Littérature n° 4, juin 1919
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SOMMAIRE | |
Arthur RIMBAUD | Les Mains de Jeanne-Marie. |
Max JACOB | Mort morale. |
Louis ARAGON | Pour Demain. |
Raymond RADIGUET | Incognito |
André BRETON | Le Corset Mystère. |
PINDARE | Un fragment inédit. |
Pierre DRIEU LA ROCHELLE | Les Otaries. |
p.1
LES MAINS DE JEANNE-MARIE (_)
(_) Il a été tiré de ce poème, pour la Collection de LITTERATURE, 500 exemplaires sur papiers de luxe, AU SANS PAREIL.
Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l'été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes.
Sont-ce des mains de Juana ?
Ont-elles pris les crêmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans des lunes
Aux étangs de sérénités ?
Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?
Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d'or ?
C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.
Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent tes bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?
p.2
Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?
Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux ;
Ces mains n'ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.
Ce ne sont pas mains de cousine,
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.
Ce sont des ployeuses (_) d'échines,
[Variante : Casseuses]
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !
Remuant comme des fournaises
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
p.3
L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier.
Le dos de ces mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand quelquefois
On veut vous déhâler, mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts.
ARTHUR RIMBAUD.
p.4
MORT MORALE
La révolution inquiète la patrie
Et des gouttes de feu pleuvent sur les balcons :
Modes, chemiserie, marchands de quat' saisons
Teints du sang des cochers ferment leurs batteries.
On n'arrosera plus ; les pavés sont tout blancs
Et les chiens fouillent les ordures du printemps.
Aux restes dévastés qui furent le Pont-Neuf
Un drapeau sourd et muet dont les plis sont tout neufs
En silence a conduit tes disciples, Babeuf.
Dans le Louvre les tableaux incendiés se pourlèchent.
La Tour Eiffel dans l'eau désaltère sa flèche.
La Chambre est occupée militairement,
Une automobile grise emporte des dolmans.
Notre-Dame paraît au creux d'un incendie
Transparente et coulant comme un sucre candi.
Au Mont-de-Piété les Rothschild font la queue.
L'empereur en uniforme est traîné par les cheveux.
Les matelas crevés sont la langue des murs.
Les pavés impuissants à panser les blessures
Ont le cœur plus humain que les graves passants.
Des supplices chinois place de la Concorde,
Des bourgeois sont pendus à leurs porte-manteaux,
On les descend dans la vidange avec des cordes.
Les moines du Carmel sauvant l'Hostie Divine
Dans la rue Quincampoix rencontrent la marine.
Un pensionnat muré est devenu harem,
Les mères des enfants pleuraient devant la porte.
On les a fait saoûler dans un mortel dilemme,
On a fait boire les fils près de leurs mères mortes.
Pourquoi tout dire ? un jour le Christ est venu.
Dans la nue sur la ville, il était nu.
Des anges soutenaient sa couronne, le ciel était fendu.
MAX JACOB.
p.5
POUR DEMAIN
Appartient à M. Paul Valéry.
Vous que le printemps opéra
Miracles ponctuez ma stance
Mon esprit épris du départ
dans un rayon soudain se perd
perpétué par la cadence
La Seine au soleil d'avril danse
comme Cécile au premier bal
ou plutôt roule des pépites
vers les ponts de pierre ou les cribles
Charme sûr La ville est le val
Les quais gais comme en carnaval
vont au devant de la lumière
Elle visite les palais
surgis selon ses jeux ou lois
Moi je l'honore à ma manière
La seule école buissonnière
et non Silène m'enseigna
cette ivresse couleur de lèvres
et les roses du jour aux vitres
comme des filles d'Opéra
LOUIS ARAGON.
p.6
INCOGNITO
Soi-disant diseuse de bonne aventure
On est presque nu
Des portraits de famille
Il y en a qui seraient honteux
Une rue déserte
Plus tard elle portera votre nom
Les nuages descendent à terre
Ils gênent nos pas
Les hommes qu'on
a mis en prison ne
se doutent de rien
Des bêtes féroces gardent la capitale
Pourtant nous ne sommes pas bien méchants
La clef des champs
Je vous en prie
RAYMOND RADIGUET.
p.7
Le Corset Mystère
Mes belles lectrices
à force d'en voir de toutes les couleurs
Cartes splendides, à effets de lumière, Venise
Autrefois les meubles de ma chambre étaient fixés solidement aux murs et je me faisais attacher pour écrire :
J'ai le pied marin
nous adhérons à une sorte de Touring Club sentimental
UN CHATEAU A LA PLACE DE LA TETE
c'est aussi le Bazar de la charité
Jeux très amusants pour tous âges ; Jeux poétiques, etc.
Je tiens Paris comme - pour vous dévoiler l'avenir - votre main ouverte
la taille bien prise.
ANDRÉ BRETON.
p.8
UN FRAGMENT DE PINDARE
The Athenaeum du 18 avril donne, sous la signature de M. J.-T. Sheppard, une analyse du dernier volume publié des OXYRHYNCUS PAPIRI. Au cours de cet article, M. Sheppard cite et commente un curieux fragment inédit de Pindare. Pindare proclame qu'il a surpassé tous ses prédécesseurs. Des anciens poètes, les uns avaient traité le dithyrambe avec une impureté, une longueur, une monotonie insupportables ; d'autres, (tels ce Lasus qui passe pour avoir été le maître de musique de Pindare, à Athènes,) rivalisant d'élégance, se portaient d'étranges défis : par exemple, de ne pas employer la lettre S dans leurs compositions ! C'est dans un genre très différent que le chœur selon Pindare doit danser et chanter. Il aura pour fonction de reproduire sur la terre les rites mêmes que les immortels célèbrent dans les cieux. Pindare leur enseigne ce qu'ils ont à faire.
p.9
(Mes chanteurs) sont instruits des rites de Bromios (Bacchus), que célèbrent les dieux dans leur propre demeure sous le sceptre de Zeus.
D'abord, du côté du trône de la Grande et Redoutable Mère, s'entend un roulement de tambours.
Et il y a un claquement de castagnettes et le bruit des torches qui flambent à peine allumées aux tisons dorés du pin.
Et de plus, il y a un tumulte, un grouillement, des gorges jaillissantes, les fortes voix des Naïades, plaintives, délirantes, criant bataille.
Et il y a aussi ceci - L'invincible trait de la foudre palpite, et la lance du dieu de la guerre étincelle et le bouclier de Pallas trouve une voix, la Voix (du) sifflement de dix mille reptiles.
Mais la charmante Artémis se meut légèrement au milieu de toutes ces choses : Elle a asservi à l'orgie bachique les lions mêmes selon leur sauvage espèce et Bromios subit l'enchantement de la danse même des groupes de fauves.
Et moi-même je suis inspiré et élu par la Muse comme son propre héraut dans l'habile poésie, pour invoquer la prospérité sur Hellas, terre de l'aimable danse, et sur la cité aux pesants chariots, Thèbes.
p.10
LES OTARIES
- Dis-donc, Félix, on ne s'est pas embêté hier soir, hein ?
Pour notre argent, nous en avons eu pour notre argent.
Et qu'est-ce qu'on s'est mis comme alcool !
Il faut raconter ça à Léon.
Garçon, trois Chambéry fraise !
On a été avec Mme Félix et la gosse au “ Traditionnal Circ ”.
Dis-donc, c'est bien le moins, hein ! il y a assez longtemps qu'on turbine, quelque chose comme 40.000 ans, quoi !
Et puis c'était le jour qui voulait ça ! C'est pas tous les jours qu'on fête la Victoire.
- Laquelle c'était de Victoire ?
- La victoire sur les otaries.
- Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens bien. On amène sa légitime et son môme.
- Et puis une musique, de quoi te boucher le pavillon. Tu n'a pas vu ça. C'est des nègres qui jouent avec leurs quatre abatis. Ils font un bruit, ils vous en mettent plein la vue.
- Ah !
- Y a d'abord eu des canassons, pas mal, et puis des clounes, idiots si tu veux, mais moi je me tords quand je vois un type faire l'idiot. Ça repose, pas vrai, on peut pas toujours lire le journal.
Mais alors, mon vieux, quand l'Américain a amené les otaries. Ah les vaches ! c'est alors qu'on a commencé à jouir du spectacle. On se sentait vivre. Non, mais sont-elles moches ! Tu dirais des femmes qui ont le derrière pris dans un édredon. Des sacs à charbon en vadrouille. Des gonzesses qui font les belles entravées. Des zouaves en deuil qui ont du chagrin et qui perdent leur culotte. Du cirage qui fond au soleil et qui grouille comme un fromage. Ou un mutilé de la guerre qui traîne son cul et qui la ramène.
p.11
Ah ! c'est pas permis d'être bâti comme ça. Et elles ont l'air de faire leur malin avec leurs trois crins de moustache sur le museau : le postérieur d'un vieux cheval de bois. C'est tout désossé. Ça se tortille comme une amoureuse ; tu sais quand on se demande si elle a la tête entre les jambes ou sur les épaules. Ça se pousse, ça tangue : une grosse dame qui court après l'autobus.
Quel coup de gueule. Ça rugit comme un lion ou ça mugit comme un veau, au choix.
Félix Léon et Ernest boivent six vermouths cassis et chantent
“ LA SCIE DU CIRQUE ”
Nous sommes les hommes, c'est nous les rois de la Boule. Et nous voilà ce soir assis en rondAvec nos lardons
Tout est en ordre sur la terre ronde Nos femmes sont en peaux de bêtes et couronnées d'oiseaux morts. Nous avons roulé l'éléphant et soufflé au lion ses chasses Le cheval n'est qu'un abruti Et le chien fut pris par ses bons sentiments Nous avons vaincu toutes les espèces de phoques que toute gloire soit tarie Les couleurs humaines flottent sur le pôle Pas d'équivoque, ce ne fut pas long avec ces amphibies. Nous avons traîné les otaries dans nos cirques comme des reines liées par les genoux. Nous avons déporté les colonies de molécules et nous exploitons l'énergie des atômes. Les courroies de transmission harnachent solidement les moteurs. Nous voilà donc assis en rond... Ces otaries font des yeux :p.12
Hourra ! que la grosse caisse crève, tant pis si les cymbales attrapent des ecchymoses. Gloire à la Coterie qui garde la Boule et sifflons avec la puissance de la vapeur ceux qui l'ont perdue.
Un Poète qui était en train de composer dans l'usine voisine sur la machine à écrire de sa petite amie une chronique sur la musique esquimaude entre et d'un seul coup de revolver tue Jules, Léon et Ernest.
Il se fait servir un bock et
Il entonne la
“ LOUANGE DES OTARIES ”
O sirênes,
O belles de nuit,
lueurs incarcérées dans l'obscur,
noires favorites de mon harem froid,
O nuques grasses, caresses en spirales,
O bonnes esclaves,
Grosses négresses atrophiées, sultanes par trop recluses, arrière-train pétrifié dans un divan d'anthracite,
Votre tête fauve s'élance pour se délier des ondes
onctueuses de votre chair, lions de mer.
La flaque d'encre tient captif sous ses moires un gros cygne sombre.
Vous êtes huileuses de bonne volonté. Vos yeux s'alarment parce que votre moustache a l'air méchant.
La métempsychose fourvoya dans ce lamentable bétail les âmes de poissons morts d'amour.
Il y a en vous la tendresse compressible de l'accordéon
Et vous êtes échouées devant l'homme comme un piano à queue qui baille de toutes ses ivoires et qui attend l'ébranlement en lui des délices.
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE.
p.13
LIVRES CHOISIS
XXX* : Les Roseaux de Midas.
L'anonyme, de peur d'être découvert, a mis trois masques qui ne l'empêchent pas de crier à tue-tête le peu d'estime dans lequel il tient MM. Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren et autres Belges, M. Paul Fort et autres poètes, Madame de Noailles et autres lieux. Je me précipite pour le féliciter, mais que vois-je ? Dans les efforts qu'il fait pour braire contre Baudelaire, Midas laisse passer le bout de son oreille. Si nous l'y poussions un peu, il nous dirait ses goûts, et je gage qu'il chanterait : Moré - as, Moré - as. Hélas, l'anonyme n'était qu'un âne.
Louis CHADOURNE : Le Maître du Navire.
“ Et c'est celui qui parle avec le maître du navire. ” Mais ce héros hésite trop entre deux genres, l'artistique et le feuilletonesque. Il y a bien longtemps qu'il a lu Jules Verne dont il ne revoit les œuvres qu'à travers Huysmans. Le rayon vert ne luit plus que dans ses lunettes, et quelque soin que prenne ce masque singulier de me citer mes auteurs favoris, il ne me touchera pas, tant qu'il philosophera dans sa barbe sur l'impuissance d'aimer, même quand il osera des images aussi belles que celles de Gustave Aimard, ou quand il atteindra tout justement le ton des romans de mon enfance : “ Le Cormoran filait à bonne allure ”. Tout à coup une île pousse : je te reconnais, fantaisie. Le lecteur crie à l'invraisemblance, précisément parce qu'ici l'on oublie tous les livres pour une histoire merveilleuse qui commence à peine qu'elle finit. A ce moment le mystérieux personnage arrache ses postiches et me montre son vrai visage. Je l'avais deviné, et son nom qui est sur le bout de ma langue et que vous ne saurez jamais.
p.14
LOUIS-DE-GONZAGUE FRICK : Girandes.
L'auteur ne distingue point la nature de la littérature. Celle-ci lui tient lieu de celle-là. Les arbres sont ses meilleurs amis, qui portent avec talent des noms doubles ou, à défaut, des prénoms sonores. On ne saurait s'adresser à eux sans des révérences, ni les mouvements oratoires de Mallarmé. Les propos importent peu, mais le ton. Que de ronds-de-jambe, Parc aux perles, pour circuler dans tes méandres ! Le gracieux horticulteur glisse en portant des poèmes comme un garçon entre les tables des cafés, et mérite à force d'euphoriques chorégraphies un nom grec que votre érudition forgerait sans peine et qui signifierait naturellement le français tel qu'on le danse.
LUIGI LIBERO RUSSO : Contes à la Cigogne.
Cette cigogne a les yeux beaux, les jambes fines, mais s'engonce le cou d'un faux-col dans le style 1904. A vrai dire, la pudeur la pousse à nommer “ contes ” de véritables poèmes en prose. Elle n'oserait se montrer nue et sans enseigne, et, de nous deux, je suis le seul à sentir le carcan qu'elle porte et qui me blesse au menton.
PAUL DERMÉE : Beautés de 1918.
On prend son bien où on le trouve. Monsieur D. se sert de tout ce qui lui tombe sous la main. C'est un auteur facile. Je lui préfère Jean Aicard, qui s'adonne honnêtement aux arts d'imitation et ne démarque jamais Pierre Reverdy.
ANDRÉ SPIRE : Le Secret.
Des élégantes courent les magasins, les thés, les garden-parties ; des jeunes gens montent au Bois. On partage son temps entre les réceptions et les sports. Où suis-je donc ? Chez Van Dongen ? Mais tout à coup l'éclairage change : on vient d'allumer la lampe juive.
p.15
Les Parisiens deviennent des pharisiens. Madame, reconnaissez l'Orient rue de Babylone. La sensualité n'a pas changé depuis Salomon. Le Bon Marché, c'est encore un bazar, et le décor reste le même autour du prophète, toujours sale, écumant, raisonneur, qui compte des sicles, marchande, injurie les vendeurs et invoque son Dieu.
LOUIS DELLUC : Cinéma et Cie.
Entre les baraquements de l'Ouest, la foule s'agite sous le ciel immense. D'un bond nous sommes portés devant Rio Jim dont le visage de couteau occupe le centre de l'écran, tandis qu'autour de sa mélancolie s'ordonnent les mouvements et les lumières. Il grandit, il s'étire, le voilà en pied : il saute sur son cheval et disparaît immédiatement derrière les monticules poudreux. Nous connaîtrons les hommes qui vivent du jeu dans l'auberge de la montagne. Il faut de l'argent pour avoir seul la fille qui danse parmi les tables. Le croupier en chapeau haut de forme remet au besoin l'ordre avec ses poings ou ses pistolets. Sa tête s'isole soudain sur le fond de l'étagère aux bouteilles. Quelle amertume ! La vue se brouille, on ne voit plus que les flacons, et c'est un autre bar, ailleurs, où un orphéon triste vient boire en attendant Charlot qui jouera du violon. Tous les grands artistes reçoivent des coups de pied, et pourtant j'ai bien soif. Au premier plan, la figure pitoyable grimace, va-t-elle pleurer ? Nous suivons le regard de ses yeux le long du mur et voici qu'une apparition saugrenue déchaîne l'hilarité générale. Charlot en profite pour avaler à toute vitesse un cocktail glacé. On m'a vu, quel froid dans la gorge ! Jouons avec ma canne d'un air distrait. Ça ne prend pas. Le gros homme me fixe : supplice affreux, il faut sourire. Regardez là-bas : les belles natures-mortes ! Sur la nappe dort un couteau. On devine l'arme du crime. De quel crime ? Tôt ou tard vous l'apprendrez. Mais, assassinat de fille ou de vieillard, qu'importe ? Il suffit que, sur le linge, un objet familier résume tout le tragique
p.16
de la vie. Le monde tient sur la toile : nous n'avons pas fini de nous en émouvoir. Dites-moi les noms des meilleurs films, que je me remémore leurs beautés.
O mes amis, l'opium, les vices honteux, l'orgue à liqueurs sont passés de mode : nous avons inventé le cinéma.
LOUIS ARAGON.
GIOVANNI PAPINI : Giorni di Festa.
Sur les épaules de ce grand mannequin le crâne recouvert de peau de tambour qui se gaufre au rythme de jazz-bands intérieurs est, retrouvé dans l'ivoire, celui d'un rôdeur nègre. Il paraît revenir de l'au-delà mais n'a pas cessé d'être parmi nous.
Ce ventriloque connu sous le nom d'Univers s'offre en spectacle aux Variétés d'Italie. Nombre de monuments très célèbres s'éloignent dès qu'apparaît son sourire de cannibale : il est si loin des goûts terrestres cependant !
Depuis vingt ans chacune de ses expériences est comme une grimace faite à la précédente, l'inlassable scaphandrier n'aspirant qu'à nous rapporter cette suprême grimace qu'est le calme visage humain.
De sitôt les hommes - ailleurs qu'au Thibet où l'on vénère les chats qui ont les yeux les plus changeants ne cesseront pas de croire terrible le bon enfant Dieu.
On n'en peut pas moins distinguer, même en Italie, un écrivain sage et qui possède tous les scrupules - s'il ne s'y attarde - tendant à prouver que l'effort de l'artiste moderne peut se définir le recours à des expédients toujours nouveaux pour s'étonner sans cesse des tours habituels du monde.
GUISEPPE UNGARETTI.
p.17
CRITIQUE SYNTHÉTIQUE
(Exposition Henri-Matisse)
Au point droit du chemin
Au carrefour de la forêt
par le détour
On prend la tête
entre les deux lignes
qui fuient
Sous les arbres gonflés de lumière et de bruit
VERS LE SOLEIL
C'est l'eau qui jaillit du pied de cristal
Où la statue vivante se balance
L'Avenue prend une nouvelle direction
Les pieds de tous les promeneurs s'alignent
Et un regard passe
fauchant jusqu'aux basses façades des maisons
Ce n'est pas le vent qui agite le rideau
p.18
Mais l'air qui tend la toile
Et des visages qui se plissent
Les persiennes fermées il fait encore clair
Dans la chambre
Le tapis gris
COULEUR
Dans le recul la forme se précise
On peut toujours poser le pot de fleurs
La main rétablit l'ordre
L'esprit laisse une imperfection sentimentale
Et nous sommes dans une autre sphère
Une autre salle
Sous un autre climat
La note part des pins où le soleil s'accroche
Combien d'autres aspects viennent de là
Je pense
à quelqu'un plus
Son nom est dans la barque
Et ce n'est peut-être pas seulement celui-là
UNE FENETRE
La vue s'étend à des miliers de kilomètres
La tasse de tilleul fume trop près du bras
Au milieu
l'œil qui tourne le long du mur qui change
p.19
A chaque pas le garçon
le bord du fleuve
la lisière du bois
L'atmosphère est remplie de toutes ces lumières et on se trompe de porte à la sortie
Le peintre est peut-être derrière l'arbre ou près du cadre
Et rit
Si tout à coup ce bras allait s'allonger et prendre du relief dans la pénombre
Le nom restant toujours collé au ciel de lit
L'Art est en jeu aux quatre coins de l'immeuble
Sur tous les murs
Dans les couloirs sombres
Aux parois des rochers luisants
Sur le tapis
Rideaux et poussière
Et moi dehors au milieu des vitrines
Au langage des trompes
A l'orientation nouvelle du vent
Et de l'esprit
PIERRE REVERDY.
p.20
LES SPECTACLES
UNE VIE DE CHIEN. - Charlie Chaplin.
A cinq heures du matin ou du soir, la fumée qui gonfle les bars vous prend à la gorge : on dort à la belle étoile.
Mais le temps passe. Il n'y a plus une seconde à perdre. Tabac. Au coin des rues on croise l'ombre ; les marchands établis aux carrefours sont à leur poste. Il s'agit bien de courir : les mains dans les poches on regarde. Café-Bar.
A la porte on écoute le piano mécanique. L'odeur de l'alcool fait valser les couples.
Ils sont là.
Au bord des tables, au bord des lèvres les cigarettes se consument : une nouvelle étoile chante une ancienne et triste chanson.
On peut tourner la tête.
Le soleil se pose sur un arbre et les reflets dans les vitres sont les éclats de rire. Une histoire gaie comme la boutique d'un marchand de couleurs.PHILIPPE SOUPAULT.
p.21
PALETS
CHRONIQUE CENSURÉE
Quand nous étions enfants nous mettions notre point d'honneur, en fumant en cachette, à faire sortir des spirales de fumée par le nez.... Vous parlez du né ? De quel né voulez-vous parler ? Mais du nouveau-né.... Si un nouveau-né pouvait exprimer ses idées sur le monde où il entre elles seraient certainement favorables à celui d'où il sort.... Il y a des bêtises si lourdes qu'elles écraseraient ceux sur qui elles tombent si on ne s'apercevait instantanément que ce sont des bêtises - seulement elles entraînent ceux des lèvres de qui elles tombent.... Artifice ! .... feu l'artifice .... Il y a des raisons qui ressemblent à des portes....
des portes de sortie .... Il est bien entendu qu'il ne saurait être question d'abus de confiance que pour ceux qui prêtent parfois leur confiance à quelqu'un.... Pour certains auteurs, ce qu'il y a d'important dans leur livre c'est le service de presse.... La diplomatie secrète est abolie .... Louis XV faisait, paraît-il, supérieurement la cuisine. Il ne vint jamais à l'esprit de personne pourtant de lui reprocher quelque vulgarité native. Par contre, il y a des bonnes travesties qui ont toujours l'air de regarder le fond
p.22
d'une casserole - même dans un salon - alors c'est un miroir - même devant une table à écrire - alors c'est un encrier ou .... L'Art poétique que Max-Jacob lut à sa matinée chez Léonce Rosenberg fut fort applaudi. Il dissipait à temps quelques lourdes .... inexactitudes qui flottaient dans la salle. Je ne parlerai pas du succès de ses poèmes. Il fut trop grand.
NE JOUEZ PAS AVEC LES ARMES.... Je connaissais - c'était avant la guerre - un Luxembourgeois maniaque. Il voulait devenir bourreau. La gloire de M. Deibler le tracassait. Il mit une barbe - une fausse barbe - quitta son lorgnon, prit une redingote et acheta une guillotine. Le soir, en rentrant du ministère du Commerce ou de la Marine, il montait les bois de justice, devant sa fenêtre. Et il faisait jouer le mécanisme, remontait le couteau, le laissait retomber. Il tranchait le cou au soleil - inoubliable Apollinaire - il raccourcissait la lune - cher et admirable Max-Jacob - il coupait des manches à balai en tronçons et faisait des comparaisons savoureuses. Enfin, un soir qu'il regardait de trop près la machine - il voulait à tout prix se passer de lorgnons - il glissa sur un trognon de pomme et bascula sur la planche fatale. Clac, il avait le cou serré dans la lunette.... Alors, un de ces anges qui se tiennent toujours auprès des grands poètes, quitta pour un instant l'âme d'Apollinaire et vint presser le bouton à déclic.... On ne put jamais savoir si c'était une exécution capitale ou un suicide.
P. R.
p.23
ANDRE LHOTE
Mille petites lignes qu'il ne rassembla point au bon moment réservent à André Lhôte le souci de fuir dans mille directions. La toile qu'il découvre par un travail opiniâtre ne lui montre pas son image. Il n'a plus que son ombre, chère ombre variable. Il est perdu.
De grands espaces clairs. Des nudités percées, trouées, forcées, des châteaux de sable invisible et les rubans que nos ménagères achètent un prix fou. De grands espaces clairs et vides.
En fermant les yeux, je vois le plus réel des crépuscules, agissant de partout. Il restera bien cette lune mince ou cette plus grosse part de la lune mais, dans la bouche, soudain, j'ai l'extrême mauvais goût d'une pensée qui me vient de tirelire.
LE NOUVEAU SPECTATEUR (1)
Le règne de l'intelligence, le règne de la bêtise, le règne du spectateur. J'aime l'intelligence, tu aimes la bêtise, il aime le spectacle. J'affirme que la terre est ronde, tu affirmes que je ne sais pas tracer une courbe, il affirme qu'il doit tout voir. Savoir. Amis du vulgaire, craignez ce nouvel arrivant. Restez couverts. Les gens de votre rang n'ont jamais eu besoin de maître. Gardez ce sourire intermédiaire. Ne faites pas de l'œil mort à ce beau-père impuissant que la vanité séduit et qui est, suivant la forte expression du poète (9) :
Le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité.
p.24
LE SPECTACLE DU SPECTATEUR
5e ACTE
La bergère avoue au roi qu'elle a une part de responsabilité (5) dans la constitution du royaume. Le roi, traversé alors d'un soupçon délicat (4-5-12), donne les ministres à manger à son peuple qui l'acclame. Puis, de sa griffe royale, il signe ces vers charmants (17) :Qu'oses-tu prétendre, bergère ?
Tu n'as connu que des fragments (1)
De mon royaum'sur le devant
Va te faire pendre dergère !
(Parlé) Voyou des trois quartiers, porte cette difficulté jouée (14) au Mardiste mieux parfumé que le père B. (18) dont j'ai retrouvé le faire séduisant (14).
CADUM (2).
2 Dans le genre brillant (14) ce quatrain est un des poèmes où l'artiste a le plus heureusement rencontré (14). Les œuvres récentes plairont encore davantage (14).