MÉLUSINE

LA BRÈCHE N°1, OCTOBRE 1961

Posant pour ce portrait, peu de temps avant sa mort, Alfred Kubin disait : “ Je suis un pessimiste. Il y a toujours eu de la tragédie dans ma vie. À présent, je suis un homme triste, hanté par des arrière-pensées. ” Ce visionnaire, qui illustra Nerval, Poë, d’Aurevilly, Hoffmann et Trakl, écrivit en 1908 son seul roman L’autre côté qui précède de neuf ans Le Château de Kafka, et de trente-cinq la chute du IIIe Reich, qu’il prophétise en clair. Né en 1877, Kubin est mort en 1955.

LA BRÈCHE

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Administration
Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6 e). C.C.P. 13312-Paris.

Action surréaliste

1 octobre 1961

Dessins de Kubin, Endre Roszda, Marianne Van Hirtum et Toyen. Couverture : La Madone noire, de Monastéria.

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Les chroniqueurs, lorsqu’ils se penchent sur 37 ans de surréalisme, s’étonnent régulièrement du nombre des revues qui se sont succédé au sein du mouvement, nombre auquel il nous plaît aujourd’hui d’ajouter un titre nouveau. C’est que les revues, pour nous, ont toujours constitué un moyen de contact proportionné aux sollicitations diverses et changeantes de ce public indéfini qui est le nôtre. Elles nous imposent un rythme de respiration qui correspond tout à la fois à nos besoins vitaux et à la nature de l’air ambiant. Une revue nous exprime moins qu’elle ne nous retient, alors que le tract, pour beaucoup d’entre nous, a toujours semblé la forme d’expression la plus naturelle du mouvement. Entre le dernier numéro de “ Bief ” et ce numéro 1 de “ La Brèche ”, nous avons organisé deux expositions internationales du surréalisme (New York novembre-janvier 61, Milan mai 61), salué l’ouverture d’un Bureau de Recherches Surréalistes en Hollande (Exposition de Leyde, avril-mai 61), affermi notre association avec le mouvement Phases (Solstice de l’Image, exposition-projections, mai-juillet 61) et contribué à la Déclaration sur le Droit à l’Insoumission dans la guerre d’Algérie (1).

“ La Brèche ”, par la souplesse de sa structure, nous permettra surtout d’accommoder, de cadrer et de rectifier l’image que nous avons des faits, des hommes, des idées. Ce premier numéro, dont la préparation fut stoppée net à deux reprises par des événements déjà pronostiqués depuis longtemps (qu’on relise à ce titre les articles parus dans “ Quatorze Juillet ”), ce numéro, comme ceux qui suivront, nous retrouvera notamment attachés, au-delà d’une action politique rendue plus que jamais inexprimable, à cette réévaluation poétique de la pensée que le surréalisme attribue, dans sa phase conjecturale la plus récente, au principe d’analogie (voir L’un dans l’autre, Les cartes d’analogie, ou le Tournoi des Enchanteurs). Tout comme s’y verra évoquée en bonne place notre quête inlassable des phénomènes de hasard objectif, bref cette auscultation de l’imaginaire qui nous a toujours tenus, dans la surprise générale, à si infime distance de la voyance et de la prophétie.

Lichtenberg énonçait cette règle d’or : “ Ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d’eux. ”

Nous n’avons de puissance que celle de nos désirs. Nous n’avons pas fini d’avoir raison.

(1) Bibliographie : Surrealist intrusion in the Enchanters’ Domain, D’Arcy Galleries, New York, 124 p.

Mostra Internazionale del Surrealismo, catalogue de la Galleria Schwarz Milan, 48 p.

Surrealistische Ontmoetingen, Leiden, 16 p.

Tracts : Tir de Barrage, 28 mai 1960.

We don’t EAR it that way, novembre 1960.

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L’AUTRE CÔTÉ

extrait

Le narrateur a été convoqué par son ami d'enfance Claus Patera, dans l'Empire du Rêve, que celui-ci, grâce à une colossale fortune, a fondé en Extrême-Orient. Mais les mois passent, dans ce royaume étrange et composite, que semble ronger une mystérieuse maladie, sans que Patera daigne se manifester à son ami.

Depuis ces trois derniers jours où je m'étais rendu compte de l'état critique de ma femme, j'étais comme si on m'avait asséné un coup de massue. La colère et l'excitation avaient disparu ; je n'étais plus à même d'y voir clair dans ma situation et je traînais partout le poids de ma peine. Morne, résigné comme un chien battu, le coeur rongé par l'inquiétude, je ne pouvais tenir en place. Je ne voulais pas rester à la maison et voir ce spectacle qui me brisait le cœur. Par conséquent, sortir, aller prendre l'air ! Près du café je fis un grand détour et me dirigeai vers la berge du fleuve. Au bord de la rivière qui s'écoulait sans bruit, j'avais coutume de flâner. Involontairement, mon regard effleura le moulin. Il vibrait comme chose vivante. Il me semblait estompé et noyé dans une lueur vaporeuse, comme faite d'une substance gélatineuse ; il en émanait un fluide inconnu qui me fit tressaillir jusqu'aux orteils. Le meunier se trouvait derrière une fenêtre poussiéreuse. Sombre et haineux, il baissa son regard vers moi. J'entrepris une promenade : je passai devant l’équarrisseur, les abattoirs, la briqueterie. L'air trouble et humide, la mélancolique crécelle des grenouilles montant des eaux seyaient à mon humeur. Avant même d'y avoir pensé, j'étais arrivé devant le cimetière. Je m’arrêtai et allumai une cigarette. À travers le portail de fer forgé, j'aperçus les tombeaux. Un frisson me saisit ; en grinçant des dents je traversai des rues que je ne connaissais pas encore. Je ravalai cette mélancolie qui m'assaillait. Je ressentais un froid mépris pour tout, et particulièrement pour Patera. “ Où te caches-tu, bourreau ? ” criai-je dans les jardins déserts le long desquels je passai à la hâte. Mais les buissons dépouillés de leurs feuilles, les arbres dénudés restaient sans réponse. Je continuai d'avancer et, enhardi, j'entrai dans le marais. Échauffé par une légère fièvre, je me sentais poussé à aller plus loin vers des places, à travers des rues, où je ne me souvenais pas d'avoir jamais mis les pieds. Une misérable allée cavalière — elle me parut là plus pour la décoration que pour l'usage — frappa ma vue. C'était une nouveauté pour moi que ce moyen de transport existât à Perle. Mais j'étais beaucoup trop bouleversé pour m'attarder à ces idées, et avant que je reconnusse où me portaient mes pas, je me trouvai devant le Palais. On venait justement d'allumer les réverbères.

Une plaque de marbre encastrée dans un pilier d'angle de la résidence me fascina : Le public est admis en audience chez Patera, tous les jours de quatre à huit heures.

Hochant la tête, je relus plusieurs fois cette inscription, en parlant tout seul, à mi-voix. Une pensée bouffonne me traversa alors l'esprit : “ Ce n'est encore qu’une énorme plaisanterie, seulement nous sommes trop bêtes pour la comprendre. ” Je fus secoué d'un rire convulsif, j'aurais été capable de tuer Patera. Appuyé à une colonne, je me forçai au calme. Puis je franchis le portail ouvert comme si de rien n'était. Je montai un large escalier ; je devais, sous les immenses voûtes, avoir l'air d'un nain. Je continuai mon ascension. Par la fenêtre en plein cintre j'aperçus la ville, au-dessous. Un silence de mort planait autour de moi, seul résonnait le bruit de mes pas. J'avais l'esprit tellement absorbé par mes

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pensées que je n'avais pas conscience de la singulière situation où je me trouvais. J'éprouvais un sentiment inhabituel de légèreté dont ma mémoire garde encore aujourd'hui le souvenir précis. J'ouvris à deux battant des portes blanches, gigantesques, et je traversai une enfilade de larges pièces. À chaque fois un nouveau souffle d'air froid me frappait au visage. “ Personne sûrement n'habite ici ”, murmurai-je sans cesse, comme empêtré dans quelque rêve. Dans chaque salle il y avait de vastes armoires sculptées et des fauteuils rembourrés, protégés par des housses. Une fois, je vis s'avancer vers moi une forme élancée, prompte, et droite comme un i. Mais ce n'était qu'une illusion, car un miroir mural me renvoyait ma propre image. Lorsque j'eus traversé l'interminable suite de couloirs et de salles, j'atteignis une galerie immense, qui, apparemment, ramenait au point de départ. Des portraits grandeur nature, noircis par le temps, largement encadrés d’ébène, pendaient aux murs. À ma droite s'alignaient des fenêtres voûtées. Tout au bout, il y avait une petite porte basse que j'ouvris avec précaution. Je me trouvais dans une pièce vide, de grandeur moyenne, tendue de lourdes étoffes gris plomb. Cette pièce, dans la pénombre, avait des contours indécis. Mais, autant que je pus le remarquer, il n'y avait pas d'autre issue, c'était le terme. C'est alors seulement que je m'arrêtai un instant pour réfléchir à ce que j'allais faire exactement. Ici il n'y avait rien ; c'était le silence, comme dans un tombeau.

J'allais m'en retourner, lorsque de tous côtés monta cette odeur particulière que je retrouvais partout dans ce pays. Elle imprégna toute la pièce avec violence ; j'entendis un rire léger et sec. Et, positivement ! je vis sur le mur d'en face le visage d'un homme endormi. Accoutumé à la demi-obscurité, je distinguais maintenant une forme vêtue de gris assise sur un divan surélevé. J'avançai d'un pas. Une tête d'une extraordinaire grandeur : je reconnus mon ami Patera. Toute erreur était exclue, j'avais si souvent examiné le portrait ! Des boucles sombres encadraient le visage blême, les paupières étaient lourdement closes, seule la bouche était agitée par de continuels tressaillements comme si elle voulait parler. Saisi, je considérais avec étonnement la merveilleuse et régulière beauté de cette tête. Son large front peu élevé et les puissantes racines du nez le faisaient ressembler à un dieu grec plus qu'à un être humain. Ses traits portaient la marque d'une profonde douleur. Je perçus alors quelques mots, le chuchotement d'une voix basse et précipitée : “ Tu te plains de ne pouvoir jamais arriver jusqu'à moi, et pourtant j'ai toujours été près de toi, je t'ai vu souvent m'injurier et douter de moi. Que puis-je faire pour toi ? Dis-moi ce que tu désires. ”

Il se tut. Le silence régnait, j'avais la gorge toute sèche, et ce n'est qu'au prix d'un grand effort que j'articulai : “ Viens au secours de ma femme ! ” La tête se souleva un peu, Patera ouvrit lentement les yeux. En même temps je me sentis pris d'une faiblesse affreuse. Roide et immobile, il me fallait suivre ces terribles regards. Ce n'était pas du tout des yeux, cela ressemblait à deux disques de métal clair et poli, qui brillaient comme des petites lunes. Ils étaient braqués sur moi, privés de vie et d'expression. La voix chuchotante dit :

“ Je secourrai. ”

Son corps se dressa tout entier, sa tête, comme le masque d'une méduse, se pencha sur moi. Fasciné, j'étais incapable du moindre mouvement, je n'avais qu'une seule pensée : “ C'est le Maître, le Maître ! ” Alors j'assistai à un spectacle indescriptible. Les yeux se refermèrent, une vie terrible, horrifiante anima ce visage. La mimique, comme les couleurs du caméléon, changeait sans cesse, mille fois, non, cent mille fois. Avec la rapidité de l'éclair, cette figure ressembla tour à tour à celle d'un jeune homme, d'une femme, d'un enfant, et d'un vieillard. Le visage devenait gras puis maigre, se couvrait d'excroissances comme chez un dindon, se ratatinait, jusqu'à devenir minuscule. L'instant d'après, il était bouffi d'arrogance, s'allongeait, exprimait la raillerie, la bonté, la joie de faire le mal, la haine, il se ridait puis redevenait lisse comme une pierre. C'était comme un inexplicable mystère de la nature. Mes yeux ne pouvaient s'en détourner : une force magique m'immobilisait comme si j'étais rivé sur place ; j'étais ruisselant de peur. Ce furent alors les figures d'animaux : la tête d'un lion qui devint pointue et rusée comme celle d'un chacal ; cela se transforma en un fougueux étalon aux naseaux dilatés, prit la forme d'un oiseau, puis celle d'un serpent. C'était affreux, je voulus crier mais je ne pouvais pas. J'étais contraint de regarder ces grimaces épouvantables, débordantes de férocité et empreintes d'une lâcheté abjecte. Enfin le

calme revint lentement. À maintes reprises, des effluves fulgurants passèrent sur

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le visage, les masques grimaçants disparurent et je revis Patera, sous sa forme humain, qui dormait devant moi. Les lèvres arquées tremblèrent fébrilement et s'agitèrent. J'entendis de nouveau cette voix singulière :

“ Tu vois, je suis le Maître ! Moi aussi j’étais réduit au désespoir, alors des ruines de mon bien je me suis bâti un empire. Je suis le Maître ! ”

J'étais bouleversé et j'éprouvais pour lui la plus profonde pitié. Je prononçai avec peine :

“ Et tu es heureux ? ”

Mais déjà l'éclair me touchait et me paralysait. Je voyais tout près de moi les horribles yeux. Patera descendu vers moi, me prit les mains. Au dedans et au dehors, mon être se glaçait. Il s'écria : “ Donne-moi une étoile, donne-moi une étoile ! ”

Sa voix avait quelque chose de captivant, elle flattait et alléchait. Je vis ses dents blanches briller ; ses mouvements étaient lourds et fatigués. Je ne comprenais qu'une partie de ce qu'il disait. Puis la voix devint rauque et précipitée, sa poitrine se souleva, les veines de son cou se gonflèrent à en éclater. Soudain son visage prit la couleur grise des murs, seuls les yeux dilatés, largement ouverts flamboyaient et m'enchaînaient dans leur fascination inexplicable. Il devait être rongé par une immense douleur qui n'avait plus rien d'humain.

Patera se redressa, ses mains étreignirent le vide. À ce moment, un rideau tomba entre moi et le Maître. J'entendis encore un râle inarticulé et le bruit sourd d'une chute.

Quand je me retournai, je dus m'appuyer à la fenêtre, car je me sentais comme pris d’une crampe. Partant de la langue, elle gagna tout le corps. En bas, sur la place, les hommes et les animaux se rigidifièrent comme des morceaux de bois. Cela ne dura qu'un moment puis tout reprit son cours normal. À nouveau maître de mes mouvements, je me précipitai dehors, avec la conviction profonde que j'étais devenu fou.

Ebranlé, incapable de retrouver le calme, j'arrivai à la maison. Lampenbogen s'y trouvait justement mais semblait sur de point de partir. Il avait amené du couvent une soeur de charité. Lorsqu'il me vit, le docteur m'attira aussitôt dans l'embrasure de la fenêtre. Il insista gravement auprès de moi, mais je n'étais pas en état de suivre le sens de ses paroles. Son calme massif me faisait du bien. “ Ne perdez pas l’espoir ” compris-je. “ C’est une forte dépression nerveuse, probablement la phase la plus critique. Il est encore possible que votre femme surmonte cette crise. Il ne faut jamais perdre tout espoir. Au cas où il se produirait quelque imprévu, appelez-moi, bien entendu, cette nuit. De toute manière, je viendrai demain. ”

Il sortit. Comme je l'ai dit : que s'était-il vraiment passé : pourquoi parlait-il ainsi ? Je ne le savais pas.

Silencieusement, comme il convenait à son état l'infirmière entrait et sortait avec les linges et des ustensiles. J'avais le sentiment de ne vivre qu'à demi, j'étais incapable de parvenir à agir raisonnablement. Désoeuvré, conscient de mon inutilité, je tournais en rond dans la maison. Ma femme ne pouvait certainement pas aller aussi mal; quand je m’approchai du lit, sur la pointe des pieds, je la vis couchée et endormie ; elle semblait même avoir meilleure mine que dans les dernières semaines, un rose incarnat recouvrait son visage. Puis je causai avec la soeur. Pendant mon absence la malade avait eu une attaque, une espèce de commotion cérébrale. La religieuse était laconique, tard dans la soirée elle fit une prière à mi-voix. Lentement me vint le pressentiment que la situation était terriblement grave. Au milieu des pensées confuses qui hantaient mon esprit, tout occupé du Maître de l'Empire du Rêve, jaillit soudain le souvenir des frissons de fièvre qui avaient pris ma femme au cours de notre voyage de retour en diligence. Mais je ne voulais pas croire au pire, je ne voulais croire à rien.

Cette nuit-là j’allai me nicher sur le divan, dans notre salle commune qui me servait en même temps de cabinet de travail. Pas question de dormir. Vers le matin je me levai et examinai le portrait de Patera. La malade paraissait en repos, une seule fois dans la nuit je l'avais entendue parler un peu. Vers neuf heures du matin, je passai dans la chambre. Le ménage était fait on avait aéré la pièce. Ma femme me regarda avec surprise, elle avait visiblement de la peine à reprendre connaissance. Malgré sa bonne mine, elle était très faible et c'est à peine si je comprenais ses paroles. La soeur était satisfaite de la nuit, la fièvre avait baissé ; effectivement

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la patiente était maintenant plus alerte. La garde-malade nous laissa alors un moment, pour faire quelques courses. Je m'assis sur le rebord du lit et pris dans les miennes les mains brûlantes de ma femme. Rempli d'espoir et afin de lui épargner la fatigue de parler, je lui racontai tout ce que je pensais qui pourrait la distraire. Je parlai du temple au bord du lac et de ses merveilles, des joyaux et les bijoux qui y étaient conservés, car je savais qu'elle avait une passion pour les belles parures. Je décrivis les rivières miroitantes, le parc profond et intime, comme si je m'y étais promené moi-même tout le jour. Elle me regardait fixement, presque sereine, et plusieurs fois elle me caressa les cheveux. J'étais heureux que mes histoires lui plaisent et je continuai avec chaleur. Je parlai des esquifs dorés et des cygnes d'une blancheur de neige, mes tableaux gagnaient en couleur, de la couleur ici dans le morne et sombre Empire du Rêve. Je décrivis avec ardeur toutes les fleurs, les orchidées aux mouchetures chatoyantes, les roses rouge sombre, les lis délicatement inclinés sur leur tige. Je croyais ferme au pouvoir magique de mes paroles. Je parlai des forêts bleues de myosotis, des millions de gouttelettes de rosée scintillante, sur lesquelles se levait le soleil matinal. Je parlai du gazouillis des oiseaux, du joyeux timbre des trompettes d'argent. C'est là-bas, vers ce pays d'une éclatante splendeur, qu'il fallait nous hâter, au besoin nous enfuir. Là-bas ma femme retrouverait toute sa santé. Pendant que je nageais dans les délices d'une vie future, elle s'endormit.

Démoralisé, comme anéanti, je restai assis auprès d'elle. L'angoisse désespérante m'avait repris. La malade gisait les yeux mi-clos, l'incarnat de son visage ne

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me sembla plus aussi naturel. Je ravalai les larmes qui me montaient aux yeux ; la garde-malade entra.

Puis vint M. de Brendel qui, avec des témoignages de sympathie, s'informa de l'état de mon épouse. Il avait aussi apporté des fleurs, des tulipes jaune pâle. Je l'entraînai dans la salle commune ; enfin un homme en bonne santé ! Littéralement je me cramponnai à lui.

Le médecin, comme il l'avait promis, vint également. Il resta longtemps. Avant de partir, il emmena Brendel avec lui dans la cuisine. Ils eurent tous les deux un conciliabule ; puis il prit rapidement congé de moi et descendit l'escalier. Son dernier mot fut : “ Haut les coeurs et gardez l’espoir ! ”

Brendel me proposa de sortir avec lui : “ Restons ensemble toute la journée. Ici vous ne pouvez que gêner et vous ne pouvez pas manger convenablement. ”

Brendel m'emmena à “ L’Oie Bleue ” où il avait l'habitude de prendre ses repas. Après le déjeuner, nous allâmes chez lui ; il me servit le café et me montra sa jolie collection d’aquarelles, des sujets du Pays du Rêve. L'après-midi, vers cinq heures, je n'y tenais plus chez lui. Je le priai de m’excuser de la mauvaise journée que je lui avais fait passer ; je le remerciai et rentrai à la maison ; j'étais resté beaucoup trop longtemps absent et ne comprenais pas moi-même que j’aie pu être aussi peu charitable.

Mon angoisse devint un martyre, elle me poussait comme un moteur ; je grimpai l’escalier quatre à quatre, et je n'osai entrer... À la porte je prêtai l'oreille... rien ! Elle reposait dans la seconde chambre. Je repris ma respiration, puis j’ouvris.

Ce que j'aperçus tout d'abord, ce fut la pelisse de fourrure de Lampenbogen ; j'entrai tout tremblant dans la chambre de la malade. Le médecin me rendit furtivement mon salut : il avait ôté ses manchettes. Ma femme gisait au fond du lit. Elle était vieille et délabrée. Sous le coup d'une indicible terreur, je m'écroulai, je suppliai le médecin :

“ Au secours !... Au secours ! ”

Le colosse me frappa sur l'épaule et dit :

“ Du sang-froid, vous êtes jeune ! ”... Je gémissais... La garde-malade voulut m'offrir un verre d'eau, je sursautai alors comme si j'avais reçu un coup de fouet et la repoussai.

Penché sur le lit en désordre, décontenancé, je regardais d'un oeil hagard ma femme qui se mourait. Elle était complètement silencieuse, sauf que ses dents claquaient avec un bruit affreux... comme une petite machine... un clic-clac ininterrompu sec, dur, et clair. J'éprouvais la plus grande douleur de ma vie ; épouvanté, je ne comprenais plus rien. Sa peau ridée était verdâtre, la sueur lui sortait par tous les pores. Je voulus l'essuyer avec un linge, alors de claquement cessa. La bouche et les yeux s'ouvrirent tout grand, le visage devint blafard comme de la craie. Elle était morte.

Comme de très, très loin, j'entendis la nonne prier et le docteur s’en aller. Je m'agenouillai au bord du lit et tout bas, tout bas, je parlai très tendrement à la morte. Les années que nous avions passées ensemble ressuscitaient sous mes yeux. Je ne lui parlai pas de l'Empire du Rêve, mais de l'époque où nous avions fait connaissance. Je la remerciai pour toutes les joies qu'elle m'avait données. Je lui parlai à l'oreille, car il n'était pas besoin qu'on m'entende. Tout doucement, pour elle toute seule, je lui murmurai que j'avais intercédé auprès de Patera pour que le Maître vienne à son secours. J'étais plein d'une confiance d'enfant. En prononçant ces derniers mots je heurtai sa tête ; elle retomba lentement sur le côté et vint se placer sous la lumière jaune de la lampe. C 'est alors seulement que je vis le changement, une chose étrange avec des lèvres exsangues et un nez pointu gisait devant moi. Je ne connaissais pas femme sous cet aspect, d'immenses pupilles éteintes m'examinaient jusqu'au fond de moi-même. Un spasme me secoua : sans cesser de tenir des discours insensés, je m'enfuis, je m'enfuis dans les rues inconnues. Je ne prêtai attention à personne et cherchai les recoins sombres et cachés. Mais je ne pouvais m'arrêter longtemps nulle part. J'errai toute la nuit, fantôme loquace ayant perdu tout sentiment de peur. Toutes les prières de mon enfance qui me revenaient en mémoire, je les bredouillai tout haut. J'étais seul, rien n'était plus seul que moi. Alfred KUBIN

(traduit par Robert Valançay.)

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CALLIGRAPHIES

Le piège spatial

Adrien Dax

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La révérence dans l’angle

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Calligraphie sur un bruit d’eau

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Majuscule en exaltation

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Écriture papillon

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HENRI ROUSSEAU SCULPTEUR ?

Comme on savourerait une gorgée de bonheur, il n'est rien de tel pour éveiller un certain frémissement en moi comme la rencontre d'une oeuvre d'Henri Rousseau que je ne connaissais pas encore ou qui ne nous avait plus été montrée depuis longtemps. Le goût de la plus haute imagerie (telles celles d'Orléans, de Chartres, de Quimper, de Lille, de Toulouse) (1) pourrait seul, sur le plan affectif, supporter la comparaison. Encore, à l'analyse, celle-ci s'insère-t-elle dans une tradition et joue-t-elle sur le velours grâce à la transmission de moyens techniques éprouvés. On sait, en outre, que cette imagerie dégénère au cours du XIXe siècle jusqu'à ne plus être aujourd'hui que l'ombre de ce qu'elle fut. Rousseau, quant à lui, n'a ni maître ni devancier, pas plus qu'on ne saurait lui compter d'élèves ou de suiveurs. A cet égard il est tout à fait abusif d'inscrire dans sa filiation les peintres “ du dimanche ” (fussent-ils aussi personnels et attirants que Séraphine ou Hirshfield) qui n'ont en commun avec lui que d'être autodidactes et de s'être exprimés avec une émouvante gaucherie.

La dépréciation, qui frappe de nos jours tant de mots et de sentiments, s'exerce trop couramment aux dépens de celui de “ naïveté ” pour ne pas en sourdine porter préjudice aux artistes les plus spontanés, les plus directs et par-là les plus à même d'effusion. Ce sera l'honneur de Champfleury (2) d'avoir, devant les brouillards qui s'annonçaient, exalté cette naïveté au sens de nativité ou presque, en faisant valoir ses productions comme l'oeuvre du coeur, par opposition à celles du cerveau. Lorsqu'il déclare que “ la naïveté, cette fleur délicate qui semble si difficile à cueillir dans les temps modernes, se dégagera un jour de la barbarie et de l'archaïsme ”, comment ne verrions-nous pas là prophétiser l'apparition de Rousseau ? Les progrès du scepticisme et de la gouaille seront tels au XXe siècle que, cette fleur, déjà Apollinaire qui en sait pourtant tout le prix ne se penche sur elle qu'après un sourire complice à la cantonade. Il fallut la force de Jarry, à l’extrême pointe par ailleurs de l'intention “ moderne ”, pour renouer sans la moindre gêne avec tout ce qui relève ici de l'innocence perdue. L'attestent la part souveraine qu'il fit dans ses préférences aux vieux bois et chansons


(1) Cf. Pierre Louis Duchartre et René Saulnier : L'Imagerie Populaire, Librairie de France, Paris, 1925.

(2) Histoire de l'Imagerie Populaire, Paris, E. Dentu, 1869.

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populaires (du type “ la triste Noce ”) (3) et le sort qu'il réserva aux dernières - belles encore - “ feuilles de saints ” d'Epinal.

Si l'on retient que c'est Jarry - non tout autre - qui découvrit Rousseau (comme lui originaire de Laval) et le proclama “ celui à qui est confiée la Machine à peindre ” (4), on oublie trop que leurs relations ont dû être assez étroites et serrées puisque le premier, après son expulsion du “ Calvaire du Trucidé ” (78, boulevard de Port-Royal) élit domicile chez le second en 1897 (5).

Aussi bien le secret de Rousseau ne saurait-il résider tout entier dans cette candeur présumée sans limites dont on cite à l'envi les traits désarmants. Elle ne sert que d'écran - électif à coup sûr - au flux magnétique qui, de l'oeuvre picturale de Rousseau, s'épand vers nous et que je tiens pour propre à elle seule. S'il est de médiocre intérêt d'éclairer les appuis tout externes qu'il a pu prendre, tel l'album “ Bêtes sauvages ” édité par les Galeries Lafayette (6) (des emprunts de cette sorte ayant été de mise pour les plus grands imagiers) que de fois n'ai-je pas tenté pour ma part de remonter jusqu'à sa source ce courant énergétique de nature absolument exceptionnelle, en prenant pour repères ses points d'émergence les plus saillants. Des pyramides de sable de “ la Passerelle de Passy ” aux isolateurs gonflés de lait de “ Malakoff ”, des si inquiétantes bâches de “ l'Ile Saint-Louis le soir ” au plus obscur pont-canonnier jeté sur “ la Carrière ”, de la vigie double de “ l'Octroi ” à l'énigmatique proposition de “ la Fabrique de chaises ”, mes investigations tournaient court quand elles n'allaient pas se perdre dans la jungle, inaliénable propriété du subconscient. L'aspect insolite de ces figurations suffirait à ruiner l'assertion selon quoi les oeuvres les plus caractéristiques de Rousseau s'imposeraient par le pur et simple souci de vérité (dans le sens positiviste du terme) au service d'une âme dénuée de toute méfiance (7). D’INTÉRÊT DÉRISOIRE AU POINT DE VUE RÉALISTE, CES OEUVRES SONT BEL ET BIEN DE RESSORT SURRÉALISTE AVANT LA LETTRE (au même titre que les premiers Chirico).

Par l'expérience tout intermittente que j'en aurai eue, je suis disposé à admettre que les phénomènes dits par moi de “ hasard objectif ” (pour m'en tenir à la terminologie de Hegel) n'entrent


(3) Cf. l'Ymagier, n° 6, janvier 1896 et le Surmâle.

(4) De même que, de toute l'école symboliste de 1890 il sut distinguer et mettre hors de pair Filiger.

(5) Cf. Cahiers du Collège de pataphysique, n° 10, Expojarrysition.

(6) Cf. Arts, 15-20 février 1961.

(7) Cf. “ Henri Rousseau ”, par Jean Bouret, préface à l'Exposition de son Cinquantenaire.

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précisément en jeu que lorsque c'est le coeur, non l'esprit, qui est alerté. Si j'ai cru pouvoir en dire que ce hasard se montre comme “ la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain ”, je tiens aujourd'hui à ajouter qu'une telle opération n'a chance de s'amorcer et, à plus forte raison, de s'accomplir qu'autant que c'est le coeur qui fournit le combustible. Aussi, devant le problème que pose l'attribution à Rousseau d'une oeuvre non encore homologuée (puisqu'il en est tant de perdues) (8) ne peut-on faire fi d'apports à première vue extérieurs à la question envisagée mais de nature - pour peu que le “ critère interne ” n'y suffise pas ou soit en défaut - à procurer la certitude. J'en donnerai l'exemple suivant :

Il n'est certainement pas de vernissage qui me retrouvera dans l'impatience où j'étais à l'heure d'ouverture de la grande rétrospective Rousseau, galerie Charpentier, le matin du 11 février dernier. Dès le seuil franchi j'éprouvais une telle hâte d'avoir tout vu qu'à mon grand désappointement mon regard refusait de se fixer. Il me fallut du temps pour me reprendre, consentir au parcours rectiligne et aux pauses qu'il exige. Toujours est-il qu'ayant été si fortement sollicité par les oeuvres présentées dans les grandes salles, je ne prêtai plus qu'une attention déclinante à ce qu'offraient les petites et qu'en particulier je passai trop vite - le temps de m'en faire une idée sommaire, la faculté d'appréciation émoussée - devant une pièce pourtant isolée avec honneur sous vitrine qui, en d'autres circonstances, m'eût fait accourir de très loin. Elle renvoyait, en effet, au numéro 81 du catalogue, ainsi conçu :

  1. Le sacrifice des chimères

Une des très rares sculptures en bois polychromé

à gauche : signée et datée Henri 1904

à droite : signée Rousseau

Collection particulière - Bruxelles

L'après-midi de ce même samedi 11 février me mène à l'Hôtel Drouot où seront visibles les éléments d'une vente d'objets populaires du surlendemain. De l'assez pauvre ensemble que cela constitue, je ne distrais comme un tant soit peu désirable qu'une petite


(8) Cf. “ Les tableaux de Rousseau inscrits aux catalogues des “ Indépendants ” et du “ Salon d’Automne ” (Henri Rousseau le Douanier, par Pierre Courthion, Ed. d'Art Albert Skira, 1944).

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plaque de tôle de la largeur d'une main, frappée et découpée selon le contour d'une tête ailée rayonnant en trois jambes repliées équidistantes (fig. 1 ). L'objet me retient du fait que je n'ai pas souvenir d'en avoir vu de tel et que je m'interroge en vain sur sa destination ; je ne m'avise pas sur-le-champ qu'il épouse le dessin du triskèle. Il me sera adjugé à très bas prix le lundi.

Quatre jours plus tard, Yves Elléouët, qui l'a vu chez moi, m'annonce par téléphone une communication des plus intéressantes à son sujet. Les nécessités de son travail l'ayant appelé, moins d'une heure auparavant, au service photographique de la revue Elle, quelle n'a pas été sa surprise de découvrir, posé sur la table, un objet dont la partie centrale reproduit le motif de ma plaquette de tôle. Renseignement pris aussitôt par lui, il appartient à la collection d'art populaire de M. Guy Selz, connue pour l'une des plus vastes et des plus belles. La photographie venant tout juste d'être tirée, Yves dès le soir m'en soumet une épreuve et apporte les précisions complémentaires que fournit le contact direct avec l'objet. Il s'agit d'un bois à grands ajours, polychromé, de quelque 40 centimètres de largeur (fig. 2).

Nul besoin d'y regarder à deux fois pour découvrir que les deux motifs envisagés sont de même type et donc indifféremment justiciables de l'interprétation qu'en a donnée à Yves M. Guy Selz, par lui aussitôt consulté. Le problème de l'origine et du sens auquel je m'étais buté, se trouve, du coup, résolu.

La frise de bois considérée s'avère, en toute connaissance de cause, l'attribut ornemental caractéristique des charrettes siciliennes. Sous le rapport emblématique elle exprime, en effet, la Sicile (l' “ île triangulaire ”) tant par la tête centrale à trois jambes pour Palerme, Messine et Syracuse (9) que par la lutte victorieuse des marins contre les sirènes, qui se déroule de part et d'autre, en allusion au péril que courut Ulysse à son retour par le détroit de Messine. On a là affaire à un thème largement popularisé qui a donné lieu, sur place, à nombre d'images sculptées du même genre, d'exécution plus ou moins heureuse et qui présentent d'infimes variations.

En l'apprenant, je ne saurais plus dire quelle association d'idées (où à mon insu peut avoir point un soupçon) m'incita à me reporter audit “ Sacrifice des chimères ” dont la reproduction en bandeau, au catalogue de la galerie Charpentier, ouvre la nomenclature des


(9) Vincent Bounoure me signale qu'est décrit comme “ svastica lunaire ” le symbole qui nous occupe et qu'on retrouve dans les monnaies siciliennes. “ Le cycle de la lune et son voyage à travers le ciel est représenté dans ces svasticas à trois jambes. L'un d'entre eux est “ ailé ” et l'autre entraîne trois flambeaux dans l'orbite de la lune. ” (Cité par le Dr E. Harding : Les Mystères de la Femme, Payot éd., 1953, et extrait de Symbolical Language of Ancien art and Mythology, R. Payne-Knight, 1892.)

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oeuvres exposées (fig. 3). À n'en pas croire ses yeux, on se trouvait en présence d'une de ces abondantes redites, de stricte tradition locale, à laquelle il serait aberrant de soutenir que Rousseau a pu mettre la main. L'aimable imposteur en sera désormais pour ses frais de datation et de paraphe, car il ne viendra, je suppose, à l'esprit de personne que Rousseau ait pu vouloir s'attribuer une oeuvre anonyme par une démarche qui préfigurerait - tant bien que mal - celle de Marcel Duchamp. Sans discussion possible L'UNIQUE SCULPTURE PRÉSENTÉE COMME L'OEUVRE DE ROUSSEAU A L'EXPOSITION DE SON CINQUANTENAIRE EST UN FAUX.

L'évidence ainsi atteinte m'intéresse en tout premier lieu parce qu'elle est le produit d'un concours de circonstances qui vient à point donné nous armer d'un argument de contestation décisif. Les circonstances qui permettent d'aboutir à cette expertise inopinée sont, jusqu'à nouvel ordre, de caractère fortuit. Si j'admets, à la rigueur, que l'intérêt que m'inspire, le 11 février après-midi, cette sorte d' “ ange ” gris à trois jambes que recèle une vitrine d'exposition peut être surdéterminé par l'impression toute confuse que m'a laissée du matin l'oeuvre pompeusement intitulée le Sacrifice des Chimères (encore est-ce improbable, la figure susdite se détachant d'autant moins que le bord supérieur du bois est rogné) et, plus lointainement, par le passage sous mes yeux de telle carte d'un jeu sicilien que Robert Benayoun m'avait rapporté de voyage (fig. 4) les conditions dans lesquelles je suis informé de l'existence d'un bois semblable et, conséquemment, de bien d'autres ne peuvent - tout au moins rationnellement - dépendre de moi. Il y a long temps que j'ai cru devoir attirer l'attention sur cette sorte de phénomènes, qui procurent le sentiment d'une assistance profuse de l'extérieur, à la faveur d'un état passionnel (ici le regain de sensibilisation à Rousseau que la visite de son exposition m'avait valu). Ainsi, toujours le coeur... La loi qui les régit ne manquera pas de se formuler quelque jour.

Force étant de devoir se passer le plus souvent de cette forme d'extra-lucidité, il est frappant qu'à quelques semaines de là se pose, à propos d'une autre sculpture portant la même griffe, le problème de son authenticité. Le 19 mai dans la matinée, Jean Benoît accompagne

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Fig. 3 : Le sacrifice des chimères, attribué à Henri Rousseau

Fig. 2 : Bois de charrette sicilienne (Collection Guy Selz)

Fig. 4 : Carte à jouer sicilienne

Fig. 1 : Plaquette de tôle à motif emblématique (Collection A. B.)

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Fig. 5 : Le Baron Daumesnil (Collection Jorge Milchberg)

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chez moi son ami Jorge Milchberg, détenteur d'un bois trouvé “ aux Puces ” il y a quelques années et qui, lui, serait bien de la main de Rousseau. Il le déballe aussitôt sous mes yeux avec des précautions amoureuses.

Il s'agit, cette fois, d'une statuette mesurant un peu moins de 40 centimètres de hauteur (fig. 5). L'objet, de belle patine, présente çà et là des traces de peinture dorée. L'inscription gravée sur le devant du socle : “ Baron Daumesnil ” réveille, parmi les plus nuageux souvenirs d'enfance, quelques traits du personnage représenté. On a affaire à ce général français qui perdit une jambe à Wagram et, sommé de capituler alors qu'il défendait Vincennes en 1814, répondit : “ Je rendrai Vincennes quand on me rendra ma jambe ”, propos entre plusieurs du même genre propres à insuffler le patriotisme à la jeunesse.

N'était la prestigieuse signature latérale, qui rend nécessaire un examen très attentif, on ne douterait pas de se trouver en présence d'une oeuvre populaire d'exécution très poussée et de la plus heureuse réussite. Il s'en dégage un sentiment chaleureux qui invite à la prendre en mains pour en mieux apprécier les volumes et en éprouver les contacts comme tout d'abord pour la très belle chevelure, traitée par petites coques. Le caractère populaire repose essentiellement sur la forte disproportion de la tête avec le reste du corps ainsi que sur le grossissement de la croix qui orne la poitrine du “ brave ”. Chacun sait qu'une telle déformation est le fait de nombre d'artistes dits “ primitifs ” et que bien souvent y gagne l'intensité d'expression. Un humour sans doute tout involontaire ne laisse pas de se dégager du pilon, pris dans le même bois que tout le reste. Si Daumesnil est superbement campé - en posture de répondre ce qu'on sait - l'attraction qu'il exerce sous le couvert de la statuette doit, en dernière analyse, tenir à la vivacité et à l'éloquence de son regard en raison de l'apparente disjonction de jeu des deux pupilles : l'oeil gauche semble participer du caractère inanimé du membre inférieur gauche, auquel le fil à plomb le relierait en passant par la croix. René Alleau, à qui je montrais tout récemment les photographies ici publiées, fut immédiatement saisi par la puissance avec laquelle était rendu ce regard dont, dit-il, “ le souci de réalisme conduit au dépaysement de la représentation ”.

Si nous n'en avions jamais vues et si nous ignorions que leurs auteurs se fussent exprimés par ce moyen, je doute fort qu'une des sculptures dues à Gustave Moreau (10) ou à Degas, à Renoir ou à Matisse, voire à Gauguin ou à Modigliani, sur laquelle nous


(10) Elles ont été tout récemment exhumées par les soins de Ragnar von Holten (cf. Gustave Moreau, Paris) éd. Jean-Jacques Pauvert, 196l).

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tomberions par hasard, puisse être attribuée sans hésitation à l'un de ces maîtres. Leur cote élevée sur le marché mondial fait qu'une signature - surtout gravée, par là soustraite à l'automatisme habituel - demeurerait sujette à caution. Nous en sommes là, au départ, devant ce “ Baron Daumesnil ”. Certes l'interrogation de l'objet aux fins de décider s'il est bien l'oeuvre de Rousseau satisfait-elle assez vite à tout ce qu'exige la vraisemblance. Encore convient-il, pour asseoir le jugement définitif, de se faire, si possible, une idée des circonstances qui ont pu porter Rousseau à traiter par la sculpture pareil sujet, de préférence à bien d'autres. Il y va de l'argumentation réunie par Jorge Milchberg en manière de preuve, que je me bornerai à résumer ici :

1° Rousseau a les meilleures raisons de bien connaître la statue en bronze du général Daumesnil qu'il a prise pour modèle :

Cette statue, oeuvre du sculpteur Louis Rochet, avait été érigée en mai 1875 dans la cour Marigny, face à l'Hôtel de Ville de Vincennes et c'est l'architecte de l'Opéra, Charles Garnier, qui avait dessiné le jardin alentour. Les fonctions de Rousseau, préposé d'octroi, ont eu chance de l'amener à la poterne voisine. Il a, nous le savons par sa lettre au juge Boucher citée par Me Maurice Garçon (11), postulé un emploi à la mairie des communes de Bagnolet, Vincennes et Asnières. Il a peint plusieurs paysages de Vincennes, dont le “ lac Daumesnil ” de sorte qu'il serait presque superflu, d'une lettre à sa fiancée Léonie, citée par Philippe Soupault, de détacher la phrase : “ Avant de me coucher, je tiens à te dire deux mots au sujet de la réflexion que tu m'as faite à Vincennes, attendant le tramway. ” Il n'est pas indifférent d'apprendre qu'en 1880 est inauguré dans la même cour Marigny un kiosque à musique où les unités cantonnées à Vincennes sont appelées à donner des concerts puisqu'on sait que Rousseau a fait son service militaire dans la musique.

2° Rousseau a de très personnelles raisons de s'intéresser a la personnalité de Daumesnil, avec laquelle il peut tendre à s'identifier. En effet, tous deux furent contraints de s'engager dans l'armée, Daumesnil pour avoir tué en duel son adversaire, Rousseau “ en raison du manque de fortune de sesparents ”. Les hasards de garnison le conduisent à Caen (52e régiment d'infanterie de ligne), d'où toute la famille Daumesnil est originaire depuis le XIIIe siècle. L'arrière grand-père maternel de Rousseau, le colonel Jean-Pierre Guillard, avait, comme Daumesnil, participé aux campagnes napoléoniennes et était, lui aussi, membre de la Légion d'Honneur et


(11) Le douanier Rousseau accusé naïf.

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chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis. Enfin, la qualité d'invalide de Daumesnil, jointe à sa fermeté à toute épreuve, sont les mieux faites pour exalter Rousseau sur le plan patriotique, comme en témoigne la légende de son tableau non retrouvé : “ le Dernier du 51e (1893) : “ Après de longs combats, le régiment fut complètement décimé ; seul le pauvre mutilé reste pour sauver l'étendard sous lequel nos aînés ont conquis tant de gloire. ”

3° Rousseau, dans ses écrits, a très précisément témoigné de sa vénération pour Daumesnil. Dans Une visite a l'Exposition de 1880 (12), il fait dire à son héros M. Lebozeck, 31 ans :

“ .. V'là encore une statue, celle du Général Daumesny qui n'a pus qu'une jambe et qui se bat quand même, ah, c'était des durs à cuire dans ce temps-là. Si en 1870 j'en avions eu d'comm'ça des généraux, nous n'aurions pas perdu l'Alsace et la Lorraine et les Prussiens n'serions pas venus en France nous réquisitionner, nous faire payer 5 milliards ; en v'là de l'argent qu'nous leur z'avons donné et puis deux pays riches, l'Alsace et la Lorraine ; qu'c'est donc triste et vilain la guerre. Et pourquoi faire assassiner les pauv'hommes entr'eux comm'çà, què malheur, què malheur ! ”

L'expansion accordée par la sculpture à la croix de la Légion d'Honneur est paraphrasée trois pages auparavant :

“ Mais dame, c'est la croix, la croix de la Légion d'Honneur, il faut l'avoir gagnée celle-là pour l'avoir ; le pauv'vieux grognard n'a pas toujours eu toutes ses aises. Et puis il a une jambe de bois et il fait encore la faction ; c'est un vieux brave celui-là ””

Et dans la Vengeance d'une orpheline russe (12) , c'est au tour du général Bosquet, 76 ans, de s'écrier :

“ Ce petit ruban rouge que je porte à ma boutonnière, je l'ai bien gagné, en risquant ma vie mainte et mainte fois pour ma patrie, la France, la première Nation du Monde ! Ah ! Oui, je l'ai gagné, bien gagné, ce bout de ruban trop terni parfois. Oh, France, ma patrie, ma chère patrie, où sont-ils nos aînés, tes grands défenseurs patriotes, tels que Hoche, Marceau, Kléber, Carnot, Masséna, Augereau, sans compter tant d'autres qui ont fait des prodiges et qui, pour de l'argent, ce vil métal, n'auraient pas vendu leur courage, leur honneur, en un mot tout ce qui fait l'homme. Oh ! France ! chère France ! sois toujours la nation des fiers guerriers ; les Gaulois y compris le grand Vercingétorix et les Francs ne te laisseront jamais tomber. Salut ! ô France ! Salut ! ”


(12) Pierre Cailler, éd., Genève 1947.

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4° S'il en était besoin par surcroît, l'examen morphologique ferait apparaître que la tête du Daumesnil de la statuette évoque celle de Rousseau telle qu'elle apparaît sur les photographies. En pareil cas, il s'agit toujours, en effet, d'auto-portrait, d'où l'aspect “ fatigué ” contrastant avec l'allure “ martiale ” du modèle. La jambe, sur laquelle la main s'appuie, est un peu flottante comme celle de Rousseau dans ses poses. Le rouleau de papier dans la

main gauche se retrouvera dans “ le Poète et sa Muse ”, de 1909, etc.

Je tiens, dans ces conditions, la cause pour entendue : LA SCULPTURE INTITULÉE “ BARON DAUMESNIL ” DOIT ÊTRE TENUE POUR L'OEUVRE AUTHENTIQUE D'HENRI ROUSSEAU.

André BRETON.

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QU’IL SERA BEAU !

Qu'il sera beau le jour où nous mourrons il y aura tes habits dans les arbres ta chevelure aura des accents mystérieux notre enfant ne sera encore que dans ton ventre car il faut être jeune pour mourir sublimement Nous mourrons tous les deux - tous les trois ou je mourrai tout seul si tu es tellement mienne et cet enfant tellement mien qu'on nous confonde dans les sentiers.

Qu'il sera beau le jour où nous mourrons j'imagine assez bien les oiseaux dans les branches ils seront noirs comme je les aime et le bec déjà dans le sang que ta plaie perdra sur les cailloux blancs des perles sur les galets.

Qu'il sera beau le jour où nous mourrons nous nous promènerons sur la table déserte — la plus sauvage ! - de la mer a ces forêts là-haut dont les échos sont de pourpre et de regret.

Nous saurons les passer nus et ouverts comme des colombes de guerre.

Qu'il sera beau le jour où nous mourrons car notre âme sera parfaite alors et l'on n'aura plus rien à faire ici et notre chair sera ciselée au goût de la mort.

Nous ne tendrons nos corps que vers la Déchirure — déchirure faite et voulue par nous.

Notre vie coulera dans la mort sans un murmure. Qu'il sera beau le jour où nous mourrons il y aura des sirènes qui remonteront les fleuves des coulées de sang sur les flancs des montagnes des couloirs parallèles à nos chemins d'orties des cadavres des pétales loin devant nous — mais un cercle lent de pus autour de l'immense forêt solitude et rien déjà vu après ce péché de la souffrance.

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Qu'il sera beau le jour où nous mourrons un pâle à odeur de mousse autour dêun pin sans parure sans arc-en-ciel avec des nuages ayant la forme du bonheur.

Qu'il sera beau le rêve un peu avant la mort Je sais bien qu'il aura ses orages - ses pluies rousses - ses pluies allumées par le sang des oiseaux - ses pluies longs chapelets funèbres qui soûleront en piscines miraculeuses les tombes des cimetières phosphorescents.

Qu'il sera beau le rêve un peu avant la mort il aura le sanglant le trou de la paume poétesse mais aussi le glissement de mes mains sous la chair fautive et blanche d'agonie. Il aura le luxe du sang renouvelé l'avidité vampirique au rire grenat de la nuit et englobera le réveil d'un beau mouvement d'aile et embrasera le plus dissimulé des coeurs.

Qu'il sera beau le rêve un peu avant la mort il ramera vainement si je baisais la tête qui rêve si je baissais la paupière qui se lève peut-être noierai-je le rameur de ma tristesse. Un peu de souffrance et je m'ouvre en cris.

Qu'il était beau et sombre le jour où tu demandas ton chemin à la poussière.

Jamais alors ta nuque ne s'était abandonnée dans ma paume — je ne crois pas que l'oiseau nous ait vus.

Sur la pierre blanche une grande araignée défaite et tes yeux sur mes touffes éteintes. et le seul témoin de notre amour avait été la confusion des allées d'un jardin

Qu'il sera beau le jour où nous nous embrasserons ce sera bien après notre mort si tu veux nos lèvres trembleront de désir dans leurs feuillages il faudra que la lune fonde entre nos bouches avant qu'elles s'unissent en une fraise profonde et creuse.

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Qu'il sera beau le jour où nous nous embrasserons ce sera bien après la chute des étoiles si tu permets il n'y aura que tes seins pour nous éclairer deux torches éternelles qui feront de nos lèvres des vagues de désespoir.

Qu'il sera beau le jour où nous nous embrasserons ce sera bien après la fin de ce monde s'il te plaît nous n'aurons qu'à regarder les oiseaux et nos bouches auront le miel bleu de l'espoir sous leurs moustaches parfumées et nos bouches iront l'une vers l'autre ainsi.

Je t'embrasse et mon coeur brasse un cours à l'envoi de ton corps l'immense baiser.

Qu'il sera beau le jour où nous nous unirons il aura ses jeunes chanteuses ses palais, ses couloirs, ses armoires de nuit car la nuit comme nous l'aimons et ses fruits de tristesse et ses profonds coussins d'abîme

Qu'il sera beau le jour où nous nous unirons une longue pluie infiniment te vêtira. O ces chapelets pourpres qu'il faudra que j'écarte avant d'entrouvrir ta robe phosphorescente et peut-être tes longues jambes entre lesquelles tu m'étoufferas.

Les gorges chantent dans le soir et se balancent dans l'orage comme des oranges La nuit les ensanglante d'un frisson de pourpre rosée.

Qu'elle sera belle la nuit qui nous dissimulera ( ne dis pas que tu n'y as point songé) elle aura les paupières baissées comme les a la petite cueilleuse d'eau du temple en ce pays que le soleil frôle et qui semble fondre doucement sous la chevelure grenat.

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Qu'il sera beau le jour où nous mourrons le flot n'a pas roulé de rubis plus beaux que ce jour où nous éteindrons nos corps sur une immense pierre blanche (et la vague battra la pointe de nos pieds).

Mais avant que ce jour s'ouvre d'un beau soleil les oiseaux heurteront ton front les oiseaux des chapeaux les colombes les pigeons les oiseaux d'épaules les oiseaux d'échos éclateront comme un bouquet dans l'arène du dernier jour.

Mais avant que ce jour s'ouvre d'un beau soleil des filles voudront secouer leur chevelure pour moi pour moi des filles prendront à l'aube le chemin le chemin léger de l'amour et ne me trouveront jamais.

Tel fut pour notre mort le chemin douloureux.

Jean-Claude Barbé 1960.

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LE CRÉPUSCULE DES BONIMENTEURS

Certains seront tentés d'interpréter le titre qui précède comme paraphrasant celui de tel ouvrage récent publié par MM. Louis Pauwels et Jacques Bergier, j'ai nommé Le Matin des Magiciens (Gallimard, éditeur). Ils auront parfaitement raison. L'avantage d'un pareil titre est qu'il résume assez fidèlement l'article qui va suivre, au lieu que Le Matin des Magiciens, avec ses promesses d'aube et d'enchantements, ne laisse pas de provoquer chez son lecteur une frustration vague, comme peut en procurer un livre vague, mais une frustration tout de même, nantie des adéquates conclusions.

Louis Pauwels et Jacques Bergier : lorsqu'une association s'appuie sur deux termes aussi divers, je n'ose dire inverses, on peut s'attendre à ce qu'elle engendre des surprises. Certains diront encore que lesdits termes, pour divers qu'ils nous apparaissent, se trouvent réunis sans grand hasard parmi les signataires d'un manifeste improprement connu comme “ le manifeste du Maréchal Juin ” (1). Mais je leur répondrai qu'il est mesquin, et d'ailleurs superflu de s'en prendre d'emblée aux généralités lorsqu'un livre de 512 pages et quelques trous (2), offre à l'observateur de bonne foi, un terrain suffisamment ferme à l'argumentation éventuelle.

Qu'est-ce que Le Matin des Magiciens ? C'est selon la méthode chère à M. Pauwels une succession de réflexions individuelles assez parcimonieuses, d'anecdotes commentées et de longues citations entrecoupées à raison d'à peu près un chapitre sur deux, par des extraits de romans, des relevés de conférences, ou des nouvelles intégrales, empruntées de préférence à la science-fiction. Bref, une sorte d'anthologie butinante où des sujets fort disparates sont abordés comme au triple galop selon une attitude d'effarement patient dite de “ réalisme fantastique ” (“ des portes s’ouvrent sur une réalité autre ”) qui semble une seconde forme de cet adage selon lequel “ la réalité dépasse la fiction ”.

Les auteurs nous suggèrent pour commencer, que les sociétés secrètes, dépositaires de techniques immémoriales, assureront la domination totale d'un autre monde sur

les civilisations à venir. Bergier rapporte une conversation peu convaincante qu'il aurait eue avec Fulcanelli en 1937, et où l'auteur du Mystère des Cathédrales lui aurait signalé le grave danger des expériences nucléaires. Un bref panorama de l'alchimie dévoile assez rapidement la curiosité superficielle, presque exotique des auteurs : “ A y regarder de près, il nous a paru raisonnable de tenir, à côté des textes techniques et des textes de sagesse (de l’alchimie), les textes démentiels pour des textes démentiels... Le mercure était fréquemment utilisé par les alchimistes. Sa saveur est toxique, et l'empoisonnement provoque le délire ”. Après une digression sur Charles Fort, dont on verra qu'ils ont complètement trahi les intentions, (le livre passe volontiers d'une parenthèse à une digression), les auteurs reprennent à leur compte les conclusions fumeuses de Saurat sur l'Atlantide et les géants, puis consacrent à Horbiger et à ses disciples nazis, dix de leurs chapitres les plus suivis et les plus soutenus. Enfin. Après un rapide coup d'oeil jeté sur la parapsychologie, ils attribuent la découverte du “ point suprême ” de Breton à la venue sur terre des


(1) Manifeste des intellectuels français (en réponse au manifeste sur le droit à l'insoumission). (2) Un trou notable est constitué par l'absence inexpliquée dans le corps de l'ouvrage d'une série de “ considérations de René Alleau, sur l'état de conscience supérieur ”, lesquelles figurent pourtant en Table des Matières.

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Mutants, qu'ils identifient d'ailleurs aux “ grands transparents ” et dans lesquels ils saluent la naissance d'un Etre Collectif. Bien entendu, une analyse aussi sommaire ne rend pas compte des nuances et tend à faire disparaître les transitions que les auteurs ménagent à leur travelling culturel. Mais je suis obligé de traduire comme je l'entends, le débraillé presque incroyable de l'ensemble, que ponctuent des réflexions normandes (“ Nous pensons qu’à un certain nouveau, l’intelligence est elle-même une société secrète ”) et un recours presque épuisant à des auteurs aussi contradictoirement équivoques que Bulwer-Lytton, Lovecraft, Borges, Arthur Machen, Hanns Ewers, ou Gustav Meyrink.

J'ai parlé des auteurs. Or, dès les premières pages, il apparaît assez nettement que M.Pauwels assume seul la responsabilité d'une rédaction où l'on reconnaît d'ailleurs sans peine son infinie tristesse, son don d'ahurissement verbal, et cette condescendance funèbre sous laquelle, devant les caméras de télévision, il enterre les grands de ce monde. M. Bergier fait les tout premiers frais de l'opération (mais on verra où il prend sa revanche) : Pauwels nous le présente comme “ un petit juif ” au “ nez pointu, chaussé de lunettes rondes, derrière lesquelles brillaient des yeux agiles et froids ”. Il corrige d'autre part la précision grinçante du croquis, par le sentiment très réel d'admiration que lui inspire la culture brillante de son collaborateur, auquel, précise-t-il, il doit non seulement l'idée de base de leur travail, mais encore sa matière première. “ En un lustre, Bergier m’a fait gagner vingt ans de lecture active, écrit-il. Dans ce puissant cerveau, une formidable bibliothèque est en service. Le choix, le classement, les connexions les plus complexes, s’établissent à la vitesse de l'électronique ”. Je ne soulèverais pas le problème des sources, en apparence secondaire dans le cas d'un ouvrage spéculatif, s'il ne révélait pas dès le départ, la fragilité de ses assises. Pauwels cédera page après page, au plaisir de citer des ouvrages qu'il n'a pas lus, mais dont Bergier lui garantit sans doute le sérieux. Ce qui explique pourquoi les arguments les plus solides de l'entreprise, sont empruntés, sans contrôle qualitatif, à des romanciers populaires comme Bradbury, C-S- Lewis, Merritt, Van Vogt, Walter Miller ou Arthur Clarke. Le mot “ centrale d’énergie ”, leitmotiv de Pauwels, est dû à John Buchan, sorte de Jean d'Agraives anglais, mâtiné de Gaston Leroux. Bergier eût pu, au même titre, orienter son crédule partenaire vers Les Horizons perdus de James Hilton, Les Hespérides de John Palmer, La nouvelle Crète de Robert Graves, vers les romans de Rider Haggard, ou les aventures de Fu-Mandchu. Ajoutons à cela que Bergier-Pauwels s'appuient souvent sur des ouvrages de démystification comme Fallacies in the name of science de Martin Gardner, mais pour adopter sans hésitation toutes les fables que cet auteur a ridiculisées ou démontées, qu'enfin ils prennent pour bible des revues aussi frivoles qu'Astounding Science Fiction, et reproduisent sans vérification des extraits de la presse vulgarisatrice (1).

Quel est par contre, le rôle de Pauwels dans ce volume ? Celui fort élégant, mais peu glorieux d'un système d'embrayage. Il s'étonne, se palpe, s'enthousiasme ou s'inquiète avec la disponibilité inlassable du Huron de service. Cet homme qui jette un seul coup d'oeil sur le préfet de police, et reconnaît immédiatement son frère spirituel, est stupéfié par un petit quipu pré-incaïque, cite respectueusement une anecdote de Cocteau, entérine Lobsang Rampa. Dans le désir avoué d'écrire un livre fortéen, il cède aux fallacieuses tentations du pastiche le plus sommaire : “ Nous nous refusons à exclure des faits sous prétexte qu’ils ne sont pas convenables... Nos méthodes furent celles des savants, mais aussi des théologiens, des poètes, de sorciers, des mages, et des enfants. Nous nous sommes conduits en barbares, préférant l'invasion à l'évasion.... Nous faisions partie des troupes étranges, des hordes fantômatiques... des cohortes transparentes et désordonnées qui commencent à déferler sur notre civilisation ”. Voilà qui reprend, avec quelle sinistre platitude, ces passages de Fort : “ Mes méthodes seront celles des théologiens, des sauvages, des savants et des petits enfants... Nous tiendrons une processions de toutes les données que la science a jugé bon d’exclure. Des bataillons de maudits, menés par leur données blafardes que j'aurai exhumées, se mettront en marche ”. On ne peut même pas parler de plagiat, sans insulter Lautréamont. Il s'agit tout au plus de ravaudage, ou de tricot.

Charles Fort, partant de faits précis, étiquetés et contrôlés, leur appliquait une forme lyrique du doute, et atteignait poétiquement au surréel. Pauwels, tout à l'inverse, part de belles fictions, les examine avec une bonne foi velléitaire, et leur découvre un certain réalisme. “ Aux méthodes et à l’appareil du surréalisme, écrit-il avec modestie, nous avons voulu substituer les méthodes les plus humbles et l’appareil plus lourd de ce que nous appelons le réalisme scientifique ”. On ne saurait mieux dire : au lieu de discerner dans la réalité un quotient surréel, il examine le fantastique, dans ses données les plus friables, et lui trouve une vraisemblance.

À ceux (toujours les mêmes) qui croiront flairer dans cette pratique nouvelle de l'obscurantisme une méthode réactionnaire je n'apporterai qu'un faible démenti.

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J'ai dit que M. Pauwels avait porté une attention toute particulière à l'analyse des théories scientifiques au nazisme. Or, c'est de nostalgie qu'il faudrait parler. Dans les procès de Nuremberg, M. Pauwels enregistre douloureusement le triomphe de la pensée matérialiste sur la pensée magique : “ L’on entend bien que nous ne songeons pas à nier les bienfaits de l'entreprise de Nuremberg. Nous pensons simplement que le fantastique y a été enterré ”. M. Pauwels n'est certainement pas le seul à déplorer ces funérailles-là, mais j'ai idée que le fantastique dont il parle n'est pas le nôtre. Ce n'est pas celui de Borel, d'Arnim, de Maturin, moins encore celui de Nerval ou de Poe. Ce serait plutôt celui des emblèmes de feu, la pacotille des cagoules, des croix griffonnées à la craie sur les pas de porte, des mots d'ordre venus d'en haut. Ceux qui pleurent la défaite du Supérieur Inconnu ou le dégel de la cosmogonie glaciaire sont bien venus de se tourner avec espoir en direction des soucoupes volantes. Ils peuvent invoquer “ l’ultra-conscience ”avec la même astucieuse volte-face qui caractérise le “ socialisme national ” de M. Susini. Ils ne parviendront pas à reléguer le Noir à la chemise noire. La sommaire rigueur de leurs travaux en proie à l'imparfaite digestion, leur quête des procédés de séduction mentale les plus univalents, leurs vains regrets des ères de panique intellectuelle indiquent la vétusté de leur attitude fermée aux notions les plus évidentes de ce siècle (délire d'interprétation, automatisme lyrique, activité paranoïaque critique, etc.). Exilés permanents du domaine poétique et de ses foisonnantes réalités, étrangers à l'innocence des voyants comme à l'humour désespéré des mythomanes, ils triturent l'ombre, et sans même céder à la finaude tentation des “ vies imaginaires ” selon Schwob, affabulent l'histoire à partir de ses démentis, identifiant leur analyse du nazisme aux souhaits rétrospectifs que leur inspirent les lacunes du dossier. L'option systématique qu'ils prennent en faveur de l'obscur et du douteux, au détriment du ténébreux et du latent, les enchaîne par force à la stéréotypie d'un thème que guette dès le départ la surenchère. Ce négligé trahit complètement leurs ambitions : cherchant à s'imposer comme les passeurs de muscade d'un éventuel “ ordre nouveau ”, ils voient se coucher devant leur balcon le soleil des illusionnistes, mires et faux adeptes .

Etrangement, cet échec semble provenir d'un conflit souterrain de personnalités : quand les thèses enjouées, paradoxales d'un pince-sans-rire sont développées par un pontife au sérieux de marbre, les mines enfouies ont tendance à exploser sous forme de pétards. Jacques Bergier, il n'y a pas si longtemps, trouvait inoffensives et surfaites les vues de Gurdjieff qui impressionnaient Pauwels jusqu'à l'effondrement nerveux (2). Les thèses de Saurat sur l'Atlantide lui inspiraient le même dédain : “ Nous apprécions le canular, écrivait-il, mais prolonger un canular jusqu'aux dimensions d'un volume comme celui-ci est abusif. Il est regrettable de voir reparaître ainsi les pires élucubrations de la pseudo-science hitlérienne (2) ”. La matière bigarrée qu'il semble avoir fournie en se jouant, un autre en disposa avec quelque imprudence. Il faut être un désert d'humour comme M. Pauwels pour s'être laissé affoler plus d'une demi-seconde par le débit monocorde de martiens, de nécromants, d'androïdes, de poltergeists, de zombies et de savants fous qui ponctue comme une toux la conversation quotidienne de son ami, surtout pour en tirer un bréviaire aussi bancal.

Pendant qu'à la lecture de ce livre, défilent (gageons-le) dans l'antichambre des auteurs, toutes les cartomanciennes, tous les spirites de banlieue, théosophes de sous-préfecture et swamis irlandais de l'hémisphère, nous émettons le voeu candide qu'une telle collaboration puisse se poursuivre désormais sans le moindre obstacle. À chaque Louis Pauwels, on devrait expédier son Jacques Bergier.

Robert BENAYOUN.


(1) Voir l'interview de Jacques Bergier sur Gurdjieff, dans Médium 2, en mai 1954. (2) Voir Ici on désintègre ! par Jacques Bergier, dans Fiction 9, en août 1954.

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POUR DEMANDER LE BON USAGE DE SADE

“ Rien ”, dit Lautréamont corrigeant Pascal, “ n’est moins étrange que les contrariétés que l’on découvre dans l’homme. Il est fait pour connaître la vérité. Il la cherche. Quand il tâche de la saisir, il s’éblouit, se confond de telle sorte qu’il ne donne pas sujet à lui en disputer la possession. ” Quiconque se forme de la vie intérieure une image autre que celle des fabricants de sermons ou de digests aura pu l'expérimenter : l'importance de la vérité nous la dérobe, sa fulguration nous fait d'abord reculer, puis chercher à l'égaler, à l'étreindre, au lieu de nous laisser pénétrer par elle. Il en va pareillement - pour qui a eu la chance de l'éprouver dans son adolescence - du premier contact avec la Nature dont l'éblouissement enveloppe d'un voile son objet même. Il faut que se produise un contact plus précis, plus rugueux, matérialiste au sens ancien du terme (1), pour que la sensation, et non le sentiment seul, de la nature, nous visite, par-delà le vaste flou ensoleillé des embellies enfantines. Enfin, il en va pareillement, peut-être, des premières grandes amours.

Il serait exagéré de voir en Sade un génie “ naïf ” : mais on est en droit de penser que son propre étonnement, devant l'immensité de sa découverte - rien de moins que le caractère primordial, aux virtualités illimitables, du sexe en nous - fut d'avance égal à l'admiration de quelques-uns, mieux : à l'incompréhension dont il continue à bénéficier.

C'est pour réduire l'exorbitance de cette lumière qu'il aurait d'abord tenté de codifier, dans les 120 Journées de Sodome, toutes les perversions sexuelles, du moins celles dont les moeurs de la société contemporaine lui offraient le plus grand nombre de variantes. Notons en effet que les comparaisons avec les civilisations non-chrétiennes, les arguments tirés de l'homme exotique en faveur de telle ou telle “ manie ” en sont absentes, alors qu'elles prolifèrent dans les ouvrages ultérieurs. Cette construction pyramidale, ce minutieux dépouillement des archives du non-conformisme sexuel, a égaré certains spécialistes pour qui Sade n'est qu'un précurseur de Krafft-Ebbing. L'entreprise vola en éclats sous la double pression du monde extérieur (transfert de la Bastille à Charenton) et d'une puissante nécessité intérieure : celle de céder à la vérité, d'épouser son mouvement au lieu de la cataloguer,


(1) Par exemple, préparer et allumer un feu de bois en pleine campagne, l'hiver.

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et d'abandonner le traité méthodique à peine romancé pour les épopées jumelles de Justine et de Juliette.

Dans ces nouveaux ouvrages, l'accumulation de victimes, par exemple, n'a plus en soi de caractère didactique. Elle sert de détente “ outrancière ”, a-t-on pu dire, et aussi elle révèle un retrait objectif à l'égard des prétextes de l'oeuvre. Elle en arrive à jouer le rôle d'une transition dont l'esprit critique n'est pas absent :

“ pour éviter la monotonie des détails, je glisse légèrement sur ceux des orgies que nous célébrâmes au Vatican : plus de quatre cents sujets y parurent (...) Trente filles vierges furent violées et massacrées, quarante jeunes garçons eurent le même sort. ”

Cependant, malgré les efforts de Sade pour clarifier et ordonner sa propre richesse le foisonnement reste la loi de son univers modelé sur les phantasmes, aussi imprévisibles que moindre où la plus rebutante description, “ est amour ”, sans doute convient-il d'observer licences de son temps, et ceux pour qui tout ce que signe le Divin Marquis, y compris la moindre ou la plus rebutante description “ est amour ”, sans doute convient-il d'observer une neutralité méthodologique. L'astre rouge, si lié fut-il à des êtres de chair, ne laisse pas de les dépasser, voire de les condamner de tout son éclat, et sans préjudice de telle condamnation explicite (1). De nos jours, ceux qui soutiennent son rayonnement ne sont pas ceux qui s'en prévalent avec le plus d'assurance pour la pratique d'un érotisme jamais défini. Ce n'est point parce que notre siècle l'a redécouvert qu'il gagnerait à lui être annexé.

Le libertinage élégant, mondain, du XVIIIe siècle, apparaît comme la contradiction dialectique de la famille telle qu'elle existait alors à travers les avatars et à tous les niveaux de la société chrétienne post-féodale : Laclos, pour sa part, fixe (et dénature) la forme “ chimiquement pure ” de ce libertinage, comme le rédacteur d'un manuel de tactique est obligé de choisir entre les multiples enseignements du Kriegspiel.

Mais, Sade rompt cette dialectique, plus qu'il ne l'accomplit : il démontre que le “ libertinage ” ne peut être qu'effréné, qu'il ne peut être tenu pour la vérité de l'homme (vérité

formulable et non seulement pressentie) que s'il est pratiqué par des “ monstres ”, au moins par le monstre physiologique et social que chacun de ses personnages aspire à devenir. De là, son apparence de cycle fermé : “ c’est au flambeau de nos passions que la philosophie allume le sien ”, et à leur tour les passions ne sont cultivées jusqu'au délire que pour nourrir de nouvelles flambées de philosophie (démonstration de l'athéisme, démantèlement des conventions, etc.). Pourtant ce règne de la perversité donne une étrange impression d'inachèvement fatal, parce que le plaisir y est franchement reconnu, dénoncé, comme un état passager : il jette l'homme dans l'infini. Si Sade n'est pas responsable des annexions “ chrétiennes ” de sa pensée, du moins faut-il reconnaître, à l'ampleur mystérieuse de ses vues autant qu'à l'ambiguïté des abysses qu'il explora, que ce contempteur de toute métaphysique


(1) Pourquoi ne pas prendre au sérieux cette exclamation indignée à propos des crimes de Noirceuil ou de Saint-Fond : “ Les voilà bien, ces monstres de l’ancien régime ! ” Le voeu de Sade pour l'humanité entière (à supposer qu'il en ait conçu...) n'était donc nullement que tout un chacun s'efforçât de copier ses héros. Il se contentait d'apprendre à “ l’honnête homme ” classique quelles hydres sommeillaient d'un oeil au fond de sa conscience “ éclairée ”, voire frivole mais vertueuse. Par là, Sade moraliste est singulièrement proche des jansénistes, et de Vauvenargues.

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avait un tempérament de métaphysicien. Quelquefois derrière les murailles du château de Silling, le romantisme le plus désespéré frappe l'heure (1).

Au contraire, le libertinage veule d'aujourd'hui n'est que le complément de la pratique amoureuse, “ condition hygiénique de l’entente morale du couple ”, telle que l'enseignent les psychiâtres du bloc occidental, auxquels on peut prévoir que ceux de l'autre bloc emboîteront le pas. Quant à l'amour - que les surréalistes sont pratiquement seuls en 1960 à respecter tout en l'exaltant - on sait assez comme Sade s'en est défendu : “ Je ne sais ce que c’est que le coeur, je n’appelle ainsi que les faiblesses de l’esprit ”. Certes, entre Swift et Stendhal, il remarque “ qu’il est des âmes qui ne paraissent dures qu’à force d’être susceptibles d’émotion ”. Mais, cet aveu accueilli, il faut se résigner : Sade nie la passion amoureuse presque sans ambages. (Pourtant, si l'esprit était de première force, ses “ faiblesse ” ne prendraient-elles pas une toute autre signification ? )

La qualité même de pareilles contradictions, de pareils débats, exclut que Sade soit considéré comme un auteur à mettre d'emblée entre toutes les mains. Autant toute censure nous est odieuse, autant la vulgarisation, ici, nous répugne. S'il convient de rester vigilants à l'égard de possibles autodafés, on s'inquiète de lire que le Dialogue entre un Prêtre et un Moribond “ devrait faire partie des manuels scolaires de base offerts aux adolescents du monde entier. ” (2).

L'état d'esprit dont témoigne cet enthousiasme est assez répandu, notamment chez les suiveurs ou les exploiteurs du surréalisme. En fait, Sade ne saurait être abordé sans préparation philosophique. Ce pionnier de la géologie mentale, outre qu'il cède magnifiquement au lyrisme, avance parfois à tâtons, et paraît voir dans la révélation de notre tréfonds sexuel l'occasion de signaler plus loin encore les clivages multidimensionnels de tout l'animal pensant. C'est par là, mieux que par la revendication érotique, qu'il débouche sur la véritable liberté et sur la véritable fraternité. Invoque-t-il une République, c'est pour suggérer la révolution permanente : l'immoralité est “ cet état de mouvement perpétuel qui rapproche le républicain de l’insurrection nécessaire dans laquelle il faut toujours (je souligne) qu’il tienne le gouvernement dont il est membre ”. L'un des griefs les plus originaux de Sade contre le christianisme, c'est le caractère forcément niveleur et totalitaire de ses interventions dans la vie publique : d'où l'éloge mi-plaisant, mi-sérieux, du polythéisme romain d'avant les Empereurs. Selon la même perspective pluraliste, l'autarcie des communautés sadiennes, les exécutions collectives où leurs dirigeants puisent la volupté, ne sont pas destinées à établir les bases d'un “ ordre nouveau ”. Elles accélèrent les processus naturels de désordre et de destruction. Une telle expérience n'est pas plus abstraite, au départ, que le cyclotron qui accélère la fission des particules atomiques. Mais contrairement à l'expérience des physiciens, elle garde son caractère imaginaire jusqu'à l'arrivée.


(l) “ Ce n’est pas dans la jouissance que consiste le bonheur, c’est dans le désir, c’est à briser les reins que l’on oppose à ce désir. Or, tout cela se trouve-t-il ici, où je n’ai qu’à souhaiter pour avoir ? Combien de fois n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l'univers, ou s'en servir pour embraser le monde, ce serait des crimes, cela : et non pas les petits écarts où nous nous livrons qui se bornent à métamorphoser au bout de l'an une douzaine de créatures en mottes de terre. ”

(2) Teddy Buach, Luis Bunuel, collection “ Premier Plan ” n° 8, 1960.

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Nihiliste en maintes occasions, parfois créateur d'utopies politiques (1), Sade demeure foncièrement étranger à cet humanisme retourné qui marque les débuts de tout fascisme : le souci proclamé de ceux qui viendront après nous, des générations futures. Il ne peuple l'Univers que de Priapes volontiers stériles et de “ centaures ” - le mot désigne l'ogre des Apennins à sa première apparition - entendez de demi-dieux, dont la férocité lubrique repose tout le problème des rapports humains mais ne s'exerce pas pour le résoudre. Faut-il rappeler qu'en pleine Terreur, il s'est élevé contre la peine de mort, et qu'on chercherait en vain dans son oeuvre une apologie du crime “ pour raison d’Etat ” ou un exemple de ce symptôme non équivoque, la cruauté froide envers les animaux ?

On dira que j'en viens à un point acquis depuis longtemps : Sade n'était pas hitlérien. Il faut croire que certaines portes ouvertes doivent périodiquement être enfoncées. Car s'il est déjà difficile d'admettre que M. Vadim, aidé de M. Vailland, se prépare à “ transposer ” Sade (2) sous le titre Le Vice et la Vertu, en un film où nous verrions Justine récompensée et Juliette punie, il est scandaleux que l'action soit annoncée comme se situant “ dans l’Allemagne nazie ”. Je veux encore douter que cette dernière trouvaille soit le fait de l'auteur d'Et Dieu créa la femme, bel exemple d' “ art dégénéré ” selon les critères de Goebbels. N'appartiendrait-elle pas en propre à l'autre, à l'apologiste de Chiappe, au commensal de Malaparte, bref au salonnard stalinien et spécialiste des menaces de mort, pour qui la partie carrée représente le summum de la prise de conscience humaine ? Il y a décidément des gens que Mein Kampf n'a guère impressionnés : je sais bien qu'il ne s'agit pas de “ cinéma ”,tout au plus d'un documentaire. Mais Juliette ramenée aux proportions d'Eichmann, y songez-vous, M. Vadim ?

Gérard LEGRAND


(1) Cf. le communisme idyllique d'Aline et Valcour.

(2) L'impudence publicitaire de cette opération a été démontrée par Guy Dumur dans un article de France-Observateur (15 décembre 1960) : “ Littérature et cinéma ”. Je me dois de dire que je suis en total désaccord avec le reste de l'article sauf en ce qui concerne La Fille aux Yeux d'Or.

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AUTO-PORTRAITS IMAGINAIRES Le choix de la naissance

Robert BENAYOUN

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L’Age de Raison Mimi PARENT

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Duc... la Montagne Noire André BRETON

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La quête des mirages Radovan IVSIC

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MESSAGE AUX SURRÉALISTES

18 Juillet 1960

INTRODUCTION

La révolution surréaliste a eu cet incalculable avantage d'amener l'irrationnel dans la vie courante et d'avoir fait connaître aux hommes les trésors de l'inconscient que venait de découvrir Freud et d'avoir introduit le rêve éveillé, ouvrant tant soit peu la voie au paradoxe qui depuis Zénon était dormant.

Nous savons que la science, dans sa course à l'atome, est mieux qu'en bordure de la magie. Avec le “ paradoxe de Langevin ” et le comportement du meson p.i., et l'antimatière répondant à la matière, le concept physique de l'Univers ne répond plus à la réalité atomique elle-même ; et même étendant le calcul intégral à ses extrêmes limites, la mathématique n'est plus valable pour rendre compte des frontières dépassées du monde ancien. L'Univers d'Einstein reflue, Freud est dépassé, et un nouveau langage doit être inventé.

La poésie, au sein de son symbolisme ne pouvant elle même rendre compte de l'image en ce qu'elle a de paradoxal, la science ne pouvant par sa logique atteindre à ce que l'atomisme a de paradoxal, un langage nouveau doit être utilisé, qui puisant de la science sa rigueur et prenant à la poésie l'analogie, donnerait comme une science poétique seule apte à faire pénétrer à la fois dans le domaine de l'image et dans celui du phénomène, et par cela expliciter la création.

Rappelons les efforts d'Edgar Poe qui ont consisté à venir de la poésie vers la science, où dans Euréka Poe explique la gravitation universelle autrement que par la loi d'Isaac Newton. Rappelons aussi les théories de Goethe sur les couleurs, vues par lui autrement que dans le cadre newtonien. Et plus près de nous encore, c'est Gaston Bachelard qui de la science vient vers la poésie, et nous verrons que la prophétie de Mallarmé, à savoir que quelqu'un viendra un jour qui liera science et art n'est pas une utopie puisque d'autres l'ont tenté.

Dans Sens-Plastique déjà une rigueur était mise avec l'irrationnel, qui augurait une science des images, et il était dit que seul l'homme de science allait être considéré apte à révéler le secret de la matière. Et l'échec de la science dans cette direction, nous allons en savoir la cause par ceci que le phénomène peut passer au domaine du poète pourvu que le poète dans une démarche nouvelle associe la rigueur et la poésie et pensant comme un l'homme de science et condition que chacun d'eux s'abstrait de son “ métier ”, image qui est essentiellement paradoxale et par qui, par le fait, rien n'est fermé.

L'Occident s'appuie sur la rigueur de la pensée consciente et l'Orient verse vers le monde irrationnel de l'inconscient. Il s'agit de réconcilier les deux extrêmes par un balancement modulé. Et nous arrivons à une nouvelle

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forme de poète, qui n'est ni rêveur ni réaliste, et qui abolissant le concret et l'abstrait se présente comme le révélateur, celui qui dit simplement ce que la vie est, dans un langage simple, qui touche à la fois le poète et l'homme de science et condition que chacun d'eux s’abstrait de son “ métier ”.

Une poésie-science, ou science-poésie est livrée dans cet écrit, où il n'y a ni le langage de l'homme de science asservi aux formules, ni le verbe éthéré du poète, mais où la connaissance est livrée de telle manière que du rationnel l'homme voit l'irrationnel et de l'irrationnel l'homme voit le rationnel, faisant rejoindre le conscient et l'inconscient par un pont qui est la science de la vie et qui donnant à l'homme et à l'Univers leurs vraies valeurs, dégage un nouveau sens de Dieu à l'égard duquel l'irrationnel comme le rationnel trouvent leurs droits, faisant ainsi passer au-delà du Dieu de la science et du Dieu des religions, pour présenter le Verbe tel qu'il se déduit de la vie par une mobilisation totale de conscience, l'homme alors se découvrant comme le témoin de Dieu et de l'Univers tout à la fois.

L'homme ici témoigne de la vie et la vie alors se charge de prouver la vie.

L'HOMME CLE DE CRÉATION

L'homme qui contemple l'univers la nuit dans la voûte constellée et qui voit scintiller les milliards d'étoiles s'aperçoit peu à peu qu'il est éveillé à l'harmonie de l'univers, que tous ces corps célestes s'envoient mutuellement leurs feux et qu'il y a ici un corps de communion mettant le tout dans un baptême de lumière universelle.

Et l'homme se dira : “ L’Univers vit comme un tout dans sa diversité infinie. ”

Et il se mettra à méditer sur les échanges qui s'opèrent devant lui. Et l'homme se demandera : “ Quel est le principe qui opère cette inconcevable magie ? ” Et c'est ici que le poète répondra, non le poète des sentiments ou du descriptif esthétique, mais le poète du verbe, le révélateur. Et sa réponse sera intégrale.

Nommé par le symbolisme et l'allégorisme (qui est le corps de l'emblématisme ), l'Univers désigne l'homme en tant qu'épitome et abrégé d'univers. C'est tout le langage des signes. Et l'homme se présentant comme l'archétype, l'homme est encore résumé en lui-même par sa face.

Et le signe du visage est le signe des signes, d'où toute la vie se prononce, faisant de la face l'arche des noms.

Donc nous tenons la clé à partir de quoi tout va se déployer, et cette clé ouvrira toutes les portes de la vie. Quelle est cette clé ? Une science de la face va nous la révéler.

Les traits sont dans la face comme la face est dans les traits. Mais la face elle-même est faite de deux profils, ce qui fait que tous les traits se trinitisent et il y a un impressionnisme qui joue et où l'expressionnisme est donné dans le baptême de l'expression. Et par une communion des traits qui aboutit au baptême de l'expression, s'opère ici un rite magique et une alchimie joue qui aboutit à l'alchimie de l'expression. Et nous avons finalement l'arche alchimique, la prononciation de tous les noms de la vie dans l'ordre alchimique et où l'alchimie du verbe du visage se lie à une alchimie nombrique par la trinitisation des traits. La face donc, signe des signes est par le fait l'arche du Nombre et du Nom.

Et le principe alchimique nous le voyons dans le corps de la lumière où les traits des couleurs spectrales sont dans la face du feu, donnant l'expression de lumière et où l'alchimie des couleurs est dans l'impressionnisme menant à l'alchimie de lumière. Et le principe de visage qui ouvre le sens de lumière et donnant un visage à la lumière nous permettra de nous porter au-delà de l'anthropomorphisme vers un sens vivant du Verbe Universel, et de parler du visage de Saturne

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se présentant par sa lumière, du visage de Mars, du visage de Neptune, de Vénus, de Jupiter, d'Uranus, comme du visage de la Terre et que tout un jeu alchimique lie.

Et l'alchimie du Verbe donnera la vie d'ensemble de l'Univers, le tout étant porté finalement a un sens de Dieu-à-visage, dispensateur de l'alchimie universelle en qui le NOMBRE et le NOM se résument à la source.

Et nous sommes alors dans la science infuse qui rejoint la connaissance enfantine, où l'enfant donne un visage à tout, parce qu'il est dans la vie et ainsi anime l'Univers comme un tout et lui donne sa valeur d'alchimie.

Et le poète vivant, à l'exemple des enfants dira :

Quand l'eau cessa de pleurer Je vis rire la rosée Le soleil se moquait d'eux. Il y a une alchimie qui se présente entre l'eau, la rosée et le soleil. Le vert passa la main sur l'épaule du jaune qui eut un frisson mauve présente ici l'alchimie des couleurs. Les pétales bleus présentent des gencives roses quand la rose se mêle aux bleuets parmi les lys ici est donnée l'alchimie florale. Le bleu était nu-pieds L'eau le caressait il y eut un grand frisson vert sur la mer se présente ici l'alchimie des couleurs et de l'eau. La marguerite Avec ses doigts Faisait belle menotte des yeux est donnée ici l'alchimie de la fleur en elle-même.

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Les décolletés bas mettent une cuisse à la place du cou se nomme ici une alchimie du corps humain en lui-même. Et de même que la petite fille anime sa poupée et de même que le petit garçon anime son cheval de bois, ainsi le poète dira : La maison assise sur ses fesses regardait par la lucarne et quand on ouvrit les portes elle descendit où la maison devient une maison de fées. Le monde de fées se révèle dans la communion universelle. L'alchimie n'est autre, en fait, que la clé de l'amour. Alchimie de deux regards énamourés. Alchimie de deux corps qui s'étreignent pour donner l'enfant, alchimie de la lumière des astres qui donne la communion des mondes, alchimie du feu universel qui fait se mouvoir les corps célestes. Alchimie du verbe essentiel qui donne la vie à l'univers et dont l'alchimique nombrique s'insépare. Et l'alchimie du nombre luit. C'est les deux profils qui se marient pour donner le trinitaire sens de la face. C'est le trine du regard dans l'association des deux yeux. C'est les deux sexes se conjoignant dans le coït trinitaire. De l'alchimie des visages de l'époux et de l'épouse viendra le visage trinitaire de l'enfant. Par la vague à deux versants avancera le trinitaire mouvement du flot. Ainsi l'alchimie du Nombre et du Nom couvre tout. Le verbe universel révélé, passons maintenant de la poésie pure au sens des .phénomènes, dont la science s'est assurée pour nulle raison valable, le monopole. Nommée au sein de la nuit, l'alchimie va rejoindre ici le corps d'éclipse. L'alchimie ici est dans un moule, le moule des horizons. Il ne s'agit pas d'un cadre, car celui qui avance dans la perspective voit s'éclipser l'horizon pour présenter un nouvel horizon. Et le “ cadre ” se déplace, donc il n'est pas une prison, mais il contient tout en laissant passage. Et ce “ cadre ” a un principe plastique : par sa courbure qui est toute métaphysique, ce “ cadre ” détient un aspect concave, un aspect convexe, ce qui justement voudra - quand la terre tourne et fait jouer les horizons - que soit généré le spasme que nous retrouvons dans la perspective. Ainsi les astres qui tournent au sein de leurs horizons opèrent un spasme de reproduction qui permettra la multiplication de la vie. Et c'est toujours le trinitaire mais présentant la multiplication, trinitaire spasmatique qui portera l'arbre à la graine et la graine à l'arbre, dans le spasme de réversibilité des saisons, donnant la reproduction de la vie sur terre dans le cycle vivant.

Mais par le rapport invariable du concave et du convexe, quelles que puissent être les inflexions des horizons, s'obtient cet état de compensation universelle qui donnera la régularité du mouvement des étoiles dans leur rapport, et qui mettra l'univers dans un équilibre, et au sein d'un univers qui pulse présentera le sens des lieux.

Mais il reste maintenant la somme à donner, autrement dit à atteindre le Phénomène dans son fondement.

Et c'est alors que se présente le sens de la nuit et c'est la révélation de l'éclipse.

Quand se balance la rose dans la lumière, une rose d'ombre se présente qui se balance en totale association de mouvement avec la rose de chair qui se balance dans la lumière. Et les deux mouvements ici étant liés, et la rose de lumière qui se balance se balançant ici au sein de la perspective, et du jeu de balance des horizons, une ANALOGIE joue entre le corps et l'ombre et le corps des horizons et par extension avec le corps de la perspective.

Ici le poète vient appliquer dans un domaine strictement réservé jusque-là aux hommes de science - nous voulons parler du corps des phénomènes - un processus qui est exclusivement jusqu'ici du domaine de la poésie : nous nommons l'ANALOGIE.

Mais cette analogie ayant fait un lien entre l'ombre d'une part, et l'horizon et la perspective d'autre part, il suffit d'un seul geste pour faire basculer tout le “ système ” actuel du monde.

Car la Rose d'ombre qui se balance, se balance dans l'immobile, puisque l'ombre est corps de nuit et l'ombre de la rose qui se balance voyage dans la nuit immobile.

Ceci met la nuit partout, même en pleine lumière.

Et la nuit se nomme dans sa Réalité intrinsèque, qui la présente comme une éclipse de couleurs nommant son état invisible.

C'est ainsi qu'en tant qu'éclipse des couleurs, la nuit au sein de la lumière éclipse les couleurs spectrales donnant à la lumière son état incolore qui présente la lumière d'éclipse *.

Mais puisque la nuit ne peut se déplacer le mouvement de la lumière au sein de la nuit présente le mouvement de la clarté sur l'immobile ** et c'est tout le sens de la relativité révélé par le mouvement immobile, mais où la relativité est donnée ici dans l'ordre vivant.

Et l'ombre qui bouge dans l'immobile - et puisque le mouvement de l'ombre nomme le mouvement de la lumière - fera la lumière qui est lumière d'éclipse, voyager sur le champ d'éclipse continu qu'est la nuit.

La nuit ainsi se révèle comme le phénomène en soi à quoi tous les phénomènes


* C'est ainsi que sur le jardin fleuri la lumière éclipsera toutes ses couleurs sauf son oeil de rouge pour éclairer la rose écarlate ; et la lumière éclipsera toutes ses couleurs sauf son oeil bleu pour éclairer le bleu volubilis ; et la lumière éclipsera toutes ses couleurs sauf son oeil jaune pour éclairer le lys d'or ; et ainsi du violacé de la fleur d'héliotrope, de l'orangé de la fleur de zinnia, de l'indigo de l'anémone, et du vert de la feuille. Et le BLANC et le NOIR seront des extrêmes d'éclipse dont le mariage donne l'alchimie de la chair de lait et de la chevelure d'ébène, en divin assortiment.

** C'est Zénon cherchant ce mouvement immobile que la vie lui refuse et que nous retrouvons dans les confrontations des propositions du sage d'Élée avec la vie. Ainsi la flèche qui vole et ne vole pas. C'est l'oiseau volant à tire d'aile sur son ombre immobile et Achille immobile à grands pas. C'est les pas de l'ombre dans l'allée avançant au cours du jour cependant qu'immobiles.

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de la vie se ramènent dès lors expliquant tous les phénomènes universels par l’éclipse *.

Et c'est alors que jaillit comme un tout le sens de création, où la vie nommée au sein de la nuit cosmique se présente à nous en tant qu'ALCHIMIE D'ÉCLIPSE, qui résume la vie de l'Univers, où la vie nommée dans les horizons et la vie dans le TEMPS lie à l'ESPACE essentiel qu'est la nuit.

Et la MATIERE enfin se présente comme une alchimie d'horizons à quoi l'image se lie, où la matière elle-même, liée au mouvement est en PERPÉTUELLE FORMATION, donnant le sens de CRÉATION CONTINUE, effaçant le sens ancien de création de l'univers jeté dans le vide. Et c'est la transformation du plomb en or qui se révèle en pur phénomène d'éclipse.

Et finalement, l'ALCHIMIE D'ÉCLIPSE qui donne la création va nous permettre de décanter la nuit et laissant l'Eclipse derrière nous d'atteindre au sens de l’ESPRIT.


De par son pouvoir d'imagination créatrice, et en tant qu'épitome et abrégé d'univers, l'homme a un pouvoir d'univers et une analogie se présente dès lors entre l'homme et Dieu, par le pouvoir de nommer qui donne le pouvoir de créer.

L'homme ainsi est en potentiel en Dieu. De cette vérité l'art est la clé. Sous le souffle de l'inspiration le peintre met à la vie un univers personnel. C'est ainsi que dépassant la nuit, là où cesse l'éclipse et où l'horizon s'évanouit effaçant le sens de limitation, se conçoit un monde en esprit où le verbe de l'homme est la vie et où des êtres au sein de leur verbe de vie présentent des communions d'univers, par leur état de communion entre eux, ces êtres au sein du baptême d'absolu qu'est le VERBE ESSENTIEL participent à l'ALCHIMIE à la source. Et c'est la libération intégrale qu'assure l'état du dieu. La poésie ici aboutit qui vise à la totale [suite p.45]


— Et c'est l'arbre à l'avant-plan qui éclipse une partie de la montagne dans l'éloignement et où la montagne elle-même éclipse tout un pan du ciel. C'est la longue vue, outil magique utilisant le principe de l'horizon qui déséclipse le bateau descendant derrière l'horizon des mers, comme déséclipsant l'avion ou l'oiseau disparus dans la voûte du ciel ou l'étoile enfouie dans la nuit. C'est le sommeil levant les horizons d'éclipse de l'inconscient et c'est le souvenir rappelant les images éclipsées dans la mémoire. Et c'est l'hypnose spirite projetant une longue vue dans l'inconscient. Et c'est la mort qui, en voyage d'éclipse au sein de l'inconscient, levant un à un les horizons du passé et où l'homme prend peu à peu conscience de son double éclipsé pendant la vie terrestre, où, la prise de conscience totale du double opérée, l'homme est dans le monde des morts, lui-même éclipsé au monde des vivants, et où le prométhéisme de l'inconscient en forçation du double donne toute la nécromancie dans sa clé d'éclipse.

Et si la rose qui se balance dans Mars est reliée à la rose qui se balance sur terre par leurs roses d'ombre, ramenant au jardin de la nuit qu'est l'inconscient cosmique, de même la rose du monde des morts et la rose du monde des vivants sont reliées par leurs roses d'ombre sur le plan continu de la nuit qui lie tous les mondes, efface la distinction entre ce qui a été appelé physique et ce qui a été appelé occulte et que la révélation de la nuit nivelle pour les abolir et tout ramener à un même sens vivant,

Mieux encore, le sens du soleil est maintenant révélé, où le même soleil qui éclaire les planètes en tant que soleil d'éclipse nommé dans la nuit, le même soleil éclaire le monde des morts, présentant une CO-EXISTENCE totale des morts et des vivants séparés seulement par l'éclipse.

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libération de l'homme. Et c'est l'accession au total merveilleux et le monde des Fées se réalise intégralement. Et l'Eden de Poésie donne le sens du Royaume.

Ainsi le principe de la face, clé alchimique, ouvre toutes les portes de la vie, du RELATIF a l'ABSOLU.

Il ne resterait finalement qu'une dernière acception a mettre a nu : l'état de conscience.

La conscience ne perçoit que des sensations qui dans les cinq sens sont liées au sens de volupté et c'est le sixième sens et le sens unique par quoi les cinq sens communiquent et correspondent. Et c'est le sens du FEU.

Et revient toujours l'état d'alchimie où l'alchimie des cinq sens se résume dans l'alchimie de volupté et qui dans la face du feu présentera la face de volupté et dans le baptême de la conscience, tout est réuni.

Et non seulement la conscience est reliée a l'univers par la nuit qui est au sein de la conscience comme dans l'univers mais a l'alchimie du feu dans l'homme répond l'alchimie du feu dans la vie, et la volupté par le feu prend un sens universel faisant de l'univers tout entier un univers de conscience.

Et le feu des étoiles et le feu dans l'homme se rejoignent, et tout est lié a tout par le sens commun de l'amour.

Mais dans ce monde d'éclipse où l'alchimie de conscience est dans une alchimie d'éclipse, le couple est dans l'accouplement et qui donne le sens de reproduction et où la vie en succession est dans la chaîne des hérédités.

L'homme et la femme donc ici semés dans le sexe, afin de produire l'enfant, la femme et l'homme s'accoupleront dans ce qui a été appelé l'oeuvre de chair. Mais récoltés en esprit l'homme et la femme sont au-delà du sexe et récoltés dans un monde de volupté même toute la vie autour d'eux est forme de volupté. Et le couple réuni au-delà de la chair donne l'homme intégral et tout le sens de l'ange est révélé, trinitaire état de l'homme en essence présentant le couple en esprit, où l'alchimie d'essence est alchimie même de volupté, le tout révélant les NOCES ÉTERNELLES, tout le secret et le corps même du royaume, et où en dernier lieu le Royaume en Esprit est le Royaume de Poésie.

La Poésie ainsi a une fin. La libération absolue de l'homme. Et la surréalité est encore la réalité, le corps du réel que le sens de l'homme a révélé, en tant que Clé d'Univers. Malcolm de CHAZAL

Curepipe

Ile Maurice

Lundi 18 juillet 1960

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DOLMAN LE MALÉFIQUE

Comme la spirale noire et glacée qui soupire dans certains escaliers, dans certains cercueils, les médiocres clowns aux pieds fourchus et à l'haleine sulfureuse qui gesticulent, ravis sur leur tremplin brisé au-dessus des abîmes, n'atteignent jamais l'assouvissement dans leurs ébats; énervés par la brûlure spasmodique de la passion ils persistent allègrement dans leur grimace routinière. Ce sont des personnages de peu d'importance dans la hiérarchie diabolique ; ils n'ont le pouvoir de détraquer le cerveau de personne.

Tout autres sont les démons de haute lignée qui se nomment les Métastases, codicille d'une race disparue. Magnifiques de malédiction, incestueux et moroses, ils distribuent : fléaux aux pieds de biche, crapauds et chancres, ces fleurs libidineuses. Dédaignant le commun des mortels, ils ne s'occupent que des êtres d'élite, hommes doués de nez busqués, d'infamie à l'état pur et dont la virilité est capable de troubler la quiétude des plus chastes. Dolman était l'un d'eux.

Avant le lever du jour Dolman arrachait ses yeux de leurs orbites et, tels des oiseaux de proie, ils s'élançaient vers l'inconnu. Indiscrets, destructeurs, tout ce qu'ils touchaient malicieusement du bec ou de l'aile leur appartenait pleinement pendant un long moment de paralysie ; ainsi Dolman connaissait la douleur aiguë ressentie par le vieil arbre secoué par le vent, il savait comment trouver le point sensible des rochers arthritiques et, chose incroyable, il éprouvait, rien qu'en la regardant, la douce sensation de velours que ressent une cuisse féminine quand sa compagne la caresse en marchant. Le monde s'étalait luxurieusement devant Dolman ; il mangeait à sa faim servi par cent villageois terrifiés ; un bon sommeil réparateur labourait chaque nuit ses paupières : son secret, inconnu de lui-même, est qu'il avait la faculté de posséder tout ce qu'il voyait de l'intérieur. Pourtant cette vie imméritée le trouvait ingrat, voire le désespérait. Ses vêtements pendaient sur son corps comme autant de haillons sur la lune et il lui arrivait même de se mortifier par ennui ; parfois il traînait les yeux clos, des journées entières, devant le plus beau panorama rythmé par les femmes qui travaillent dans les champs, la croupe en l'air perlée de bijoux de pluie. Des montagnes d'eau tombaient en cascade sur ses pupilles dans leurs frivoles carrosses frangés d'or.

Certains pays rocailleux, oubliés dans la putréfaction de la genèse, loin, loin derrière l'horizon du possible, voient ainsi naître un homme doué de méchanceté exceptionnelle. Dolman dépassait de beaucoup le plus mauvais : sa mère, prise comme une omelette de pieuse frayeur, était morte avant sa naissance. Son père, un brave pêcheur sans personnalité particulière, se sachant dénué de solides raisons de croire à sa paternité, partit en haussant les épaules vers l'Orient, sans marquer le moindre regret et sans laisser de testament. Pendant dix ans Dolman moisit dans sa hutte sans ouvrir autre chose que sa bouche en forme de fourneau. La lumière de la lune scellait ses songes de futilités émotives et très simplement il se nourrissait de vermine. Un enfant normal serait mort mais Dolman était assez extraordinaire pour grandir dans sa bestialité furtive sans avoir besoin de famille. Son seul contact avec l'extérieur était dû à une chauve-souris qui changeait l'air de temps à autre

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Marianne VAN HIRTUM

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par obéissance et que l'enfant, enveloppé dans la moiteur des brumes chaotiques, reconnaissait à ses petits cris attachants et à son odeur vieillotte de dame seule. Le reste du village ignorait l'enfant larve qui grouillait dans la solitude de sa hutte comme on essaie d'oublier la lèpre qui défigure le visage aimé. Ainsi les années se suivirent à pas de loup sur les montagnes et sur la plaine sans laisser de trace dans les champs de neige. Cela dura jusqu'au jour où le soleil se leva avec une heure de retard et dans son ivresse omit de passer l'index purificateur dans la hutte où gisait l'enfant. Le village se vida en un clin d'oeil car, malgré l'heure tardive, la chaleur et le bruit, la nuit bouillonnait étrangement dans la crèche. “ Il faut payer ! Le feu sacré fuse dans ses veines ! Sauve qui peut ! ” hurlèrent les mages et, hommes, femmes, cuisinières, enfants, maisons, chèvres, bateaux s'enfuirent au galop vers les montagnes aux cimes parsemées de sanctuaires. Ils partirent sans se disperser, sans mettre de l'ordre dans leurs idées, en un groupe opaque de cerveaux et de jambes disloquées par le pullulement de la peur, obnubilé par la forêt de poings qu'ils brandissaient au-dessus de leurs têtes pour se protéger du mauvais oeil.

Dolman s'éveilla. Il entendit la fuite des villageois vers le Nord et éprouva la froide lucidité des hauts lieux, il sentit le tourbillon de l'ombre démente qui semblait vouloir lui décalotter l'oeil sans comprendre ces doigts qui retournaient ses paupières avec des pointes et des crocs d'étrange cruauté. Ouvrant les yeux, il lança son premier regard ainsi qu'un ventre fait jaillir une hernie. Visuellement il engloba sa hutte aux carrelages gravés d'anathèmes. Pâle et rissolé de confusion matinale il tituba au soleil, peu sûr de ses jambes et la nuit glissa à sa suite hors de la case, loin des fastes du cauchemar, hésitante tel un halètement dans la bure du brouillard. L'enfant chassa de son ombre les derniers filaments de nuit et posséda tout à la fois le ciel, la forêt, le village, le soleil, l'insecte qui mordillait son orteil, la flaque d'eau boueuse où s'attardait un cochon (qu'il absorba par osmose hâtivement, en passant) bref, tout ce qui l'entourait, plus l'air à perte de vue, d'un seul regard inflexible. Il sentit son épine dorsale s'étirer sous le choc de l'ossature cataleptique des girafes et, avec stupéfaction et délice, il laissa glisser ses yeux sur la savane, se sentant devenir tour à tour herbe, roseau, terre, vent, terre, terre, TERRE ! Il se maria aux sapins et leurs branchages, bruissements. oiseaux et racines entrèrent en lui sans offrir la moindre résistance. En un clignement de paupières il assimila l'arbre foudroyé. voici qu'il était arbre... mais ses yeux couraient encore... il connut les femmes lointaines qui se dépêchaient en cliquetant sur les chemins du sommet entre les lamas aux cous lourds de signification phalliques et les hommes qui gémissaient à leurs côtés. Épuisé Dolman trébucha sur une pierre et de ses paumes couvrit ses prunelles frénétiques. Secoué par un éternuement d'exaltation, il éprouva son premier vertige.

Entre temps les villageois, ayant atteint leur but, larguèrent une rapide prière vers la vallée et revinrent sur leurs pas sans trop de hâte. L'honneur était sauf.

Plus tard, quelque vingt ans plus tard, Dolman découvrit le sexe. Tout d'abord il s'occupa uniquement de la connaissance de son corps à l'aide d'un microscope et d'une équerre, puis, moins timide, il se consacra aux fillettes qui osaient le dévisager avec cet air de sous-entendu, ces yeux mouillés, ces demi-sourires qu'on leur connaît. Il opérait à distance.

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De son regard scintillant il perçait les formes rondelettes, souillait les claires tuniques, caressait les plaies et cela aussi longtemps que le supportaient ses nerfs, sans procéder au moindre échange se sang, sans même se soucier de l'ablation de l'hymen, jusqu'à ce que sa victime s'égare totalement, tremble devant lui et se convulse, nue, avide de se laisser dévorer par ces yeux infatigables. Formaliste, Dolman prenait garde à ne pas enfreindre les règles de l'hospitalité ; tout se passait au soleil et sans qu'il lève un doigt sur les goules juvéniles ; sans paroles aussi et, partant, sans danger de représailles. Dolman aimait se sentir fille. Il guettait la première poussée des bourgeons sous les corsages de lin. Il fixait la fillette si gracieusement, si nouvellement nubile, s'imprégnait de son haleine poivrée, appuyait ses pupilles sur les mamelons aux reliures de velours roux en se gardant de penser à autre chose, et, boum ! il faisait mouvoir leurs seins de soie sur sa propre poitrine. En tant qu'esthète, Dolman était très exigeant ; ainsi, pour ne pas obliger son corps amolli pas les nuits solitaires à suivre la randonnée des formalités, il employait un vieillard nommé Chimère, qui savait se débattre avec la justice civile sans laisser de plumes. Dolman faisait sa commande de chair sans lever les yeux aux diadèmes de figues afin de ne pas effacer de sa peau la fraîche vision de son désir et d'être sûr de ne pas s'immiscer dans le vieux sac aux pores dilatés, aux crachats décolorés et aux connaissances de latin nommé Chimère. Celui-ci redoutait les forfaits de la magie, aussi s'en allait-il sans discuter le choix du maître, quand bien même il se fût agi de sa propre fille. Il revenait sans tarder, porteur de délices, bavant et fier. Écartelée par les bras noueux du serviteur, la proie se laissait faire dans la boue. Couverte de honte, chaque facette hésitante s'embrasant à mesure que les yeux de Dolman les animaient, la fille s'élançait sur la piste circulaire des jouissances féminines.

Dolman variait ses plaisirs. Une indicible moquerie dans ses yeux fouineurs, il aiguisait ses sens à volonté sur le dos satiné de ses victimes. Cruel, les brunes piquantes aux petits seins et aux poils tortillés en acrostiches provoquaient en lui une rage visuelle nuancée de mélancolie,

un véritable raz-de-marée de colère sadique. Il s'enfonçait en elles dans un flamboiement sanguinaire. Il se laissait pénétrer par l'épouvante de sa victime ; froissé comme elle il frissonnait de peur et pleurait, et touchait son ventre bombé, son ventre flambant, incandescent de flammes hystériques, là, sur ses maigres flancs d'adolescent. D'humeur gaie il pratiquait l'onanisme sacrilège sur le corps d'une pâle effigie fraîchement sortie des bras des couventines aux fesses piquées de rose. Narcisse en plus astucieux, il se possédait au féminin; nécrophile, il fit déterrer sa mère et passa une nuit inoubliable à discourir pour elle sous la lune vêtu de hauts gants de Suède mauves, en compagnie d'une sauce blanche aux câpres et d'une hostie. Sans remords et sans repos, il ne se fatiguait jamais de lui-même ; il aplatissait ses prunelles sur chaque centimètre de son corps interchangeable et soupirait de bonheur tant il trouvait profonde sa vérité. Son désir coulait en longues rigoles meurtrières vers la victime du moment qui finissait toujours par se démener à ses pieds dénuée de pudeur et prête, sous ses yeux impitoyables, oui, prête, mais sans vainqueur. Alors Dolman riait silencieusement. Chimère aimait ces fêtes car souvent Dolman lui jetait ses restes, grâce auxquels le père prit sa femme, un coreligionnaire, une parente et sa fille sous l'oeil ironique de son maître fatigué d'être autrui. L'adolescent connut ainsi toutes choses. Il apprit le langage des

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aliments savants, la texture des soies de l'Orient, le vol des oiseaux les plus intrépides, la pensée des sages, la mode de digestion des volcans. Et il se lassa. Il se lassa des femmes, des paysages semés de guerriers aux cris de chats, des insectes, de lui-même, du reste. Il tenta bien de ranimer son enthousiasme défaillant par toutes sortes de perversions persuasives mais la délicate ampleur de son libre pénis était dorénavant sans saveur pour lui. L'espace rythmé des fous aux bouches mobiles ne l'amusa guère. Le meurtre n'entraîna de sa part d'autre réaction qu'un ricanement cynique. Mou d'ennui il se baigna les yeux dans les bols de sang frais, dans des cous de porcs sectionnés, tandis que le cisaillaient les cuisses attentives d'un éphèbe ; il se trempa tout entier dans des plaies artificiellement purulentes ; il essaya de se perdre dans les orgies abominables de frénésie qui se terminaient presque toujours par la mort sanglante des acteurs ou la naissance d'un hybride : l'ennui gagnait sans cesse.

Cent fois par jour il relança sa mouche en l'air, comme il savait faire, en quête d'une idée de distractions nouvelles mais sans résultat, jusqu'au jour où son oeil droit vit briller le reflet de la mer dans l'azur. Le réveil du désir fut immédiat. Il aspira à être vague, poisson, eau. Il voulut être dune, écume, algue. À dos d'homme par-dessus les montagnes et les plaines, les villageois le transportèrent jusqu'à la plage lointaine. Ils arrivèrent au but très amoindris après un mois de marche forcée. Sans perdre son temps en remerciements, Dolman immergea son cerveau hagard dans les flots. Selon son voeu il devint mer, algue, poisson ; il noya son spleen dans la gelée mouvementée et dès lors paressa sous la une tel une baleine, lavé de toute nostalgie terrestre.

Cette époque heureuse ne dura guère. Dolman se lassa de son image aqueuse et ordonna à nouveau la mise en route de la communauté. Les villageois ensablés arrachèrent leurs enfants aux cocotiers et repartirent en se lamentant sur l es chemins de la forêt. Dolman était lourd d'angoisse. Il retrouva sa hutte et ses vieilles habitudes sans plaisir. L'insatisfaction usait ses méninges, et un désir galopant gonflait ses poumons comme un caillot de sang. La mort acheta un billet de loterie en son nom.

C'est alors que le Diable intervint. Ne pouvant accepter l'évasion d'une de ses créatures, il quitta sa tour de silence et accourut, détermine à enfermer Dolman dans les perspectives toujours changeantes d'une souffrance sans issue. On pense bien qu'il ne pouvait permettre l'anéantissement de la fange, il en avait trop besoin pour consolider son règne. Il retroussa donc ses babines et se prépara à la lutte. Il ne laissa rien au hasard car l'imprévu est père du rire et le rire libère, allège et arrache le guidon des pattes démoniaques.

Dolman soulageait la détresse de son âme dans une petite cuvette de terre cuite quand il sentit une brûlure à l'épaule. “ Ne pleurez plus, je suis là ”, dit l'Atroce en s'asseyant. Dans son émoi, Dolman heurta la cuvette contre le pot à eau, mais le Grand Profanateur le toisait sans méchanceté. L'homme eut envie de glisser à terre comme une feuille et de se laisser manger la face par l'Innombrable qu'il ne connaissait pas, ne voyait pas, mais qu'il savait tapi dans l'ombre comme un spasme dans l'émonctoire d'une femme, prêt à le briser dans un pansement de glace. Il jeta de nouvelles bûches sur le feu. “ Quitte ce coin aux tentures tiquetées d’horreur ”, dit Dolman d'une voix gutturale. Il avait peur, et

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malgré lui ses lèvres proférèrent des ignominies, puis impudique, il se dévêtit en un clin d'oeil et eut envie d'enjamber la face invisible. Il savait, en effet, qu'il devait essayer de chasser la Bête avant que le levain de l'ordure ne monte dans sa gorge et l'étouffe ; mais il était la proie d'une étrange exaltation qui l'empêchait de prendre le moindre parti. “ Je suis trop grand pour que vos yeux puissent me flairer ”, dit la Bête, dont l'haleine avait un goût de girofle ; “ vous ne pourrez jamais vous fixer en moi, le semeur démentiel, mon oméga avalerait votre cervelet d'oiseau avant que ne soit consommé le plus petit sacrilège ”. “ Le Diable ? ” hasarda Dolman. “ Lui-même. Le Noir. Celui qui rutile dans la pénombre. Le tabernacle exécré du Vénéneux. ”. La voix s'enflait de seconde en seconde. Dolman retroussa ses manches de sédentaire et mania son totem aux éclats obsédants. Il voulait se protéger, créer une diversion, fuir. “ Je ne suis pas vendeur ”, dit-il. Le Diable se frotta les mains avec du jus d'absinthe pour éviter le réchauffement trop subit de ses sens et profita du silence pour échapper aux conventions. “ Je ne vous veux aucun mal pour le moment ”, dit-il en insinuant sa main entre celles de Dolman, le long du bois glissant de l'objet que celui-ci tenait entre ses genoux pliés. “ Je vous donnerai mon totem, ma virilité, en échange d’un seul regard sur votre secret ”, dit l'homme en enfonçant l'objet dans la paille saturée d'humidité fétide. La Bête grogna et retira sa main. “ Je suis le vide. le brouhaha des impressions neuves cesse en ma présence ; je bannis la routine, le fracas saccadé de la vie tombe et moud à vide sur les frontières de mon silence. Que voulez-vous de mieux ? ” C'était vrai. Dolman coulait comme une barque dans le creux d'une vague qui ne remontait jamais, mystérieuse, profonde et tranquille. “ Je croyais votre empire bondissant de fureur nauséabonde. J'avais peur du froid, de l'atroce solitude, du remords ”, dit-il en posant sa main sur le bras émaillé de son invisible visiteur, “ je vous croyais éternellement souffrant ”. L'Autre ne répondit point mais montra du doigt le soleil couchant. Le ciel perforé d'oiseaux raffinés grimaça et s'éteignit. La nuit tomba comme une masse quand le doigt rentra dans son étui de cuir et Dolman comprit que le moment du désenchantement ne pouvait être loin. “ J’aimerais vous comprendre ”, dit-il tristement et il tituba jusqu'à son lit où il se laissa choir tel un mât abattu par le vent. “ Vous êtes près de moi, plus près de moi en ce moment que tous ceux qui m’ont connu dans les siècles défunts ”, dit tendrement le Délicieux, pressant l'homme sur son coeur sans prendre garde à ses objurgations. Dolman restait craintif dans le noir. “ Je veux vous connaître, faire partie de votre peau ”. Il s'obstinait malgré sa frayeur. “ Je vous donnerai mes biens, ma hutte, mes entrailles fertiles, ma plage ; j’offre ma haine en échange d’un seul rayon de participation ”. “ Vous m’appartenez. Je suis près de vous ”, dit l'Affreux, dans un chuchotement de malaise, “ touchez moi, sentez ma sueur de musc sur vos vêtements ”. Il coula ses doigts le long de Dolman, et une fumée de houille et de satisfaction épicée de pus irrita les sens de sa victime. Dolman se savait maladroit mais, comme il aimait la clarté dans ses fréquentations, il ne pouvait s'empêcher de se plaindre. L'Horreur soufflait comme un phoque. Dolman se cacha le visage dans le pli de l'aine. L'heure se raidissait sur son socle. L'homme reprit sauvagement : “ Un seul regard sans réticence ni recul dans vos yeux hagards, un instant de bonheur avant de disparaître ”. La réponse se fit attendre, puis : “ Je veux être père ”. C'était dit d'un ton minable et Dolman n'en put croire ses oreilles. “ Quoi ? ” La voix s'enlisa dans la boue criblée de gousses

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d'ail et siffla : “ Il faut que je sois père, ne serait-ce que d’un pou ”. “ Laissez-moi réfléchir, dit Dolman à quatre pattes, revenez après la nuit. ” La voix se fit pressante : “ Gardez-moi près de vous, je suis bien dans cette hutte ”. “ Non ! ”, trancha l'homme et le Caressant déguerpit, proférant des injures, mais vaincu pour l'instant.

Dolman se coucha, dormit et se réveilla sans avoir trouvé de solution, sans même être en mesure d'y songer. Douze heures plus tard l'Affreux réapparut. Dolman apaisa l'ombre d'un geste accablé. “ Je serai votre cygne ”. La Bête se dressa. “ Retirez votre chemise, vos poils, votre hargne Chantez les charmes de l’hallucination, les tourbillons de l’oreiller, la poitrine glacée de la nuit. Vous êtes l’épouse terrible attendue depuis toujours ”. Dolman, ouvrant la bouche, constata que sa voix était absente. “ Je suis perdu, pensa-t-il. Joué. Comment ai-je pu espérer me mesurer avec la Peur ? ” Et il rampa vers l'escalier de l'Epoux.

Le Diable enroula les seins bandés d'un tentacule perspicace de douceur et lança sa langue aiguisée par la névrose entre les jambes entortillées. Dolman lissa ses longs cheveux et soupira en constatant que déjà son ventre, charrieur de l'étincelle, puait l'excrément. La Bête

caressa les cuisses raides, froissa le visage de sa patte mouillée et dit : “ De ma lance trempée d’adrénaline, je palperai ta matrice mouvante de progéniture ; je créerai à mon tour ”.

Le Vil s'affala sur le flanc, pâmé et déconfit. “ Je vous tiendrai compagnie cette nuit ”. Et il s'endormit sans lâcher les pointes sophistiquées des seins de Dolman, qu'il tenait entre ses dents. “ Voir ! Savoir ! ” Dolman ouvrit les yeux de la dernière chance, rassembla ses membres sans trop se remuer et ralluma le feu. Il approcha son visage empourpré du Poilu. Rien. Il ne comprenait rien, ne voyait rien. “ Peut-être ai-je perdu mon don du discernement ? ” Il se rua vers la porte et posa ses yeux sur le lac aux purs reflets. Il posséda l'eau glacée, sentit les vagues se muer en pétales d'écume au passage des poissons, entendit les sons fruités des harmonies fluviales résonner dans ses entrailles. C'était fini ; incapable de s'intégrer à la tendre vélocité de l'Ombre, il n'avait plus qu'à mourir. Il ne voyait plus le ciel jaspé de prune et le gigantesque artichaut pelucheux qui poussait sa crête entre les gerbes de l'incendie ne l'intéressait guère. Il n'était rien puisque l'Autre subsistait. “ Viens ”, siffla l'Adorable entre les lèvres du gâchis, et Dolman se rendit à l'appel, larmoyant et détaché. “Soyez heureux ”, dit le Feu en soulignant de bleu le misérable bosquet où se cabrait un dernier cri. Dolman ouvrit les jambes et sentit jaillir les éclaboussures de lave que précède l'éternuement terminal. “ Soyez heureux ”, répéta l'Ignare quand Dolman expira, “ Je serai éternellement présent ”. ‘Vous verrai-je ? ” hoqueta l'homme, la tête dans l'au-delà. “ Celui qui viendra aura mon visage ”. “ Le verrai-je ? Le verrai-je ? ” L'agonisant jeta un dernier regard circulaire et mourut.

Le Diable attendit, attendit, sauta à pieds joints sur le ventre distendu, ouvrit les mâchoires à l'aide d'un levier, racla la matrice sans être sûr de son emplacement, appela d'une voix rauque et excitée... Rien. Il prit un gant, deux pinces rouillées et un poil de chameau et opéra sur la poussière sans attendre une autopsie. C'est alors qu'au fin fond d'un tiroir il entendit un petit bruit. Il le flatta, le cajola, et finit par l'atteindre. Ainsi naquit la guerre...

Joyce MANSOUR.

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Le vocabulaire visuel de l’éléphant

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LE RIRE DU MAGE À BERLIN

La nuit enveloppe de grandes glaces chimériques. Pas une aurore ne brille comme les lentilles roses que l'heure déserte laisse voleter sur la neige vierge et se poser d'un seul pied serré dans le sabot tréflé. Les dormeuses s'enfoncent dans les spirales d'un mirliton de givre. Nous ne les verrons plus. Leur double seul reparaîtra transfiguré par Schröder Sonnenstern, dans les dessins aux crayons de couleur qu'il a montrés à Paris pour la première fois lors de l'Exposition Internationale du Surréalisme en 1959, et qui viennent de faire scandale à Berlin-Ouest.

Lors du vernissage d'un salon en l'Hôtel de Ville de Kreusberg, le maire fit décrocher les oeuvres de Schröder Sonnenstern, puis se mit en devoir de haranguer l'assistance. Mais sur 158 oeuvres 27 seulement restèrent exposées, la plupart des peintres berlinois ayant aussitôt décidé de se solidariser avec lui.

On vérifie, non sans joie, que la vocation municipale a des traits impérissables et universels. “ La morale est bafouée, songez aux enfants, à ceux qui viendront dans ces murs en compagnie de leurs parents ”. Voilà la jeunesse dévoyée : elle n'a pas un bandeau autour du ventre.

A propos du “ Cheval en deuil ”, l'une des oeuvres incriminées, Schröder Sonnenstern a déclaré : “ Il n’a qu’une patte : c ”est l’aspect unilatéral de notre “ miracle économique ”. Le monde le rend triste et il pleure. Par sa tête il est dans le ciel (couleur bleue). Par le pied il est en enfer (couleur rouge). Pour le consoler un petit singe descend du ciel et lui offre une fleur. ” Puis : “ Je suis surréaliste, je peins par onirisme. Mais les gens tiennent toujours à voir exactement ce dont il s'agit ; par exemple Blanche Neige sur la lune qui coupe des cure-dents pour les jours maigres ”.

Schröder Sonnenstern est l'un des très rares qui, sur des plaines durcies par le rire voient l'essor des oiseaux personnels dans leur cortège de larves.

Vincent BOUNOURE.

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Friedrich SCHRODER SONNENSTERN Le poisson magique La danse mystique des poupées-cygnes

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J. H. MOESMAN Het gerucht (1935)

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ÉTAT DE SIÈGE

On nous communique de Paris La vieillerie poétique descend la Seine et menace la tranquillité d'une capitale heureuse fière de ses cafés de ses salons de ses galeries d'avant-garde Le drapeau rose de la mélancolie flotte déjà sut Villeneuve-Saint-Georges Un tank éclaireur lyrique du Nord décrit l'ellipse fatale Un officier d'invasion faucon au poing baudrier de tungstène machine à lire en sautoir livre aux servants de pièces des projectiles cabalistiques Le gouvernement réfugié place Adolphe-Max décide l'état de siège et dans les baraques où se vendaient les billets de la Loterie Nationale les tableaux de Matta et de Mimi Parent sont bradés à dix nouveaux francs On chuchote que Picasso s'est rallié La viande rouge est rare comme les beaux jours les dents croquent les brosses à dents et les pommes nouvelles sont plus tendres que de raison Trois cents poètes jurent de mourir debout devant la nouvelle aérogare d'Orly ou le centre nucléaire de Saclay

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mais aux dernières informations celui-ci aurait disparu sous les gerbiers Les populations crémiers éditeurs joueurs de juke-box et magnats du rilsan sont néanmoins galvanisés d'autant plus qu'un communiqué du ministère de la Culture dément que Picasso se soit rallié Les rues sont pleines de petites filles excitantes cependant la cote d'alerte n'est pas atteinte en ce qui concerne la licence des moeurs Le groupe des poètes héroïques que l'on désigne déjà sous le nom de Bataillon d'Honneur de la Lyre Blindée chasse les traîtres et fusille trois sosies de Jean Genêt Le pain quotidien est riche de froment que le soir brunira la vie quotidienne est riche d'incidents que l'Histoire oubliera Du côté des Barbares on attend l'heure exquise de la victoire Les femmes de soldats servent le whisky et le homard s'éloignent se cambrent aux détours L'État-Major harassé de mathématiques dresse un ultime plan selon l'ordre du tarot Toutes les bêtes augurales sont en laisse Un feu rouge glace le temps Dormez les hordes Et Paris est capitale d'une extase amère Les mille regrets de l'électronique se chantent sur tous les tons Certains préparent des tombeaux fantastiques de bois polychrome de stuc de billets de banque traités aux silicones pour les automobiles à grosse cylindrée Les partis ouvriers

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Réunis en congrès extraordinaires votent à l'unanimité l'union face au péril Le vicaire de Saint-Étienne du Rendez-Vous défaitiste ou relaps mande architectes maçons afin de changer promptement les tiers-points de son église en voûtes à plein-cintre On confirme que Picasso s'est rallié Une nuit rien qu'une nuit Jamais sous les néons les yeux chéris n'auront plus grâce A l'aurore les faubourgs étaient matés

Jean SCHUSTER 31 mars 1961

LA FEMME, SOUDAIN

La peinture, ces derniers temps, ne nous propose que trop souvent les mêmes pèlerinages vers les mêmes constatations : les découvertes s'y font de plus en plus rares. Or, par une singulière concordance, deux jeunes peintres particulièrement représentatifs de l'évolution récente de l'art d'avant-garde ont exposé au début de cette année, en même temps et à peu de distance l'un de l'autre des oeuvres dont le thème, identique autant que peu habituel, était le nu féminin. Lapujade, à La Hune, Dufour, chez Pierre Loeb : deux tempérament aussi dissemblables qu'il est possible, deux positions divergentes sur l'étoile mouvante des directions plastiques. Et, certes, leur manière d'appréhender le phénomène féminin rendu à sa toute nudité ne saurait se confondre. Plutôt qu'aux phosphènes de chair où Lapoujade cerne le mirage féminin, mais non sans quelque brillant superficiel, je me découvre sensible à la tension dramatique des toiles de Dufour où passe, dirait-on, tout l'orage de la révélation. La même émotion, et ce rien de gaucherie qui en résulte, que dans les grandes explorations affectives et charnelles des expressionnistes allemands. Cette réapparition de la Femme dans la peinture sonnerait-elle le glas de tant d'exercices inutiles ressassés à longueur d'années et de cimaises?

José PIERRE

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LE PRINCIPE D'ÉQUIVALENCE ET SA MOYENNE ÉLEVÉE

  1. Manipulation.

L'opérateur prend une pomme de bonne qualité ; la reinette du Canada, en septembre-octobre, fait on ne peut mieux l'affaire, mais, à condition de choisir un spécimen bien formé, presque toutes les qualités peuvent être utilisées.

Si on emploie une lame de dimensions suffisantes, bien affilée, il est relativement facile, moyennant un entraînement raisonnable, d'obtenir, par une coupe rigoureusement plane, deux moitiés de pomme identiques.

  1. Banalité.

Prenant la moitié gauche entre le pouce et l'index de la main droite, l'autre moitié par les doigts correspondants de la main gauche, il vous est aisé d'appliquer l'une sur l'autre les surfaces de coupe et de les faire coïncider exactement.

La pomme réapparaît entière ; seule une imperceptible ligne fait savoir aux initiés qu'elle se compose de deux moitiés (mais quelle pomme non encore traumatisée ne comporte deux moitiés?).

  1. Expérience.

Au lieu de reconstituer la pomme par application directe, on peut le faire avec interposition d'une feuille de verre. La seconde moitié de la pomme, située au-delà de l'écran transparent par rapport aux spectateurs, est aussi visible que dans le cas précédent. Les deux moitiés sont, en fait séparées par un intervalle correspondant à l'épaisseur du verre, on ne peut dire qu'elles sont littéralement accolées ; mais pour les calculs théoriques on considérera que cet éloignement, réduit à presque rien par l'emploi de verre extra-mince, est nul.

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  1. Difficulté.

On peut reproduire l'expérience en remplaçant le verre par une plaque opaque et dépolie d'une substance quelconque. On fait alors les constatations suivantes :

a) La seconde moitié de la pomme, située au-delà de l'écran, reste invisible pour l'observateur situé en avant.

b) Cette moitié postérieure peut être enlevée sans que les phénomènes observés changent : sa présence ou son absence sont de conséquence nulle pour le spectateur.

Remarque. Les deux moitiés étant placées dans des positions symétriques par rapport à leur séparation (dont l'épaisseur théorique, nous le rappelons, doit être considérée comme nulle), on a réalisé une illustration concrète de l'adage : “ vérité en-deça, erreur au-delà ”.

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  1. Homologie.

Le mécanisme de la substitution une fois acquis, rien ne nous empêche de reproduire les opérations déjà décrites en utilisant un miroir plan dont la face réfléchissante sera tournée vers le ou les spectateurs. Ceux-ci peuvent constater :

a) Que, les deux moitiés une fois mises en place, la pomme apparaît reconstituée (comme en 3) toujours sous réserve d'une légère faille, théoriquement négligeable ;

b) Que, si on enlève la moitié postérieure, l'aspect de la pomme, telle qu'elle est visible pour eux, n'est pas altéré.

Le phénomène est systématique de celui qui a été signalé plus haut en 4.a) : alors que la moitié présente restait invisible, maintenant la moitié absente continue d'être visible.

Certains commentateurs vont jusqu'à dire qu'il n'y a pas seulement symétrie mais bien identité : dans l'un et l'autre cas la présence ou l'absence de la moitié postérieure ne modifie en rien ce que le spectateur peut observer ; absente ou présente dans le premier, il ne la voit pas ; présente ou absente dans le second, il la voit.

  1. Péripétie.

Plus fréquemment qu'on ne pourrait le croire, il arrive qu'une des moitiés de la pomme disparaisse en cours de manipulation : un enfant ou un singe parmi l'assistance la dérobe, l'opérateur distrait la mange lui-même, après l'avoir réduite en quartiers, etc... Le plus simple, en pareil cas, est de modeler rapidement une moitié de pomme postiche en mie de pain.

APPLICATION

On voit d'emblée la portée théorique de cette série d'épreuves.

Avant de saisir le parti offensif qu'elle nous offre, signalons immédiatement l'un des

services pratiques qu'elle peut rendre. Elle permet de résumer avec clarté et élégance tout ce que les hommes ont dit ou écrit depuis six mille ans sur l'âme :

Si l'âme existait, elle ne manquerait pas de rester invisible comme la moitié de pomme présente en 4. a) ;

Si l'âme n'existait pas, elle serait visible comme la moitié absente en 5.b).

Jehan MAYOUX

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L'ART ABSTRAIT SERA-T-IL LE NOUVEL ENJEU DE LA GUERRE FROIDE ?

Telle est la question que l'on peut se poser après la publication, par la Literatournaïa Gazeta du 27 décembre 1960, d'un article retentissant du professeur Kazanov-Lavrentiev. Certes, les conclusions de l'académicien soviétique sont loin d'être les nôtres ! Mais il nous a paru utile de présenter au public un texte que La Nouvelle Critique se gardera bien de révéler à ses lecteurs. (N.D.L.R. La Brèche.)

FAUT-IL ABANDONNER L'ART ABSTRAIT AU CAPITALISME ?

C'est à la suite d'une enquête scrupuleuse poursuivie en de nombreux points du monde occidental, et par des recherches personnelles très poussées que le Professeur Kazanov-Lavrentiev est parvenu aux conclusions que nous publions aujourd'hui. Il s'agit en réalité du résumé d'un volumineux rapport présenté par l'éminent Professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Léningrad.Venant après les déclarations de G. Niski, V. Kemenov, V. Prokofiev, et Kolpinsky, la thèse développée soulèvera, à n'en pas douter, quelques controverses. Mais peut-être l'avenir donnera-t-il raison au professeur Kazanov-Lavrentiev ?

(N.D.L.R. Literatournaïa Gazeta.)

Dans le monde capitaliste, à l'heure actuelle, quelques artistes peintres sont les seuls, avec les acteurs de cinéma et les champions sportifs - et, plus rarement, des savants ou des écrivains généralement plus connus par leurs moeurs que par leurs oeuvres - à se voir considérés de leur vivant comme des valeurs aussi respectables qu'un gisement pétrolifère ou une usine de machines à coudre. Traduits en cotes boursières, ils ne connaissent plus désormais que des fluctuations insignifiantes, indifférents aux crises ministérielles, à la récession, au chômage ou aux péripéties de la “ guerre froide ”. D'autre part, les acteurs deviennent laids, ou cessent de plaire ; les champions prennent du ventre ; les savants ne peuvent inventer tout le temps et les écrivains paraissent peu sérieux; tandis que la peinture, elle, voit sa valeur augmenter sans cesse et touche un public de collectionneurs de jour en jour plus nombreux et plus avide !

Ainsi la peinture apparaît-elle aujourd'hui dans les démocraties bourgeoises comme la seule certitude, l'unique garantie des possédants tandis que s'affirment les contradictions internes du capitalisme et que sombrent les gouvernements fantoches artificiellement soutenus par la haute finance internationale. Hors de la peinture, il n'y a plus de salut pour le capitalisme !

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Le coeur du soi-disant “ monde libre ” ne bat pas, dirait-on, au sein de l'austère architecture du Pentagone, mais parmi les cimaises du “ Museum of Modern Art ” de New York. Et le fait qu'un Picasso ait rejoint le camp considérable réservoir de capitaux-marchandises d'art, du fait de l'accu du socialisme n'empêche pas certains observateurs de constater que la

signification financière de l'oeuvre du célèbre artiste rendait celui-ci plus nécessaire à la stabilité de Wall Street qu'à la victoire du prolétariat mondial ! Sans en venir à des conclusions aussi extrêmes, il est donc permis de déclarer que l'artiste peintre occidental, instrument et soutien des puissances d'argent, joue un rôle essentiellement réactionnaire.

Mais les conséquences logiques d'une telle situation n'ont pas toujours été examinées de façon méthodique comme l'exige la recherche scientifique de la vérité. Si l'on prend le cas de la France - sans doute le premier centre producteur et l'un des marchés les plus florissants entre les deux guerres mondiales (1) - on constate que ce pays devient, entre 1939 et 1945, un considérable réservoir de capitaux-marchandises d'art, du fait de l'accumulation pendant cinq ans des oeuvres de Picasso, Matisse, Rouault, Braque, les peintres les plus “ chers ” du monde, qui sont restés en France durant cette période. Lorsque la France sera libérée de l'occupation nazie, ce stock prodigieux sera brusquement déversé sur un marché où la raréfaction des produits avait entraîné la spéculation, donc encouragé la demande, favorisant l'apparition d'une production autonome dans certains pays, les U.S.A. en particulier.

L'inflation qui en résulte aura des répercussions imprévisibles : c'est l'éclatement pur et simple d'une certaine conception de la peinture, qui apparaît alors sans rapport profond avec la conjoncture économique et, par conséquent, périmée - au profit d'une nouvelle conception propre à obtenir des produits d'une fabrication plus simple et plus rapide, d'un écoulement commode et, par conséquent, assurés de très vastes débouchés. Cette véritable révolution économique, au sein d'un secteur pourtant limité, entraînera une rapide surenchère et une farouche compétition auprès du public - révolution qui, d'ailleurs, n'est pas sans ressemblance avec celle qui se produit à la même époque dans le domaine scientifique.

En effet, les progrès de la physique que l'agressivité naturelle des puissances impérialistes va utiliser à des fins uniquement meurtrières, permet de passer de l'assez primaire bombe A d'Hiroshima à la tout de même plus évoluée bombe H en même temps que, dans la peinture, succède à la peinture “ abstraite-géométrique ”. ( Pour comprendre ce que recouvrent ces prétentieuses appellations, il suffit de savoir qu'aux cercles, carrés et triangles tracés à la règle et au compas se substituent des taches, des traits nerveux, des coulées de peinture, etc.) Pionniers l'un et l'autre, deux Américains : le peintre Pollock et le physicien Oppenheimer, correspondent symboliquement à ce stade suprême du dynamisme capitaliste qui précède de peu la chute irrémédiable ! Le choix du Japon comme victime atomique numéro un prouve assez, d'ailleurs, la complicité étroite des intérêts artistiques et scientifiques au sein de l'impérialisme américain : il s'agissait d'étouffer dans l'oeuf une concurrence redoutable, celle des peintres-calligraphes japonais dont l'avance était indiscutable, par rapport aux artistes américains, sur le plan pictural. Seule cette criminelle manoeuvre


(l) Nous avons supprimé ici plusieurs colonnes de chiffres établissant la surface et la valeur de toile peinte, en moyenne, par habitant et par an, de l92l à l938, dans plusieurs pays occidentaux (N.D.T.).

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d'intimidation, digne des gangsters de Chicago, permettra le “ dumping ” auquel se livreront ensuite les artistes occidentaux (Tobey, Pollock, Kline, Gottlieb, Michaux, Mathieu, Fautrier...), saturant ainsi le marché avant que puisse se reconstituer l'exportation de la calligraphie nipponne.

De même s'explique le maintien injurieux, aux portes de la Chine populaire, de la clique de Tchang Kaï-Chek dans l'île de Formose, grâce à la protection militaire américaine. C'est dans la crainte d'une possible renaissance de l'antique calligraphie chinoise, mère de toutes les calligraphies ! Mais le bon sens du peuple chinois et la sagesse de ses dirigeants les ont préservés du piège grossier de la provocation américaine : dans la Chine de Mao Tse-Toung, la calligraphie, au lieu de profiter à la seule délectation oisive des mandarins parasites, est aujourd'hui au service du socialisme et contribue, par les banderoles qui pavoisent les rues, à la diffusion de la pensée marxiste.

Pourtant, on comprendrait mal les dramatiques répercussions de l'art abstrait occidental si l'on n'essayait d'analyser les raisons qui ont présidé à sa naissance comme à son extension. On s'aperçoit tout d'abord que les produits les plus marquants de la peinture actuelle, de San Francisco à Paris, de Madrid à Tokio, de Rome à Varsovie, se ressemblent étrangement - et, après la Pologne, peut-être le constaterons-nous bientôt dans notre propre pays... Comment cela est-il possible ? Une si vive concurrence, aussi acharnée, pour des produits identiques ? Notre étonnement cesse si l'on considère, non plus la valeur intrinsèque de l'objet, mais ce qu'il représente, économiquement, socialement et psychologiquement, pour son acquéreur.

Prenons un exemple. Un des peintres dont les oeuvres atteignent aujourd'hui, dans le monde capitaliste, des prix extravagants, c'est le Français Renoir, spécialiste des grosses femmes nues, roses et bleues. Si ses peintures coûtent si cher, ce n'est pas à cause de leur qualité ni de leur rareté : c'est parce qu'elles correspondent aux besoins et à la conception du confort d'une certaine catégorie de riches bourgeois, financiers, hommes d'affaires, directeurs d'entreprises. On vendrait aussi facilement, s'il n'y avait la vanité maniaque de quelques collectionneurs, vingt répliques (mille dans le MiddleWest) du même Renoir, au même prix.

Imaginez maintenant que l'on vende des réfrigérateurs de style assyrien, khmer ou arabe : ce serait la catastrophe, la ruine des fabricants ! Le mérite d'un réfrigérateur, qu'il soit construit à Pittsburg ou dans l'Oural, c'est d'abord d'être fidèlement semblable à celui du voisin (1). Nous n'aurons guère de surprise, par conséquent, en constatant que le Renoir, s'il est payé très cher, perd malgré tout du terrain par rapport à un produit beaucoup plus universel et tellement mieux adapté à des besoins multiples : le tableau abstrait. En effet, on n'imagine pas un “ nu ” de Renoir ailleurs que dans une chambre, un salon ou une salle à manger, car il ne peut servir qu'à aiguiser l'appétit ou stimuler la digestion des milliardaires. Tandis que la toile abstraite sera chez elle partout : dans l'usine, l'église, le cinéma, la pouponnière, la grange, le bureau, le garage, le restaurant, l'étable modèle, la mansarde de l'étudiante ou le palais de l'U.N.E.S.C.O. De plus, elle se


(2) Sans vouloir engager de controverse sur un point de détail avec le Professeur Kazanov-Lavrentiev, nous nous permettrons cependant de lui objecter qu'à notre sens, le premier mérite d'un réfrigérateur consiste à... réfrigérer les denrées qu'on y enferme (N.D.L.R. Literatournïa Gazeta).

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prête avec beaucoup plus de docilité à sa transformation éventuelle en panneau-réclame, pancarte indicatrice ou tableau de statistiques.

Ces dernières années, on a vu le marché américain dédaigner ostensiblement les produits européens : depuis l'essor de l'Ecole de Seattle, puis de l'Ecole de New York, sans parler de celles de Kansas-City ou de Miami-Beach (2), les U.S.A., jusqu'alors gros consommateurs de produits importés, se trouvent presque en mesure de couvrir leurs propres besoins. En réaction, nous avons noté tout récemment la tentative de cartel Japon-Europe occidentale (voyage au Japon de divers commis-voyageurs : le Français Mathieu, le Belge Alechinsky...) dont le but plus ou moins avoué est le boycott des produits américains.

L'originalité de la facture, si estimée jadis, apparaît donc aujourd'hui comme un vice rédhibitoire : en effet, elle constituerait un obstacle majeur à la production intensive, seule rentable. Par conséquent, elle freinerait le développement économique pris dans son ensemble - et c'est en cela que ce phénomène typiquement occidental et capitaliste peut nous apporter un enseignement profitable. La demande réduite qui, encore à l'époque de Renoir, de Matisse, de Picasso, n'excédait pas les possibilités limitées de l'artisanat et ses petits moyens productifs, correspond à une ère révolue dans laquelle le finissage à la main demeurait, en principe tout au moins, de rigueur. De nos jours - ainsi que le souhaitait déjà vers 19l5, en Russie, le pionnier de l'abstraction Kasimir Malevitch - on peut passer commande par

téléphone a une galerie de tableaux et obtenir “ sur mesures ” ce que l'on désire dans les quarante-huit heures ! (3).

Le peuple soviétique, avec raison, a flétri les tendances réactionnaires des artistes occidentaux, complices dociles de la haute finance. Mais aujourd'hui, dans la gigantesque compétition qui oppose l'U.R.S.S. au capitalisme occidental, de tels pas de géant ont été faits que certaines idées, valables encore il y a dix ans, doivent être reconsidérées. L'art abstrait à son tour peut être mis au service du socialisme : il n'est plus désormais qu'un aspect particulier de l'activité industrielle, puisqu'il obéit aux mêmes lois productives. Par ailleurs, sur le plan artistique, il permet non seulement d'améliorer les conditions de travail (décoration d'usines, de crèches, de maternités, de magasins d'Etat... ), mais aussi de contribuer au repos du travailleur et au bien-être familial. L'ouvrier d'usine, le paysan du kolkhoze ont droit, eux aussi à l'art abstrait ! Enfin, l'art abstrait est un produit du sol russe qu'il nous faut réacclimater : Kandonsky, Malevitch, Tatlin, d'autres encore, l'ont créé autour de 1914, en signe de protestation contre la guerre impérialiste !

Les dirigeants éclairés de notre peuple, qui connaissent bien les aspirations profondes et pacifiques des citoyens des républiques socialistes soviétiques et qui ont entrepris de rattraper, puis de dépasser bientôt, l'avance prise dans certains domaines par les pays capitalistes, ne devraient pas rougir d'inscrire demain dans le prochain plan quinquennal ce nouvel objectif : dépasser aussi le capitalisme sur le plan artistique, rendre l'art abstrait à la classe ouvrière, aux travailleurs de tous les pays - et retirer en même temps cette arme des mains de la bourgeoisie !

Professeur R. KAZANOV-LAVRENTIEV, de l'Académie des Beaux-Arts de Léningrad.

(Adapté du russe par José PIERRE.)


(3) Cette Ecole s'est spécialisée dans la peinture au sable (N.D.A.)

(4) Pour épargner leur modestie, nous avons supprimé ici le nom de deux galeries parisiennes sises rue de Seine et rue La Boétie (N.D.T.).

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ORAGE DANS LA CHAMBRE NOIRE

Il est peut-être dans l'essence du merveilleux de se manifester où et quand on l'attend le moins. Toujours est-il que je ne m'attendais aucunement à ce que mon très quelconque appareil photographique me mît un jour en face d'une énigme.

En décembre l960, Mimi Parent me proposa de réaliser avec elle une série de portraits des collaborateurs de La Brèche dont quelques-uns sont reproduits dans ce numéro. Son dessein était de les faire apparaître dans le décor et le costume du personnage qu'enfants ils auraient voulu incarner. Nous devions nous rencontrer chez moi le soir du 2l décembre et, pour des raisons de mise au point technique, commencer par son portrait. Entre les quelque cinquante clichés que je donnai à développer le lendemain, l'un d'eux allait présenter un caractère des plus insolites : il s'agit du cliché reproduit page 37.

I. L'ÉCLAIR

Spécifions que l'éclair qui traverse la photographie de haut en bas apparaît bien sur le négatif, comme peut le confirmer “ Odéon-Photo ”, 110, boulevard Saint-Germain, Paris (6°), qui a développé la pellicule (l). Certifions, en outre, qu'il n'était nullement voulu et ne résulte d'aucun montage.

Quatre personnes se trouvaient réunies lors de la prise de ce cliché (à savoir Mimi Parent, le modèle, Jean Benoît, Marianne Ivsic et moi-même). Capital est leur commun témoignage sur le point suivant :

Vers 23 heures, soit quelques instants avant la prise du cliché, Mimi Parent nous conte qu'enfant, la foudre lui causait une peur panique et qu'elle fut longtemps persuadée qu'elle mourrait foudroyée. Or, sur le cliché, qui la montre de dos, elle porte le costume, dessiné par elle-même, qui la restitue à son passé d'alors.

II. LE CHARDON

André Breton, à qui nous montrons l'épreuve du cliché, la retourne et y découvre aussitôt un chardon, duquel partent les ramifications de l'éclair. Il nous rappelle que, dans le catalogue de la toute récente Exposition internationale du surréalisme à New-York, il a présenté Mimi Parent en ces termes :

“ Dans les yeux chardon de Mimi luisent les Jardins d’Armide à minuit. ”

(cf. Surrealist intrusion in the enchanter's domain, p. l23). Il nous dit :

“ L’apposition du mot “ chardon ” à ces “ yeux ”s'est imposée à moi de manière tout


(l) L'appareil dont je me suis servi est un Reflex 4,5 ; pellicule Agfa Isopan Iss 2l ; éclairage 3 x 250 W.

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irrationnelle, quitte à se justifier a posteriori. Dans une telle phrase, à structure d'équation verbale, sans aucun doute le mot ‘chardon ” a surgi comme répondant euphonique au mot “ jardins ”.Radovan IVSIC.

Comme toute manifestation de hasard objectif, celle-ci demande à être passée au crible, et, tout d'abord, soumise au calcul des probabilités. Le caractère insolite de l'image qui nous et, tout d'abord, soumise au calcul des probabilités. Le caractère insolite de l'image qui nous occupe résulte-t-il d'un phénomène déjà enregistré par les techniciens de la photographie, susceptibles d'en indiquer le degré de fréquence et d'en dégager la cause rationnelle ? Au pleinement autorisés à intéresser à notre recherche un esprit rompu à de tout autres disciplines. C'est pour satisfaire à cette double exigence que nous nous sommes adressés d'une part à ODEON-PHOTO, d'autre part à l'investigateur exercé qu'est dans le domaine astrologique M. Jean Carteret. Nous leur adressons ici nos vifs remerciements (N.D.L.R.).

LA TOUR ABOLIE DU PENDU

La valeur de l'incident photographique s'inscrit dans les rapports du thème astrologique de son heure même avec ceux des acteurs et témoins directs, comme le clin d'oeil qui commande à une explosion. La mèche était prête dans ces configurations célestes. Il ne suffisait pour l'allumer que la rencontre vivante qui eut lieu. Participation marquée dans le thème des témoins, mais qui va jusqu'à la nécessité dans celui des acteurs : l'opérateur et l'opérée. Par où l'astrologie témoigne de la nature de l'Etre, comme couple de l'Homme et du Monde, Adam et Eve.

Le signe de la Vierge est à l'orient du jour dans le thème du hasard objectif. Le Soleil est dans le signe de la Vierge dans le thème de Mimi Parent et de Jean Benoît. Le Cancer est au milieu du Ciel du thème du jour. Le Soleil est dans le signe du Cancer, dans le thème de Radovan et de Marianne Ivsic. Ce noeud de rapports signe le groupe lui-même et l'instant cosmique de leur acte. Surabondance d'aspects ce jour-là, comme les cours d'eau d'un riche bassin fluvial, mais axe nettement occupé du fleuve solsticial Cancer Capricorne qui les draine. Banquet de la règle et de l'exception.

Cet axe des solstices est marqué par les oppositions d'astres et d'étoiles fixes de première grandeur, Sirius et Vega, dont les valeurs transcendantes sont transmises à l'actualité par des rapports d'angles contingents.

En effet, il s'agit dans ces solstices de l'axe polaire de la zone zodiacale, de la coïncidence durant le XIX) et le XX° siècles avec les étoiles fixes de première grandeur Sirius et Vega, des pôles de l'axe du Soleil noir, puis du déplacement des pôles de l'axe de la Lune noire, qui illustrent singulièrement la période actuelle, du passage en opposition violente de Mars et de Saturne, ce dernier lentement rejoint par Jupiter. Enfin, pour le jour même de l'incident, le 2l décembre l960, l'entrée du soleil dans le solstice du Capricorne.

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Précisons qu'il s'agit de corrélations astrologiques sans causalité déterminante, de la mise au monde d'une période agitée ou révolutionnaire, offerte aux contenus de consciences

des rapports de l'homme et du monde. Alchimie ouverte dont les hommes comme ouvriers portent la responsabilité. Suggérons brièvement que les quatre pôles des deux axes du Soleil noir et la Lune noire sont en apogées-périgées en mode géocentrique, la projection capitale sur l'écliptique des valeurs du second foyer des orbites, donc des rapports de signification alchimique du Soleil, de la Lune et de la Terre. Ces Apogées-Périgées correspondent à des significations dialectiques inverses de liens et de noeuds, ondes et corpuscules d'une

valeur unique. Ainsi ces polarités d'Alpha et d'Omega du Soleil Noir, de Lilith et du Priape pour la Lune Noire, sont ce qu'un lieu de présence et de mystère est à un noeud de rapports

et d'énigme. Or dans un noeud, le lien de la corde trouve un cheminement caché, si bien qu'on peut comprendre qu'un dénouement caché est contenu dans le noeud de l'énigme.

Alpha est donc à Omega ce que d'abord une relation est à un noeud. Par contre, Lilith sera à Priape ce qu'un noeud est à un dénouement; ce que la cime de la corne d'abondance est à l'avalanche de son embouchure.

À ces valeurs de Soleil Noir et de Lune Noire va s'ajouter la puissante et complexe dialectique du Dragon et de la Bête, celle-ci appelée queue du Dragon en Astrologie, connue de temps immémoriaux, qui sont les noeuds lunaires du croisement des orbites du Soleil et de la Lune. Ce sont les lieux de leurs éclipses, donc de mort et de Résurrection. Or, l'Orient du thème du Hasard Objectif, à l'heure. exacte où il se produit coïncide justement avec ce Dragon du Seuil. Instant privilégié pour la conscience audacieuse du poète. Et ce 2l décembre l960 est aussi, avec l'entrée du Soleil dans le Capricorne, celui de la plus longue nuit de l'année où le Soleil connaît son mourir annuel pour une nouvelle naissance. L'importance céleste de la date et de l'heure où s'est produit le Hasard Objectif étant dégagée, quels sont les rapports du thème des acteurs (opérateur-opérée) avec cet instant ?

l) La Lune d'Ivsic en Capricorne est dans le même signe zodiacal que le Soleil de l'instant : valeur de complémentarité complice.

  1. Conjonction du Dragon, dans le thème d'Ivsic avec l'Ascendant lunaire dans celui de l'instant (appelé PART DE FORTUNE) relation de la chambre noire devenue l'objectif

de l'appareil photo... et du Hasard.

  1. Situation bien dialectique du Soleil d'Ivsic à zéro degré du signe du Cancer exactement à l'opposition du Soleil de l'instant, à zéro degré du Capricorne, donc sur cet axe solsticial des signes déjà remarqué. Or, en mode géocentrique, à l'opposé du degré zodiacal du Soleil qui éclaire de ses rayons la Terre au centre de l'ensemble, se situe analogiquement l'envers de la Terre exposée aux rayons du Soleil : négativement, la face du cône d'ombre, positivement, Terre de Nuit, Terre du ciel étoilée où l'ombre s'appelle “ le double ”. Ame naturelle incarnée dans l'Astre, dans les thèmes alchimiques, qui puise ses sources profondes de vie dans la nuit de ses racines. C'est l'image de cet Arbre que dévoilera sur la photo l'éclair fulgurant de l'illumination végétale autour du “ charbon ”. Cet éclair absolu de l'instant dans le lieu, c'est celui du passage du Seuil; seuil de l'exposition dont, en en calculant l'extrême limite, les savants atomistes anglais disent qu'il taquine la queue du Dragon !

Rapport entre le thème du jour et celui de l' “ opérée ” Mimi Parent :

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l) Méridien du thème de Mimi Parent en conjonction au Dragon du Seuil du thème de l'instant : rencontre d'un sommet personnel latent avec le Seuil du monde le 2l décembre l960.

  1. Queue du Dragon dans le thème de Mimi Parent en conjonction à la Lune dans celui de l'incident, c'est la rencontre du lieu personnel de la chute du Seuil avec la Lune ce jour là.

  2. Conjonction du Soleil de Mimi Parent avec l'Orient (ascendant) du thème du Hasard Objectif : rapport du lieu de la source de vie chiez la femme (qui serait chez l'homme dialectiquement, le corps de son être, la Lune étant le corps de l'être chez la femme) avec le degré zodiacal qui donne sa réalité à la minute de l'incident.

  3. Juste à l'ouest du thème de Mimi Parent surgit l'extrémité de l'axe de la Lune Noire calculée pour l'année de sa naissance en coïncidence exacte de l'autre extrémité d'axe de cette Lune Noire pour le jour du 2l décembre l960. Position remarquable, où les pôles inverses coïncident, dénouement du Priape Lunaire chez Mimi Parent rencontrant le noeud de Lilith du jour. Ici s'ouvre la cage où les oiseaux prisonniers de Lilith vont s'affranchir de son esprit. Dialectique de la cime et de l'avalanche, de la nécessité et de la liberté, du Serpent de la connaissance et de l'Oiseau de l'amour, de l'unique nécessité face à tous les possibles aussi angoissants qu'enivrants. Dans le serpent les membres sont encagés comme dans la momie, habillés de silence menaçant. Au contraire dans l'Oiseau, le tronc de son corps disparaît sous une floraison de plumes et d'ailes : au sang froid de la réaction du serpent, s'oppose le chant passionné de l'oiseau. Ou combat de tous les oiseaux dans l'Aigle contre le serpent, jusqu'à l'union de l'aigle et du serpent dans l'Absolu du Quetzacoat, ou libération des oiseaux pour les ivresses délivrées.

La formule d'André Breton (Dans les yeux chardon de Mimi...) correspond parfaitement à cet axe de la lune noire qui s'inscrit dans la réalité physique de l'ascendant du thème de Mimi Parent, Le chardon est très visible sur le document, au milieu de la floraison lumineuse qui se dénoue autour de lui Il en est la piquante nuit d'austérité, comme une Lilith farouche au milieu des éclats de Priape.

On peut rattacher à ces pôles de significations astrologiques les arcanes correspondants du Tarot ; le Tarot étant à l'astrologie ce qu'une conjugaison du verbe est à l'alphabet de l'univers des correspondances. Noter seulement le rapport flagrant de l'image photographique avec l'Arcane XII, le Pendu Priape et l'Arcane XVI de la Tour foudroyé.

De la flagrance de tous ces rapports inscrits dans le Ciel et dans les arcanes de leur valeur à leur déflagration dans le hasard objectif, jusqu'à leur communication publique, conséquence de la qualité de ce hasard même, la conscience des poètes dans la poésie du Monde devait en témoigner.

Jean CARTERET.

P.71

NOTES

RAPPORT DE LA SOCIÉTÉ ODÉON-PHOTO 110, boulevard Saint-Germain, Paris (6°).

(extraits)

Le phénomène bien connu des photographes, encore que les techniques modernes tendent à l'éliminer de plus en plus, est dû à des décharges d'électricité statique.

Lorsqu'un corps non conducteur de l'électricité (verre, ébonite, celluloïd, etc.) est frotté à sec avec une substance isolée conductrice ou non, la surface du corps non conducteur se charge d'électricité que l'on qualifie de statique, car elle demeure là où elle s'est formée. Ce phénomène est provoqué par 1'arrachement d'un électron à l'un des atomes d'une des deux surfaces frottées, laissant celle-ci chargée positivement...

Plusieurs facteurs peuvent influencer la quantité d’électricité statique produite sur un film et justifier la formation d'effluves.

1° La conductibilité de la substance frottée : c'est-à-dire du support film.

2° L'intensité du frottement : dans un appareil courant, l'accumulation de gélatine râclée sur les couloirs est une source certaine de formation d'effluves.

3° Conductibilité de l'air : l'air sec est un des meilleurs isolants électriques que l'on connaisse et qui favorise la formation d'électricité statique. Nous n'entrerons pas dans le détail des différents procédés d'ionisation de 1'air, mais nous dirons simplement que son humidification est un moyen simple pour éviter le phénomène d'effluves. A cet effet, les locaux de stockage des films, les laboratoires de traitement, auront une humidité relative d'environ 80 % d'eau pour une température de 20°.

Au stade de la fabrication, de grandes précautions sont prises pour éviter le phénomène des effluves qui, à part de rares exceptions, est maintenant éliminé...

Comment se préserver des effluves : Les marques d'effluves sur une émulsion négative sont toujours noires, leur densité varie du gris le plus clair au noir le plus intense. Ils sont généralement de forme arborescente, avec un tronc central et des branches principales et secondaires. Il faut signaler les effluves se produisant en cours de manipulation du film et qui peuvent être en forme d'éventail...

L'un des gérants : R. PINON.

P.72

NOTES

FRESNES ET L'ALGÉRIE

Sur une plaque placée à l'entrée de la Maison d'Arrêt de Fresnes, on peut lire l'inscription suivante: “ Les anciens de Dachau à leurs camarades de résistance détenus à Fresnes sous l’occupation. 22 mai 1960. ” Depuis le 27 janvier 1961, Pierre Hespel, ancien de Dachau, est enfermé à Fresnes. Son crime : s'être efforcé de maintenir entre le peuple français et le peuple algérien, la solidarité révolutionnaire internationale radicalement mise en veilleuse par les organisations “ d’extrême-gauche ”.

On a rappelé à cette occasion la médaille de la Résistance et quelques autres distinctions honorifiques qui lui avaient été décernées il y a une quinzaine d'années. Tel que je le connais, Pierre Hespel a dû bien rire : il tient en réserve quelque chose de bien plus précieux, un certificat de “ bonne résistance ” signé Georges Bidault, président du C.N.R.! Cet homme dont l'incurable optimisme comme l'intelligence politique n'ont cessé de m'étonner, l'ouvrier

maçon Pierre Hespel, entré à quinze ans dans l'action clandestine contre le nazisme, avait compris depuis des années ce que les juristes tatillons et les économes circonspects de “ l’Express ” ou de “ France-Observateur ” se sont toujours refusés à admettre : qu'il n'y avait pas à “ Jeune Nation ” d'autre réponse que “ Jeune Résistance ”...

Tandis que d'un complot à l'autre, se maintient la scandaleuse indulgence du pouvoir à l'égard des trublions galonnés et de la canaille algéroise, la libération de Pierre Hespel et de ses camarades doit être réclamée et obtenue. Nous avons besoin d'eux aujourd'hui, et demain ils nous seront plus précieux encore.

José PIERRE.

La rédaction de La Brèche approuve pleinement cette déclaration et s'associe de tout coeur à la campagne en faveur de la libération de Pierre Hespel et de tous les anti-colonialistes français et algériens, ainsi que de l'amnistie des déserteurs et insoumis.

La Rédaction

LETTRE OUVERTE A VLADIMIR NABOKOV

Monsieur,

Lors d'une interview que vous avez accordée à Mme Anne Guérin, vous vous êtes cru autorisé, au nom sans doute de votre “ morale très morale ”, à faire état d'un certain nombre de vos aigreurs biliaires. Mon estomac n'est pas sensible, je vous l'assure, mais vos propos orduriers me donnent la nausée.

Vous ignorez sans doute, Monsieur,

P.73

qu'à notre époque, et plus précisément en France à l'aube de 1961, le seul fait d'associer le vocable de police au nom d'un homme est de nature à le compromettre gravement. Or, ce vocable, vous l'associez au nom de celui qui fut le plus grand esprit de son siècle, le Docteur Sigmund Freud, que vous qualifiez par ailleurs de “ charlatan de Vienne ”, ajoutant que “ la psychanalyse, a disgusting racket, a quelque chose de bolchevik : la police intérieure ”. Je passerai sur l'ineptie de vos considérations touchant les rapports de l'art et de la sexualité, mais vous me permettrez d'attirer votre attention sur le caractère hautement révélateur de la substitution de notes, dont vous êtes responsable, lorsque, projetant de “ démolir ”, tout au long d'une conférence, Dostoïevski que vous “ n’aimez pas ”, vous vous voyez contraint de bafouiller sur Tchékov.

Vous ignorez que l'Amour ne se satisfait pas d'arrangements, moins encore d'arrangements “ presque scientifiques ”, aussi ne voyez-vous que pornographie dans l'oeuvre du marquis de Sade qui - s'il ne faisait pas comme vous de la littérature - avait de l'Amour une idée autrement périlleuse, et là je m'entends, que celle qui consiste à en faire une misérable acrobatie cycliste.

Vous ignorez enfin, ou vous feignez d'ignorer, lorsque vous déclarez - insultant ainsi les bolcheviks à qui, nous assure-t-on, vous “ en voulez ”, - “ Il n’y a eu qu’une révolution russe, celle de février qui a porté Kerensky au pouvoir ”, vous ignorez dis-je, que Lénine a dit de Kérensky que c'était un “ petit fanfaron ”, et Trotzky, que “ ses meilleurs discours ont valu ce que pourrait valoir de l’eau richement pilée dans un mortier ”, et d'ajouter: “ En 1917, cette eau était bouillante et donnait de la vapeur. Cela put faire une auréole ”. Peut-être, à la faveur de vos élucubrations, accordez-vous cette auréole au front de votre Cher-Papa-barine-ministre-sans-portefeuille, au sujet duquel vous évoquez ce “ merveilleux cas de lévitation ” non sans rapport avec votre préférence pour le mouvement masturbatoire des ascenseurs.

Je ne m'attarderai pas à démontrer ce qu'il y a d'aberrant dans votre haine des idées générales et me bornerai à vous rappeler que le fait de “ franchir le fossé qui sépare les idées particulières des idées générales est déjà le propre des grands esprits ”, ce que vous n'êtes pas.

On nous assure qu'à soixante et un ans vous continuez de révéler la variété de votre talent d'écrivain ; je ne doute pas un instant que ce ne soit dans le domaine de la diffamation.

C'est pourquoi, Monsieur, considérant que vous êtes un notable ignorant doublé d'une habile canaille, vous souffrirez que je vous somme, pour l'avenir, de fermer votre gueule.

Veuillez croire, Monsieur, à la sincérité qui me dicte les lignes ci-dessus.

Arsène BONAFOUS-MURAT.