MÉLUSINE

titre de la revue Littérature

Littérature n° 1, mars 1919

N° 1
REVUE MENSUELLE
Mars 1919
LITTÉRATURE
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON
PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9, Place du Panthéon, 9
ABONNEMENTS Édition ordinaire .... 15 fr. par an
Édition de luxe ...... 60 fr. par an
Prix du numéro : 1 fr. 50
Pour la vente, s'adresser à la "Maison des Amis des Livres"
7, rue de l'Odéon,Paris
SOMMAIRE
André GIDE Les Nouvelles Nourritures (fragments du 1er et du Ve livres).
Paul VALÉRY Cantique des Colonnes
Léon-Paul FARGUE Écrits dans une cuisine
André SALMON L'Age de l'Humanité (ouverture)
Max JACOB La rue Ravignan
Pierre REVERDY Carte-Blanche
Blaise CENDRARS Sur la robe elle a un corps
Jean PAULHAN La Guérison sévère
Louis ARAGON Pierre fendre
André BRETON Clé de sol
CHRONIQUES
Livres choisis
Les revues
Note
Il a été tiré de ce numéro 15 exemplaires sur papier de Hollande
de Van Gelder Zonen numérotés de 1 à 15
EXEMPLAIRE N°

p.1

LES NOUVELLES NOURRITURES

(fragments du 1er et du Ve livres) I Que l'homme est né pour le bonheur, Certes toute la nature l'enseigne. Une éparse joie baigne la terre, et que la terre exsude à l'appel du soleil - comme elle fait cette atmosphère émue où l'élément déjà prend vie et, soumis encore, échappe à la rigueur première... On voit des complexités ravissantes naître de l'enchevêtrement des lois ; saisons ; agitation des marées ; distractions, puis retour en ruissellement, des vapeurs ; tranquille alternance des jours ; retours périodiques des vents ; tout ce qui s'anime déjà, un rythme harmonieux le balance. Tout se prépare à l'organisation de la joie et que voici bientôt qui prend vie, qui palpite inconsidérément dans la feuille, qui prend nom, se divise et devient parfum dans la fleur, saveur dans le fruit, conscience et voix dans l'oiseau. De sorte que le retour, l'information, puis la disparition de la vie imite le détour de l'eau qui s'évapore dans le rayon, puis se rassemble à nouveau dans l'ondée. Chaque animal n'est qu'un paquet de joie. Tout aime d'être et tout être se réjouit. C'est de la joie que tu appelles fruit quand elle se fait succulence ; et quand elle se fait chant, oiseau.

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Que l'homme est né pour le bonheur, certes toute la nature l'enseigne. C'est l'effort vers la volupté qui fait germer la plante, emplit de miel la ruche et le cœur de l'homme de bonté. Je ne sais trop qui peut m'avoir mis sur la terre. On m'a dit que c'est Dieu ; et si ce n'est pas lui. Qui serait-ce ? Il est vrai que j'éprouve à exister joie si vive, que parfois je doute si déjà je n'avais pas envie d'être, alors même que je n'étais pas. Mais nous réserverons pour l'hiver la discussion théologique, car il y a de quoi se faire beaucoup de mauvais sang là-dessus. Table rase. J'ai tout balayé. C'en est fait ! Je me dresse nu sur la terre vierge, devant le ciel à repeupler. Bah ! Je te reconnais, Phoibos ! Au-dessus du gazon givré tu répands ta chevelure opulente. Viens avec l'arc libérateur. A travers ma paupière fermée, ton trait d'or pénètre, atteint l'ombre ; il triomphe, et le monstre intérieur est vaincu. Apporte à ma chair la couleur et l'ardeur, à ma lèvre la soif, et l'éblouissement à mon cœur. Viens ! de toutes les échelles de soie que tu lances du zénith à la terre, je saisirai la plus charmante ! Je ne tiens plus au sol, je me balance à l'extrémité d'un rayon. O toi que j'aime, enfant ! je te veux entraîner dans ma fuite. D'une main prompte saisis le rayon ; voici l'astre. Accours ! Déleste-toi. Ne laisse plus le poids du plus léger passé t'asservir.

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De l'amour et de la pensée, c'est ici le confluent subtil ! La page blanche luit devant moi. Et de même que le Dieu se fait homme, ainsi vient se soumettre aux lois du rythme mon idée. Image de mon parfait bonheur, j'étale ici, peintre récréateur la couleur la plus tremblante et la plus vive. Je suis couché contre la terre. Près de moi, la branche, chargée de fruits éclatants, ploie jusqu'à l'herbe ; elle touche l'herbe ; elle frôle et caresse le plus tendre épi du gazon. Le poids d'un roucoulement la balance. Je ne saisirai plus les mots que par les ailes. Est-ce toi, ramier de ma joie ? Ah ! vers le ciel, ne t'envole pas encore... Ici, pose. Repose-toi. J'écris pour qu'un adolescent, plus tard, pareil à celui que j'étais à seize ans, mais plus libre, plus hardi, plus accompli, trouve ici réponse à son interrogation palpitante. Mais quelle sera sa question ? Je n'ai pas grand contact avec l'époque et les jeux de mes contemporains ne m'ont jamais beaucoup diverti. Je me penche par-delà le présent. Je passe outre. Je pressens un temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui nous paraît vital aujourd'hui. Comme le futurisme paraîtra vieux dès que la convention d'hier sera brisée ! Je rêve à de nouvelles harmonies, Un art des mots, plus subtil et plus franc ; sans rhétorique ; et qui ne cherche à rien prouver.

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Ah ! qui délivrera notre esprit des lourdes chaînes de la logique ? Ma plus sincère émotion, dès que je l'exprime, est faussée. La vie peut être plus belle que ne le consentent les hommes. La sagesse n'est pas dans la raison, mais dans l'amour. Ah ! j'ai vécu trop prudemment jusqu'à ce jour. Il faut être sans lois pour écouter la loi nouvelle. O délivrance ! O liberté ! Jusqu'où mon désir peut s'étendre, là j'irai. O toi que j'aime, viens avec moi ; je te porterai jusque-là, que tu puisses plus loin encore. RENCONTRES. Nous nous amusions le long du jour, d'accomplir les divers actes de notre vie comme une danse, à la manière des gymnastes parfaits, dont le désir serait de ne rien faire que d'harmonieux et de rythmé. Sur un rythme étudié, Marc allait chercher de l'eau à la pompe, pompait et remontait le seau. Nous connaissions tous les mouvements qu'il fallait pour rapporter un flacon de la cave, le déboucher, le boire, et nous les avions décomposés. Nous trinquions en cadence. Nous inventâmes aussi des pas pour se tirer d'affaire dans les circonstances difficiles de la vie, d'autres pour accuser les troubles intimes, d'autres pour les dissimuler. Il y avait le passepied des condoléances, et celui des congratulations. Il y avait le rigaudon du fol espoir et le menuet dit : des légitimes aspirations. Il y avait, comme dans les ballets célèbres, le pas de bisbille, le

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pas de la brouille et celui de la réconciliation. Nous excellions dans les mouvements d'ensemble ; mais le pas du parfait copain se dansait seul. Le plus amusant que nous avions inventé était oelui de la descente vers le bain, ensemble, le long de la grande prairie : c'était un mouvement très rapide, car on voulait arriver en sueur ; il se faisait par bonds et la pente du pré favorisait nos enjambées énormes, une main tendue en avant comme font ceux qui courent après le tramway, et soutenant de l'autre le flottant peignoir qui nous couvrait ; on arrivait à l'eau tout essoufflé et nous plongions aussitôt avec de grands rires, en récitant du Mallarmé. Mais tout cela, direz-vous, pour être lyrique manquait un peu de laisser-aller... Ah ! j'oubliais : nous avions aussi l'entrechat subit de la spontanéité. C'est la reconnaissance de mon cœur qui me fait inventer Dieu chaque jour. Dès l'éveil je m'étonne d'être et m'émerveille incessamment. Pourquoi la levée d'une douleur apporte-t-elle moins de joie que la fin d'une joie ne cause de peine ? C'est que dans le chagrin tu songes au bonheur dont il te prive, tandis qu'au sein du bonheur, il ne t'arrive point de songer aux douleurs qui te sont épargnées ; c'est qu'il t'est naturel d'être heureux. Une somme de bonheur est due, à chaque créature, selon ce que ses sens et son cœur en peuvent supporter. Si peu que l'on m'en prive, je suis volé. Je ne sais point si je réclamais la vie, avant d'être ; mais à présent que je vis, tout m'est dû. Mais la reconnaissance est si douce et il m'est si nécessairement doux d'aimer, que la moindre caresse de l'air éveille un merci dans mon cœur. Le besoin de reconnaissance m'enseigne à faire de tout ce qui vient à moi du bonheur.

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II Je ne trouve pas précisément de défenses et de prohibitions dans la lettre de l'Evangile. Mais il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et j'éprouve que chaque objet de cette terre que je convoite se fait opaque, par cela même que je le convoite, et que dans cet instant que je le convoite, le monde entier perd sa transparence, ou que mon regard perd sa clarté, de sorte que Dieu cesse d'être sensible à mon âme, et qu'abandonnant le Créateur pour la créature, elle cesse de vivre dans l'éternité et perd possession du royaume de Dieu. ANDRÉ GIDE.

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CANTIQUE DES COLONNES

A Léon-Paul Fargue Douces colonnes aux Chapeaux garnis de jour Ornés de vrais oiseaux Qui marchent sur le tour Douces colonnes, ô L'orchestre de fuseaux ! Chacune immole son Silence à l'unisson...

- Que portez-vous si haut Egales radieuses ? - Au désir sans défaut Nos grâces studieuses ! Nous chantons à la fois Que nous portons les cieux ! O seule et sage voix Qui chantes pour les yeux ! Vois ! nos hymnes candides ! Quelle sonorité Nos éléments limpides Donnent à la clarté ! Si froides et dorées, Nous fûmes de nos lits Par le ciseau tirées Pour devenir ces lys !

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De nos lits de cristal Nous fûmes éveillées ; Des ongles de métal Nous ont appareillées. Pour affronter la lune, La lune et le soleil On nous polit chacune Comme ongle de l'orteil. Servantes sans genoux, Sourires sans figures, La belle devant nous Se sent les jambes pures. Pieusement pareilles. Le nez sous le bandeau, Et nos riches oreilles Sourdes au blanc fardeau, Un temple sur les yeux Noirs pour l'éternité, Nous allons sans les dieux A la divinité. Nos antiques jeunesses, Chair mate et claires ombres, Sont fières des finesses Qui naissent par les nombres ! Filles des nombres d'or, Fortes des lois du ciel, Sur nous tombe et s'endort Un dieu couleur de miel.

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Il dort content, le Jour Que chaque jour offrons Sur la table d'amour Etale sur nos fronts. Incorruptibles sœurs Mi-brûlantes, mi-fraîches, Nous prîmes pour danseurs Brises et feuilles sèches, Et les siècles par dix, Et les peuples passés, C'est un joli jadis, Jadis jamais assez ! Sous nos mêmes amours, Plus lourdes que le monde, Nous traversons les jours Comme une pierre l'onde ! Nous marchons dans le temps Et nos corps éclatants Ont des pas ineffables Qui marquent dans les fables...

PAUL VALÉRY.

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ÉCRIT DANS UNE CUISINE

I. - CHANSON.

La grenouille Du jeu de tonneau S'ennuie, le soir, sous la tonnelle... Elle en a assez ! D'être la statue Qui hurle en silence un grand mot : le Mot ! Elle aimerait mieux être avec les autres Qui font des bulles de musique Avec le savon de la lune Au bord du lavoir mordoré Qu'on voit là-bas luire entre les branches... On lui lance à cœur de journée Une pâture de pistoles Qui la traversent sans lui profiter Et s'en vont sonner Dans les cabinets De son piédestal numéroté ! Et le soir les insectes couchent Dans sa bouche... Mais elle est rivée à la tribune Ouverte à l'amour, ouverte au davier Vers la lune qui souffre, au tournant du sentier, D'une indigestion d'ouate thermogène... Au loin un follet cherche quelque chose Qu'il a perdu dans les roseaux Et réveille au fond de la mare close L'hydrophile noir dans son château d'eau...

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Mon enfance triste, à l'affût des charmes, Le soir allait le voir bayer, Prête à t'écouter, au bord de tes larmes, Gobeuse de temps couverts et de blâmes,

Comme moi, poëte, dans mon verger...

II. - DANSE.

Les salades d'escarole Dansent en robe à paniers Sous la lune blonde et molle Qui se lève pour souper... Un couple d'amants s'isole Gracieux comme un huilier Et va sous un mouflier Voir pousser les croquignoles... Les salades d'escarole Demain elles danseront Dans leur urne funéraire Entre les faces lunaires Qui dînent d'un œil vairon Et feront sur leurs frisons L'escalade des paroles Et le pas des postillons... Cependant, la Terre gronde, Et dans cette dame blonde, Et dans ce monsieur qui ment, La Mort, lampe d'ossements, Consume l'huite qui tombe... LÉON-PAUL FARGUE.

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L'AGE DE L'HUMANITÉ

(Ouverture)

I Parti en guerre Au cœur de l'été, Vainqueur au déclin de l'automne Titubant d'avoir culbuté des tonnes Et des tonnes D'explosifs sur le vieil univers patiemment saboté, Tu vas avoir quarante ans, Tu as fait la guerre, Tu n'es plus l'homme de naguère Et tu ne seras jamais l'homme que fut à cet âge ton père. Tu as avec ton couteau de tranchée, Une nuit molle d'ombres Quand le ciel n'était que le vomissement fuligineux de la terre Se consumant, Trébuchant à genoux parmi les betteraves hachées, Langues pourries, Les dépouilles et les décombres, Les mots de la journée et les reliefs du dernier festin avant la tuerie,

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Coupé jusqu'au moignon les ailes pathétiques du temps. Ton heure ? C'est l'heure H Que tu lis sur une montre sans art, pareille à cent mille pareilles Que les petits enfants se collent à l'oreille, Chef-d'œuvre de l'industrie à bon marché, Riche d'une inscription Qui suffit à tes dévotions : Fonquevillers ou Le fortin Marty ou La Pierre Croisée ou La Main de Massiges ou Hartmanwillerkopf Et aussi : 66e Baton Chas. Pied 294e Inf. 4e Zouaves 12e Cuir. à pied Et c'est encore ce temps Un instant de l'heure H, En deçà c'est jadis par dessus naguère. Tant que coule le fleuve contenu des secondes vers l'heure H Tu es un homme selon ton vœu formel Qui ne fut celui ni de ton père ni de ton aïeul ; Tu es l'homme de la victoire plus terrible Que la défaite

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De ton père et la défaite pire Du père de ton père ; Que la République était belle Sous l'Empire ! L'exil Un duel Le meurtre d'un sergent de ville Une imprimerie clandestine Londres, Lambessa, une chaire à Genève, un lopin à Constantine ; On était sainl à bon marché. Etre homme, homme nouveau, Homme du temps de la victoire Qui n'a plus besoin de porter une santé pour boire ; Nos visions de l'août fatal tenues pour dérisoires ; Le cœur Restituant tous ses droits au cerveau, Loyal tuteur ; L'homme nouveau combattant las et qui se rend à l'éternel ; L'homme dont les dix doigts levés - Noël ! Noël ! Suspendent les boules de gui aux voûtes des grands jours solaires, C'est, comme on dit, une autre affaire !...

ANDRÉ SALMON.

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LA RUE RAVIGNAN

Importuner mon Fils à l'heure où tout repose Pour contempler un mal dont toi-même souris ? L'incendie est comme une rose Ouverte sur la queue d'un paon gris. Je vous dois tout, mes douleurs et mes joies... J'ai tant pleuré pour être pardonné ! Cassez le tourniquet où je suis mis en cage ! Adieu, barreaux, nous partons vers le Nil ; Nous profitons d'un Sultan en voyage Et des villas bâties avec du fil L'orange et le citron tapisseraient la trame Et les galériens ont des turbans au front. Je suis mourant, mon souffle est sur les cimes ! Des émigrants j'écoute les chansons Port de Marseille, ohé ! la jolie ville, Les jolies filles et les beaux amoureux ! Chacun ici est chaussé d'espadrilles : La Tour de Pise et les marchands d'oignons. Je te regrette, ó ma rue Ravignan ! De tes hauteurs qu'on appelle antipodes Sur les pipeaux m'ont enseigné l'amour Douces bergères et leurs riches atours Venues ici pour nous montrer les modes. L'une était folle ; elle avait une bique Avec des fleurs à ses cornes de Pan ; L'autre pour les refrains de nos fêtes bachiques La vague et pure voix qu'eût rêvée Malibran. L'impasse de Guelma a ses corrégidors Et la rue Caulaincourt ses marchands de tableaux Mais la rue Ravignan est celle que j'adore Pour les cœurs enlacés de mes porte-drapeaux. Là, taillant mes dessins dans les perles que j'aime, Mes défauts les plus grands furent ceux de mes poèmes.

MAX JACOB.

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CARTE BLANCHE

A l'horizon La mer Et les branches se lèvent Le ciel tient à la main qui tremble Et le bruit court Au fil qui pend A la tête qui dort Aux instruments de l'art Le numéro sort Les nuages s'échangent Je regarde passer les trottoirs Et tout ce qui se dresse en venant de plus loin Devant tout ce que j'ai connu qui s'accumule Au trot Contre la pierre immense et dure Sur le port.

PIERRE REVERDY.

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SUR LA ROBE ELLE A UN CORPS

Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne Glorieuse Si tu t'incarnes avec esprit Les couturiers font un sot métier Autant que la phrénologie Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes Tout ce qui fuit saille avance dans la profondeur Les étoiles creusent le ciel Les couleurs déshabillent “ Sur la robe elle a un corps ” Sous les bras des bruyères mains lunules et pistils quand les eaux se déversent dans le dos avec les omoplates glauques Le ventre un disque qui bouge La double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-ciel Soleil Et les cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuisses Epée DE SAINT MICHEL Il y a des mains qui se tendent Il y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares tous les habitués du bal Bullier Et sur la hanche La signature du poète

BLAISE CENDRARS.

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LA GUÉRISON SÉVÈRE

Mon corps a changé : cependant ma pensée ne s'est pas arrêtée d'être la même, depuis que je suis malade, et je n'ai pas cessé de la suivre. Il y a eu un temps où j'ai tâché de profiter d'elle. J'ai renoncé alors aux images et aux histoires que je me formais, et j'ai couvert d'inscriptions le mur qui est en face de moi. (Voici la principale des histoires, dont j'ai été préoccupé plus de trois jours : le Docteur avait bien emporté sur le bateau d'assez grands blocs de glace, mais qui avaient été mis à prendre dans des tonneaux : ils étaient exactement ronds, de sorte que les matelots s'exerçaient avec eux tous les soirs à lancer le disque. Ils fondaient et devenaient sales. Maintenant ils se trouvaient juste assez grands pour que le Docteur et moi pussions jouer au jacquet ; encore certains d'entre eux ressemblaient-ils plutôt à des pions de dames. Le bateau n'avait pas fini de tourner le cap, il nous arrivait de vomir le sang. Ce sang nous venait brusquement à la bouche, avec le goût et la forme d'une langue de chien. Nous mangions alors un de nos pions, en prenant les plus propres, et cela compliquait le jeu.) J'écrivis donc dans le coin gauche de la tapisserie,

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au lieu du timonier qui lançait le disque : je ne tousse plus. Je plaçai un peu haut : j'ai mille amis avec moi. Cette exagération me plaisait. Elle ne resta pas à la même place, mais passa trois jours sur la couverture qui masquait la porte condamnée, et descendit ensuite sur la cheminée : les flacons m'aidèrent à la fixer, à cause de leur nombre. Enfin je mis à côté d'un clou qui sortait du mur : je suis guéri comme 2 et 2 font 4. Cette inscription me donnait la plus grande assurance : je la regardais la dernière, elle fortifiait les autres. C'est que les chiffres se montraient d'eux-mêmes, au lieu que je devais, pour assurer les mots, réunir mon attention. Combien cependant ces mots s'épuisèrent plus vite encore que n'avaient fait les histoires, et se virent naturellement condamnés, lorsque je commençai d'être occupé, non sans quelque début léger de mouvements, aux manières de me lever et me tenir un instant droit - et ne me trouvant avec ces jambes et ce plancher difficiles plus rien de commun, autre que cette absence aussitôt de ma pensée.

JEAN PAULHAN.

p.20

PIERRE FENDRE

Jours d'hiver copeaux Mon ami les yeux rouges Suit l'enterrement Glace Je suis jaloux du mort Les gens tombent comme des mouches On me dit tout bas que j'ai tort Soleil bleu Lèvres gercées Peur Je parcours les rues sans penser à mal Avec l'image du poète et l'ombre du trappeur On m'offre des fêtes des oranges Mes dents Frissons Fièvre Idée fixe Tous les braséros à la foire à la ferraille Il ne me reste plus qu'à mourir de froid en public

LOUIS ARAGON.

p.21

CLÉ DE SOL

A Pierre Reverdy

On peut suivre sur le rideau L'amour s'en va Toujours est-il Un piano à queue Tout se perd Au secours L'arme de précision Des fleurs Dans la tête sont pour éclore Coup de théâtre La porte cède La porte c'est de la musique

ANDRÉ BRETON.

p.22

LIVRES CHOISIS

TRISTAN TZARA : Vingt-cinq poèmes.

On ne sait jamais si c'est une fleur ou une bête, ni son sexe, et cet homme qui porte une veste à brandebourgs prend trop de libertés avec les sexes. Mais le vent l'emporte ; il n'y a que du vent et l'on vend au rabais toute la quincaillerie du bazar : solde avant inventaire. Le livre ne touche que les marchands d'images. Ils font des étoiles et marquent les prix d'achat devant les numéros. Vous voyez bien que c'est un catalogue.

PIERRE REVERDY, Les Jockeys camouflés et Période Hors Texte.

Poser mes doigts sur ce livre si blanc, couleur des fantômes. Je l'avais déjà lu, chaque fois que mes regards heurtèrent le ciel, la glace, le mur, des yeux stupides, toutes les surfaces unies. Il y a des heures trop tristes, d'autres trop exaltantes : tour à tour, les nuits gris-perle où l'on marche sur les routes en confiant sa vie à des inconnus, les noires qu'on traverse sans voir la fatigue, les matins clairs, sans raison, par simple tournure d'esprit, les jours froids et vifs comme des joues au grand air, il y a la lumière toute nue. Il y a un homme comme une boule dans un corridor qui roule et rebondit de l'ombre à la clarté. Il chante un air qu'on n'entend pas, sans doute un air de danse. Dans le sommeil, la fièvre ou l'ivresse, il sait écarquiller les paupières au moment que les autres perdent conscience. Sa lucidité à de pareilles profondeurs m'effraie. Il me fixe avec des yeux d'épouvantail. Ses bras s'agitent dans le vent, et sa voix, et lui-même, se perdent dans le murmure des arbres. L. A.

p.23

LES REVUES

Le Mercure n'admet pas l'armistice. L'utilité de l'artillerie lourde doit être démontrée en vue de la préparation à une prochaine guerre. L'énigme : Nietzsche était-il un apologiste de la guerre et un germanophile ? n'est pas sans intérêt. De sa réponse dépend la place que nous accorderons à Zarathoustra dans nos bibliothèques. Carl Siger vient, en Jérémie sans illusion sur l'attention qu'on lui prête, dénoncer l'Administration, la Commission du Budget et la lutte des classes. Charles Tillac, en un long poème, chante le câble téléphonique “ avec toute la ferveur de sa foi limousine ”. Les Écrits nouveaux montrent un plus grand souci de littérature. Suarès continue à dévoiler, dans des formules sans réplique, les intentions et les procédés de Shakspeare. André Breton conte la légende de Jarry. “ Chaque grand homme ne posséda réellement que ses bizarreries, disait Schwob. Le biographe n'a pas à se préoccuper d'être vrai, il doit créer dans un chaos de traits humains. ” Breton détache l'homme “ de ses pires conditions d'existence ”. Des contradictions que l'auteur d'Ubu roi se plaisait à accumuler autour de lui, il dégage une figure : “ Immuablement vêtu d'une redingote et chaussé de souliers de cycliste, il se tenait digne, dans un café de la rive gauche, devant une absinthe ou une bouteille de stout, quelle que fût l'heure, apportant même, si je puis dire, dans ses dérèglements, une discipline et des principes. Il parlait alors d'une voix mesurée, prononçant toutes les muettes et contant, dans une langue châtiée, les histoires les plus abracadabrantes, jouant au naturel le rôle d'Ubu lui-même et se vantant sérieusement d'exploits imaginaires. ” Aux amis de Jarry appartient le soin de juger de la ressemblance de ce portrait. Pour nous, qui ne l'avons connu qu'à travers son œuvre, cette image est bien celle du père Ubu. Dans ces mêmes Écrits nouveaux, Elie Faure évoque Renoir, peintre de “ tout ce qui a dans le monde du rayonnement et de l'éclat ”. Devant une telle richesse de matière, de

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coloris, de formes, Elie Faure devient lyrique - ce qui est parfois grave : le fleuve Rubens descend vers la mer latine. Velasquez ne reçoit pas moins de cent affluents. Encore plus lyrique est Bourdelle dans l'Éventail. A propos de Rodin, il parle des destinées de l'Art, des cyprès et des jeunes femmes rythmiques. Sculpteur, il écrit avec un stylet. D'où, une certaine difficulté à comprendre ses formules. “ Ce qu'il faut bâtir, assises sur assises, dans la Société des Nations, c'est un Monde interpénétré de Textes et de signes ”. Plus de figures solitaires, penseurs de Phidias, Michel Ange ou Rodin. Le penseur de demain sera une cathédrale du Moyen Age. Idéal, idéal, idéal, Connaissance, connaissance, connaissance, Boumboum, boumboum, boumboum, crie Tzara dans le manifeste de Dada. Bourdelle danse pour son boumboum - en cela, il a raison - mais il veut nous faire danser pour son boumboum et en cela, il a tort. Dada ne signifie rien que liberté, affranchissement des formules, indépendance de l'artiste, abolition des “ tiroirs du cerveau ” : philosophie, psycho-analyse, dialectique, logique, science. Dada réclame “ des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises ”. Le manifeste de Tzara mérite de rester parmi ces œuvres qui n'arrivent jusqu'à la “ masse vorace ”, mais survivront par leur énergie. R. L. Nous sommes heureux d'annoncer les premiers la reparution prochaine, sous la direction de M. André Gide, de la Nouvelle Revue Française, la revue d'avant-guerre qui comptait le plus de titres à l'estime des lettrés. Le Gérant : PHILIPPE SOUPAULT. PARIS. - IMPRIMERIE LEVÉ, RUE DE RENNES, 71. LITTÉRATURE compte publier des poèmes et des proses de MM. GUILLAUME APOLLINAIRE - LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON - BLAISE CENDRARS - PAUL CLAUDEL - JEAN COCTEAU - LUC DURTAIN - LÉON-PAUL FARGUE - ALEXANDRE GASPARDMICHEL - ANDRÉ GIDE - JEAN GIRAUDOUX - MAX JACOB - VALERY LARBAUD - PAUL MORAND - JEAN PAULHAN - C. F. RAMUZ - MAURICE RAYNAL - PIERRE REVERDY - JULES ROMAINS - JEAN ROYERE - SAINTLÉGER LÉGER - ANDRÉ SALMON - ANDRÉ SPIRE - PHILIPPE SOUPAULT - TRISTAN TZARA - PAUL VALÉRY - MICHEL YELL. PARIS. - IMPRIMERIE LEVÉ, 71, RUE DE RENNES.