MÉLUSINE

titre de la revue Bief

Bief n°1, 15 novembre 1958

P.2

Les questions du mois

A votre choix :

  • Que se passe-t-il entre deux rames de métro aux stations fermées Rennes et Saint-Martin ?
  • Votre vie onirique est-elle plus riche à la campagne qu'à la ville ?
  • Que feriez-vous si vous étiez invisible pendant une heure, le 7 janvier 1959, entre 7 et 8 heures du soir ?
  • Vous constatez que de nombreux parachutistes, anciens d'Indochine ou d'Algérie, rendus à la vie civile, deviennent des criminels. A quoi attribuez-vous cela ?

La Poésie au-dessus de tout

Il ne se passe guère d'année, voire de mois, qu'une voix ne s'élève pour réclamer l'alignement de l'art et de la poésie sur la science. Tantôt l'un fait état des dernières conclusions auxquelles est parvenue la psychologie, tantôt l'autre se base sur les plus récents résultats de la physique, étant bien entendu que celle-ci ne saurait être que nucléaire. Il m'arrive de lire ces lourdes balivernes en haussant les épaules. Plus souvent cependant, je réprime mal un grincement de dents, surtout lorsqu'elles proviennent d'artistes et de poétes. Je sais bien que nombreux sont ceux qui ont déjà éprouvé cette illusion, à commencer par les futuristes. Mais que reste-t-il de leurs manifestes et de la plupart des œuvres répondant à cette exigence ? Revendiquer la subordination de la poésie et de l'art à la science n'est qu'une redoutable aberration dont la dénonciation doit être poursuivie sans relâche, puisqu'elle consiste à renverser l'ordre naturel des choses, l'intuition précédant largement la science. Au demeurant, l'antériorité de l'intuition et par suite son caractère déterminant viennent d'être en quelque sorte proclamés par ses contempteurs mêmes puisque ceux-ci n'ont pas hésité à donner à une centrale atomique le nom de Mélusine sans se préoccuper des émanations délétères qui risquent de dissoudre son image poétiquement inaltérée. La fission nucléaire et ses conséquences ne provoqueront jamais un nouveau mode de sentir pas plus qu'elles n'engendreront une poésie originale. C'est au contraire le bouleversement de la sensibilité déclenché par J.J. Rousseau qui, à travers la révolution de 1789, le romantisme et le surréalisme, a conduit en dernière analyse, à l'esprit scientifique, compte non tenu de l'abominable fourvoiement qu'on sait. Faut-il souligner pour illustrer cette affirmation, la remarque toute récente de la presse rappelant que la fusée lancée vers la lune était partie du point que Jules Verne avait choisi un siècle plus tôt? Non, la poésie et l'art ne peuvent pas s'appuyer sur la science pour prendre leur élan. Pour un artiste, c'est faire preuve d'un singulier complexe d'infériorité que de reconnaître le droit de celle-ci à guider celle-là. On en vient ainsi — peut- être sans en prendre conscience — à nier purement et simplement l'art et la poésie puisqu'ils ne peuvent pas plus prospérer dans un climat scientifique qu'un poisson dans les sables brûlants du Sahara. Enfin, l'un et l'autre se réclament d'une liberté totale, qu'ils contribuent en même temps à établir. La science, en revanche, reste assujettie à de strictes disciplines et peut aussi bien concourir à la libération de l'homme qu'à son asservissement. L'invention de la bombe atomique le prouve avec un si grand éclat qu'il est inutile d'insister. Tant que la science ne sera pas placée au service direct et immédiat de l'humanité mais gardera la possibilité d'être employée contre elle, il est impossible d'accorder la moindre confiance à ses desseins. En fût-il autrement que ce ne serait pas encore une raison pour accepter sa tutelle comme le propose, par exemple, une soi-disant « Internationale situationniste », qui s'imagine apporter du nouveau en créant l'équivoque et la confusion. Mais n'est-ce pas dans ces eaux troubles qu'on pêche une situation ?

Benjamin PERET.

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Toi, ma Celtie

D'une colline de Vence, le peintre Robert Tatin nous adresse cet « art poétique » peu propre à lui concilier la faveur des professeurs:

«.... Moi je peinture sans savoir, sans chercher, je vois bien la gueule du temps et le carton de son masque, je vois bien la rue du fond de l'homme, je vois bien la maison de l'homme.

« C'est de Celtie qu'ils ont donné les nombres — voici le cercle qui s'oppose au carré qui veut le vaincre — mais le cercle ne se peut vaincre. Voici les lignes qui se meuvent dans l'immobile cercle — voici la vie.

« Et les Gaulois rigolent de voir leur fils peinturer leur subtile géométrie, cette bonne vieille géométrie cachée sous les boutiques, sous les vieux murs historiques, cette bonne vieille géométrie à figure d'enfant de 20 ans — avec deux yeux qui brillent, avec une bouche de paix, avec deux bras d'embrassement, et des jambes en colonnes — voici la vie.

« Et je la vois marcher et suivre le grand tracé, et je la vois battre la ligne. (...) Il serait un endroit de nuit profonde où les formes se défont — où les formes se refont. Il serait une géométrie, où les for- mes se décristallisent et se recristallisent, selon une norme X qui leur est propre. Il est des formes-axes, des formes-lypes qui enfantent d'au- tres formes, en chaîne... »

De se proclamer Celte n'a jamais empêché le peintre de regarder parfois vers l'Egypte, et souvent vers la primitive Amérique du Sud. A bientôt, Robert Tatin !

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Aux écluses du Surréalisme...

Aux écluses du Surréalisme, qu'il soit entendu une fois pour toutes que l'eau qui monte et qui descend reste la même, et cependant se renouvelle toujours : BIEF tentera de cerner, chaque mois, le reflet de cette eau. Mais ni le relevé des courses suivies qui se confondent dans le même arc-en-ciel mobile, ni le chant des bateliers ne sauraient suffire à cette entreprise : BIEF s'ouvrira aussi largement que possible aux communications de ses lecteurs, tout en s'efforçant de les persuader que le Surréalisme, loin d'être la pente facile vers « la mort » à quoi certains le réduisent, propose à chaque étape de son histoire le tracé de son propre dépassement. Dépassement qui se veut — quand ce ne serait que pour obéir à une dialectique bien comprise - d'abord approfondissement, fidélité à soi-même en même temps qu'exigence envers soi-même, loin de la rive où les chroniqueurs prennent pour un naufrage ce qui n'est que le passage à plus de secret, à plus de lumière.

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Première suggestion

Compte non tenu des implications d'ordre occulte, qui pourraient être atteintes par un examen suffisamment constant des phénomènes en cause, il paraît salubre de déconsidérer systématiquement les idoles les plus communément révérées (champions, héros, vedettes) dont le culte est principalement entretenu par les tenants de « l'ordre ». La dénonciation assidue des moyens mis en jeu ne manquera pas de jeter du jour sur les fins réellement poursuivies, et les besoins ainsi satisfaits.
Au repérage des formes diverses et des signes cliniques de cette perversion doit contribuer l'énoncé comme la qualification de faits aussi divers que la nomination de M. Herzog, le culte (de fait) de la personnalité, le tirage de « l'Equipe », etc.
Etant constant que ces phénomènes se signalent tout particulièrement dans les activités de luxe (jeu, etc.), ramenées ainsi à une pure récepti- vité, il est hors d'espoir que le cas soit remédiable. Ce qui n'est pas une raison absolue de se taire.

Vincent BOUNOURE.

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Ne pas confondre

L'enthousiasme sénile qui précipite les foules au pied des militaires et des briseurs de records s'exerce dans le sens exclusif du culte de la virilité, dont le tueur galonné ou l'hercule de foire sont les prototypes dérisoires. De plus, ces admirations-là sont les seules que la presse, la radio - et, trop souvent, les enseignants eux-mêmes! - proposent à la jeunesse sans défense.
Par contre, l'idolâtrie provoquée par les vedettes de cinéma, se situant essentiellement sur le plan des rapports amoureux, se traduit la plupart du temps par l'exaltation systématique de l'érotisme et de lui seul. Grâce à certaines actrices, cette dévotion s'alimente du rayonnement le plus envoûtant qui puisse émaner d'un corps. Un regard, un sourire. la fraîcheur d'un sein : que peuvent contre cela les claquements de drapeaux et de muscles.
Or, il s'agit de choisir. Une publication hebdomadaire et illustrée, qui n'aspire à jeter sur la France que le jour inquiétant du judas par lequel le geôlier épie son captif, nous a prévenus : l'ennemi (de la bonne tenue, du pot-au-feu, de la famille française, etc), c'est Brigitte Bardot, emblème de « l'érotisme exacerbé ». Lequel, sans doute, a fait son temps et détourné suffisamment du droit chemin (lapinisme et raison du plus fort) la conscience de la France éternelle.

A la veille d'un regain de toutes les censures revigorées, ce n'est pas Massu-et-sa-générale qui vont représenter pour nous les valeurs de l'érotisme. En revanche, B.B. ne saurait être le signe de la force brutale, des catéchismes confus, de la stupidité passive, bref le symbole de cet ordre nouveau qui, sous peine de perdre tout crédit, se garde bien, lui, de se mettre nu.

José PIERRE.

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Rhétorique de l'éclipse

On ne sait trop par quels détours un langage aussi banal que celui dont on use, par exemple, au cours de ces échanges de politesses du matin où l'on s'entend, un bon nombre de fois, demander ou répondre, avec la même indifférence distraite : « Comment allez-vous ? - Très bien, merci et vous-même ? », peut parfois trouver, bien au-delà du sens attaché aux mots, le pouvoir d'imposer subitement à la mémoire telle image précise d'un rêve de la dernière nuit. Les rapports entre la phrase pronon-

cée et l'image résurgente - celle, dans le cas d'une réponse à la personne s'enquérant de mon état de santé, d'une sorte de faisceau constitué par de longs cigares, portant tous les traces d'un début de combustion — restent sans doute des plus énigmatiques. Il n'empêche qu'une telle relation en s'imposant à moi, avec un caractère d'indiscutable évidence, a pu, du même coup, conférer à l'ensemble du rêve un sens que, jusque là, je n'avais pas soupçonné.

Les dialogues Zen auxquels on peut, à ce propos, être tenté de penser - en raison des possibilités tout aussi imprévues de la parole qui s'y affirment - semblent bien, avant tout, relever d'un réel parti-pris de non-sens. En effet l'écho surprenant éveillé, chez le disciple, par les paroles du maître, paraît bien suscité par une réponse banale ou absurde, à la question posée. Une attitude nouvelle, vis-à-vis du langage, dont celles plus spécialement fondées sur la phonétique de J.P. Brisset et Raymond Roussel, peuvent donner une idée, serait peut-être susceptible de conduire - en opposant constamment au sens habituel des mots les multiples suggestions qu'elle aurait pu imposer — à une déroute aussi parfaite de l'esprit, également propice à quelque précieuse révélation d'ordre intuitif.

C'est bien ce que tendraient à confirmer les textes poétiques de Guy Cabanel, réunis sous le titre général « A L'ANIMAL NOIR » - recueil tiré à 15 exemplaires, hors commerce, et magnifiquement illustré par Robert Lagarde. En se livrant, par les techniques qui lui sont particulières, à une véritable désintégration en chaîne de quelque phrase-mère, Guy Cabanel nous laisse entrevoir, à travers son étonnant bestiaire nocturne les vertigineuses possibilité inspiratives qu'il doit à son attitude devant le langage.

Adrien DAX.

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D'une lettre de Guy Cabanel

Citant quelques répliques de maîtres à disciples de la tradition Zen, Guy Cabanel les commente en ces termes : « Ces collages dialogués ont une correspondance toute trouvée dans la beauté considérée comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie, les procédés de Max Ernst, la poésie telle que l'a définie Reverdy, et en particulier le jeu des questions et réponses (la question n'étant pas connue du répondant). « De telles méthodes ne s'adressent évidemment pas à une compréhension intellectuelle ; leur caractère hautement irrationnel, a pour but de créer un choc psychologique, souvent doublé d'un choc extérieur violent (voir les volées de coups de bâton des maîtres Zen et l'appel à la violence du Second manifeste du Surréalisme) qui lui-même déterminera l'atteinte du point suprême. « Il ne faudrait pas croire toutefois que ce choc puisse, à lui seul, permettre l'illumination. « S'il est d'un effet aussi fulgurant que décisif dans le monde Zen, c'est qu'il tombe sur un terrain déjà préparé par la pratique constante de la méditation qui est l'art de voir dans la nature de son être... ».
Et après avoir comparé à cette indispensable méditation la nécessité profonde de « l'automatisme psychique pur » dans le monde surréaliste, Guy Cabanel insiste sur la nature véritable de cet automatisme : « ...Malgré les interférences qu'on pourrait y découvir, il ne s'agit pas de rechercher une quelconque qualité artistique communicable dans les textes automatiques, dont la valeur primordiale ne saurait être que personnelle ils représentent une expérience devant, pour être valable se vivre individuellement.
« Et c'est seulement le jour où cette individualité prodigieusement poussée aura écarté d'elle ce qui lui est extérieur, tout facteur d'ignorance pourrait-on dire, qu'elle touchera du doigt son universalité et saura ne plus se dissocier d'autrui ».

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Au Royaume du Dollar

Jimmy Wilson, 55 ans, un fermier noir de l'Alabama, a été condamné à la chaise électrique pour avoir volé 1 dollar 95. Dans l'Alabama, le vol est encore puni de mort, pour les noirs seulement. Depuis 1927, date de vulgarisation de la chaise électrique, quatre noirs ont été électrocutés pour vol. Wilson affirme que la somme en question lui avait été avancée sur son salaire par Mme Estelle Barker, une femme blanche, qui l'accuse de vol. Il devait être exécuté le 24 octobre dernier, mais le 29 septembre, devant la vague mondiale d'indignation soulevée par cette affaire, le gouverneur James E. Folsom, utilisant le seul recours que lui laissait la constitution de l'Alabama, a commué la peine capitale en travaux forcés à perpétuité.

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Ecrasé entre les deux blocs

On ne peut se défendre de quelque nausée devant le concert d'indignation qui, en Occident, a salué la réaction des gens de Moscou à l'occasion de l'attribution du prix Nobel à Boris Pasternak. Quoi, toute cette vertu offensée parce que l'abominable dictature russe menace la liberté et la vie d'un poète ! Ces imprécations rageuses avaient-elles retenti jadis lors des procès de Moscou, lorsque tous les compagnons de Lénine, et d'autres écrivains avec eux, étaient ignominieusement assassinés après qu'on les eût contraints de se déshonorer ? Au contraire, c'est tout juste si l'on ne félicitait pas l'homme du Kremlin d'avoir exaucé les vœux secrets de l'Occident : « La période révolutionnaire est close », disait-on alors. Close par un mur construit avec les corps de centaines de milliers de suppliciés !
Pourquoi donc crie-t-on si fort aujourd'hui ? Pour la seule raison que l'académie suédoise, en couronnant Pasternak, a apporté sa charge de dynamite à la « guerre froide » qui oppose les deux blocs. Il est par trop évident qu'en décernant ce prix à l'auteur du Docteur Jivago, les vieux littérateurs de Stockholm, conseillés par les chancelleries intéressées, savaient d'avance quelles réactions ils allaient susciter et quelles seraient les conséquences de leur geste pour leur lauréat. Ils n'ignoraient pas qu'ils sacrifiaient un homme ; mais qu'importe si l'on peut, une fois de plus, jeter à la face du monde une nouvelle victime de la tyrannie russe ! Celle-ci n'est que trop réelle, trop révoltante et trop connue pour qu'on ait besoin d'une démonstration supplémentaire. Ce n'était en tout cas pas à la Suède, pour qui la guerre « froide » ou « chaude » n'a jamais été qu'une source d'immenses bénéfices, d'administrer une telle preuve. Au cynisme des repus, les académiciens de Sa Majesté n'ont fait qu'ajouter l'hypocrisie des bien-pensants.

Les gens de Moscou ne sont pas absous pour autant. Peu importe ici la qualité et même le contenu du Docteur Jivago. Le droit de s'exprimer comme il l'entend est refusé à Boris Pasternak et cela seul suffirait à entraîner notre condamnation d'un régime où l'artiste et le poète n'ont le choix qu'entre le pas de l'oie et la génuflexion contrite. L'un et l'autre ont au contraire tous les droits, à commencer par celui d'exprimer leur opposition au régime qui les opprime. Non seulement ils ont ce droit, mais c'est leur premier devoir car c'est là que réside deur dignité intellectuelle. Même si l'étau se desserre (mais tout montre qu'il n'en est rien), comme le proclame Etiemble après avoir examiné Moscou avec sa puissante loupe d'universitaire tiraillé entre Ubu et le glouton ! Aucune recherche désintéressée n'est concevable sans cette liberté totale. Mais celle-ci reste inconciliable avec l'oppression que subit le peuple russe, auprès de laquelle la tyrannie des pires tsars prend figure de libéralisme. C'est pourquoi aucun poète, aucun artiste n'est apparu sur la terre russe depuis plus de trente ans et ceux qui ont traversé la période révolutionnaire ont été contraints par la suite au suicide ou au silence, comme Pasternak. A un tel régime, les artistes et les poètes du monde entier ne peuvent que signifier leur haine irréductible.

B. P.

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La Voie Humide

Très loin, au sein de la lumière verte du premier soleil et du premier sentir, celle-là même que repéra naguère Lotus de Paini. une forêt, comme en nourrissait la vieille Gaule, à la mesure des fils et filles du Rhin. Clameur silencieuse, embrasement des « flammes mouillées », nuit qui se rêve aube fabuleuse: en finir, là, sous le couvert, avec l'existence apprise par cœur et le désenchantement de l'esprit et des sens, ainsi que ce frère cadet d'Un Beau Ténébreux, l'aspirant Grange d'Un Balcon en Forêt! Se perdre, dans le « fourmillement sauvage » qui, nous dit Hugo, « entrevoit les subites apparitions de l'invisible »; ne plus s'attendre nulle part, fût-ce dans les bras de la sylphide qui est l'innocence recouvrée : quel moi civilisé, buté sur ses défenses comme un blockhaus, me fait craindre — et (qui sait, Julien Gracq ?) peut-être nous fait craindre de nous engager sans retour dans cette voie ? Il faudrait n'avoir plus rien à refuser aux grands bois déhalés, qui appareillent. C'est la chance — et le courage - que je me souhaite, à l'exemple du héros de votre dernier livre, poète de la liberté grande.

Jean-Louis BEDOUIN.

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Schnorr & Cie

Une crise d'anxiété par laquelle je passais il y a peu d'années m'a fait vivement apprécier, sous l'angle de la véridicité, un ouvrage de Jean Dutourd, Doucin, qui venait alors de paraître. Il m'apportait un certain réconfort et j'ai eu à cœur d'en exprimer ma gratitude à son auteur. Ne l'ayant jamais rencontré, c'est seulement de la rumeur publique que je tiens qu'il s'est signalé depuis lors, sur le plan politique, par une prise de position réactionnaire très accentuée. Tout récemment on a su par les journaux que, sous l'étiquette « gaulliste de gauche », il était candidat aux prochaines élections législatives de Paris.

Toujours est-il que je restais disposé à lui faire confiance sous le rapport du témoignage humain. C'est dans cet état d'esprit que j'abordai la lecture d'un texte de lui intitulé « Ludwig Schnorr » dans le numéro d'août de la Nlle N.R.F. Pour qui n'en a pas pris connaissance, je précise que texte a pour objet de nous découvrir la mentalité d'un révolutionnaire allemand du siècle dernier « dont la destinée évoque celle de Karl Marx » et qu'éclairent sept lettres de lui, adressées de Paris à Bakounine lors de la Révolution de 1848.

L'intérêt d'une telle communication, qui met en cause Fichte et Hegel, Saint-Simon, Fourier, Flora Tristan et Proudhon, Marx et Engels, et fait état de rencontres on ne peut plus marquantes avec Lamartine et Hugo, ne courrait aucun risque de faiblir si, en dépit des réferences et justifications apportées à profusion, un certain degré de plausibilité n'apparaissait assez vite transgressé. La stupéfaction se tempère peu à peu d'un doute fondamental, d'où l'ambivalence de curiosité persistante et de malaise.

Quoiqu'on puisse dire à ce sujet, il n'est pas si facile en pareil cas de faire la part équitable de ce qui peut être intégralement vrai et de ce qui peut être pour nous abuser. Parmi les cautions invoquées, l'une d'elles du moins pouvait, au besoin, être appelée à se confirmer. C'était celle d'Henri Guillemin, de qui Dutourd cite, avec son plein assentiment, nous dit-il, un fragment inédit où s'intercale une citation non moins inédite des Carnets de Hugo à la date du 17 juin 1861, de nature à heurter plus violemment encore que tout le reste le bon sens le plus élémentaire.

Sur papier à en-tête de l'Am- bassade de France, le 8 octo- bre 1958, Henri Guillemin, attaché culturel et d'information à Berne, répond à l'interrogation de l'un de nous: « Mais bien entendu, il s'agit d'une plaisanterie ! Dutourd ne m'en a averti qu'une fois l'article paru, mais je ne lui en ai pas voulu, car c'est un bon camarade, et son idée était drôle. » Ainsi, nous nous sommes trouvés devant une élucubration qui ne repose matériellement sur rien, qui n'est - jusque dans ses moindres détails — qu'une somme de fausses assertions et dont, à partir de là, on ne saurait éviter de se demander quelle manœuvre précise elle sous-entend.

Pour le moins clairvoyant, la réponse ne se fait pas attendre. Il s'agit, aux fins qu'on imagine, de créer de toutes pièces un personnage qui ne pourra être, bien entendu, qu'un contemporain et compatriote de Marx, ami par surcroît de Bakounine, dont on s'arrangera pour faire le prototype de la fécalité et de la lâcheté et dont on se débarrassera, à la française, en lui infligeant ce qui, depuis l'affreux Molière, a le don de mettre en joie notre spirituel pays, à savoir l'« infortune conjugale » sous sa forme la plus spectaculaire et la plus expéditive. La question est de savoir si ne sont pas outrepassés ainsi les droits de la « mystification littéraire », triste genre s'il en fût mais qui — circonstance combien aggravante — est ici soumise aux ordres de tout ce qui (armée, patronat, église) rève de nous voir ramper. Ce n'est assurément pas par inclination vers l'humour, ici de toute manière disqualifié, qu'une si morne publication a cru devoir faire ce sort à de telles pages mais l'on s'affecte en constatant que nul ne s'est trouvé, dans la presse disons simplement républicaine, pour relever et déjouer cette attaque venimeuse.

Comment qualifier, dans ces conditions, l'attitude de Guillemin ? Il n'est, somme toute, pas tant de manières d'honorer sa signature: l'un d'elles est de ne pas laisser circuler sous son nom de textes apocryphes et, de plus, si gravement tendancieux. C'est, en particulier, le moins qu'on puisse exiger de quiconque se prévaut, comme lui, d'une charge officielle. Un tel comportement cesse, à vrai dire, de surprendre après lecture de son opuscule Hugo et la sexualité, dont je crus devoir m'enquérir sur ces entrefaites. On y voit assez quelles armes il a pu fournir à Dutourd. C'est ainsi qu'on est vite édifié sur la conception qu'il se fait de la démocratie: « Elle [Juliette] oublie que le vicomte Hugo s'est fait désormais démocrate et que toute femme à ses yeux est l'égale des autres et que son penchant l'incline vers les plus démunies, et qu'il a raison de n'accorder que plus d'estime à celles qui doivent travailler pour vivre, mais qu'il n'en est plus à faire le difficile sur les corps qu'il peut étreindre. » Sans préjudice d'une foncière méconnaissance du génie de celui dont il parle, l'aversion et l'intention de nuire sont patentes: « Le vieux poète est emporté dans une frénésie de caresses et d'assouvissements. Ni les plus sombres souvenirs, ni la parole donnée, ni la proximité de

la mort, ni l'agonie, sous ses yeux, de son second fils ne le retiennent d'aller rejoindre Blanche tous les jours et de se repaître de son corps » (sic). A vouloir prouver que Hugo a convoité jusqu'à ses servantes, il va sans dire que qui procède si minutieusement à ce qu'il appelle « le décompte de ses assouvissements » se comporte au mental en véritable souillon. L'obsession sexuelle prend chez lui l'aspect parasitaire, à tour dénigrant et dehors moralisateurs, qui est de loin le plus fâcheux. Il y a là de la flairée de chien au service d'une conscience d'huissier.

André BRETON

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Est-Ouest

Jeunes poétes, peintres, critiques, étudiants, qui « se cherchaient isolément » dans le Japon d'après-guerre, « en proie à l'invasion des modes d'Occident », se sont finalement rencontrés grâce à notre ami Shuzo Takiguchi, promoteur du surréalisme en ce pays. Shin Oka, Jun Ebara, Koichi Ejima, Vémura Misaé, Yoshiyaki Toono, Roger Van Hecke, ont ainsi constitué à Tokyo un « Groupe d'Etudes du surréalisme », qui promet d'être très actif. Moyenne d'âge: trente ans. « Le surréalisme, écrivent-ils, nous apparut comme un moyen de sortir du chaos; il ouvrait les portes, redonnait l'espoir. »

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Poids et mesures

Sous cachet de la poste : « Venez à Tulle, sa verdure, son accueil », notre camarade Nanot, au lendemain du jugement qui le condamnait à 5 ans de réclusion pour un attentat auquel sa participation n'a pas été prouvée, écrivait à l'un d'entre nous : « Jamais de ma vie je n'avais mis les pieds près de cette villa dont on m'accuse d'avoir cassé trois carreaux : l'accusation ne tenait pas debout, mais je n'étais pas du parti de l'ordre. Avec ma santé délabrée, il y a de grandes chances que je ne résiste pas à une si longue captivité, mais j'essaierai au moins d'avoir le courage de vivre (...).

« Je ne suis qu'un reprouvé qui en suivant le règlement à la lettre, n'aurait le droit d'écrire que deux fois par semaine à des membres de sa famille. Vous savez, j'ai reçu dans ma vie des coups durs terribles, il se peut que je résiste à celui-là : « Ces aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer ». Je voudrais tant que cette atroce guerre d'Algérie se termine pacifiquement. Moi, раuvre diable, sans être responsable de ses deuils et de ses malheurs, j'en paie la conséquence. »

Rendant compte de l'audience à la date du 1er octobre, les journaux de Tulle furent unanimes à présenter l'ancien combattant de la résistance comme un déséquilibré, et, suivant l'exemple du président des assises, à citer comme source de ses malheurs « le manifeste du surréalisme » dont l'auteur serait Aragon.

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Prête, à portée

CE QUI SE PORTE CET HIVER

La Graisse :

  1. Sur les cuisses. Celles-ci font une entrée triomphale ; nodulées, minaudantes, frauduleuses, elles arracheraient le cœur du plus insensible. Aussi bien à sept heures en tête-à- tête avec un homme pressé, mobiles, molletonnées sous une jupe de mousseline, que dans l'autobus à midi vos cuisses doivent être d'attaque. Les jours de soleil, étalez sur les bas-côtés un léger duvet blond (les très brunes se teindront, les rousses porteront des moumoutes) et marchez au pas avec le diable.
  2. Sur le ventre. Tout homme aspire à épouser sa mère; il se souvient avec nostalgie de sa bonne chair, de ses bourrelets, de son bedon.

Vous voules séduire le fils ? Ressemblez à la mère Mangez pâtes, beurre et pommes de terre La femme haricot est à l'eau Vous qui êtes sans répartie Bourrez votre croupe de soupe et de crème Vous aurez ainsi le mot ultime Vous serez grosse, mais sublime.

Les robes dites « empire » flattent la poitrine. C'est un fait, mais celle-ci, doux échafaudage de nylon-mousse (*) et de neige, a besoin d'un support : respirez à fond, jetez gaine, ceinture, pudeur, et poussez votre ventre en avant tel un général son armée. Sait-on jamais, peut-être est-ce vous la future Joséphine !

Les chignons :

Mlle X de Rennes nous écrit :

Vite, une coiffure du soir Vite, une chance d'être mère.

Nous répondons :

Mademoiselle, Portez un gros chignon Vous économiserez du savon Le savon use la peau, fripe, détend, éduque

(*) Se trouve dans toutes les meilleures parfumeries à des prix très raisonnables.

Les ratures de la vie autour de vos beaux yeux Portes une rose dans votre chignon Vous n'aures plus honte de votre nuque. Oui, laisses pousser vos cheveux Vous ne reconnaitres plus votre profil hideux.

CE QUI NE SE PORTE PAS CET HIVER

Les matraques, les bateaux- mouches Les cerfs-volants, les sainte- nitouche. CONSEILS D'UNE CONSŒUR

Comment épouser un roi? - Fréquentez la cour. Votre fils pleure la nuit quand vos amis vous déshabillent ? - Achetez la pile Albert, elle ne s'allume qu'une seule fois et tue quand on s'en sert.

RHABDOMANCIE

Votre mari vous néglige? Invitez sa mère à passer la nuit dans votre chambre Puis, affalée dans l'armoire près du lit, Projetez votre oméga plus une poignée de salamandres Dans le miroir où l'ombre se dandine.

Votre mari vous échappe? Le céleste directeur a besoin d'un régime. Urinez dans sa soupe quand, heureux près de vous, il s'allonge Soyez douce mais habile à farcir l'oie grasse De poulpes, de messages Et de poils de mandragore. Taquines ses perchants avec un blaireau de soie, Saupoudrez son phalène de sang et de suie, Et, surtout, souriez quand dans vos bras il se meurt, Malgré lui c'est à vous qu'il pensera.

Joyce MANSOUR

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La pluie qui tombe ne déteint pas la nuit

Existe-t-il, le papier paraffiné ou le fluide plastique qui permettrait de saisir - avant que ne les dissipe la chaleur de la cuisine, aux fenêtres bas- ses comme un front qu'on ré- primande, - les grandes fleurs de givre de l'enfance? On imagine bien quelques jeunes hommes occupés à décalquer, avec une sûreté de somnam- bule, les arceaux fugitifs du rêve sur la vitre de l'aube, jus- qu'à ce que surgisse derrière eux, comme s'ils avaient trop ot quitté leur lit, la marâtre qui les fera rentrer « dans l'ordre » ou les condamnera à s'exiler vers le silence : ainsi Rimbaud, au plus fort des Illuminations, ne parvient pas à rompre avec la « Reine des Ardennes » qui couve dans la marmite familiale « des choses que nous ignorons »; ainsi Chirico s'effondre en peignant son propre profil dévoré par celui de la Baronne à la haute canne menaçante. Ainsi (toutes nuances respectées) Xavier Forneret tente d'imposer au public dijonnais les visions de « l'Homme Noir », mais s'il ne donne plus guère, à partir de 1850, que des maximes anti-datées et des poèmes où la bassesse le dispute à la sottise dans l'éloge de Napoléon III, c'est qu'un matriarcat sévère a laissé en lui un vertige dont on pourrait démêler la trace dans son œuvre: il retourne inconsciemment vers la mère dont il s'était arraché à 19 ans, mère dont « l'esprit de persécution confinera à la folie » (Albert Ronsin) et qu'il n'aura que trop tendance à imiter sur ce point dans ses démêlés amoureux avec Jeanne Sarrey.

J'emprunte ces derniers renseignements au n° 3 du Pont de l'Epée (juillet 1958) entièrement consacré au « grand poète bourguignon ». Sympathique entreprise, qui a rencontré d'ailleurs l'approbation publique d'André Breton (dans une lettre publiée par le n° 4 de la même revue) mais qui parait avoir été viciée dans son développement par le culte littéraire de la petite patrie,, aussi haïssable que celui de la grande. L'honnêteté de la présentation biographique introduit en effet, dans la discussion, un défilé de beaux esprits régionaux qui, sans se priver d'attaquer sournoisement le surréalisme, se croient autorisés à tancer ou à plaisanter « l'Homme Noir » comme s'il s'agissait d'un voisin de palier. Même son luxe typographique serait une preuve d'esprit « non-conforme » mais pas « non-conformiste » (?) : si pointilleux qu'ils soient quant à ce genre de vocabulaire, ils n'en donnent pas moins de curieux échantillons de leur compétence, en parlant « d'images baudelairiennes à frémir », alors que des « images » réellement dignes de Baudelaire ne sauraient faire frémir que des cuistres. L'un applique l'épithète de « fumant! » à un passage soi-disant comique dont l'ambiguïté lui échappe, un autre trouve que « Tous trois marchaient sur trois rangs » est un lieu commun. A celui-ci Et la lune donnait... apparaît comme une « facétie », à celui-là l'étrange éclat noir de certai- nes pièces consacrées aux enfants n'arrache que les mots de « sottise » et de ‹« prosaisme ». Des vers très faibles sont loués par : « Question prosodie, mon cher, vous y tâtez (sic) ». Seul Jean Rousselot, dans une étude attentive, s'efforce de donner au poète ce qui est d'abord nécessaire à toute compréhension: la sympathie. Les rivages peu escarpés qu'est capable d'enjamber le Pont de l'Epée sont d'ailleurs précisés en fin de numéro, par deux petits poèmes de « copains » qui passeraient inaperçus dans une pile de rédactions pour le certificat d'études. Et s'il y aurait péril à tenir Forneret quitte de la démission qui marqua sa vieillesse, je vois dans la manière dont Guy Chambelland l'exécute se préfigurer un autre danger: le désir de voir tous les « écrivains se transformer en « humanistes » qui transcriront les images en « gestes efficaces », la préférence donnée à l'existence sur l'approfondissement intérieur - se fût-il ensablé de bonne heure -, bref le dédain des « expériences spirituelles ».

La « morale » qui résulte de ce genre de choix serait forcément incomplète, menacée de rabougrissement sur le plan sensible, et dérisoire dans ses prétentions universalistes. Par bonheur, le Pont de l'Epée s'ouvre sur un magnifique inédit de Xavier Forneret, Rêves II qu'on croyait perdu, et nous donne ainsi, comme sans le vouloir, occasion de mesurer la distance qui sépare un poète génial de trop importuns admirateurs. A la grille du parc romantique Forneret a vu - ne fût-ce qu'un instant, c'est assez - errer des jambes féminines de bronze rouge chaussées de marbre blanc, ce ne sont que piétinements balourds dans une argile qui, tout au plus, éclabousse.

Gérard LEGRAND

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