
Bief n°6, 15 avril 1959
SOMMAIRE | |
Réponses aux questions de février | |
Questions du mois | |
José Pierre | Pâques à la Villette |
Gui Lecrot | A propos de Nouvelle Vague |
NS | Printemps italien |
Jehan Mayoux | Diagnostic |
Alain Joubert | Toiles à matelas ou à dormir debout |
Gérard Legrand | L'espoir (version 1959) |
Gérard Legrand | Gyalpo Rimpoché |
Vincent Bounoure | De la rentabilité des orages |
R.B. | Eugène ou Le Pélican |
Radovan Ivsic | Chevelures migratrices |
Jean-Jacques Lebel | Continent retrouvé |
Alain Joubert | Le chemin du paradis |
Robert Benayoun | Tendre est la nuit |
José Pierre | Graine de coco |
erratum |
P.2
Réponses aux questions de février
1°) Vous est-il arrivé de reprendre un rêve à l'endroit où il s'était arrêté, un ou plusieurs jours auparavant ?
Il m'est souvent arrivé de reprendre la suite d'un rêve inachevé depuis quelque iemps; mais ce qui me paraît plus intéressant c'est le fait que mon esprit a créé des paysages et des heux qui sont soit totalement magmaires sort construits à partir de quelques éléments d'un décor réel où il m'a été donné de vivre.
Je porte ainsi en moi quantité de villes imaginaires (et en particulier une cité souterrame où tout n'existe qu'en fonction d'un hallucinant réseau de couloirs et de vores ferrées analogue au métro), des campagnes, des montagnes, des plages, des châteaua que périodiquement je viens visiter et où je vis des aventures diverses qui sont, soit totalement différentes, soit la reprise (à des nuances près) soit encore la suite d'anciennes histoires rêvées il y a plusieurs semaines, ou même années.
Il m'arrive aussi de savoir, en rêvant, que je rêve, que le lieu où je suis m'a déjà été présenté en un rêve antérieur, et même, à l'avance, comment se dérouler et se termmer l'aventure que je suis en train de vivre. Je dois ajouter qu'il me semble y avour des cycles d'aventures attachés à chaque lieu, aventures qui se reprennent, se corrigent ou se continuent les unes les autres dans une atmosphère dominante particulière (...). Dans mes rêves les thèmes de la bumière du soleil et de la mer, — l'eau où je me plonge avec délices - sont étroitement associés au thème de la quête achevée, du paradis retrouvé.
Guy BEATRICE (Grenoble)
★
Oui, cela m'est arrivé il y a environ trois ans. Je rêvai que je me trouvais chez des parents, dans un mas. Sur l'aire qui s'étend près de la maison il y avait un magnifique grenadier portant des feuilles rouge-vif, bruissantes comme si elles avaient été métalliques, et de très beaux fruits.
Peut-être un mois après, je rêvai que je me trouvais à nouveau devant cet arbre. Mais il avait perdu ses feuilles et il ne restait plus que les grenades. Je me rappelai alors distinctement l'avoir un la dernière fois avec des feuilles rouges, et je ressentis une étrange impression de vide, en même temps que tous mes sens étaient très aiguisés et agissaient comme en surimpression.
Seul un raisonnement critique que je fis malheureusement à mon réveil, me permit de savoir que j'avais rêvé car j'avais, — et j'ai encore — émotionnellement la certitude d'avoir vécu cette scène.
René GARDIES (Montpellier).
★
2°) Comment se fait-il que la section pratiquée au couteau dans une pomme à dessein de la diviser en ses deux moitiés, aboutisse si fréquemment à une division analogue de la queue, qui parait si improbable à priori ?
Je ne sais : l'autre côté du miroir ?
Guy BEATRICE
Les questions du mois
1°) SI L'OCCASION VOUS EN ETAIT OFFERTE, ACCEPTE- RIEZ-VOUS DE CHANGER DE SEXE A INTERVALLE REGULIER, UN JOUR SUR SEPT PAR EXEMPLE? QUE FERIEZ-VOUS ALORS ?
2°) SI VOUS AVIEZ LA POSSIBILITE D'ORGANISER UNE PROPAGANDE DE GRAND STYLE EN FAVEUR DU MALTHU- SIANISME DEMOGRAPHIQUE, SUR LEQUEL DES MOYENS SUIVANTS SE PORTERAIT VOTRE CHOIX, ET POURQUOI: DIFFUSSION DES PRODUITS ANTICONCEPTIONNELS, IN- CITATION A LA CONTINENCE, ENCOURAGEMENT A LA SODOMIE HETEROSEXUELLE ?
3°) LA MORT: MALE OU FEMELLE ?
Pâques à la Villette
(Essai d'exégèse biblique)
Mon premier mouvement lorsque, ce 27 mars 1959, force me fut de constater la fermeture totale et collective (sous prétexte de Vendredi Saint) des boutiques de marchands de chair animale, à l'exclusion des viandes aquati- ques, aura été d'aveugle et iconoclaste colère. Mais, dans un second mouvement, la passion de la vérité m'amena à de plus sereines réflexions sur les causes profondes d'un tel état de choses.
La seule et quasi unique nourriture ichtyophagique recommandée en ce jour s'éclaire à la lumière des statistiques établissant la fécondité supérieure des peuples consommant le poisson en grandes quantités. Le symbolisme phallique du poisson étant bien connu, il ne peut s'agir que d'une invitation, quelque peu contraignante d'ailleurs, à la reproduction de l'espèce chrétienne.
D'ailleurs, un simple rapprochement de dates nous le confirme : entre le Vendredi Saint, jour maigre, et le jour de Noël, jour faste, s'écoulent, bon an mal an, neuf mois environ. Le rite signifie donc : mangez du poisson ce jour-là et vous aurez, vous aussi, un petit Jésus! Tant il est vrai que la répétition établie par le rituel n'a pas d'autre ambition que d'introduire dans l'expérience de chaque croyant l'identité avec la divinité (ou l'illusion de cette identité).
Mais le comportement des bouchers et charcutiers a des racines plus amères. Cette fermeture simultanée, n'en doutons pas, est un signe de deuil, de protestation. Quelle lointaine catastrophe se voit donc perpétuée parmi cette corporation aux bras épais, aux fronts étroits ? Disons-le tout de suite, les deux larrons que la légende situe, par souci de symétrie, de part et d'autre du Christ en croix, avec lequel ils n'avaient rien de commun, étaient en réalité deux bouchers.
Ceux-ci, responsables du syndicat des grossistes et détaillants de viande, avaient pris pour argent comptant certaines déclarations du Galiléen à ses disciples (du genre : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ») et, faute d'une formation théologique assez poussée, les avaient entendues comme un appel à l'anthropophagie réciproque et fraternelle du peuple élu. Le sens patriotique des bouchers, loin de se rallier à cette possibilité de jouer un tour excellent aux occupants romains, n'avait pas résisté à la menaçante perspective de la faillite. D'où leur complot contre la bande à Jésus, tranché par la décision de Pilate de frapper à la tête.
Les tenants (il y en a encore) de cette explication par le cannibalisme font remarquer que les trois jours séparant le Vendredi Saint du Dimanche de Pâques correspondent au laps de temps nécessaire à l'anaconda de l'Amazonie pour digérer complètement un missionnaire de corpulence moyenne. Cette observation si précieuse, due aux Indiens Botocudos, outre qu'elle justifie pleinement leur propre comportement, calqué sur celui du boa, établirait donc que la Passion devrait s'appeler plutôt la Digestion.
Un autre groupe de chercheurs en est arrivé à conclure que le Nouveau Testament (et peut-être l'Ancien) ne serait qu'une version exotique et publicitaire d'événements mythico-historiques purement locaux. Ainsi, c'est tout près de La Villette qu'aurait eu lieu la barbare cérémonie confondant dans le même supplice les deux bouchers et leur concurrent direct. Selon mes propres recherches, je crois pouvoir affirmer que l'emplacement actuel des Buttes-Chaumont correspondrait à la colline du Golgotha — et l'endroit exact serait même cette éminence actuellement coiffée d'un charmant petit temple à colonnettes. Ainsi, une fois de plus, des habitudes aujourd'hui dépourvues de tout contenu se vérifient, à l'examen scientifique, être des survivances d'un passé lourd de combats et de croyances. En tout cas, nous voici encore pour longtemps condamnés, chaque Vendredi Saint, à nous sustenter d'huîtres et de langoustes.
José PIERRE.
Printemps italien
On nous annonce de Milan : à l'occasion de la publication d'un florilège de la Poésie Surréaliste, par Benjamin Péret, une exposition de peintures surréalistes aura lieu à la Libraire Schwarz, du 27 au 30 avril. Deux conférences seront données au Centre de Documentation Française, par J.-L. Bédouin et J.-J. Lebel. Par les soins de ce dernier, paraîtra en même temps un numéro spécial de Front Unique, sous sa nouvelle forme de cahier.
Diagnostic
« Les écoles jettent dans le monde des spécialistes crétinisés.
« Dans les écoles théologiques où la pensée dogmatique bénie on enseigne est consciencieu- sement la méconnaissance et la mythomanie. Chaque essai pensée est interdit de comme une hérésie, comme un péché.
« Les centres de recherche laïcs sont aussi infestés par ce dogmatisme théologique. Ils organisent, ils favorisent les recherches en détails, en vrac idéo- logique; ils engendrent les découvertes strictement techni- ques, isolées, éparpillées, fatalement relatives, insignifiantes.
« Sans une pensée vivifiante, universelle, toujours en quête, toujours insatisfaite, toujours en marche, toujours vigilante, toujours confiante et toujours méfiante, toujours en doute et toujours en espoir, on crée un monde spirituel dans lequel les conceptions erronées, mons- trueuses, hideuses, déguisées en idées, mais forgeant des slogans démagogiques vulgaires, abjects, exécutent leur danse macabre dans le guignol mondial.
« Sans pensée, sans âme, le monde devient l'objet de luttes nationales, sociales, de bas appétits ; les super-gansters font leur entrée sur la scène mondiale, salués par les diplomates chevronnés, par les écrivains achetés, par la clique payée (Hitler, Staline, Mussolini, Franco, Laval, Mac Carthy).
« Le monde des bien-pensants est content.
« Choisissez entre la pensée vivifiante et la catastrophe mondiale inévitable. Et notez bien les paroles d'Einstein : Une théorie peut être vérifiée par une expérience; mais il n'y a pas de chemin qui mène de l'expérience à la théorie ».
« Secrets et sagesse du corps »
Dr A. Salmanoff (La Table Ronde, 1958).
Du point de vue où il se place, l'auteur peut légitimement considérer que luttes nationales et luttes sociales sont également du temps perdu pour une humanité qui devrait avoir dépassé ce stade de son évolution et se consacrer à d'autres tâches. Nous devons faire toutes réserves sur une rédaction qui semble mettre dans le même sac luttes sociales et « bas appétits ».
Pour le reste, le vieux médecin (on nous dit que jadis il soigna Lénine) nous paraît y voir clair; chacun peut com- pléter, au fil de l'actualité, la liste de gansters qu'il donne.
Jehan MAYOUX.
Toiles à matelas ou à dormir debout
11 s'est toujours vérifié que l'avilissement intellectuel et moral allait de pair avec un affaiblissement non moins certain de l'expression, quand ce n'est pas avec une negation pure et simple de tout ce qui avait pu faire la valeur d'une œuvre, en un temps.
Encore le deuxième terme de cette alternative offre-t-il parfois quelque garantie d'authenticité ainsi que le mérite d'une franchise revendicative dans le domaine de l'abjection. Il existe des salauds de grande envergure, dont l'éclat peut mettre en lumière un aspect des différentes démarches mentales possibles, ce qui ne veut pas dire acceptables.
Par contre, les forces imaginatives qui faisaient que tel peintre, par exemple, avait un univers extraordinairement chargé de lignes poétiques, et dont la constante intellectuelle s'est peu à peu corrodée jusqu'à la déperdition totale, ces forces qui n'entraînent plus aujourd'hui que d'insalubres débris, tout aussi importants — hélas ! — aux yeux du responsable, peuvent-elles, malgré ce changement fondamental, être toujours considérées avec le même intérêt ? Certes non. Ce serait réintroduire la vieille et aberrante notion de l'Art pour l'Art que de vouloir juger uniquement en termes plastiques et en faisant abstraction des raisons qui poussent tel personnage vers telle direction.
Ceci pour en arriver là : la rétrospective Hantaï à la Galerie Kléber est aussi dépourvue de sens qu'un autobus à l'arrêt dans un embouteillage.
Toute l'astuce de l'accrochage consiste à placer, chaque fois que cela est réalisable, une toile récente à côté d'une ancienne, aux seules fins de prouver la continuité de pensée chez le peintre.
Or, cette forme très particulière d'arrivisme, dont Hantaï a senti un beau jour les démangeaisons, et qui l'a conduit d'abord à la confusion la plus complète des valeurs, puis à l'assimilation des techniques picturales Catholico-Monarchiques du sieur Mathieu, est quand même assez différente, assez éloignée des besoins profonds qui avaient fait de lui un Surréaliste ; car je n'ose envisager l'existence continuelle du double jeu sans quelque dégoût.
Loin de moi, cependant, le désir de le voir se rompre le cou. Après tout, le fait que ce genre d'individu puisse se manifester idéalement là où je ne veux pas être, constitue un excellent point de repère. Mais le courage de renier publiquement ce qu'il a été et surtout la fin de sa certitude d'une évolution, lorsqu'il n'y a de sa part que régression, est le moins que nous puissions en attendre.
Dorénavant, toutes les portes lui sont ouvertes, sauf une. Suggestion : il se trouve de riches carrières à réaliser dans la nouvelle école des papiers peints ; qu'il en profite. Je serai le dernier à lui en tenir rigueur.
Alain JOUBERT.
L'espoir (version 1959)
A l'heure où Franco tente de souiller la mémoire des combattants révolutionnaires d'il y a vingt ans, en confondant leurs cendres avec celles de leurs adversaires dans un même « mausolée » qui recevra aussi la charogne de Primo de Rivera et (le plus tôt sera le mieux) la sienne propre, la police française a notifié à G. Munis son « refoulement » hors du pays qui, jusqu'au précédent prophétique de Trotsky, avait été considérée par l'accord tacite de toute l'Europe comme la terre du droit d'asile.
Chassé du Mexique (dont il est originaire) à l'âge de quinze ans, en tant qu' « agitateur espagnol », Munis vint aussitôt dans la péninsule ibérique prendre part à l'action révolutionnaire. Commissaire politique d'un bataillon sur le front de Madrid en 1936, il fut traqué par les staliniens, arrêté par eux à Barcelone en 1937, et condamné à mort : mais la peine fut commuée en trente ans de prison. Ayant réussi à franchir les Pyrénées lors de l'écrasement de la démocratie espagnole, il retourna au Mexique où il fut l'objet des mêmes menaces que Victor Serge et que Marceau Pivert. Revenu en France en 1948, il a tenté en 1952 de regrouper un noyau révolutionnaire en Espagne. Condamné après un simulacre de procès à dix ans de prison, libéré par le jeu des remises de peine, il se trouvait à Paris depuis huit mois lorsque le refoulement lui fut signifié, probablement à la demande des autorités franquistes qui avaient appris la publication par ses soins d'un bulletin clandestin.
Puissent les organisations minoritaires de la gauche saisir cette occasion de dénoncer la collusion de la police gaulliste avec celle du Caudillo, et - puisqu'il s'agit en la personne de Munis d'un réfractaire né - passer outre aux divergences doctrinales pour se rappeler que l'individu est la première minorité dont la voix puisse s'opposer à la montée des totalitarismes. N'est-ce pas, André Malraux ?
G. L.
Gyalpo Rimpoché (*)
Les admirables magiciens qui découpent des chevaux de papier et les jettent au vent des gouffres, afin que les démons trompés n'assaillent point les caravanes « réelles », se réfugieront-ils dans la prière, ou se résoudront-ils à découper de même des locomotives pour le chemin de fer que l'armée chinoise construit à travers le Tibet ? D'une manière ou de l'autre, les démons ne se laisseront pas oublier.
Dans leur palais de plexiglass, les « spiritualistes » new-yorkais peuvent caresser le rêve d'une guerre sainte au nom du « Dieu vivant » (expression journalistique vide de sens, puisque pour la pensée orientale le Bouddha n'est pas un dieu). Et certains grimauds, qui distribuent leurs coups de martinet jusque sur leurs propres alliés, peuvent réduire le drame de Lhassa à « la fin d'un régime féodal » : c'est leur privilège. Monnaie d'échange entre Nehru et son compère Mao, ou bien jeune renard essayant de venir à bout de ses aînés, il y a longtemps que le Dalaï-Lama n'existe pour nous qu'à l'état de symbole. Espérons seulement que l'art du compromis, — fruit là-bas d'une totale indifférence aux attitudes saccadées que l'horloge réclame ici, préservera l'essentiel d'un mode de vie qui ne doit rien qu'à « l'éclair de diamant » démasquant l'imposture des antinomies. A la différence d'autres, qui ne portent pas tous robe, ces prêtres n'ont jamais cherché à nous imposer leur conception du monde. Par le vrombissement des gongs et des « thunderbolds » qui, selon leur propre expression, fixent le printemps dans leurs poitrines, - alchimie sonore sans laquelle les génies de la nature seraient impuissants à le faire renaître —, la neige n'a pas fini de fon- dre dans les vallées. Et sur les cimes elle ensevelira toujours les petites traces de l'homme.
Gérard LEGRAND.
(*) Titre véritable du « bouddha » de Lhassa, signifiant littéralement Noble Souverain. L'expression « Dalai-Lama » est mongole, non tibétaine.
De la rentabilité des orages
Le succès de la technique dite de l'orage mental (brainstorming) est sans doute encore moindre qu'il n'est permis d'espérer. On sait qu'au cours de séances-cocktails, sur un thème intéressant la vie de l'entreprise comme à propos de problèmes d'ordre technique, des salariés judicieusement choisis sont invités par un meneur de jeu à laisser fuser avec le maximum de volubilité, sans retenue ni mesure, les idées suscitées par la discussion. Les lois du genre qui interdisent le rire, mais ordonnent de tout dire, apparemment conçues pour une mise en commun de la pensée, de fait utilisent celle-ci pour l'obtention d'un produit recueilli sténographiquement et qui contient en moyenne 2 à 4% d'éléments utilisables. Dans ces conditions le prix de revient de l'opération peut être considéré comme dérisoire. Lors de l'importation en France de cette technique, on a cherché à en améliorer le rendement, généralement au détriment de la quantité du produit brut, et en particulier grâce à la lecture en séance de catalogues d'objets manufacturés dont les unités par leur rapprochement fortuit et insolite suscitaient des relations jusque là inaperçues.
L'utilisation des salariés dans ce rôle nouveau n'a pas, semble-t-il, rencontré jusqu'ici d'opposition majeure. Le procédé commence par un dépaysement à la fois délassant et flatteur qui désarme les réserves. En outre, le choix des conviés permet de dissoudre les groupes qui dans la vie quotidienne au- raient disposé de réflexes de défense moins assurés chez les individus isolés. Tandis que la nature de leur travail est telle qu'à plus ou moins de frais il est intégralement mécanisable, qui s'étonnerait qu'ils laissent ouvertement cours au fonctionnement de leur esprit quand ils y sont spécialement conviés. Mais ils courent encore la chance, sans responsabilité, de participer à une gestion d'où ils étaient exclus, y employant de façon plus ou moins dirigée une part d'eux-mêmes plus créatrice. Sans cesser d'être détournée aux fins que l'on sait, cette forme nouvelle d'exploitation s'est pourvue, pour son introduction dans l'économie capitaliste de type libéral ou étatique, des caractères d'un habile réformisme.
S'il était généralement admis que l'invention dans les sciences procédait par trouvailles autant au moins que par déduction, le recours explicite à l'automatisme psychique en un domaine réservé jusqu'ici à la recherche méthodique découle d'une prise en considération de ce que le surréalisme seul appelait les pouvoirs réels de l'esprit. Le criblage du produit importe assez peu. Mais l'imagination, devenue tout à coup une personne considérable, dès qu'elle s'accorde à la carrière qui lui est faite, se subordonne aux enjeux que lui propose le sinistre meneur. Or la naissance de ce magicien est un signe. Plus intelligent que le technocrate, pourvu d'outils plus fins, il apprend peu à peu, en les utilisant selon les besoins de la production et de la distribution, à gouverner les forces spirituelles. L'extension inévitable de son pouvoir, nullement limitée par sa volonté de puissance, — un corps d'officiers américains, nourris de science-fiction, est spécialement affecté à la prévision des formes de guerre future notamment par la méthode du brainstorming, — n'aura de bornes que celles que lui assignera une volonté adverse.
Résolue à bien mieux qu'une dénonciation des malversations contemporaines, une telle volonté dispose d'une insubordination fondamentale, condition première de l'exercice des pouvoirs réels de l'esprit. Encore n'est-ce pas en vain que l'enclos réservé à la parole prophétique a été ceint d'une haie. Un rideau de moire est tombé devant la pythie, près du brasier que n'a jamais souillé la graisse d'un mouton.
Vincent BOUNOURE.
Eugène ou Le Pélican
On a tant répété (Anouilh entre autres) à Eugène lonesco qu'il était un nouveau Molière, voilà maintenant qu'il le croit. On lui a tant reproché (entre autres Ken Tynan) de n'apporter aucune message, de ne rien faire pour l'homme, qu'il décide soudain de prêcher sur la montagne, et de remédier par ses propres moyens à la carence universelle. Qu'on n'aille pas chercher dans Le tueur sans gages ces incongruités de l'innocence, ces travestis de l'inutile, ces tâtonnements profonds, voire ce lyrisme du chaos qui tant de fois ont forcé notre admiration. Ionesco opte de but en blanc pour un théâtre fonctionnel et moralisateur, un théâtre de circonstance. Jamais sans doute n'a-t-on si laborieusement bûché l'oeuvre engagée : le replâtrage de fragments inutilisés précède l'élaboration consciencieuse d'un « intermède subversif », la construction traditionnelle (trois actes) s'obtient au prix d'un délayage forcené, on cède aux surenchères pittoresques du monologue de style Voix Humaine. « J'ai essayé, déclare lonesco, de trouver un langage plus classique dans atmosphère qui ne l'est pas ». On ne se met pas plus naïvement martel en tête pour se pendre à une poutre. Tout ce que notre ami apportait de neuf au théâtre, tout ce qu'il déployait d'inimitable dans l'interrogation fébrile des échos, se trouve ici neutralisé. L'écrasante coalition : Ionesco-satiriste, Ionesco-témoin de son temps, Ionesco-fin diseur, Ionesco-quichotte et Ionesco-messie tournent le dos à l'anti-pièce, mettent en pièces Ionesco. On demande d'urgence un rhinocéros qui ne soit pas un pélican.
Robert Benayoun
Chevelures migratrices
Pour « fuir l'Europe de guerre et de misère », l'unijambiste allemand Helmuth Reinhardt, une épave de la dernière guerre mondiale, s'est une fois de plus emparé d'un yacht à Marseille et il a levé l'ancre : un avion lancé à sa poursuite n'a pu le découvrir. Réussira-t-il à s'évader ou sera-t-il de nouveau capturé et emprisonné ? Je voudrais bien savoir vers quel cap il a dirigé son motoscaphe. Son obstination à quitter ce continent ne permet-elle pas de supposer qu'il a réussi à découvrir ce qui est actuellement totalement inconnu : un endroit situé hors d'Europe ? Mais ce lieu, où se trouve-t-il ? En Angleterre, où une municipalité ne veut pas de zoo, car elle s'oppose « à ce que soient montrés à la jeunesse les ébats érotiques des animaux sauvages » ? Au Guatémala, où l'archevêque menace d'excommunication tous ceux qui participeront au carnaval ? Au pôle Nord ? Au pôle Sud ? Où les météorologues inassouvis de l'actuel climat de guerre préparent la guerre des climats ? L'Europe, l'Europe et l'Europe. En 1896, Gauguin pouvait encore écrire à Daniel de Monfreid : « Que ne connaissez-vous pas cette vie tahitienne, vous ne voudriez plus vivre autrement » (1). En 1959, ou en sommes-nous avec la vie tahitienne? L'Europe, ce cancer, est-il vraiment partout ? A Tahiti même, une petite Tahitienne de quatre ans, Hina-no (« Fleur »), vivait dans une vieille camionnette. Madame Maurice Solvay, femme du magnat multimilliardaire belge, vient de l'adopter et l'emmène en Europe au bord d'un yacht qu'elle n'a pas emprunté pour s'enfuir mais pour faire un tour du monde. Hinano sera, nous dit-on, une des plus riches héritières du monde et vivra « une jeunesse qui sera sans doute un conte de fées ». Qu'en pense M. Jean-Paul Guillaume ?
Bien européen aussi ce Edouard Kazarian, un spécialiste de l'écriture microscopique d'Arménie soviétique, qui a écrit
sur un cheveu humain cette missive aux ingénieurs de l'Allemagne orientale : « Salut fraternel au peuple allemand de la part du peuple arménien ». Non, nous autres cannibales nous ne mangerons pas de ce pain-là. Sur une chevelure aimée, j'imprimerai de mes lèvres ce message qui partira lentement et secrètement vers son destinataire toujours en liberté : « Salut, Yeti, salut, Abominable Homme des Neiges, comme toi, je n'accepterai jamais d'être Européen. » (2)
Radovan IVSIC.
(1) Cf. Lettres à Daniel de Mon- freid, Falaize, 1950, p. 96.
(2) Pour plus de détails voir France-Soir, 1°r et 6 mars; France- Dimanche, 19 mars; France-Soir, 17 et 26 mars.
Continent retrouvé
Là où se dressait le grand totem en fleurs de Cardenas « qui, mieux qu'un saxophone, cambre la taule des belles », l'Atlantide a ressurgi. C'est Maréchal qui y est allé faire un tour, et qui a rapporté dans sa valise de précieuses intailles, des dessins inouis écrasant par leur somptuosité tous les Celtic Palaces. Il a vécu en pleine forêt, avec les calaos-rhinocéros et le roi des gobe-mouches, - mais que vient foutre ici M. Fuchs, le suceur d'hosties? — là où tant de peuples d'abeilles ont niché dans l'interfoliage que la nature écorchée semble à la merci du moindre déluge. Cependant, le pangolin veille : dieu cuirassé de la pérennité, dont la seule présence rassure, il se promène à la recherche d'une termitière alors que les paysages de nos rêves naviguent par vent debout, au large de la « peinture moderne ».
Jean-Jacques LEBEL.
Le chemin du paradis
Lorsqu'en 1956 M. Louis Pauwels choisit subitement les tribunes fascistes pour s'exprimer en termes fascistes, il semblait hors de doute qu'il continuerait dans la même voie et sur le même ton. La surprise fut donc vraiment minime de le voir s'acoquiner avec Jean Dutourd, le patriote en chambre, pour nous présenter un magazine télévisé: « En français dans le texte », qui se veut « une défense et illustration de de l'esprit français par les aspects les plus insolites de l'Art ». Beau programme ! Qu'on en juge d'ailleurs par le sommaire de cette première émission présenté par Pauwels, justement, dans la revue catholique « Radio-Cinéma-Télévision » : « une évocation de la dernière nuit libre des souverains, à Versailles, du 5 au 6 octobre 1789 » ; puis, sous le label Notre Poésie, et sur le premier étage de la tour Eiffel, « Aragon récitera un poème à celle qui fut son inspiratrice depuis vingt ans, Elsa Triolet ». Et Pauwels de justifier ce scoop : « Je crois que, de nos jours, un amour fidèle et lyrique est un phénomène tout à fait mystique, autrement dit fantastique (1) et incroyable (sic). » Intéressant, n'est-ce pas, pour l'auteur de « l'Amour Monstre ». Ensuite Notre Sculpture, avec des extraits d'un film sur Rodin (... à la rigueur) et « une séquence consacrée au curé d'Ars, à propos du centième anniversaire de sa mort » ¡ mais enchaînons, enchaînons... Voici Notre Peinture, une interview de Max Ernst par Félix Labisse. Qu'en dites-vous ? Max Ernst faisant partie du patrimoine national, c'est quand même une belle récompense après tant de soumission aux sphères de la haute finance ! Donc, récapitulons pour le lecteur distrait : Pauwels et Dutourd, Louis XVI et Marie-Antoinette, Aragon et Elsa Triolet, Rodin et le Curé d'Ars, enfin Max Ernst et Labisse... Ce numéro filmé devait, en outre, nous présenter des « Images insolites de Paul Claudel » qui furent reportées à un autre Dimanche. Dommage, la famille eût été complète avec l'inoubliable marchand de lard des années vingt.
Alain JOUBERT.
Tendre est la nuit (*)
A l'heure où l'Office du Vocabulaire Français (ce n'est pas une plaisanterie) lance son offensive contre l'usage en France des mots anglais (on vit semblable tentative, sous Pétain, sombrer dans le ridicule), l'exposition des Années Vingt (Les Ecrivains Américains à Paris, 3, rue du Dragon) prend saveur de belle ironie. Aux années 59, nos amis étrangers tendent à éviter de plus en plus la Ville- Lumière, ne tenant pas, nous expliquent-ils, a s'attarder inutilement en climat de mainmise policière. Où est le hâbleur impénitent qui leur en fera le reproche ? Mais cependant que d'ubuesques fonctionnaires s'attellent à la traduction laborieuse et systématique des snacks, des strips, des rocks, voire du sandwich (qu'adviendra-t-il du steak aux pommes ?) en une ordonnance moutonne de vocables tricolorement indigènes, il est assez paradoxal d'interroger telle période où l'Amérique, loin encore de nous envahir de ses gadgets, sinon de ses rythmes, venait docilement se franciser chez Sylvia Beach, à l'enseigne de Shakespeare, entre des Irlandais, des Ecossais et autres Canadiens. Dans la mesure où le dandysme se veut généralement cosmopolite, il y a fort à parier que la francisation des lettres anglo-saxonnes, non moins qu'a des Fargue ou des Larbaud, doit secrètement pas mal de choses à ces allusifs bilingues que furent Rigaud, Cravan ou Vaché. Sur l'imprononçable des cours Berlitz pour Ulysses des cold-water flats règne encore Duchamp. Et n'est-ce pas d'outre- Atlantique que nous reviennent, avec les orgies poétiques de la génération « beat », les scandales de l'après-guerre parisien? Disons qu'en 1959, toute xénophobie à bout de bras, l'Amérique évoque pour nous les mêmes dangers, les mêmes corruptions que jadis, revues et stéréotypées par « l'organisation » de William H. Whyte, et l'Automation de Norbert Wiener. Mais elle renvoie, par un éternel ricochet, le spectacle de ses dégoûts, virilisés dans la révolte des jeunes gens qu'éblouissent le jazz cool, les compagnonnages de l'aventure, la danse opiomane des mots et le vertige de la vitesse. Après le lent tournoiement sur lui-même de Scott Fitzgerald, après les soubresauts d'Henry Miller, les errances de Jack Kerouac, les volutes désespérés de Charlie Parker, et la chute icarienne de James Dean, on en vient à se demander si l'Amérique, victime de son rêve édénique préfabriqué, sans cesse attirée et reniée par la « civilisation » occidentale, ne serait pas, avant toute chose, la terre d'élection du désenchantement.
Robert BENAYOUN.
(*) Titre d'un roman de Scott Fitzgerald.
Graine de coco
Le temps n'est plus où l'on tuait le veau gras en L'honneur du retour des enfants prodigues. Aujourd'hui, au Comité National des Ecrivains où la plupart de ceux qui avaient fui - les mutins ! — lors des événements de Budapest ont réintégré le giron du grand Louis, c'est le ménage Ferré qui s'est mis en frais, Monsieur chantant et Madame disant (noblesse oblige) des poèmes d'Aragon Louis.
L'anarchiste - maison de « La Villa d'Este », déjà annexé par le R. P. Bayon (s. j.), poursuivant sa glissade sur la pente de la compromission avec l'ordure la moins éthérée (depuis le nauséabond « Poètes, vos papiers / »), ne pouvait, bien sûr, finir qu'aux pieds d'Elsa. De plus, l'accord n'a pu que s'établir, entre Louis et Léo, sur les audacieuses positions poétiques exprimées au bon temps du « Crève-Cœur ». La tradition, que diable ! Celle (on s'en doute) des professeurs de rhéto- rique du Second Empire, avant qu'un certain Rim- baud, etc...
Mais François Coppée et Charles Estienne sont bien contents !
J. P.
Erratum
Dans notre dernier numéro, une erreur s'est glissée dans la lettre de Radovan Ivsic à Ellen Costin. Il fallait lire : Tirez sur tous ceux qui se moquent de vous et ne savent plus rougir. Surtout, ne sortez jamais dans la rue sans une bouche à feu, et si vous visez bien, parmi ceux qui resteront, peut-être, un jour...