passait un grand omnibus chargé de malles, un de ces omnibus qui trépident sur les pavés inégaux, un omnibus qui ne passe pas.
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Comme elles disent “ Adieu ! ” et comme elles sont faites pour dire “ Adieu ! ” les manches trop longues des Pierrots !
RAMON GOMEZ DE LA SERNA.
(Trad. par V. Larbaud).
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WERTHER EN TROIS PETITS ACTES
Ce vieux vase vous ressemble. C'est que les hommes n'ayant pu s'accoutumer à la terre, celle-ci prit le parti de s'acclimater à eux. Cependant si l'on savait que nos amis dussent mourir, on les aimerait davantage. Mais, moi-même, ne mourrai jamais. Je ne me suis jamais vu mort et le cas échéant, par impossible, je n'en reviendrais pas. Comme le malaxeur américain, je pulvérise, gruge et triture les ruines de la sage guerre éternelle, et toute ma maison repousse. Mais quel sujet de dissertation : un philosophe se penche sur une idée si profonde qu'il tombe dedans et n'en revient jamais.
O tramway Montparnasse-Etoile ! Au travers de la vitre, mon costume sombre formait tain, elle en profita pour se mirer sur mon gilet, son image me caressait... Trémolos de points de suspension, on a beau faire le malin. Une heure, rien qu'une heure, mais une heure qui se serait sauvée d'une montre. L'avenue courut bientôt entre nous deux, mais les rues sont toujours plus larges qu'on ne pense. Adieu ! l'on ne traverse jamais deux fois la même chaussée. Ça vous fait tout de même quelque chose.
En fermant les yeux, je sentis tourner la terre et j'étendis les mains pour me retenir où qui sait l'arrêter. Misérable petit vélodrome où l'on ne peut tourner que dans un sens et sur quoi l'on ne se rencontre jamais. Comme nous ne l'avons pas inventée, la mort n'aime pas les mathématiques. La mort n'a qu'une dimension, dans la mort on doit avoir de la place.
Maurice RAYNAL.
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USINE
LA grande légende des voies ferrées et des réservoirs, la fatigue des bêtes de trait trouvent bien le cœur de certains hommes. En voici qui ont fait connaissance avec les courroies de transmission : c'est fini pour eux de la régularité de respirer. Les accidents du travail, nul ne me contredira, sont plus beaux que les mariages de raison. Cependant il arrive que la fille du patron traverse la cour. Il est plus facile à se débarrasser d'une tache de graisse que d'une feuille morte ; au moins la main ne tremble pas. A égale distance des ateliers de fabrication et de décor le prisme de surveillance joue malignement avec l'étoile d'embauchage.
ANDRE BRETON.
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LETTRES de JACQUES VACHÉ
(SUITE)
Je reçois à l'instant votre missive, datée 9 juillet - et vos poèmes. Je suis en prison, naturellement, et peu apte cependant à exprimer des choses visibles sur votre œuvre : voulez-vous m'en excuser ?
Je me contente de vivre béatement à la manière des appareils photographiques 13 x 18 = C'est une façon comme une autre d'attendre la fin. Je prends des forces et me réserve pour des choses futures. Quel beau pêle-mêle, voyez-vous, sera ces à-venir et comme l'on pourra tuer du monde ! !... J'expérimente aussi pour ne pas en perdre la coutume, n'est-ce pas ? - mais doit garder mes jubilations intimes, car les émissaires du Cardinal de Richelieu...
J'avais bien dit que ce pauvre G. Apollinaire écrivait, vers la fin, dans la “ Bayonnette ” - encore un qui ne s'est pas “ pendu à l'espagnolette de la fenêtre ” mais il était déjà lieutenant trépané, n'est-ce pas, et on le décora - Well.
On lui laissera peut-être le titre de précurseur - nous ne nous y opposons pas.
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Il y a surtout des mouches plein le soleil, et des gamelles douteuses bourdonnantes - Il me faudrait des bons complets de serpillère vert d'eau, et un gilet blanc de barman - et ces femmes à la dissolvante odeur de linges sale parfumé...
Et vous, cher ami ?
Dans quel affalement me trouva votre lettre ! - Je suis vide d'idées, et peu sonore, plus que jamais sans doute enregistreur inconscient de beaucoup de choses, en bloc - quelle cristallisation ? ... je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être bien, à la manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite).. ou bien... ou bien... quel film je jouerai ! - Avec des automobiles folles, savez-vous bien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l'écranvers quel document !... inutile et inappréciable ! - Avec des colloques si tragiques, en habit de soirée, derrière le palmier qui écoute ! - Et puis Charlie, naturellement, qui rictusse, les prunelles paisible. Le Policeman qui est oublié dans la malle ! !
Téléphone, bras de chemise, avec des gens qui se hâtent, avec ces bizarres mouvements décomposés - William. R. G. Eddie, qui a seize ans, des milliards à nègres-livrées, de si beaux cheveux blancs cendre, et un monocle d'écaille. Il se mariera.
Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou chasseur, ou mineur, ou sondeur. Bar de l'Arizona (Whisky-Gin and mixed ?), et belles forêt exploitables, et vous savez ces belles culottes de cheval à pistolet mitrailleuse, avec étant bien rasé, et de si belles mains à solitaire. Tout ça finira par un incendie, je vous dis, ou dans un salon, richesse faite. - Well.
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Comment vais-je faire, pauvre ami, pour supporter ces derniers mois d'uniforme ? - (on m'a affirmé que la guerre était terminée) - Je suis on ne peut plus à bout... et puis ILS se méfient... ILS se doutent de quelque chose - Pourvu qu'ILS ne me décervèlent pas pendant qu'ILS m'ont en leur pouvoir ?
J'ai lu l'article (dans Film) sur le cinéma, par L. A., avec autant de plaisir que je puis, pour le moment. Il y aura des choses assez amusantes à faire, lorsque déchaîné en liberté
ET
GARE !
Voudrez-vous m'écrire ?
Moi aussi aimerai à vous revoir - Le nombre des subtils est, décidément, très infimes - Comme je vous envie d'être es-Paris et de pouvoir mystifier des gens qui en valent la peine ! - Me voici à Bruxelles, une fois de plus dans ma chère atmosphère de tango vers trois heures, le matin, d'industries merveilleuses, devant qque monstrueux cocktail à double paille et qque sourire sanglant. - J'œuvre des dessins drôles, à l'aide de crayons de couleur sur du papier gros grain - et note des pages pour quelque chose - je ne sais trop quoi. Savez-vous que je ne sais plus où j'en suis : vous me parliez d'une action scénique (les caractères - rappelez-vous - vous les précisiez) - puis des dessins sur bois pour des poèmes vôtre - serait-ce retardé ? - Excusez-moi de mal comprendre votre dernière lettre sybilline : qu'exigez-vous de moi
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- mon cher ami ? - L'UMOUR - mon cher ami André... ce n'est pas mince. Il ne s'agit pas d'un néo-naturalisme quelconque - Voudrez-vous, quand vous pourrez - m'éclairer un peu davantage ? - Je crois me souvenir que, d'accord, nous avions résolu de laisser le MONDE dans une demi-ignorance étonnée jusqu'à quelque manifestation satisfaisante et peut-être scandaleuse. Toutefois, et naturellement, je m'en rapporte à vous pour préparer les voies de ce Dieu décevant, ricaneur un peu, et terrible en tous cas - Comme ce sera drôle, voyez-vous, si ce vrai ESPRIT NOUVEAU se déchaîne !
J'ai reçu votre lettre en multiples découpures collées, qui m'a empli de contentement - C'est très beau, mais il y manque qqu'extrait d'indicateur de chemin de fer, ne croyez-vous pas ? ... Apollinaire a fait beaucoup pour nous, et n'est certes pas mort ; il a, d'ailleurs, bien fait de s'arrêter à temps - C'est déjà dit, mais il faut répéter : IL MARQUE UNE EPOQUE. Les belles choses que nous allons pouvoir faire, MAINTENANT !
Je joins un extrait de mes notes actuelles - peut-être voudrez-vous le mettre à côté de poëme vôtre, quelque part en ce que T. F. nomme “ les gazettes mal famées ” - que devient ce dernier peuple ? Dites-moi tout cela. Voyez-moi comme il nous a gagné cette guerre !
Etes-vous à Paris pour quelque temps ? - Je compte y passer d'ici un mois environ, et vous y voir à tout prix.
26 novembre 18.
Vous tous ! - Mes beaux whiskys - Mon horrible mixture ruisselant jaune - bocal de pharmacie - Ma chartreuse verte - Citrin - Rose ému de Carthame.
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Fume !
Angusture - noix vomique et l'incertitude des sirops - Je suis un mosaïste.
... “ Say, Waiter - You are a damn' fraud, you are. ” Voyez-moi l'abcès sanglant de ce prairial oyster ; son œil noyé me regarde comme une pièce anatomique ; Le barman me regarde peut-être aussi, poché sous les globes oculaires, versant l'irisé, en nappe, dans l'arcen-ciel.
OR.
l'homme à tête de poisson mort laisse pendre son cigare mouillé. Ce gilet écossais !
L'officier orné de croix - La femme molle poudrée blanche baille, baille, et suce une lotion capillaire - (ceci pour l'amour.).
“ Ces créatures dansent depuis neuf heures, Monsieur. ” - Comme ce doit être gras - (ceci pour l'érotisme, voyez-vous.).
alcools qui serpentent, bleuis, somnolent, descendent, rôdent, s'éteignent.
Flambe !
MON APOPLEXIE ! !
N. B. Les lois, toutefois, s'opposent à l'homicide volontaire.
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L'OPIUM !
Des jeunes gens s'étaient essayés à fumer le terrible suc.
Un triste événement qui jette dans la désolation deux familles des plus honorablement connues de la société nantaise, s'est produit lundi soir. Deux jeunes gens d'une vingtaine d'années, actuellement mobilisés, sont morts d'une intoxication provoquée par une absorption trop grande d'opium.
Nous n'avions pas eu encore - heureusement ! - à déplorer dans notre ville des effets aussi graves de cette funeste passion de ces “ stupéfiants ”, de ces drogues au charme mortel, qui s'est acclimatée depuis quelques années parmi nos jeunes hommes.
A L'HOTEL DE FRANCE
Lundi soir, un peu avant 18 heures, un jeune soldat du service de l'Intendance Américaine, A.-K. Woynow, se précipitait comme un fou, d'une chambre du 2e étage de l'Hôtel de France et demander à parler d'urgence au directeur. Celui-ci, averti, se présentait et apprenait de son interlocuteur que deux jeunes gens, amis de l'Américain, étaient mourants dans la chambre. Un médecin fut aussitôt recherché et le docteur de la Rochefordière fut trouvé et amené.
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Pénétrant dans la pièce, le praticien trouva étendus sur un lit, couchés l'un sur le côté droit et l'autre sur le côté gauche et sans aucun vêtement, deux jeunes gens qui paraissaient dormir profondément. Les visages étaient calmes, mais reflétaient un complet hébètement. M. de la Rochefordière constata que l'un des corps était déjà froid, alors que l'autre était chaud ; il ne fut pas long à prononcer son diagnostic : les deux inconnus étaient victimes d'une intoxication due à l'absorption à forte dose d'opium.
Cependant que le médecin prodiguait ses soins d'abord à celui des deux jeunes gens qui paraissait pouvoir encore être sauvé et ensuite à l'Américain qui s'était trouvé mal, M. le commissaire de police, prévenu, arriva pour faire les constatations.
LES VICTIMES
Des papiers recueillis et des indications relevées sur le registre de l'hôtel, il résulte que le mort était un nommé Jacques V..., 23 ans, adjudant au ...me escadron du train des équipages et fils d'un honorable officier supérieur habitant le 5e arrondissement....
Le commissaire enquêteur trouva dans la chambre un petit pot contenant de l'opium ; sur une table un couteau auquel adhéraient des parcelles de la terrible drogue ; enfin, près du lit, au milieu d'innombrables “ mégots ” de cigarettes égyptiennes, une vulgaire pipe en bois dont le fourneau était encore rempli d'opium.
De l'enquête ouverte, il résulte que Jacques V... et Paul B... appartenaient à une bande de jeunes “ noceurs ” français et américains fréquentant assidûment les lieux où l'on s'amuse.
L'idée leur vint de s'essayer à fumer l'opium - probablement dans l'espoir d'y trouver ces “ voluptés ” que le terrible suc donne... comme il procure aussi la mort.
Comment se procurèrent-ils une forte dose d'opium ? C'est ce qu'on ignore encore. Jacques V... en avait-il trouvé dans une cachette qu'aurait pu avoir son père, qui a servi aux colonies ? Le suc de pavot aurait-il été fourni par l'Américain Woynow, ou par quelque Chinois travaillant sur les quais ? Fut-il vendu par quelque commerçant marron ?
La famille de Jacques V... a été prévenue avec tous les
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ménagements nécessaires. Quant aux parents de Paul B... ils sont absents de Nantes.
L'autorité militaire, saisie par la police, a fait enlever les deux cadavres.
(LE TELEGRAMME des Provinces de l'Ouest, mardi 7 janvier 1919.)
AUTOUR D'UN FAIT-DIVERS
Nous avons signalé hier, comme il convenait, le lamentable fait-divers qui a coûté la vie à deux jeunes gens de très honorables familles, empoisonnés par l'opium. Il y aurait bien des commentaires à faire sur ce dramatique événement qui comporte, d'ailleurs, en lui-même, sa leçon. Puisse-t-elle être comprise de ces jeunes écervelés qui, dans la recherche de certaines sensations malsaines, jouent ainsi avec la drogue qui abrutit quand elle ne tue pas.
Les victimes du drame d'hier étaient de braves soldats qui avaient fait leur devoir devant l'ennemi et avaient été blessés ; ils ne devaient pas être des fumeurs invétérés, les circonstances mêmes de leur mort démontrent leur inexpérience.
(L'EXPRESS DE L'OUEST, jeudi 9 janvier 1919.)
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AILLEURS
ON VOIT
Quelqu'un
au bord de la mer
pour toujours
la ville est cette étoile
à l'infini
à travers les vitres
la terre tourne
l'amitié de l'autre rive
la tête tourne
les prairies du vent
à bras tendus
les arbres en exil
PERSONNE n'a jamais vu le SOIR
PHILIPPE SOUPAULT.
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DISQUES
A Pao d'Assucar et à Darius Milhaud.
I
Je bois dans cette République Tropicale où Paul Claudel est ministre un verre de rhum
Le nègre au Carnaval n'est pas mon cousin
Je fume une cigarette roulée dans une feuille de maïs
et j'écoute moi toujours pousser la jorêt vierge
Elle pousse je l'entends des végétations d'inextricables silences dans la nuit
la lune abat des millions de palmes sur la glaise rose
et voici que le cri des crapauds creuse l'air
C'EST BEAU LA NATURE DE L'AMERIQUE BRESILIENNE
et je suis heureux d'avoir logiquement supprimé la rime pour toujours.
et de vous ménager à la fin de chaque vers cette déception qui n'est pas sans charme
tais-toi
pour que j'entende au Bec du Perroquet se balancer la liane la plus caline
et l'insinuation des mots touffus et verts
et plus près de moi les scrupules de ce duo de mandolines
au Bar Electric où danse un nègre populaire
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II
Une vinaigrette assortie au flot de votre robe orange
belle négresse je le suppose relèvera votre dîner
Comme un large soupir végétal le parfum de ce que l'on mange
roule le long de la ruelle poireaux choux ail et rissollées
Toute noire et toute belle
des mâles vous adoreront dans le grave soir culinaire
dont vous présiderez les fastes fidèle
à votre dignité séculaire
Grasse et luisante comme la plus confortable chevelure aux transes des poëtes translucides
tombe de la louche la traînée des légumes - Palmes - et des beaux mélanges liquides
Le Bonheur ouvre sur la Vie tous les yeux ronds du potage
Accourez Peuples plus innombrables que les grains de sable du rivage
l'immense négresse nocturne a trempé sa louche dans la mer
et voici qu'elle verse au monde la Voie Lactée qui dégouline de droite et gauche vers la terre
Pontoise Rio-de-Janeiro
1918
Henri HOPPENOT
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LIVRES CHOISIS
Paul Valéry : La Soirée avec Monsieur Teste.
Il existe un royaume où tout n'est que limites. On ne s'y promène pas impunément. Cependant Monsieur Teste ne semble point redouter ces parages. Il pénètre en soi-même et ne s'étonne pas de ce qu'il y rencontre : ce chemin lui est connu, connu le point précis où l'on se perd si l'on poursuit plus loin (je ne puis m'empêcher de songer à Ptolémée devant la carte du monde). Ignore-t-il le danger qui le menace ? Dans ces contrées où se forment les belles étoiles, les images poétiques, les idées de grandeur, il faut avoir le pied sûr et ne pas craindre le vertige. Sur une plaque, dans ces sombres lieux, on pourrait écrire les noms des plus hauts génies de l'humanité : c'est ici qu'ils s'abîmèrent, on montre encore aux étrangers la branche qu'ils saisirent vainement à la dernière minute. Mais Edmond Teste tient le système : quelle aisance il apporte à revenir sur ses pas !
Jadis on adorait comme des dieux les hommes qui sortaient vivants des enfers.
Marcel Proust : Pastiches et Mélanges.
Quel dactylographe ! L'auteur fait aussi bien marcher la machine à écrire Balzac que celles de toutes les autres marques qu'il essaye de la Faguet à la Saint-Simon. Le jeu risquait d'être vulgaire, mais à découvrir le mécanisme de tant d'esprits il y a tant d'ingéniosité qu'on s'émerveille
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par la suite quand Marcel Proust pastiche Marcel Proust, de trouver si peu de génie à qui montra de tels talents.
A vrai dire, mon estomac supporte mal les mélanges.
Jean Pellerin : Le Copiste indiscret.
Si on jouait à écrire ? Le pastiche est un passe-temps comme un autre, pour le pédant, le critique, le pion ou le collégien : vous ou moi. Le copiste tire la langue : est-ce application ou espièglerie ? Je sais seulement qu'il vaut mieux que beaucoup de ses modèles.
Louis Delluc : La Danse du Scalp.
Les grands pantins s'ébrouent dans la boîte-à-médecine. Ils sont graves, gloutons, sales, cruels, laids, bêtes et luxurieux. Comment n'auraient-ils pas tout pour nous plaire ? Ces belles machines implacables vont toutes seules, dès qu'elles sont mises en marche. Quand elles rencontrent un obstacle, elles le renversent ou se heurtent sans résultat : Iles ne songeraient pas à le contourner. Vous rappelez-vous le stupide balayeur mécanique quand il arrive contre le mur et continue sa mimique ? Ici, elle entraîne parfois mort d'homme, mais qu'à cela ne tienne ! De temps en temps les jouets méchants s'embrouillent mutuellement les jambes. Le spectateur s'en amuse, il tourne lui-même le remontoir pour de petites expériences. La danse du scalp, joli théâtre de marionnettes ! La règle du jeu se trouve dans toutes les bonnes psychologiés.
Paul Claudel : La Messe là-bas ou plutôt non je préfère parler de L'Ours et la Lune.
Quand le garçon de bureau s'endort, son plumeau tombe et devient un palmier. C'est que dans le sommeil on cesse de mentir. Voyez comme les passions se font jour, roses des profondeurs, comme on quitte avec joie les vieux habits qui collaient à la peau à force d'être portés, le collier de plomb des scapulaires, les lorgnons fumés (c'est-à-dire le respect
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humain). On ne sait comment ni pourquoi les gens sont là, ni ce qu'ils vont bien dire tout à l'heure quand on leur lâchera la bride. Tout cela se passe très loin et les paroles viennent de derrière la tête. Au vol, on ne les reconnaît plus : “ Qui parle ainsi ? Je n'ai pas ouvert la bouche. Ecrire des choses pareilles, vous n'y pensez pas ? Et mes intérêts, ma position sociale, mon confesseur ? ” Il se tait, il n'a plus rien à dire, il est débordé. Maintenant toutes les voix peuvent monter, comment voulez-vous qu'il les arrête ? Il y en a qu'on entendit jadis, vous souvenez-vous :
Et puis chantez matin et soir
La confusion est à son comble, les critères meurent dans tous les coins comme de petits insectes, le contrôle devient impossible : L'OURS ET LA LUNE est une œuvre DADA.
LOUIS ARAGON.
Henri Bergson : L'Énergie spirituelle.
La poésie est en jeu, la musique est morte, les fleurs nous ne les regardons plus.
La philosophie est belle comme les poussières d'or qui descendent sur un rayon ou comme la mer phosphorescente.
L'assassinat est plus doux encore.
Henri Bergson a réuni en volume quelques conférences, et quelques études parues dans divers recueils, on ne peut que s'en réjouir. Nous admirerons toujours cet étonnant psychologue, mais nous oublierons bientôt le métaphysicien.
Et puis Monsieur Julien Benda va rager, et nous allons rire encore. “ Il est dans l'essence des symboles d'être symboliques ”, disait Jacques Vaché.
PHILIPPE SOUPAULT.
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LES SPECTACLES
Le Tour du Monde en 80 jours.
La troisième République.
Les palmiers sont faux, la mer est en toile.
Les danseuses volent : on commençait à trembler.
Il y a même des coups de revolver.
Belle tête de brigand !
C'est dans cette salle de spectacle où notre enfance est encore présente que l'on joue une vraie pièce de théâtre. Le maître d'école nous parlait des aurores boréales et nous pensions aux taches d'huile qui flottent sur les fleuves comme des méduses multicolores. Il fera apprendre aux élèves la deuxième scène de l'acte III du Tour du Monde en 80 jours.
P. S.
PALET
Cénacles.
Le docteur, sans daigner me prévenir, des cordes de soie de sa barre avait décoché l'as au milieu du grand portail de l'église cathédrale de Muflefiguière.
On se met à plusieurs pour ne pas tomber à plat. Le voisin à l'œil terne n'est jamais gênant. Le bègue ne fait pas toujours rire, mais il fait nombre. Tous ces Messieurs dansent en rond. De temps en temps, par convenance, on s'arrête et par convenance, on se salue. “ Allez dire partout que nous somme de grands poètes. ” Comme on palabrait sous un arbre, certains se crurent des penseurs, et bien que personne ne fût resté nu, on écrivit sur la porte : ACADEMIE.
LE PASSANT SANS PERRUQUE.
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MUSIQUE
DARIUS MILHAUD
Milhaud, en 1915, sortait du Conservatoire. Je l'y avais aperçu, au coin d'un couloir, tout rond et souriant, au milieu d'une de ces jeunes bandes ingénues qui fleurissaient alors les classes de M. Widor et de M. Gédalge. Ces messieurs vous happent, vous mâchonnent, vous déchirent bien vite. Férocité de l'œil de M. Gédalge quand j'avais douze ans et qu'il me proposait en exemple son génie, “ sans littérature ni peinture ”. Pourquoi ne pas avoir suivi les conseils de ce vieux pêcheur à la ligne ? Puis, à trop entendre, dans quelque grande salle froide, autour d'un piano, la pauvre laide voix de M. Widor déchiffrer des cantates de Prix de Rome, quel mal au cœur on se prépare...
Au cours de contrepoint, j'avais choisi mon coin ; sagement, j'enregistrais des formules et me taisais. Milhaud, lui, portait des manuscrits, les jouait à sa façon, qui est brutale et puissante, inaugurant férocement un véritable règne de la terreur et s'imposant avec aplomb à des admirateurs de Théodore Dubois. Le “ maître ”, ahuri, se taisait, ne trouvant plus la force de désapprouver. Cher Milhaud !
Un jour, nous remontâmes ensemble vers Montmartre. J'appris alors qu'il avait mis en musique : Connaissance de l'Est, la Porte Etroite, la Brebis Egarée... Les trois grands hommes d'aujourd'hui, il me confia vite leurs
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noms. Ce sont, je crois m'en souvenir : Ernest Bloch, Charles Koechlin, Albéric Magnard... Pour l'avenir, il paraissait devoir être réservé à consacrer le génie de M. Henri Cliquet, auteur de quatre mélodies.
J'entendis bientôt des œuvres nouvelles de Milhaud. Car, déjà, il avait ce don que je ne veux pas tarder à dire, cette ahurissante fécondité qui fait que, lorsqu'il n'écrit pas, sans doute il songe à ce que, tout à l'heure, il écrira. C'est la seule personne qui médite un quatuor, préparant un cocktail, tournant, à la foire de Vaugirard, sur l'une de ces grosses automobiles en bois peint d'où l'on découvrait, à travers un vertige et un mal de tête fou, un ravissant jeu de massacre. Il m'a montré le catalogue, “ à peu près complet ”, de ses œuvres. J'en suis encore étonné.
Au printemps 1916, Milhaud écrivait ses Poèmes Juifs, sa Sonate pour piano. Déjà était achevée la partition des Choéphores dont “ Pour la Musique ” a fait entendre, cette année, quatre fragments importants et qui l'ont révélé à ce que l'on appelle le “ grand public ”.
Ce sont, ces fragments, des chœurs traités avec une largeur, une rondeur tout à fait nouvelle. Un orchestre tout en métal, en poids, sur lequel les voix se découpent franchement. Rude et riche clameur d'arène.
On m'envoie et je viens de la maison
Portant ces vases en pompe et rythmant
Mon pas de coups rapides.
Il y a là un mouvement, un éclat de grosses pièces neuves remuées au soleil, une œuvre bien fournie, un paquet de valeurs sur lesquelles il faudra bien jouer. Les trempettes, les trombones des Choéphores, ce comice agricole chez Eschyle, “ vociférations funèbres ”, “ ololokôs ”, ces gros pétards que l'on voudrait voir fuser, à midi, dans quelque cirque, comme ils nous projettent loin
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des louches orchestres encore bouleversés par l'appel des lourdes sirènes de Wagner.
Pourquoi n'applaudirais-je pas les Choéphores ? Qui aime les “ œuvres étriquées ”, les “ œuvres desséchées ” ? Ce n'est pas nous qui découvrirons jamais Jules Renard.
Les Choéphores, on y retrouve la foule, la vie, le soleil, les coups de coude, les gestes excessifs, une odeur lourde de sang, peut-être aussi un peu de cette vulgarité populaire - refrains pesamment scandés des chansons sur les routes - qui chavire si bien le cœur, après tant d'écœurante “ distinction... ” Si je savais siffler, quel beau répertoire je pourrais me faire avec mes œuvres préférées ! De Strawinsky à Satie, que d'occasions de me réjouir - et je n'oublierai pas cet air des Choéphores que je vous chante si souvent, mon cher Milhaud.
Peu de gens dans tout ceci retrouveront votre musique. Vous leur avez tendu un piège bien habile. Magnard, Koechlin, Ernest Bloch... ah ! oui, nous le savons, comme vous les admirez ! Et puis, il y a Eschyle, M. Paul Claudel, l'“ Art Grec ”, votre système harmonique si personnel et, dans ces étonnants “ Présages ”, un emploi saisissant et neuf de la batterie. “ L'espace pullule d'étranges lueurs et nommerais-je tout ce qui vole et qui rampe, et ces souffles comme animés par le mal ? ”... Mais de cela tout le monde parlera. Tout le monde a parlé. Et avec quel lyrisme !
Après avoir écrit les Choéphores, Milhaud partant au Brésil, secrétaire de M. le Ministre de France Claudel, devint Jacaremirim. Jacaremirim : le petit crocodile. Le “ petit crocodile ” travaillait toujours. Il est revenu. Le planton de la 20e section que j'ai rencontré à l'Ecole Militaire m'a parlé de ce monsieur dont il faisait le bureau : “ M. Claudel, “ un littéraire... ” Il ajoutait : “ Et son secrétaire, Milhaud ”.
Darius Milhaud, à Rio, composait l'Enfant Prodigue, cantate sur le Traité d'André Gide ; l'Homme et son Désir, importante symphonie qui accompagnera la représentation d'un “ poème plastique ” de Claudel.
Et aussi, sur les poèmes de Mallarmé, une suite de
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Chansons Bas où je retrouve son coup de chapeau, sa canne en corne de zébu, sa démarche, le mouvement de son menton, son accent :
“ L'ennui d'aller en visite
Avec l'ail nous l'éloignons
L'Elégie au pleur hésite
Peu si je fends des oignons ”
Georges AURIC.
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BIBLIOGRAPHIE
"La Collection de Littérature" est publiée AU SANS PAREIL, 102, RUE DU CHERCHE-MIDI. - PARIS (VIe).
N° 1. - ARTHUR RIMBAUD : Les Mains de Jeanne-Marie ; avec un portrait du poète par J.-L. Forain et une notice.
Un vol. in-8° écu sur vergé d'Arches.... 7 fr. 50
N° 2. - ANDRÉ BRETON : Mont de Piété ; avec deux dessins inédits d'André Derain.
Un vol. in-16 jésus sur Hollande van Gelder 12 fr. ”
Paraitront en Septembre 1919 :
BLAISE CENDRARS
DIX-NEUF POEMES ÉLASTIQUES
avec un portrait de l'auteur par Modigliani
Il est tiré de cet ouvrage :
1050 exemplaires in-16 double écu sr vélin d'alfa .... 6 fr. ”
et 50 exemplaires in-8° jésus, avec un second portrait de l'auteur en hors-texte et numérotés à la presse :
10 sur Japon ancien à la forme de 1 à 10.. 100 fr. ”
40 sur Hollande van Gelder de 11 à 50.... 50 fr. ”
LETTRES DE GUERRE
DE JACQUES VACHÉ
avec un dessin de l'auteur et une introduction par André Breton
Il est tiré de cet ouvrage :
960 exemplaires in-16 jésus sur vélin bouffant .... 3 fr. 50
30 exemplaires sur Hollande van Gelder numérotés .... 25 fr. ”
10 exemplaires sur Japon ancien à la forme numérotés .... 60 fr. ”
Un vol. in-8° sur vergé d'Arches.... 7 fr. 50
PHILIPPE SOUPAULT
ROSE DES VENTS
avec quatre dessins de Marc Chagall
Il est tiré de cet ouvrage :
1.000 exempl. in-8° écu sur vélin d'alfa .. 3 fr. 50
40 ex. in-4° écu numérotés à la presse :
10 sur Japon impérial numér. de 1 à 10.... 60 fr. ”
25 sur Hollande van Gelder num de 11 à 40 30 fr. ”