MÉLUSINE

titre de la revue Bief

Bief n°8, 15 juillet 1959

SOMMAIRE
L'Hénaurme
Rdv Marcel Duchamp et André Breton
Gérard Legrand L'alphabet retrouvé
Marianne van Hirtum Ah
Alain Joubert La belle étoile
André Breton Un peu de savon noir
Gérard Legrand Sur la pointe des pieds
Robert Benayoun De sucre et d'épices
Jean-Claude Silbermann Les blancs-seings de Guillaume
José Pierre Faux frère
Jean-Louis Bédouin Attention fragile
Joyce Mansour Genève
Guy Cabanel Bile d'été
Radovan Ivsic Quadrature
José Pierre Pas de pitié pour les chèvres

P.2

L'HÉNAURME

Périodiquement, on nous annonce que les costumes d'une cavalcade destinée à commémorer Badinguet sont surréalistes, ou qu'un prétendant à la main de Margaret fait des portraits surréalistes, et néanmoins « féodaux », sans doute. Nous n'avons ni les moyens ni le goût d'enseigner le sens exact du mot surréalisme aux barbouilleurs de la chronique (pour ne rien dire de la presse parlée). Mais l'utilisation désordonnée, voire frauduleuse, de ce terme, n'en doit pas moins être condamnée.

Aux lecteurs de BIEF, nous suggérons de relever les formules de cet ordre qui leur paraîtront les plus démesurément abusives et de nous les faire parvenir. Ceci n'est pas un concours ; mais nous pensons que nos amis se feront un plaisir de traquer en notre compagnie l'ignorance et la malveillance dont est l'objet le seul mouvement de pensée actuel qui persiste et signe. Joignant la prétention à la sottise, les deux « perles » ci-dessous ne limitent pas pour autant, à la seule « critique d'art », le champ de notre mépris :

« Le surréalisme est une tendance naturelle à l'esprit de l'homme. Il a toujours existé et la peinture ancienne possède de nombreux exemples d'artistes puisant dans la réalité souvent la plus objective, les éléments du fantastique. Néanmoins il est des périodes où le surréalisme devient plus sensible à notre intelligence; ainsi il y a quelques années où il prit une importance réelle dans les arts, beaucoup plus significative sur le plan littéraire que sur le plan plastique, il faut bien l'avouer.

...Chirico et Magritte, comme d'ailleurs Dali à certaines époques, appartiennent à ce groupe dont on se demande si la couverture surréaliste n'a pas caché chez eux les plus mauvais rêves. » (Jean-Albert Cartier, « Petites expositions pour grands amateurs (sic) ». Combat, 23 juin).

« Que font ici les surréalistes? La question peut se poser. Evidemment il y a Labisse, Coutaud, Matta, Léonor Fini, mais qu'apporte cette peinture, si ce n'est le témoignage d'un univers définitivement fermé sur lui-même ? »
(Jacques Dopagne, compte rendu du Salon de Mai, XXe Siècle, n° 4, juin 1959).

En ce qui concerne ce dernier cas, on peut se demander si M.G. di San Lazzaro manque de paillassons au point de devoir engager le styliste capable d'écrire : « autant de noms dont les envois sont à signaler », et « les œuvres semblent (...) répondre chacune à sa façon à ce pour quoi elles sont faites », et même —- toute appréciation d'un autre ordre à part — « Picasso n'ajoute ni n'enlève rien à ce Salon »!

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Rdv Marcel Duchamp et André Breton

MARCEL DUCHAMP
et
ANDRE BRETON
préparent un rendez-vous exceptionnel
(Décembre 1959 - Janvier 1960)

Vous en saurez davantage en lisant BIEF « jonction surréaliste » dont le prochain numéro paraitra le 15 octobre

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L'alphabet retrouvé

« Rien n'est plus vivant de nos jours, comme de tous temps, rien n'est plus essentiel à notre vie que le surréalisme. » Pareil enthousiasme n'est pas la seule raison que nous avons de saluer la très remarquable étude de M. Jean Roudaut (Cahiers du Sud, n° 350) sur « les inconnues poétiques du xviII® siè- cle ». Linteau modeste, au seuil d'un panorama où la plupart des problèmes de la poésie sont présentés d'une manière à laquelle, malgré certains flottements et quelques estimations précipitées, nous n'avons rien à redire. On connaissait de réputation les physiciens « bricoleurs » qui, en construisant des clavecins optiques ou gustatifs, préludaient sous le regard attentif de Diderot aux correspondances baudelairiennes; on connaissait surtout la dette du romantisme, et notamment de Nerval, envers ces linguistes aventureux, imprégnés d'ésotérisme, dont Court de Gébelin reste le plus prestigieux exemple. Mais entre ces deux parcours, au possible susceptibles d'éveiller notre attention, les contacts en profondeur n'avaient jamais été repérés. Plus qu'au jeu des rapprochements historiques, c'est à l'élucidation de l'esprit commun présidant à ces relais que s'est attaché M. Jean Roudaut. On retiendra à cet égard son aperçu décisif, — pour remédier à cette anarchie de nos sensations qui désolait Fourier, — sur la réunification du langage par la prise en considération simultanée, telle qu'elle se produit dans le poème, de ses diverses dimensions. Ce n'est plus seulement le mot qui est un polyèdre, - pour reprendre la géniale formule de Jarry, — c'est tout le langage qui doit, par le développement de ses facettes, s'égaler à l'infini concret et le réintégrer dans l'Un. Médiateur entre le monde (dont les métamorphoses ne dépendent pas au premier chef de bouleversements économiques) et l'homme (qu'il ne semble point au pouvoir de l'homme de transformer); le langage est le point essentiel où faire peser le désir de « changer la vie ». Il semblera paradoxal que cette fondation de la poésie apparaisse à propos des discours rimés, aussi prolixes que vides, d'un siècle qui ne fut « grand » que dans d'autres domaines : M. Jean Roudaut ne dissimule pas le cruel écart qui sépare alors les pressentiments des penseurs, quant à la nature de la Parole, des réalisations plus que médiocres de « l'épopée ». Toutefois, l'abondance des « poèmes » au XVIIIe siècle n'a pas seulement suggéré à M. Jean Roudaut la réhabilitation de l'alexandrin, telle qu'on prétend nous y intéresser une fois par an ; il a cru apercevoir en filigrane « une série de dessins oni- riques », analogues au vautour obsessionnel décelé par Freud là où Léonard voulait seulement équilibrer une mise en pages de rayons et de pénombre. Ne serait-ce point une illusion, mieux justifiée s'il s'agissait de l'Illiade ou de Lucrèce ? Mais l'idée que l'inconscient se manifeste « non seulement dans les images, mais qu'il peut également sous-entendre la logique d'un discours » où les rapports de volume joueraient un rôle de suggestion énigmatique, cette idée reste de celles dont nous pouvons parfaitement faire notre bien. Parlant d'une « organisation du poème », encore convient-il, avec l'auteur lui-même, de n'y voir ni une généralité abstraite ni une pseudo-synthèse anecdotique, mais, - au témoignage expresse de Hegel, — un principe animé irradiant constamment l'ensemble par « une action secrète venant de l'intérieur ». Et nous savons, aujourd'hui que Freud a donné une vérification expérimentale aux sublimes pressentiments du romantisme allemand, quelle vie l'irrationnel mène précisément à l'intérieur de la raison la mieux armée. C'est d'avoir admis l'ordre sous sa forme la plus dérisoire, la logique sous sa forme la plus algébrique, que les contemporains de l'Encyclopédie ont totalement échoué en poésie. C'est, aussi, pour avoir travaillé à l'usage des gens du monde, dont la frivolité ne le cédait en rien à celle de nos plus gamins « académisables » : à l'inverse, Sade et Rousseau, les grands poètes d'alors, sont les moins « hommes d'esprit » qu'on puisse imaginer. Certes, lorsqu'il nous suggère de mettre l'accent sur l'Ode à Charles Fourier plutôt que sur l'Union Libre, M. Jean Roudaut méconnaît les possibilités dialectiques dont il reproche si justement le manque aux rimeurs du style Louis XV. Le surréalisme n'a pas feint de « mettre entre parenthèses » la nécessité d'uné stratégie rationnelle dans le « dérèglement de tous les sens », puisqu'il s'est proclamé systématisation de cet automatisme qui, sur des modes divers, s'impatiente derrière les grands poèmes « organisés » de Hugo, explose à travers les Illuminations de Rimbaud et enfin invente le « mouvement perpétuel » chez Lautréamont. Il est d'ailleurs frappant que M. Jean Roudaut, qui croit voir sans enthousiasme particulier la poésie « ouverte » d'aujourd'hui s'accomplir du côté de James Joyce et d'Ezra Pound (?), ne prononce pas le titre de l'œuvre où les vœux qu'il émet se sont déjà une fois accomplis, où « l'arrangement » même des parties forme une manière de vaste métaphore, et où la poésie de l'avenir peut encore aller prendre plus d'une leçon d'audace, tant dans l'image jaillissant « de la rencontre de deux paragraphes » que dans l'utilisation du « progrès » scientifíque à l'état d'épaves. Œuvre qui n'a point même dédaigné l'étiquette de « roman » : le sixième Chant de Maldoror.

Gérard LEGRAND.

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AH

ce n'est pas de sa faute si elle est déchirée comme cela en petits morceaux : bandelettes volant par ici - papiers déchiquetés nageant par là. ce n'est pas tous les jours qu'il vous est donné aux pays des montagnes bleues, de se lisser les doigts — mais elle joue si bien l'endormie dans son grand lit de miroirs qui flotte encore sur un déluge — une heure va sonner - finie l'enfance, ses grandes fleurs de balatum - ses flammes rouges derrière l'œil des locomotives verticales. une chaise à vous tendue : comme elle a bien les pieds sur terre. elle disait que je divague, pourtant le voyage est terminé — j'aboutis presque sur son ventre blanc, venu des hautes lignées de feuillages qui se balancent devant les croisées - ah, carreaux bleus! - ah, matinées !

Marianne VAN HIRTUM.

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La belle étoile

Cela devait arriver: les nationalistes de la croix « celtique » ne sont plus seuls à salir les murs de Paris de leur pauvre symbole.
Depuis quelques semaines, la nuit, on trace aussi à la craie l'emblème pour le moins singulier du Parti Antisémite, inspiré du « cœur » de Charles de Foucauld. Plus habiles que leurs confrères de Jeune Nation qui essaient d'implanter à Paris le racisme anti-noir en insultant et en attaquant des étudiants de couleur (de préférence ceux qu'accompagne une femme blanche; peut-on rêver plus bel aveu d'ignominie sexuelle ?) les nouveaux champions de la pureté française espèrent réveiller la haine envers les éternels boucs émissaires en crayonnant des inscriptions du genre : « En Israël » et même « A Dachau ». Il y eut bien, dès la fin de la guerre, un public pour applaudir un chansonnier dont le nom m'échappe, c'est le cas de le dire. Ce spirituel Parisien, entrant en scène et se penchant vers les premiers rangs du théâtre, en scrutait longuement les physionomies avant d'articuler : « Ma parole, ce n'étaient pas des fours crématoires : c'étaient des couveuses ! ».
Ce délire exterminateur s'est trouvé contre-balancé par la parution sur les écrans du Procès de Nuremberg, film qui a failli, paraît-il, ne pas recevoir le visa des officiels. Si discutables qu'en soient le prétexte et l'intention, les documents qu'il rassemble ne témoignent que trop de la courte pente qui mène, en ce domaine, de l'indulgence à la complicité. Et surtout par la reprise de l'effrayant chef-d'œuvre d'Alain Res- nais et Jean Cayrol, Nuit et Brouilard. Moins audacieux que les nervis du parti soi-disant dissous de M. Sidos, qui sabotèrent à loisir la première projection des Tripes au Soleil, les jeunes nostalgiques de l'étoile jaune se sont gardés de manifester dans les salles où ressurgissait l'implacable vision des conséquences du nazisme. Le public, je crois, ne leur aurait que très difficilement pardonné leur sottise. Je m'entends.

Alain JOUBERT.

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Un peu de savon noir

« L'aimable animatrice du Bateau-Lavoir », comme l'écrit sans broncher l'extraordinaire supplétif que M. Favre s'est découvert à Combat, s'est attirée la lettre ci-dessous.

à Mme Jacobowitz
Le Bateau-Lavoir
16, rue de Seine, Paris

Paris, le 6 juin 1959

Madame,

J'apprends que vous avez cru bon de faire figurer des manuscrits de moi dans une exposition qui s'est ouverte hier à votre galerie. La présence de ces manuscrits tend à abuser les visiteurs et la critique en leur laissant supposer que j'ai pu être pour quelque chose dans cette manifestation, à tout le moins que j'approuve le choix des artistes représentés. Or ce choix, je le tiens à la fois pour confusionnel et pour arbitraire. De plus, on m'assure que, sans la moindre autorisation, vous produisez une lettre de moi à un tiers, ce qui est non seulement en violation de tous usages mais encore contraire à la loi. Cette lettre, je vous somme donc de la retirer, quitte à la remplacer par celle-ci, si vous tenez absolument à un autographe revêtu de ma signature.

Veuillez agréer mes salutations.

André BRETON.

Ajoutons seulement que la présence au « catalogue » de M. Chagall, l'insulteur de Freud et des premiers bolcheviks (*), alors qu'étaient absents Sandberg aussi bien que Toyen, n'a pas sauvé une exposition morte-née, dont l'échec suffirait à prouver, s'il en était besoin, que le surréalisme n'est pas encore de la compétence des souillons.

(*) C'est naturellement M. Jean-François Chabrun qui, dans l'Express du 18 juin, se fait l'écho complaisant des propos imbéciles du vieux clown : « J'ai fort bien dormi sans Freud », et, en 1913, à Lunartcharsky, futur ministre de la Culture de Lénine, qui l'interroge sur sa peinture : « Puisque votre Marx est si sage, sortez-le donc de la tombe, il vous expliquera ».

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Sur la pointe des pieds

« Par une démarche tout à la fois étonnante et simple, dans la manière même de son personnage », ainsi que l'écrit un de ses proches, Maurice Fourré a pris congé de ce monde voici quelques semaines, dans cette Anjou qu'il ne se résolvait à quitter que si rarement. Du moins la lumière hermétique qu'il avait su recomposer continue-t-elle à nimber, pour quelques-uns dont nous sommes, tout un versant du monde qu'elle préserve du tumulte. A l'automne doit paraître Tête-de-Nègre, dont il venait de corriger les épreuves. « Cette œuvre » nous dit-on encore, « était pour lui aussi précieuse que La Nuit du Rose-Hôtel ». L'étouffement, d'un genre si particulier, auquel « la critique » s'était complue, il y a dix ans, autour de cet ouvrage, n'était que la rançon d'une exceptionnelle résonnance poétique. L'ambassadeur de ce silence qui ne s'entend guère que du pays de Mélusine à celui de Merlin, nous a tendu pour jamais la rose, vibrante de fraîcheur, où le crépuscule du soir miraculeusement redouble celui du matin.

G. L.

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De sucre et d'épices

« La plupart de mes amitiés enfantines font naufrage au moment critique où se rejoignent le fleuve et le ruisseau, où mes chères petites, hier affectueuses, deviennent de banales connaissances dépourvues de tout intérêt. » Ainsi parlait Lewis Carroll de ces modèles qui devant lui, sous prétexte photographique, posaient dans les haillons les plus révélateurs qu'on puisse tolérer sous Victoria. « J'aimerais, ajoutait-il, non sans naïveté, les dispenser de tout costume : je ne vois pas pourquoi les formes adorables de ces fillettes devraient rester cachées. » Mais le charme se dissipait dès que les petites, par une malencontreuse coquetterie, relevaient leurs cheveux.

C'est autour de la quatorzième année que Nabokov, L'auteur de Lolita, situe la floraison de ce qu'il nomme la « nymphette », sans doute parce qu'à cet âge précis les chants de l'expérience empiètent confusément sur ceux de l'innocence, et aussi parce que l'attrait trop réprimé de l'impudeur dispose alors certaines plantes à l'exercice d'une perversité sans fards. Pour Nabokov, la démonialité de la nymphette est d'une évidence presque séculaire. Encore n'en est-il pas à la nomenclature, qui lasserait jusqu'aux vieux messieurs.

L'innocence de Lewis Carroll permettrait à quiconque ne guigne pas les petites filles de savourer chacun de ses dilemmes avec délices attendries. Mais Nabokov, lui, nous désarme par une sorte d'autoscopie burlesque, par une surenchère lyrique, exercée, semble-t-il, à ses propres dépens, et qui nous précède si bien dans l'agacement qu'il nous dérobe de toute notion scandaleuse. Tout en nous faisant participer malgré nous aux tourments physiques de son héros, il le tient à distance par la vertu d'un mépris goguenard, qui sans exclure la complicité, se dispense de l'analyse.

Cet humour rouge (serait-il russe ?) a le don d'exclure enfin le sordide du roman scabreux contemporain, tout en poussant le libertinage vers le contrepoint des rythmes atonaux. Par la surenchère du picaresque, le roman noir surpris se retrouve entier dans cette équipée de motels. Dans sa sottise exaspérante de tomboy éprise d'ice-creams et de comics Lolita nous offre en outre le visage européen des U.S.A. qui aux antipodes de Kafka sanctionne un cosmopolitisme de plus en plus avoué des mœurs sensuelles.

Lolita, il faut bien le dire, n'aurait pas pu naître dans les parages de Minou Drouet.

Robert BENAYOUN.

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Les blancs-seings de Guillaume

« — Heureuse fureur, dit Tristouse. Vous n'êtes pas poète Paponat, vous avez appris des choses qui valent infiniment mieux que la poésie. N'est-ce pas Paponat, que vous n'êtes nullement poète ?
« — En effet, ma chère, répondit Paponat, j'ai versifé pour m'amuser, mais je ne suis pas poète, je suis un homme d'affaires excellent et nul ne s'y entend mieux que moi pour gérer une fortune. » (Guillaume Apollinaire, Le Poète Assassiné).

Sous le signe de l'amnésie volontaire a été inauguré, le 5 Juin, à la mémoire de Guillaume Apollinaire, un buste de Picasso représentant une femme de ménage. De nombreux flics, triés parmi les plus poètes d'entre eux, avaient été conviés à la cérémonie afin, sans doute, de protéger d'une éventuelle agression, nommons, une fois n'est pas coutume, M. Jean Cocteau, de l'Académie française, et M. André Salmon qui pourtant n'a plus guère à craindre que de lui-même. Etant donnée « la quantité notable d'importance nulle » de ce dernier, je me contenterai de souligner le thème, décidément à la mode, de son discours : « Guillaume Apollinaire-m o r t-pour-la- France... », thème si épuisant que M. Salmon dut bientôt se taire et passer ses feuillets à plus vaillant. M. Cocteau, dont le discours ouvrait la cérémonie, eut la prudence de commencer une demi-heure avant l'heure annoncée par la presse. Je lui sais gré de cette défilade car mieux vaut encore lire les restes de ce qu'il écrit, que d'en avoir, par sa bouche, la primeur. C'est, entre autres, à cause de toutes les pré- cautions dont il enveloppe le moindre de ses actes qu'il y a quelque agrément à démasquer ce spécialiste de l'abus de confiance sans danger. M. Cocteau commet un faux témoignage lorsqu'il affirme : « ...le vrai buste de Guillaume, je l'imagine coulé dans le vide qu'il laisse et qu'il laissera même dans un monde qui n'aura pas eu la chance de le connaître en personne et de tenir entre les siennes ses mains d'archevêque, d'alchimiste, d'artisan et d'ami ». Non seulement les mains d'Apollinaire ne se seraient pas tendues vers l'auteur de ce galimatias pour qui il ne cachait pas son mépris, mais elles se seraient plutôt refermées, « dans le vide », sur le cou de M. Cocteau, devant pareil éventaire d'images et de métaphores hydrophiles. « Guillaume », par- ci, « Ami », par là.... c'est à croire que M. Cocteau ne se souvient pas qu'Apollinaire l'avait pris pour modèle lorsqu'il créa le personnage du « fopoîte Paponat » qui, dans « Le Poète Assassiné »,participe, sans se salir les mains, au meurtre de Croniamantal. Au fait, de quoi s'agit-il d'autre ?

Jean-Claude SILBERMANN.

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Faux frère

M. Chagall soigne beaucoup sa publicité depuis quelque temps : ce ne sont qu'interviews à droite et à gauche, articles toujours enthousiastes, etc. Libre à lui (libre à nous de constater aussi que cela va de pair avec le radotage pictural qui, chez lui, n'a fait que s'accentuer au cours des dernières années). Là où il passe les bornes, c'est dans ses souvenirs publiés par « France-Soir » (du 20 au 23 mai). Non content de s'apitoyer continuellement sur ses propres malheurs, sa suffisance de parvenu se manifeste par un mépris évident de ceux-là même qui l'ont servi, Apollinaire ou Vollard. Mais c'est à propos de Soutine qu'il se laisse aller aux plus fielleuses confidences : il ne cesse d'insister sur la laideur, la saleté, la grossièreté de son camarade de « La Ruche ». Pourquoi ce torrent de rancœur abjecte ? Peut-être parce que Soutine demeura jusqu'au bout le « possédé » intégral et non un habile simulateur de naïveté. M. Chagall (ou Chacal, disait Arthur Cravan) devrait savoir qu'il y a quelque chose de pire que la laideur : c'est de salir la mémoire d'un compagnon de misère. Soutine est mort et personne ne peut le défendre ? Si : l'admirable portrait que fit Modigliani (encore un que Chagall ne porte pas dans son cœur, mais il n'ose pas trop le montrer) de son ami. C'est le seul visage de Soutine auquel j'accorde créance : tout autre est un faux témoignage.

José PIERRE.

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Attention fragile

Seize pages ronéotypées sous couverture noire : le numéro 0 de Fragile. Le contenu dément le titre, qui peut s'entendre par antiphrase. Ce qui est dit dans cette revue ne manque ni de solidité ni de courage. Qui parle ? Un petit groupe de jeunes gens qui « prennent pour fondement de leur pensée un esprit d'indépendance intégrale, mettant en cause systématiquement toutes les données de la société présente, auxquelles il convient, plus que jamais, d'opposer une attitude d'intolérance doublée du plus profond mépris ». Ils sont partisans de la licence totale dans la création poétique et artistique, telle que la définit le « Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant », de L. Trotsky et A. Breton. Ainsi se présentent Gilbert Duvernois, Yves Lemaître, Bernard Pêcheur, Yvan Aussenac, Alain Sumerly, pour lesquels la jeunesse n'a de sens qu'à condition de se porter à l'extrême pointe du combat « pour la liberté et pour la vie ». Hostiles à toute entreprise de division de l'homme en lui-même ; refusant de séparer la cause de la révolution sociale de celle de la liberté de l'esprit, les animateurs de Fragile devraient se porter d'emblée sur des positions très proches de celles du surréalisme. Leur attachement à « l'écriture automatique et à toutes les formes d'investigation du subconscient » nous est garant de la profonde unité d'intention qui existe entre eux et nous. Celle-ci fait souhaiter que Fragile devienne rapidement l'instrument d'interventions plus amples, auxquelles tout semble destiner ses collaborateurs. Qu'ils soient assurés de tout l'appui que nous leur pourrons fournir.

Jean-Louis BEDOUIN.

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Genève

De mon lit j'imagine l'étrange quiétude du cimetière. Je me trémousse à l'idée du sang répandu; mes joues brûlent, mes dents immondes croquent le harpon glissant de la démence et je râle dans le noir comme une langouste aplatie.

Une touffe de tes cheveux titube sur la tombe. Ma poitrine se gerce de mille vaguelettes agitées ; je crois entendre les cris de nos parents, ces ténias sans opacité même dans la douleur, — qui sillonnent les allées aux murs maussades de mousse. Ils crient et se lamentent, propageant mon plaisir aux spasmes coulissants jusqu'au fin du fond du jardin. Beau jardin aux silences de pommes de pin, aux rêves de marbre et de poulpes, aux sortilèges de blatte et aux douces odeurs de femme. J'écraserai mon cigare dans ton œil poché de veilles, j'écraserai ton pénis de mon talon éculé, je t'écraserai tout entier dans la puanteur de mon refus.

Ta voix perce la cloison. Tu te plains. Mon vagin se resserre. S'attendrir, et puis attendre...

Joyce MANSOUR.

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Bile d'été

Le dénigrement systématique de tout ce qui peut exalter l'homme, de tout ce qui peut l'élever au- dessus de sa condition, est devenu monnaie courante. Bien que je répugne à la besogne de boueur, je ne peux éviter d'écarter un tas d'ordures. Dans un récent numéro des « Lettres Nouvelles », M. Etiemble a cru bon d'exhaler sa hargne contre l'extrait d'une de mes lettres publié dans BIEF 1, au cours de laquelle je tentais de montrer le parallélisme qui existe à mon sens, entre le Surréalisme et le Zen.
Je tiens donc à faire observer que :

  1. Mon parallèle, qualifié d'inepte, sans même l'ombre d'un argument, se trouve cependant confirmé par Etiemble lui-même lorsqu'il écrit : « ...ces états illuminatifs ne constituent nullement des états de connaissance ; Denieville le dit fort bien : la prajna-paramita est une connaissance si étrangère au concept, à la distinction du sujet et de l'objet que, pour lui maintenir sa qualité de connaissance, il faut recourir à toutes sortes d'échappatoires et de faux fuyants ». On conçoit mal que M. Etiemble ait dû étudier le Zen si longtemps pour ne pas comprendre encore qu'il ne s'agit pas de connaissance. Il s'agit précisément de la fusion du sujet et de l'objet, de la résolution des opposés qui est le but du Surréalisme jusqu'à preuve du contraire, n'en déplaise à M. Etiemble dont l'organisme sans doute délicat, de son propre aveu, ne supporte pas ce genre d'expérience de l'absolu.
  2. M. Etiemble n'a pas vu ou n'a pas voulu voir qu'il n'existait pas d'opposition de fond entre la lettre de Tokyo et la mienne ; la première envisage le Zen sous son aspect social actuel, la seconde l'envisage sous son aspect intrinsèque.
  3. Comparer le Surréalisme et le Zen est peut-être une ineptie, mais soutenir que le quiétisme et le Zen ont quelque chose de commun, voilà qui passe les bornes. Les maîtres du Zen ont toujours rejeté avec la dernière violence tout ce qui pouvait y ressembler, et cela, M. Etiemble ne peut pas l'ignorer. Houei-Neng dit en effet :

« Moi, Houeï-Neng, je ne connais nul procédé,
Mes pensées ne sont pas supprimées,
Le monde objectif excite à jamais mon esprit,
Et à quoi sert de faire mûrir l'illumination ? »

Il faudrait donc savoir dans quel but M. Etiemble tente de rabaisser à ses propres dimensions une vérité qu'il se révèle incapable d'entrevoir, malgré ses quelques expériences d'un état « illuminatif » qu'il prend pour ce que les maîtres Zen nomment Illumination et n'est en fait qu'un sous-produit du bouddhisme dont il faut se débarrasser au plus vite lorsqu'on en est affligé. 4) Ce n'est pas par hasard que Voltaire est cité dans le courant de ce texte ; c'est le bout d'oreille rationaliste qui se montre ot qui tient absolument à sa condition de sujet bien distincte de celle d'objet.

Guy CABANEL.

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Quadrature

L'AIR

La folie s'empare des vaches du fermier angais Tom Barker depuis que l'on a installé une ligne à haute tension au-dessus de sa propriété. Il réclame dix millions de francs de dommages à l'Etat : espérons pour lui qu'il ne recevra pas, en tout et pour tout, un électro-choc.

L'EAU

Les grenouilles bleu ciel,
Les carpes turquoise
Et le muguet rose...

La poésie ? Non. C'est la mort, le réalisme: les changements de couleur de certains animaux et de certaines plantes ont été réellement observés sur les rivages des eaux du Rhône. On nous dit qu'il s'agit de la mutation génétique due à l'accroissement de la radio-activité dans cette région. Ces mutations, comme on le sait, ne donnent jamais lieu à des améliorations de l'espèce mais à des monstruasités.

Et si un jour les lyncheurs blancs mutent pour devenir des gens de couleur, des Bleus, restera-t-il au moins quelqu'un pour les lyncher à leur tour?

LA TERRE (à terre)

« Je ne suis pas méchant », déclarait en pleurs récemment un gangster à une papetière lorsque celle-ci, nullement effrayée par sa menace: « La caisse ou la mort » lui reprocha « gentiment son vilain métier ». Un peu plus tard il se jetait dans les bras des gardiens de la paix qui lui permettront bientôt, je suppose, de retourner dans sa petite chambre d'un hôtel situé dans l'Impasse du Curé, Paris (18°).

LE FEU

Pour revoir le pompier Aloïs, qui l'avait abandonnée, trouvant à la réflexion qu'elle était trop jeune pour lui, Agnès, une adolescente de quatorze ans de Eiseldorf (Allemagne), mit le feu à la maison familiale. Et, en effet, Aloïs apparut pour éteindre le brasier, mais ne daigna pas adresser la parole à la jeune fille.

Radovan IVSIC.

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Pas de pitié pour les chèvres

Les efforts des plus brillants économistes ont enfin découvert l'origine de tant de maux et de misères, la cause du sous-dévelop- pement des pays pauvres: cette brebis galeuse, c'est la chèvre.

Le Courrier de l'Unesco, il y a quelques mois, l'avait dénoncée à la vindicte générale. Le rapport concernant les Camps de Regroupement en Algérie, qui a été remis à M. Delouvrier, nous apprend que les autorités militaires françaises s'opposent à la présence des chèvres dans les villages regroupés. Puisque ces Camps ont pour effet, malgré tout, de conserver quelques spécimens de la population algérienne (c'est-à-dire de futurs fellagha, l'ingratitude étant l'amère règle en ce bas monde), une seule conclusion est possible : aux yeux du Haut Commandement, la chèvre est plus dangereuse que le fellagha !

Le destin de la guerre d'Algérie se trouverait-il sous la gencive de ce quadrupède dévastateur - moins dangereur à première vue pour la végétation que nos Comités d'Urbanisme? Dans ce cas, la campagne anticaproïque doit être menée tambour battant : il faut supprimer jusqu'à la trace de ce puant animal. Et pour commencer, que l'on retire des programmes scolaires cette révoltante « Chèvre de M. Seguin » qui n'a que trop excité la compassion de plusieurs générations de Français à l'égard de ce ruminant anti-national. Qu'on en profite aussi pour épurer l'Opéra, l'Opéra-Comique, les Music-Halls !

Ceux qui, par leurs objections sentimentales, font le jeu de l'ennemi auront beau nous accuser de prendre la chèvre pour bouc émissaire, ne nous laissons pas détourner de notre mission. Désormais, nous ne ménagerons plus que le chou !

J. P.