
Bief n°5, 15 mars 1959
SOMMAIRE | |
Réponses aux questions de janvier | |
Les questions du mois | |
Gérard Legrand | Dieu est-il positiviste ? |
NS | Salut |
Radovan Ivsic | Au secours, caméléons ! |
Radovan Ivsic | Ellen Costin |
José Pierre | Un peuple qui se décompose |
Tristan Sauvage | Lettre de Milan |
Benjamin Péret | En flicocratie |
NS | Le piéton suspendu |
André Hardellet | Le savant |
Robert Benayoun | Un baromètre du hasard |
Joyce Mansour | Le bloc sanitaire |
Alain Joubert | Francis Carco : un rat... |
P.2
Réponses aux questions de janvier
1°) Souhaiteriez-vous la disparition totale de la nuit ? du jour ?
Pas question de toucher à la nuit; au contraire, que la nuit soit toujours celle de Décembre, qui commence tôt (..). Le jour, c'est le soleil de Carcassonne sur les pierres; d'Albi sur les briques; de la haute montagne sur une végétation rare. Le jour, ce jour-là, m'est un perpétuel regret. Je vous le dis de Dunkerque, disparue dans les brouillards et les bruits. Le surréalisme se signale (entre autres) par une extrême attention aux variation de la journée : un livre entier ne serait pas de trop pour cerner notre sentiment bersonnel.
Pierre DHAINAUT (Nord).
Que la nuit dure l'éternité des choses qu'elle éclaire ! Mais que le jour finisse. Et avec lui son peuple d'hommes d'affaires, de commerçants, de promeneurs-pour-la-digestion. Que le jour finisse pour que les intimités des chambres sortent respirer, étalées à la lueur du néon et des éclairs nocturnes; pour que le moinde éclat de voix authentique troue la nuit resplendissante. Et que l'heure soit toujours tardive .
Jean-Pierre GRARD (Beauvais).
★
2°) Comment vous représentez-vous la clé des champs ?
Comme la fille de l'air.
Sergent X... (S.P. 86-221, A.F.N.).
★
3°) En quoi la certitude d'un anéantissement de l'espèce humaine dans un avenir relativement proche, transformerait-elle votre conception de la vie ?
...Je crois que je perdrais pas mal de sentiments et d'idées dont je reconnais qu'ils m'aliènent et dont je ne me suis pas encore défait. Très utile : un grand effort, Je crois qu'il serait juste de vivre avec, devant soi, cette fin toute proche de l'espèce humaine et de la terre, par exemple.
Pierre DHAINAUT.
Dieu est-il positiviste ?
Les clameurs de l'an passé ont un peu couvert les discours prévus pour le centenaire d'Auguste Comte. En réalité, il n'y a plus personne pour considérer comme un grand penseur ce polytechnicien crasseux, l'inventeur de l'affreux barbarisme « sociologie », qui, après avoir trahi tour à tour la confiance de Saint-Simon et celle de ses propres disciples, aux crochets desquels il vivait cependant sans vergogne, flagorna avec un zèle égal le prolétariat de 1848 et le Badinguet de 185l. Mais le rôle néfaste qu'il a joué dans l'histoire des idées offre encore matière à réflexion.
L'une des aventures les plus périlleuses où se soient engagés Marx et Engels fut leur emploi du mot « science » pour désigner ce qui devait, selon eux, succéder à « feue la philosophie » (Anti-Dühring). Aussi longtemps que la formule n'eut cours qu'en Allemagne, le mal n'était pas sans antidote : les têtes étaient assez solides pour ne point s'interdire les spéculations les plus audacieuses. Mais en France, la tendance « scientiste » du marxisme allait proliférer à l'exclusion de toute autre. Par terreur de la métaphysique, laborantins et philosophes professionnels se complaisaient dans le souvenir du fondateur du positivisme, lequel avait réussi à leurs yeux l'étrange tour de force d'expulser l'inconnaissable de la connaissance. Ce fut un marécage mémorable que celui ou la prétendue « gauche » sociologique accusa le « Boche » Hegel d'avoir inspiré Maurras - qui ne s'est précisément jamais réclamé que de Comte - tandis que cet autre super-patriote Bergson bâtissait, « dans le plus grand respect de l'acquis scientifique », une psychologie réactionnaire à laquelle je préfère encore le cerveau « polypier d'images » de Taine. Le terrain était prêt pour que les intellectuels marxistes prennent le pli d'un pragmatisme qui a survécu aux pires camouflets. Un bon exemple en a été fourni par M. Lévi-Strauss, appelant de ses vœux une science « assez forte pour se passer de la philosophie », (l) mais ne trouvant aux dernières lignes de Tristes Tropiques qu'à lire dans les yeux de son chat une « sagesse » gâteuse digne d'Anatole France. Quelle défaillance, même si pour des motifs opposés je tombe d'accord avec lui sur l'inintérêt aujourd'hui des voyages ethnologiques, en particulier !
A titre de contre-épreuve, on peut rappeler que les pionniers de la microphysique « irrationnelle », sauf peut-être Dirac, se sont un à un réfugiés dans le sein d'un rationalisme « ouvert ». Comme en un ballet bien réglé, les « penseurs » ont alors reculé d'un pas : l'absurde de Camus, le pur regard de Sartre, qui gémissait naguère sur le manque de culture dialectique des marxistes parisiens mais n'écrira jamais un Exposé des hégélianismes de gauche et de droite pour éclairer leurs lanternes, tout cela revient au scepticisme, que l'honnête Victor Brochard, voici cinquante ans, croyait impossible « à cause des progrès de la science ». Et comme de ce relativisme « génial » des microphysiciens à la foi religieuse il n'y a qu'un pas, assez large encore mais que certaines intelligences perverses peuvent raccourcir, la publication posthume des œuvres de Teilhard de Chardin est venue à son heure. Après de saisissantes descriptions du Réel comme « masse » et comme « trame », le premier volume retrace les prodigieux hasards qui ont permis la formation du globe, puis la naissance de la vie, puis l'émergence de la pensée, sur le ton de la meilleure vulgarisation agnostique. Pour aboutir à quoi? A l'avènement de la Noosphère, négation féroce de toute individualité : une masse humaine faite d'arcs-boutants réciproques et « planétisée », voici les Platon (et les Hegel) de l'avenir. Ne disons rien des poètes et des artistes, qui n'ont sans doute qu'à bâtir des cathédrales en l'honneur du Progrès époux de la Providence.
Et Teilhard s'écrie que Renan n'avait pas tort de prôner « la Religion de la Science » - mais que simplement il la comprenait.
Le pire, c'est que Renan, ce parangon de la pensée « rationaliste » dont la pensée révolutionnaire ne semble pas réussir à se dépêtrer, Renan sans doute eût dit que l'auteur de La Messe sur le Monde avait raison.
Car ils ont quelque chose en commun, une maladie moderne : à la désigner d'un terme général je ne trouve que la PHOBIE DE L'ABSOLU.
Gérard LEGRAND.
(1) Une pensée philosophique assez étendue et assez haute pour affirmer d'elle-même son caractère objectif, devra au contraire croyons-nous, revendiquer le droit de trier et d'ordonner à sa guise le matériel scientifique.
Salut
Un caillou d'éclatante blancheur dans le monde des corons et des crassiers. Un homme qui sait ce qu'est vivre, non seulement mal, mais en danger de mort : ac- cidents traditionnels, maladies nouvelles (« La mécanisation a augmenté les poussières et aujourd'hui on voit couramment des silicosés de 22 ans. La mécanisation a augmenté les bruits... »). Et cet homme déclare à Jean Cau (L'Express, 19 février) :
« Les mineurs ont la Télé. Donc, ils sont heureux. Donc, plus de problèmes (...).
« Il faudrait tout de même se rendre compte que la Télé, la fameuse Télé, c'est un signe de misère, de sous-prolétarisation, une invention d'abrutissement. Autour des mineurs qui ont la Télé, on a construit des théories politiques. J'y dis : Merde! moi, à ces théories. »
Nous n'agiterons pas d'autres théories en sens contraire. Cet homme, ce délégué syndical, est déjà sorti du champ où pourtant il continue la bataille quotidienne. Il est très loin. Forcément. Là ou un regard conteste l'ensemble d'une civilisation, retrouve la révolte, et fonde la morale.
Au secours, caméléons !
Ellen Costin est une ravissante jeune dactylo, mais à Londres où elle vit, on l'évite (1). Il y a neuf ans, son mari lui-même l'a quittée au bout de vingt-quatre heures. C'est qu'à ses yeux elle avait un trop grand défaut, celui de rougir tout le temps. Il suffit de la regarder ou de prononcer devant elle le mot « homme » ou « femme », elle est déjà toute rougissante. La vue d'un enfant, d'un pain, d'un arc-en-ciel lui fait le même effet. Dans la rue, lorsqu'elle aperçoit un autobus, elle devient écarlate.
Puisque la rougeur qui inonde si fréquemment les jolies joues d'Ellen n'est pas permanente, j'en conclus que l'engeance noire n'a pas réussi à la convaincre de la réalité d'un voyeur immonde, je parle du No 1 de la Trinité dont l'œil de porc en forme de trou de serrure est censé nous épier à tout instant. Mais depuis le 17 février dernier, grâce à l'engeance blanche des laboratoires pour laquelle la suprême extase consiste actuellement à compter de dix à zéro, il y a dans le ciel un autre œil bien réel qui nous observe. Ce mouchard, dénommé « Vanguard II », est « capable de repérer tout ce qui émet sur le globe une certaine chaleur » (2). On nous annonce pour bientôt tout un réseau de tels « espions célestes », sic (3).
Je suis effrayé à la pensée qu'Ellen pourrait apprendre que désormais, même toute seule au milieu d'un désert, elle sera constamment exposée aux regards des recteurs philoscopes. Peut-être l'ignorera-t-elle longtemps en dépit de toute la propagande éhontée faite autour du lancement des récents produits scientifiques, car je présume qu'elle ne plonge pas son visage dans les journaux pour les lire mais pour se cacher (4). Ces lignes tomberont-elles un jour sous les yeux d'Ellen Costin ? Je le souhaite. Et si à cette occasion elle rougit jusqu'aux lobes des oreilles, je serais flatté. Pour le moment, cependant, je pense à cette pudique confidence de Julien Gracq : « J'ai toujours aimé par dessus tout... le coin parfois difficile à découvrir - comment dire — d'où l'on tourne le dos à la vue ». Est-il possible que dans un proche avenir ce coin devienne complètement introuvable ? J'en pâlis..
Radovan IVSIC.
(1) cf. France-Dimanche, le 19 février.
(2) cf. France-Soir, le 19 février.
(3) cf. France-Soir, le 26 février.
(4) En quoi elle a tort, paraît-il: M. R. Salmon, dans une conférence prononcée en Sorbonne devant les étudiants de la Faculté des lettres, a, déclaré : « La presse et la publicité visent à une démocratisation de plus en plus poussée de la vie sociale » (France-Soir, le 19 février).
Ellen Costin
Londres
Paris, le 27 février 1959
Dear Ellen,
Uniquement parce que vous avez une vertu de plus en plus exceptionnelle de nos jours et qui en autres temps a été considérée comme la première des grâces, je veux dire la pudeur, la vie est devenue, semble-t-il, insupportable pour vous. Mais je vous signale que « la possession d'un canon ne requiert pas un permis de port d'arme » (5). Procurez-vous donc vite un gros calibre et tirez! Tirez dans la rue sans une bouche sur tous ceux qui se moquent de vous et ne savent plus rou- gir. Surtout, ne sortez jamais à feu, et si vous visez bien, parmi ceux qui resteront, En attendant, je vous salue, chère perce-neige qui avez le secret de vous transformer en rose.
RADOVAN.
(5) cf. France-Soir, le 13 février.
Un peuple qui se décompose
Accabler un peuple dans son ensemble, il est entendu que c'est une erreur. Un peuple peut se tromper, peut être trompé. Et pourtant si son aveuglement était si profond qu'il n'y ait guère de remède ? Ce peuple si totalement fourvoyé depuis un an surtout, mais au fond de lui- même possédé par l'appétit de domination féroce des impuissants, ce peuple français au sein duquel je vis pourtant, j'ai l'impression de le voir glisser petit à petit dans un gouffre dont on ne revient plus.
Ce peuple qui avait une réputation d'intelligence, de « politesse », et le sens aigu de la liberté, — c'est donc ce bêlant troupeau de moutons, flottant des bergers chauvins de l'U.N.R. aux non moins chauvins du P.C.F. ? Le mépris et la méconnaissance de ses propres droits — qui conduit directement aux « sauveurs » -, la suffisance et la haine de tout ce qui est « étranger » - qui justifie toutes les exactions coloniales, le racisme sordide -, comment ne pas voir que ces traits sont communs à la quasi-totalité des Français et qu'il n'y a qu'une différence de degrés entre le métropolitain, ouvrier ou bourgeois, et le « petit blanc » braillard du Forum d'Alger ?
Et la jeunesse ? L'écœurement, bien sûr, d'une partie de ceux qui reviennent d'Algérie — mais écœurement morne, passif, qui en tout cas ne se communique nullement, étouffe en vase clos, n'imagine pas que « ça puisse changer ». Un certain nombre de garçons de dix-huit ans environ, auxquels je demandais comment leur personnalité s'accommodait des entraves multiples apportées par les parents, l'enseignement, etc., ont fort clairement indiqué qu'ils abdiquaient toute revendication à une personnalité autonome. « Ou alors, plus tard, à leur majorité. » « Et puis, toute la vie est faite de contraintes. » Voilà où nous en sommes : on a dix-huit ans, et déjà on rend les armes, sans avoir combattu! Pour ma part, je suis convaincu que, non seulement les générations précédentes - dont la sénilité s'est toujours réjouie des souvenirs de guerre et de caserne — dans leur ensemble, mais une bonne partie du corps enseignant ont des responsabilités dans la formation de cet état d'esprit. Que l'on cesse de monter en épingle Jeanne d'Arc, les campagnes de Louis XIV ou de Napoléon! Et que les rares éléments qui ne soient pas pourris, assurent à la jeunesse une vraie formation intellectuelle et révolutionnaire. Tout n'est peut-être pas perdu.
José PIERRE.
Lettre de Milan
Bureaucrate de profession et faussaire par vocation, un certain Giulio Trevisani a signé un ouvrage intitulé « Petite Encyclopédie du Socialisme et du Communisme », publié par « Il calendario del popolo », un torchon mensuel qui, non content de bourrer la tête de ses pauvres lecteurs de mensonges pré fabriqués, a voulu leur donner le coup de grâce en leur assénant ce gros volume de 740 pages. Cet « ouvrage » en est déjà sa quatrième édition, et l'on comprendra la nécessité de retirer de la circulation les éditions précédentes, quand on saura que notre Trevisani est habitué à effectuer sagement sur commande les contorsions les plus imprévues, pour justifier les textes diamétralement opposés, dédiés aux traîtres-martyrs et aux martyrs-traîtres de l'hagiographie stalinienne. Mais là où Trevisani démontre une suite dans les idées tout à fait remarquable pour un animal de son espèce, c'est quand il parle de Léon Trotsky et des trotskystes. Trois ans après le rapport Kroutchev, qui confirmait avec l'imprimatur moscovite ce qui était du domaine public depuis trente ans, Trotsky est présenté comme « rentrant presque subitement » en Russie, au moment « de la révolution... pendant laquelle son activité fut constamment désagrégatrice (...). Lénine étant encore vivant, il passa à l'opposition au sein du parti, mais le groupe qu'il chaperonnait fut déconfit au X° congrès du P. C. (I921). » (sic). Quant aux trotskystes, il s'agit d'espions qui « après avoir été démasqués et expulsés des rangs communistes dans tous les pays du monde... organisèrent des groupes provocateurs agissant partout au service de la bourgeoisie impérialiste ». Voilà. Vous êtes fixés. Maintenant vous savez que penser de Trotsky et des trotskystes. L'ouvrage, sorti le 13 décembre 1958, a été largement distribué au début de cette année. J'oubliais : n'allez surtout pas chercher dans cette « encyclopédie » du parfait communiste les noms de Robespierre ou de Saint-Just. Leur place dans l'histoire est tellement insignifiante - si l'on pense à la stature gigantesque de notre Palmiro, auquel on dédie trois colonnes, ou de votre Thorez (deux colonnes) - qu'il était vraiment inutile de gâcher de l'encre pour eux.
Tristan SAUVAGE.
En flicocratie
Toute l'Angleterre s'est émue du passage à tabac dont a été victime un jeune homme de quinze ans. Que se passerait-il, dans ce pays, si un flic, un flic ivre (Danto) ayant abattu un homme sans défense se voyait condamné à cinq ans de prison avec sursis, en fait invité à recommencer avec plus de précaution ? Ici le passage à tabac est de rigueur, que le prétexte de l'arrestation soit valable ou non, quand on n'en vient pas à des sévices plus graves. Alors qu'en Angleterre le respect de la personne humaine est de règle de la part de la police, qui n'est pas même armée, ici tout au contraire le flic se sentirait déshonoré de ne pas maltraiter et avilir quiconque tombe entre ses mains. Si, à la faveur de l'occupation allemande ces méthodes sont devenues générales, le mal était très antérieur et s'il a acquis la force d'une tradition c'est qu'aucun gouvernement n'a jamais tenté de s'y opposer. Loin de là, le ministre responsable a toujours « couvert » les actes les plus odieux de ses subordonnés. Lorsque l'affaire ne pouvait pas être étouffée, il se trouvait toujours un tribunal indulgent pour remettre le coupable en liberté. En conséquence, le flic est devenu aujourd'hui l'être sacré par excellence, l'intouchable. On l'a bien vu lors du procès de Jacques Fesch, pauvre bougre qui eut le malheur de tuer, dans son affolement, un flic auquel il tentait d'échapper. La mort pour lui, la liberté pour Danto qui abat un homme en chemise et les bras levés. Si le flic n'est pas encore le roi de ce pays, il a en tout cas acquis le droit de vie et de mort sur chaque citoyen comme le souverain des monarchies les plus primitives. C'est tout dire.
Benjamin PÉRET.
Le piéton suspendu
« L'espoir, s'il se situe assez haut, ne meurt jamais. Mais les hommes au fur et à mesure de leur vieillessement, craignant de ne jamais l'atteindre, le rabaissent de plus en plus, jusqu'à leur niveau. »
C'est avec cet élan de jeunesse que Patrick Rosen, dans une lettre, nous conte le cheminement qui l'a mené au seuil du surréalisme.
« ...Il suffit d'un choc qui détraque soudain le patient édifice de l'éducation, la glace lisse de l'inconscience.
« Ainsi, pour ma part, lorsque avais seize ans (j'en ai dix-neuf aujourd'hui) j'ai fait un voyage de deux mois à pied à travers l'Allemagne.
« Jusque-là j'avais toujours été un bon touriste. Et soudain, sans raison, j'ai débouché sur le vide. Au lieu du dépaysement attendu, je n'ai trouvé qu'un cortège morne de villes, de routes, de distributeurs à timbres et à chewing-gum très spécialement. J'étais incapable de faire le moindre effort pour percer les apparences. Ou plutôt je n'en avais pas envie, le superficiel me satisfaisait.
« Je traversais toujours dans les clous. Un cornet de frites avait pour moi beaucoup plus d'attrait que la plus riche des cathédrales. Au lieu de m'ouvrir, je ne faisais que m'enfoncer un peu plus en moi-même. Je suis revenu très vite à Paris, mais le voyage a continué. »
« J'étais désarçonné. Racine et Voltaire ne m'avaient pas préparé à cette débâcle. »
Découvrant coup sur coup le surréalisme et la tradition ésotérique, Patrick Rosen ne réussit pas d'emblée à y lire une direction acceptable pour « cet état de refus et d'attente qui était, qui est toujours le sien ». Du moins est-ce « dans ce cas seulement », selon lui, « qu'on peut parler d'un sens de l'histoire. »
Mais... « Mais il y a la mauvaise conscience, le perturbateur ironique qui s'installe au milieu de l'édifice et le fait chanceler, enfin en un mot Jacques Vaché (...). Je l'entends rire dernière moi, comme un pêcheur regardant des touristes s'engager sur des sables mouvants. Et il m'arrive souvent de penser qu'en dehors de cette minutieuse et hautaine désintégration il n'est rien, — plus Rien. Et je vais me regarder dans la glace pour faire des grimaces. Voilà. »
Le savant
A André BRETON
Il s'arrête devant une tranchée, une bouche d'égout, une canalisation mise à jour par les terrassiers. Il s'assied sur le bord du trottoir. Il examine attentivement une pierre où des coquilles anciennes — quelle époque ? — ont laissé l'empreinte de spirales émoussées. Il prend un peu de terre qu'il effritte entre ses doigts. Il se lève pour flairer un pavé fendu en deux, gratte du plâtre sur un mur en démolition — et se rassoit.
Le travail des ouvriers l'incommode, aussi choisit-il de préférence les heures creuses et les chantiers provisoirement déserts. « Je suis un oisif », répond-il lorsqu'on l'interroge; en fait il ne pratique l'oisiveté qu'à ses moments perdus et accomplit quelque part, comme vous et moi, une besogne rémunérée.
Le voici donc, à une heure propice et par un temps serein, en contemplation devant les parois d'un entonnoir montrant les couches superposées du terrain. Il descend progressivement. Il descend vers le minéral, l'inerte. Il se quitte. Empruntant une benne idéale, il gagne ce centre parfait où, en vertu des lois de la pesanteur, une balle de plomb resterait perpétuellement suspendue dans le vide. Il observe, en coupe, l'anatomie interne du sol. Il lui arrive de se moucher ou d'allumer une cigarette sans que ce geste témoigne réellement en faveur de sa présence sur un point précis de la croûte terrestre, à quelques mètres de vous.
Des cordes reposant sur quatre pieux métalliques (ou non) délimitent l'espace où la terre offre une entrée en matière. Une pancarte « Attention. Travaux ». Deux lanternes, obturées de mica rouge, qu'un personnage mystérieux allumera, en temps opportun, la nuit venue.
Immobile (rien ne révèle son trouble), il se rappelle. Il se rappelle qu'il a existé pierre, carrière, grain de sable, tesson de bouteille. Il se reconnaît en eux, il réapprend leur manière de communiquer, il atteint leur repos, leur éternité, leur consentement à une existence inépuisable. Il s'endort à la limite de l'indicible.
Il a parcouru les galeries des taupes, les terriers des renards, les conduits filiformes des lombrics, les palaces poussiéreux des rats. Il a traversé les mines, les grottes, les lacs noirs, le réseau des racines. Muni d'un « laissez passer » bleu, rouge et or, il a franchi les remparts secrets d'Epinal. Il a senti glisser contre lui l'araignée des murailles qui tisse sa toile entre le lierre des manoirs ardennais. Il était dans les barricades du Château d'Eau lorsque les derniers Communards tiraient leurs derniers coups de chassepot. Il a vécu sous les couvercles, à l'état de poudre, sous les vitrines, à l'état de cristaux étiquetés. Aucun mystère du Grand Collecteur ne lui demeure inconnu — quelles fêtes la nuit, braves gens, tandis que vous ronflez ! — ni aucune des voies clandestines du Métropolitain, celles qui s'ouvrent, entre deur rames, sur les stations condamnées.
Des histoires, il vous en raconterait pendant des siècles s'il avait le temps — mais il ne la pas, non plus, d'ailleurs, que le pouvoir de s'exprimer dans une langue connue. Il bossède le savoir intransmissible, il se tait.
Maintenant il se lève et nettoie les traces laissées par le contact du trottoir contre son pantalon. Il s'éloigne, se perd dans la foule; il vous ressemble.
André HARDELLET.
Un baromètre du hasard
La correspondance totale d'un jeu divinatoire analogue au tarot avec un livre de sagesse élaboré par les siècles eux-mêmes, voilà ce que restitue tout d'abord le Yi-King, tel que nous le présentent sommairement ses deux premières adaptations françaises, avant de suggérer, mais n'anticipons pas, une « méthode de dévoilement de l'insconcient » que d'aucun comparent sans hésiter à l'analyse des rêves (1).
Qu'est-ce que le Yi-King? C'est littéralement le « Livre des Mutations et Métamorphoses de l'homme », un répertoire classifié de toutes les situations humaines et cosmiques ramenées, selon un système antique d'algèbre binaire, au nombre essentiel de 64 Kouas ou figures, et auquel s'adjoignent depuis 45 siècles les commentaires de Confucius, Lao Tseu, Richard Wilhelm, Carl Jung ou J-B. Rhine. A l'origine, le Yi-King aurait été déchiffré par l'empereur chinois Fu-Shi sur le dos d'un dragon issu du Fleuve Jaune quelques trois mille années avant l'ère dite chrétienne.
A partir du yin et du yang transcrits selon « l'énergique dureté » et la « malléable douceur » en un trait continu d'une part, un trait discontinu de l'autre, le Yi-King, pour tenir compte des mouvements cycliques et modifications de l'univers, combine ces deux signes en huit trigrammes d'ordre manifeste mais statique, puis en soixante-quatre hexagrammes « rationnels » et divinatoires qui, affirme le maître Yuang- Kuang, « dévoilent les opérations cachées de la nature ». Chaque Koua numéroté de 1 à 64 rend compte d'une vérité métaphysique, naturelle, psychologique, familiale, élémentale, logique, sexuelle, symbolique, sociale ou dialectique. Pour interpréter cet ensemble, il convient de se placer en accord harmonique avec les forces qu'il régit, et pour ce faire, de conjurer littéralement le hasard en une version complexe de l'occidental coup de dés. Pour ce calcul des probabilités, on utilise trois pièces de monnaie, jetées neuf fois, ou plus poétiquement quarante-neuf baguettes maniées treize fois (2). Le nombre obtenu désigne un Koua, répond en termes nuancés à la question posée par le joueur. Le Yi-King ne lit pas l'avenir, il place le joueur dans l'attitude mentale propice à la résolution de son problème personnel.
Il est bien évident à ce slade que l'opération magique de la tradition chinoise deviendra pour le parapsychologue un simple phénomène de clairvoyance, pour le jungien une interprétation de la psychologie dite des profondeurs : le joueur, identifiant le macrocosme au microcosme, mime les jeux de l'univers. Or, le recours aux archétypes, avec l'extrême paresse intellectuelle qu'il suppose, ne nous intéressant guère plus que telle théorie névrotique de la divination affligeant le joueur d'un sentiment de culpabilité quasi mystique, l'interrogation du Yi-King semble d'un point de vue surréaliste, se ramener à une provocation pure et simple du hasard objectif. Au delà du simple profit qu'il y aurait sur le plan rationnel à capter dans une méthode complexe d'analyse un angle de majeure lucidité, voire à évaluer les ultimes conséquences freudiennes des symboles familiaux inhérents aux Kouas, il apparaît que le maniement des baguettes ou des pièces de monnaie, l'élucidation du message chiffré, l'analyse des hexagrammes, la consultation des commentaires, répondent peut-être à ce rituel de l'attente qui précède tout signal d'un événement révélatoire. La disponibilité du sujet, la polarisation des baguettes, main conductrice des lois universelles, tout précipite la coïncidence excessive qui amènera cette objectivité interne, où le désir transforme un simple geste en une loi morale.
Ainsi n'y aurait-il qu'un pas, de la manipulation prophétique analogue au délire de toucher dont parle Freud, à une pure technique de sollicitation systématique du hasard, qui n'a pas encore, gageons-le, épuisé ses ressources.
Robert BENAYOUN.
(1) Méthode pratique de divina- Gion chinoise par le Xi-King, par le maitre Yuan-Kuang (Vega). Le livre des mutations, présenté par Raymond de Becker (Denoël).
(2) En fait cinquante baguettes, mais la première est mise de côte, qui represente l'Un primordial.
Le bloc sanitaire
Seule défense contre le rideau de fer
CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE :
Tenir une main offerte sans gant protecteur
Offrez plutôt l'autre joue
Et parlez, parlez, poudrez-vous,
Une main peut être un garde-fou
Une frictionneuse, ou un rendez-vous
Mais, souvenez-vous,
L'appétit vient en mangeant.Suivre des régimes. Mangez ce que vous voulez à n'importe quelle heure de votre misérable journée. Vous êtes misérable parce que grosse, sans atouts, atours, tour de taille, tour de guet, taille-crayon pour aiguiser les guêpes piqueuses de tourelles ; bref, vous êtes seule et vous n'aimez pas ça. alors vous mangez pour vous faire remarquer ; vous vous consolez de vos appâts risibles en mastiquant : vous sombrez dans la graisse, triste, laide, et angoissée. Mais les piquants succès qui menacent votre chasteté s'éloignent avec chaque bouchée de mollesse. Vos cauchemars aux doigts de vétérinaire secouent vos ulcères et les rides, friandes de maximes, rayent votre visage de la carte de la jeunesse. Vos amies feront le reste. Vous voilà vieille... Mangez ce que vous voulez, la mort vous prendra sans hésitation.
Jeter ses kilos dans le sac à linge sale... d'autrui. Celle qui jette un sort doit savoir s'esquiver pour éviter le choc en retour. Plus d'une camouflée s'est retrou- vée sur le seuil sans retour de l'asile psychiatrique, éclopée, dif- forme et définitivement défigurée.
Trop émousser ses sens
En utilisant
L'élégant, encombrant et inoxydable
Coupe-rôti, crache-hachis en bakélite surchauffée : Vous risquez l'encombrement de votre ensemble générique Et la mort capricieuse de votre couteau rotatif
Car l'écartement féminin est difficilement réglable Et le presse-fruits de vos rêves ne peut pas être mécanique.
CE QU'IL FAUT FAIRE:
Achetez un hachoir électrique
Faites une marinade de vos formes mijotées et sans fard
Invoquez un petit homme entre chaque couche de graisse qui dogmatise
Faites brunir vos membres inférieurs dans la sauce singulière de votre fiel
Mouillez peu à peu l'huile qui fume, l'ovaire qui se tasse
L'extraction totale de votre jus en dépend.
Joyce MANSOUR.
Francis Carco : un rat...
Francis Carco : un rat. Et encore ; un rat est plutôt agréable à regarder lorsqu'il fait sa toilette.
Francis Carco ?
Ça va, merci ! Il est mort ? Peu importe ! Bon pied, bon œil, il continue. C'est-à-dire que l'on continue pour lui. A propos de toilette, il pouvait être intéressant de faire celle du « cher » disparu.
Et cela donne le premier volume posthume : Poèmes en prose (Albin Michel).
Allons, il n'est quand même pas tout à fait innocent, le cher-en-question, puisqu'il avait pris soin de rédiger une préface. En cas. Et de se choisir de dignes parrains : Aloysius Bertrand, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont... Un rien. Mais, Francis Carco ? Toujours égal à lui-même, au niveau du trottoir. De vieux, d'assez vieux, de très vieux textes (les plus récents).
Dire que l'on peut naître sénile !
Alain JOUBERT.