MÉLUSINE

La Brebis galante

Ma main, mes pieds couraient, un brin d’herbe sautait d’une borne kilométrique à l’autre. C’était une nuit sombre et pâle de romance mécanique.

À ce moment apparut Nestor. Il tenait dans la main gauche un fromage et dans la droite un glaive étincelant de vin rouge. Il était couvert d’une pelisse en peau de bananier.

Salut, Marie, dit-il au brin d’herbe qui sortait de la borne kilométrique sous la forme de Marie.

Marie tenait dans sa main droite une pierre à fusil. Le fromage étincelant brillait comme le phare que les marins aperçoivent en allant d’un cabaret à l’autre. À son tour, Marie prit le fromage qu’elle mit devant elle pour se vêtir car elle était nue ; mais l’opacité du fromage n’empêchait pas de distinguer son cœur qui s’ouvrait comme une anémone. Une virgule, qui était dans la corolle, paraissait s’ennuyer. Elle attendait un point.

— Seigneur Jésus ! dit la virgule.

Et Jésus sortit des mains de Marie.

À ce moment se place le plus grand événement du siècle : une colonne de porphyre qui avait connu Démosthène et tué Déroulède, disparut de la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare au grand étonnement de la marchande de journaux qui s’aperçut en même temps de la fuite de sa marchandise. Le lendemain, elle partit pour les îles Seychelles à la recherche de la colonne et de sa marchandise. La disparition de la colonne fit vibrer les crânes de Nestor et de Marie et, levant les yeux, ils aperçurent un enterrement blanc que suivaient des milliers de chiens de toutes tailles et de toutes races.

L’un d’eux tenait dans sa gueule le drapeau français qu’il laissa tomber sur la tête de Marie laquelle se crut, du même coup, naturalisée française et eut l’intuition qu’elle venait d’inventer une rose trémière réservée aux boutiques de confiseries. L’enterrement suivant son chemin sans avancer ni reculer. Nestor tenait toujours par la bride une grande chèvre bleue, qui portait le chapeau haut-de-forme avec une suprême distinction.

Nestor et sa chèvre descendirent dans la vallée semée de coquillages et de cannes à pommeau d’argile. Une pompe s’élevait dans la vallée. Nestor manoeuvra la pompe mais il ne put en tirer que quelques petits crabes impropres à l’alimentation humaine. Je dis humaine car la chèvre les dévora avec une satisfaction prouvant qu’elle n’avait pas mangé depuis l’avènement de Louis-Philippe. Qu’est-ce qu’une vallée plantée de cannes à pommeau d’argile entourant une pompe d’où sortent des crabes, sinon la vallée des rois ?

Nestor ne l’avait pas plutôt compris que la canne la plus rapprochée de lui prit une forme humaine et Nestor reconnut qu’il se trouvait en présence d’un roi à ce fait qu’il portait, tatouée sur l’omoplate droite, l’inscription ARMOIRE A GLACE, avec une flèche indiquant la direction de l’épine dorsale ; mais Nestor eut beau se regarder dans l’épine dorsale, il n’y vit pas son image s’y refléter. Par contre, il eut immédiatement la sensation d’être piqué le long de la jambe par un casque qu’il reconnut être allemand au fait qu’il était muni d’une pointe.

Nestor releva la tête. Ce fut pour voir une seconde canne se transformer en roi. Successivement toutes les cannes prirent une forme royale et tous les rois, s’étant réunis autour de la pompe crièrent :

—Il était une oie bâtarde qui portait un collier de nacre. C’était une oie divine !

Et, prenant Nestor sur leurs épaules, deux d’entre eux le portèrent en triomphe, suivis de tous les autres, jusqu’à une barrière faite de boîtes de sardines au-dessus de laquelle était planté un écriteau avec ces mots : MARÉE MONTANTE. Et, de fait, l’amas de boîtes de sardines s’élevait à vue d’œil. Quand il eut atteint la hauteur de la Tour Eiffel, il commença à descendre, au moment précis où retentissait un coup de gong et où l’inscription MARÉE MONTANTE devenait MARÉE DESCENDANTE.

Dois-je vous dire que pendant tout ce temps, les rois marquaient le pas et chantaient à voix basse :

— C’est mon homme, c’est mon homme, je lui donne des escargots !

2

La lune grande, immense comme un porte-monnaie dans lequel Nestor met des navets et des clous. Un clou chasse l’autre, aussi loin que le permet le vent marin qui apporte les violettes de décembre. Les violettes ! Encore une folie de Nestor qui les avale comme des framboises. Nestor en ayant rempli la lune se dispose à porter une main sacrilège sur le chêne-liège qui laisse tomber tous ses glands sur le pavé gras dans l’espoir qu’ils feront des petits. Mais Nestor n’est pas un aigle ni un tigre et, à bout d’arguments, il rentre dans la terre comme un ver. Le voici dans un trou noir. Il allume sa lampe électrique car il marche sur des écorces de bananes. Ciel ! où est-il ? Dans une chambre à coucher Louis XVI où dort un petit palmier doré comme s’il avait été passé au four. Le petit palmier agite ses branches et le plafond de la chambre frémit d’aise. Un ciel de lit naît de ce frémissement et spontanément couvre le palmier. Nestor, à pas feutrés, s’approche et tire l’oreiller mais il le lâche aussitôt : l’oreiller est un homard qui lui a pincé les doigts. Nestor, Nestor ouvre la porte et va-t-en. Derrière la porte il y a un panier à salade où meurent deux oiseaux-mouches. Il suffit que tu agites le panier pour que les oiseaux-mouches se sentent des âmes de pintades, de cobayes ou de patins à roulettes. Nestor pousse la porte avec son bras droit qui a vu déjà les neiges de la Bérézina, tordu le cou de mille deux cents canards et tiré les ficelles de la vie de toute une forêt vierge. Vierge ! Ah ! Oui ! Marie, vierge est de l’autre côté de la porte et tient le panier aux oiseaux-mouches. Nestor est mince, fluet, il a une voix de châtré. La vierge Marie est amoureuse de lui et le lui fait voir à son sourire qui est aussi un oiseau-mouche. Nestor le mange. Marie cesse de sourire pour découvrir la voie lactée dans les profondeurs de la poche de pantalon de Nestor. La poche de Nestor est aussi profonde que la voie lactée. Il y a moins de lait. Et je vous le demande à quoi sert le lait sinon à faire des vitres dépolies. Marie en fait des lunettes. Marie découvre maintenant des flocons de neige qui doivent provenir de la voie lactée. Oh ! la neige qui tombe du sommet de la tête d’un vieillard et recouvre les intestins et le coeur de ceux qui sont obligés de donner leur langue aux chats dans les vingt-quatre heures. Nestor et Marie songent à cela en s’embrassant. « Vive la République ! » crie le plus vert des oiseaux-mouches, celui qui a une oreille de nègre au bout de la queue et ressemble à une cuillère. Nestor et Marie s’aperçoivent qu’ils ne sont plus seuls. Un cloporte vient de sortir de la chambre à coucher. Il leur avoue qu’il vient de dévorer le palmier, mais Nestor et Marie sourient. Ils sont tout au souvenir du soldat édenté qui descendait de Marathon sans se servir de ses béquilles. Un blessé de guerre ! Et de quelle guerre ! De celle que les tables tournantes ont livrée en l’an de grâce 1477 aux ponts tournants. Ces derniers, après un combat qui dura autant que durent les soupçons des aveugles vainquirent les tables tournantes dans un combat désormais célèbre qui fut livré à la Tour Saint-Jacques le jour du terme d’avril. Ah ! quel jour, mes amis, il pleuvait des timbres-poste à l’effigie de Ronsard.

Ah ! oui ! où en étais-je ? Nestor et Marie calculaient en écoutant les battements de leur cœur le temps nécessaire pour faire transpirer l’Himalaya. Mais ils ne parvenaient pas à s’entendre : cent, disait Marie, cent-vingt, disait Nestor. Cent un, disait Marie, cent dix-neuf, disait Nestor. Et il souriait à son image que reflétait le ventre d’un oiseau-mouche mort.

3

C’était une grande colère, une grande colère de fleur fanée jetée sur le toit d’une église, qui secouait Nestor. Songez donc, l’Amérique lui avait dit : « Je suis le Wurtemberg. » Et comme il lui avait répondu que New York ne se trouvait pas dans le Wurtemberg, l’Amérique avait répliqué, fâchée, que New York était la capitale du Wurtemberg depuis que la pieuvre au pied marin avait entraîné dans ses serres nommées tentacules un enfant qui pendait dans un arbre de la Quatorzième Avenue comme une cerise à un olivier. Nestor, fort de son bon droit, alluma une pipe qu’il avait au préalable bourrée de coquilles d’huîtres perlières, ce qui lui permettait de dire avec orgueil : « Je ne fume que des perles. » Mais il ne suffit pas d’allumer une pipe, il faut la fumer. Nestor constata bientôt que cela lui était impossible. Sa pipe fumait mais il ne fumait pas.

  • Chaise du pape ! hurla-t-il, secoué d’une fureur multicolore qui fit apparaître sur son visage la peau du caméléon tué par sa belle-sœur, laquelle avait confondu ce reptile avec un pou.

  • Pou toi-même, lui avait répondu le caméléon en mourant.

Et la digne femme s’était ensuite retrouvée galopant à perdre haleine sur le cou d’un monsieur tellement obèse, l’imbécile, que le métro s’arrêtait à son approche. « C’est une panne », disaient les voyageurs, mais la belle-sœur de Nestor (Julie) savait bien à quoi s’en tenir sur les causes de l’arrêt du métro. Elle riait et le monsieur obèse était pris de l’irrésistible envie de danser un fox-trot avec un bec de gaz qui, généralement prenait mal cette familiarité et s’en vengeait en déposant ses ordures sur les testicules du monsieur, en l’espèce une pincée de mousse dont la propriété essentielle était de donner à la personne qui l’avait sur la peau, la sensation qu’elle était entourée de quatre sosies qui répétaient tous ses gestes et de trois moutons qui paissaient sans arrêt.

C’était, comme vous le voyez, une fort désagréable escorte ; mais j’ai dit que le monsieur obèse était complètement imbécile, aussi la trouva-t-il à son goût. Il riait comme seules savent rire les soles meunières et les artichauts au camphre. Ce rire volumineux comme du coton hydrophile avait la propriété de fendre les pavés en quatre. Nestor, qui passait sur le trottoir opposé et se disposait à traverser la rue en semant des haricots, se montra très offensé par ce rire qui fendait les pavés et il se jeta comme une pierre lancée par une fronde habile sur le ventre du monsieur dont les intestins se déroulèrent et lui descendirent sur les talons de telle sorte qu’un étudiant en médecine qui voulait examiner ses réflexes rotuliens les trouva nuls. Le monsieur obèse se rebiffa :

— Par le savon Palmolive, je ne vous saluerai pas, Monsieur, et ce nuage, qui transporte à mon frère une cargaison de fleurs d’orangers, vous crèvera sur la tête avant qu’une seconde soit tombée dans le panier de sel de la guillotine où je souhaite que tu t’endormes ce soir.

NESTOR. — Crapaud de lait aigre, tourne autour d’une étoile jusqu’à la fin des oiseaux, ce qui ne manquera pas d’arriver avant que la plume que tu vois au-dessus de ce pachyderme ait repris sa forme primitive de cabaret mal famé.

LE MONSIEUR OBESE. — C’est à moi, vague de safran, que tu oses parler sur ce ton de chenille à la recherche d’un œil ?

NESTOR. — Rampe !

LE MONSIEUR OBESE. — Voilà le plus beau des chênes-lièges, celui dont l’occiput est un métal malléable et qui se donne des grands airs de champignon vénéneux.

NESTOR. — Depuis que le monde est une coupe de champagne, les chenilles et les plumassières obéissent à la loi de Newton qui leur ordonne de laver la vaisselle des officiers avec des feuilles de cactus. Le sais-tu, oreille de radis ?

LE MONSIEUR OBESE. — Encore, pourriture céleste ! Tu te permets de prendre le visage de la salière afin de pouvoir aller d’une urne à l’autre avec des attitudes de cigarette anglaise mais sais-tu bien que personne, pas même une mécanique d’occasion, pas même une horloge molle, pas même toi, qui n’est ni cette mécanique d’occasion ni cette horloge de réparation ni rien autre chose qu’un aspect de la porcelaine dans ses diverses transformations, ne peut transgresser les volontés de la vapeur. À propos connais-tu les diverses transformations de la porcelaine ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! Je vais te les apprendre.

« Avant de naître la porcelaine n’est autre chose que cette brume légère qui affecte la femme d’un dé à coudre le jour et d’une brosse à dents la nuit. Puis, un jour, grâce à l’intervention de Marie…

NESTOR. — Halte là ! Il y a des ravins où se tuent les cheveux bruns.

LE MONSIEUR OBESE. — ...la porcelaine devient une bobine brillante. Tu sais : tire la chevillette et la bobinette cherra… Alors, passe une danseuse de music-hall, fardée de soupirs et de passion. Elle tire la bobinette et la porcelaine apparaît à ses yeux éblouis. Ce n’est plus ce sourire mélancolique que tu as déjà vu dans les tirs forains, mais une blancheur comparable à l’effet de la pluie sur une plante qu’étiole la sécheresse ou bien encore à la chute d’un chat, qui tombé du quatrième étage, est étonné de se retrouver sur le toit d’un tramway qui le conduit extra-muros, c’est-à-dire au milieu des loups et des barques de pêche. À propos de pêche, voici comment j’ai connu Julie.

NESTOR. — Quoi ? Julie ?

LE MONSIEUR OBESE. — Oui, le pou ovale dont la noblesse est le plus sûr garant de ma vertu. Donc, je pêchais sur les bords d’une rivière dont les eaux emportées par le vent tombaient sur une colline sous forme de pommes pourries, à la grande joie de milliers d’escargots violets qui les gardaient jalousement. Naturellement, j’avais fait une pêche abondante, si abondante même que les poissons entassés à mes côtés figuraient bientôt cet arc de triomphe que tu admires à Paris. C’est alors qu’une ablette, en tombant du haut de cet édifice engendra en touchant le corps d’un moineau mort de froid et de désir, la petite fille aux yeux de toupie tourbillonnante qui devint Julie. »

Née (au fait était-elle née ?) d’une plaque commémorative indiquant que là avait été pesée la première molécule devant la première jambe artificielle, une femme en qui l’on n’hésita pas à reconnaître Marie, vint à eux et leur reprocha leurs paroles qui la vêtaient de porphyre :

— L’eau coule pour faciliter la propagation de la lumière et du son. Il en est de même pour vous. Si une pierre roule du lieu de sa naissance, qui ne peut être qu’un légume malade, jusqu’à la mer où elle s’arrête de crainte de mouiller ses chaussures vernies par le temps et la magnanimité des siècles, qui ne sont pas aussi passés qu’on veut bien le dire, la mer arrête un moment son mouvement de flux et de reflux. J’ai dit qu’elle s’arrêtait un moment, je me hâte de préciser ce moment. Il est égal à la valeur nutritive d’une banane, sachant que ladite banane faisait partie d’un régime parfaitement constitué et issu d’un bananier ayant toujours vécu dans de parfaites conditions climatiques, hors de la présence, dans un rayon de cinquante litres, de toute particule si minime soit-elle, de sciure de bois et d’ambre des pagodes.

4

Miel sans lune, qu’as-tu fait de mon pied et des ossements qui s’agitaient convulsivement sous la poussée de leurs passions ?

C’était un beau jour où la mer se retirait pour laisser passer une automobile blanche dans laquelle dormait une peau couverte de poux. L’automobile marchait à une vitesse qu’on pouvait calculer en coupant une pomme en quatre. Elle était égale à la traînée de sel que l’automobile laissait derrière elle. Automobile blanche, tu grossis en t’éloignant. Tu occupes tout le champ visuel que mes yeux peuvent parcourir pendant une année entière et ton chauffeur, dont je n’avais vu jusqu’ici que le désir de ne pas établir de contact entre la mer et tes roues, me salue. Il est grand. Il a un oeil entre les jambes. Sa tête oscille sur ses épaules comme le balancier d’une pendule. L’aiguille marque cinq heures sur la surface du soleil. Soudain, l’auto s’arrête et l’homme à la tête de pendule accourt à ma rencontre. Il a des pas de lumière et des gestes de précautions. Tout en lui est physique et bleu, jusqu’à sa respiration, qui répand autour de lui un ciel matinal et printanier qui fait hésiter les hirondelles à quitter le pays. Il est maintenant à quatre mètres devant moi. Il a les jambes écartées et lèche le sol avidement.

— C’est la science, murmure-t-il. Et l’ombre de Pasteur sort du fond de son pantalon. Elle poursuit longtemps une mouche qui s’est envolée en entendant parler de la science.

L'homme se relève. L'aiguille du soleil projette son ombre sur son visage en forme de semelle de chaussure couverte de punaises. Je reconnais Nestor qui danse une valse horaire sous le soleil. Le soleil l'imite et les ombres suivent le mouvement. Allez donc après cela vous fier au cadran solaire ! Nestor me regarde et reconnaît que je suis son ami. Il me raconte ses espoirs et ses peines qui sont comme les algues des miroirs :

— Je suis seul, il est vrai, mais aux âmes bien nées le sautoir n'attend pas le nombre des diamants. J'étais un jour dans une grange avec la paille et les vaches. Les vaches mangeaient la paille et réciproquement ; quoique cela puisse vous paraître étrange. Et pourtant ce qui m'arriva par la suite est peut-être plus étrange encore. Je regardais avec le ravissement qui convient à ce genre de spectacle, les vaches manger la paille, lorsque le toit de la grange se fendit sur toute sa longueur. Un drap blanc passa par l'ouverture et claqua au souffle d’un vent que je ne ressentais pas. Puis, lentement, il descendit jusqu’à terre. La terre à son tour s’ouvrit. Et je vis, suivant une ligne rigoureusement perpendiculaire, un petit poisson rouge descendre du toit en glissant le long du drap et s’enfoncer dans le sol. Il fut suivi d’un second puis d’un troisième. Enfin, leur nombre s’accrut aussi vite que leur permettait leur dimension et la raréfaction de l’air dans les hautes couches atmosphériques. Le vent s’enfla et la grange glissa sur le sol. Quand je dis glissa… elle s’enfonça ou plutôt elles s’envolèrent, car la grange s’était divisée en deux. Une moitié partit avec la paille et l’autre moitié avec les vaches et chacune dans une direction différente, aboutissant au même endroit : la montagne de peaux de lapin.

5

La cruche était pleine de linges sanglants qui avaient dû servir au pansement d’un astre ou d’un rocher : cela se voyait à la couleur et à l’éclat du sang qui, malgré le temps et les menaces de guerre, était resté aussi éblouissant que la devanture des Galeries Lafayette à l’époque du nouvel an. Nestor s’approcha de la cruche. Il était rectangulaire et savoureux comme une poire. De ses yeux s’échappaient des brindilles de bois mort qui révélaient sa qualité d’esthète. Ses dents tombaient sur la terre fraîchement labourée et donnaient naissance à des vipères qui sifflaient en montrant leurs crochets, lesquels ne sont pas aussi redoutables qu’une rose de celluloïd quand une main maladroite la fait éclore dans le voisinage d’une pelle à charbon qui a servi par inadvertance au ramassage des souliers de dame hors d’usage. Ici une parenthèse s’impose. Que fait-on des souliers de dame lorsqu’ils sont inaptes à chausser des pieds charmants ? J’interrogeai sur ce sujet une grille de fer forgé qui répondit d’une façon si nette et si sensée que je jugeai aussitôt indispensable de prendre dans l’univers la place d’une défense de mammouth.

Donc Nestor s’approcha de la cruche et, la saisissant à pleines mains, la lança de toutes ses forces sur un troupeau de chenilles violettes se préparant à subir leurs habituelles transformations qui les conduisent à leur état familier de sécateur, instrument charmant dont l’éloge poétique n’est plus à faire. Cinq ou six millions de ces insectes furent réduits à l’état de tabac à priser, ceci pour leur plus grande joie, car cet état, leur étant aussi inconnu que celui de gomme arabique, ils avaient un plaisir extrême à voyager dans les narines des sœurs de charité et des cuirassiers. Mais cela n’eût été qu’un petit malheur si la cruche, la fameuse cruche dans laquelle Charles-Quint avait bu après avoir traversé à pied la Suède et la Norvège aux trousses d’un lapin ovipare qui manquait à sa collection, ne s’était brisée en morceaux si petits que bien malin eût été le capucin qui eût pu dire : « Voici les restes d’une cruche qui toute sa vie durant a été une vaillante patriote et une bonne chrétienne ».

La destruction de la cruche libéra les linges sanglants qui se sentirent soudain des ambitions incompatibles avec leur nature spectrale. Ils voulaient devenir généraux ou amiraux. Ils devinrent de quelconques statues destinées à empêcher les léopards de circuler librement et les rhododendrons de croître dans leur voisinage autrement qu’abrités par une dentelle du XVIIe siècle.

De dépit, Nestor se jeta sur une porte cochère qui céda sous son poids et les poètes qui se cachaient derrière elle jaillirent dans la rue comme l’eau d’une conduite crevée, comme Xénophon d’un xylophone détérioré par un Arabe qui ne savait pas en jouer. Ils envahirent les palmeraies où s’ébattaient des maniaques aux oreilles percées par les flèches du soleil, lequel s’ennuyait ferme dans un ciel semblable à un miroir qui ne reflétait que l’image d’une danseuse des Folies-Bergère, affligée d’un tatouage représentant l’enlèvement de Proserpine par Pluton, placé entre ses deux seins aussi ronds et aussi fermes qu’un gyroscope en mouvement. En un clin d’œil, les palmeraies devinrent des troupeaux de chameaux effrayés par l’apparition d’une plume d’autruche dans leur mangeoire et partant à travers les rues de Venise au risque de se jeter dans les canaux qui n’ont acquis leur célébrité que grâce à l’absence de péniches remplies de porcs importés de Tasmanie ou de quelque autre région de l’hémisphère sud. Je précise l’hémisphère sud, parce que nulle part ailleurs on ne trouve de porcs aussi bien éduqués et aussi bien dressés à dévorer les antennes des postes de télégraphie sans fil que dans cette partie de la terre, bien connue des simples pour l’abondance des parachutes, lesquels ne servent guère qu’à préserver les vétérinaires des morsures des jeunes filles à marier. En passant, je vous avertis que l’une d’elles, une superbe couronne de verres grossissants est en marche vers la minute fatale, celle où se confondent la pluie et le beau temps, les ongles et les ovaires dans une merveille lumineuse que les Anglais ont baptisée du nom de pipe-line. Elle s’attend d’un moment à l’autre à sombrer dans les profondeurs lactées de son corps ou à s’étaler comme une image de capitale sur un plat de vermeil. D’ailleurs, ciel blond, tu la connais pour l’avoir rencontrée dans les couloirs du métro, à la station « Opéra », où dorment aujourd’hui les plus intimes étoiles de la prostitution. Deux d’entre elles ont pris la forme d’un sein dont les mains tendues semblent attendre une aumône des grands drapeaux qui symbolisent les courses les plus folles, les regards les plus langoureux, les dents les plus blanches qu’on ait pu voir une nuit de mai où tous les animaux de la forêt, rassemblés autour du cadavre d’un chevreuil mort du regard que lui jeta Jésus-Christ se rendant au Golgotha, décidèrent d’édifier sur l’emplacement laissé libre par la combustion d’un cigare égaré par un fumeur imprudent, une potence d’argent destinée au supplice des chenilles et des escargots qui, pour les animaux, leur tenaient lieu de puces. Cela vous semble une décision tout à fait gratuite. Cependant, en France, on guillotine bien des hommes, pourquoi ne pendrait-on pas des puces ? Il n’y a là rien d’impossible et je suis persuadé que notre national Pasteur saurait bien sortir de son timbre-poste pour nous inventer une potence à puces véritablement pratique, une potence que les enfants puissent manier sans crainte de se pendre eux-mêmes, sans crainte d’être tentés de l’utiliser au cas où ils désireraient se suicider. J’entends par suicide cette subite conscience de soi-même qui nous fait désirer devenir navet ou pelle à charbon, encore que j’aie une représentation insuffisante des métamorphoses que peut subir le corps d’un suicidé pour aboutir au stade définitif de navet ou de pelle à charbon. À l’ordinaire le suicidé se distingue de son confrère le mort par ses mains qui n’ont pas attendu plus longtemps pour devenir chaises à porteurs. En outre, au milieu de son front, apparaît un œil dont le regard commence par vous parler du malheur des pierres, obligées de s’étendre sur toute la terre pour donner aux hommes une idée de la solidarité, pour devenir peu à peu semblable à une écharpe de soie qui flotte sur les épaules de la femme pendue à mon bras, celle dont les jambes proposent à ses compagnons une éternelle énigme. En effet, elle a des jambes chantantes, ses jambes sont dotées d’une portée de musique dont les notes changent perpétuellement et que ses pieds font vibrer à la façon d’une branche de peuplier. Et ses jambes jouent toujours une marche funèbre qui fait se détourner les passants et se suicider les Auvergnats dont la tête, noire avant leur suicide, devient un plat à barbe en argent où nage une mayonnaise verte qui fait les délices des hortensias.

6

Merci, soleil, acide chanson des crics et des volutes qui tombent du panier percé avec lequel les oiseaux de mer arrêtent la migration des oiseaux de terre. Blanc et noir, vous êtes tous deux la droite et la gauche d’un homme bègue qui danse nu devant une pioche, le dimanche matin, lorsque les paysans sortis de l’église vendent des saucisses et du sucre aux citadins qui, eux, ne vont pas à l’église mais visitent ce jour-là les stations balnéaires pour se faire une idée de la pesanteur et de la chaleur. Oiseaux de terre, vous courez, poursuivis par une plante métallique qui a eu quinze ans le jour de votre naissance et accomplira son service militaire parce que le service militaire est un événement important dans l’existence d’une plante. Oiseaux de mer, vous vous élevez au-dessus de la Suisse et de ses chevelures fanées, au-dessus de l’Espagne et de ses marrons glacés, au-dessus de la Hongrie et de ses maladies épiscopales qui ruinent le peuple et le réduisent en kilomètres de liséré vert qui sera un jour précieux pour faire des rubans du mérite agricole ; mais vous n’êtes pas capables de pénétrer le mystère des huîtres d’acier qui donnent la vie aux moucherons, lesquels engendrent la barcarolle, d’où sont sorties les vendanges et la couture qui veut que le jour de Noël les assassins mettent à mort les parasites de l’aloès que, grâce à cette plante célèbre au Mexique par l’usage qu’en fit le conquérant Cortès, les bagnards peuvent se libérer de leurs gardiens et envahir le pays des cornes d’abondance où il n’est pas besoin d’être bagnard pour devenir roi. Là est roi qui veut. Voici un enfant de six ans qui est roi des paroles d’évangile, voici la grand-mère d’une épopée qui est reine des fistules, voici le bancal qui est roi des lignes parallèles, voici le muet qui est roi des défaillances, voici le danseur qui est roi des omissions, voici le manoeuvre qui est roi des mains, voici le chauve qui est roi de la chaleur, voici le ministre qui est roi des impossibilités, voici le menteur qui est roi des sources, voici le buveur qui est roi des hypothèses, voici le suiveur qui est roi des courbes, voici le valet qui est roi des conséquences, voici le taciturne qui est roi des gestations, voici le joueur qui est roi de la violence, voici le désespéré qui est roi des expériences, voici le présomptueux qui est roi des invendus, voici l’impulsif qui est roi des épreuves, voici le magnifique qui est roi des inventions, voici le satyre qui est roi de l’attente, voici le téméraire qui est roi des trous et bien d’autres encore qui sont rois des lueurs, des amours, des suicides, des maladies, des démences, des assauts, des sorties, des avances, des refus, des meurtres, des magies, des profondeurs, des efforts, des mérites, etc. Mais aucun d’eux ne nous dira pourquoi la pluie qui tombe dans la paume d’une main décharnée lui rend vigueur et beauté, aucun d’eux ne nous dira ce qui résulte du combat de deux étoiles de mêmes dimensions et de même couleur. Les uns disent qu’il jaillit un jet de pétrole, les autres qu’il s’en écoule un peu de sang, d’autres encore que les deux étoiles disparaissent pour faire place à une petite manivelle dont l’usage est imprécis pour beaucoup, encore que les plus savants affirment qu’elle sert à faire fonctionner les moulins à café. Mais tous ont tort : lorsque deux étoiles se rencontrent dans les conditions que j’ai mentionnées, une flèche indicatrice jaillit dans l’ombre d’une voûte qu’elle éclaire d’une belle couleur rouge et l’on lit sur cette flèche les mots Sens Interdit qu’un vieillard s’empresse de méconnaître à ses dépens. En effet, à peine a-t-il pris la direction indiquée par la flèche que, du plus profond de son corps, s’échappent une multitude de rats noirs et blancs. Les noirs s’entassent sur le sol de façon à dessiner une flèche et les blancs forment sur les premiers les mots Sens Interdit.

Sens interdit, c’est ce que vous faites, ô oiseaux de mer ! quand vous attendez dans la nuit polaire peuplée de fourrures d’hermine, de femmes fatales, les beaux oiseaux de terre, les nobles oiseaux de terre, les mélancoliques oiseaux de terre.

7

O pierre chargée de supprimer le café, pourquoi ne t’es-tu pas acquittée de ta mission ? Pourquoi as-tu désiré les yeux de la menthe sur ta partie supérieure qui a la forme d’une étoile à cinq branches et est morte de douleur en voyant une poupée articulée descendre de la Tour Eiffel en jetant des scorpions aux yeux des militaires ? Oui, pourquoi, sinon pour être agréable au panier d’osier qui décore le tombeau de Chateaubriand comme une enseigne décore la tête d’un chirurgien qui n’a plus envie que d’une boîte de papier à lettres aux initiales C.C. (chauffage central) dont il ne se servira que dans les grandes occasions (épidémies, tremblements de terre, guerres, crimes…) ? « Ah ! chirurgien, tu veux du papier à lettres, lui crie Nestor du plus loin qu’il l’aperçoit, mangeant comme un paysage couvert de neige. Eh bien ! en voilà ! » Et il lui lance au visage un bouquet de lilas qui s’épanouit en touchant le visage du chirurgien, lequel à ce contact se croit obligé de devenir une femme charmante avec laquelle j’aurais le plus grand plaisir à faire l’amour, au coin d’un bois à sept heures du matin, en mai, alors que les lièvres, fiers de la fermeture de la chasse, viennent vous lécher les pieds et se frotter contre votre tête comme des homards apprivoisés, ce qui est rare je l’avoue. Mais, rare ne signifie pas inexistant, car je connais trois homards apprivoisés. L’un est visible à l’entrée du Panthéon où il perçoit les droits d’entrée lorsque son maître, fatigué par l’atmosphère sinistre de ce lieu plein de puces, éprouve le besoin de se détendre en abattant un arbre quelconque dans le jardin du Luxembourg, sans se soucier de la fontaine de Médicis qui à chaque fois, est écrasée sous le poids d’un orme millénaire et, à chaque fois, renaît un peu plus petite qu’avant son écrasement jusqu’au moment où elle ne sera guère plus grosse qu’une boîte d’allumettes. Alors, comme elle ne pourra plus décroître, elle se tiendra pour obligée d’augmenter de volume à chaque écrasement, ce qu’une statistique tenue par un chevreuil savant établit sans contestation possible, encore que toute contestation, en n’importe quelle matière, soit toujours possible.

Par exemple, je conteste que la lune tourne autour de la terre en vingt-neuf jours et j’affirme qu’elle est aussi immobile qu’une huître perlière. Et si vous venez me dire le contraire, je vous prouverai que vous êtes dans l’erreur par un raisonnement habile que vous jugerez paradoxal, mais qui ne le sera qu’en vertu de la conviction que vous avez que cette planète tourne autour de la terre comme un moustique autour d’une lampe électrique. Et si un jour la lune pouvait faire comme le moustique qui se jette sur la lampe, quelle joie ! Paris nagerait au milieu de l’océan Pacifique entouré d’une ceinture de requins. Londres serait perdu à cinq mille mètres dans l’atmosphère au sommet du Popocatepetl qui n’attend que cette occasion pour l’envoyer dans Mercure. Fès, coincé dans le détroit de Bad-el-Mandeb, demanderait grâce en levant les bras au ciel et en tournant ses kiosques à journaux vers la Mecque qui serait au centre des îles Seychelles. Mais tout ceci n’est qu’une hypothèse et je pourrai aussi bien supposer avec autant de vraisemblance que je suis un araucaria et je me trouverais cinq secondes plus tard au milieu d’un jardin entretenu avec amour par un jardinier de la vieille école, un de ces jardiniers comme on n’en fait plus, qui sèment des passoires et récoltent des tomates, qui plantent des chemises de femme et voient de somptueuses orchidées croître à leur ombre sans en être étonnés. Ce que je ne pourrai jamais faire car si, un jour, (sait-on jamais !) je plantais des chemises de femme, j’attendrais avec impatience qu’apparaisse la femme dont à ce moment-là, je serais amoureux. Et je suis sûr que cette femme ne serait pas vierge et ferait l’amour comme un astre. Pour l’instant ce n’est pas cela qui nous occupe. La maison est blanche et ses habitants sont de sable et de girofle. Ils ont des enfants qui sont partis quelque part dans la nuit et le printemps. L’aîné est un chapeau melon recouvert de mouches, le cadet est un pont dont l’armature métallique tend à perdre sa convexité par suite de l’affluence des citadins qui y stationnent pour voir passer le troisième : un train de bois qui emporte avec lui tous les espoirs de la foule. Un quatrième est ce qui vous manque à tous, ce que vous désirez : les pieds gelés, le caviar ou une éponge apprivoisée. On le rencontre à tous les coins de rue.

Habitants de la maison blanche, j’ai mis tout mon espoir en vous. J’attends un signe de vous pour courir, d’une fontaine à l’autre, cueillir dans l’eau qui s’écoule la tortue que vous m’annoncez. Je sais que les jours et les semaines s’envoleront comme la poussière de mes vêtements quand je les bats, ce qui est rare, et me retomberont sur la tête, mais je sais aussi que parmi ces jours il s’en trouve un solide et beau comme un chêne au pied duquel je bâtirai un bordel modèle où tu trouveras toutes les bêtes de l’amour depuis le hanneton jusqu’à l’hippopotame, depuis la méduse jusqu’au cactus. O cactus, toi que j’ai rencontré une nuit sous les arcades de la rue de Rivoli, portant sous ton bras tes attributs ou désirs, en l’espèce une paire de jarretelles autour d’une jambe de femme dont le pied était chaussé d’un soulier de satin vert pomme à hauts talons, me diras-tu ce que tu as fait du corbeau, du brave corbeau qui, l’hiver, lorsque tout est silencieux, consent seul à faire du bruit pour empêcher les renards de s’ennuyer dans leur trou ou dans leur salon entre deux pattes de zébu si noircies par la fumée des grands soirs, si amaigris par les travaux d’horlogerie et la marche d’une statue à l’autre qu’un voyageur arrivant d’un pays lointain croit se trouver en présence de deux poteaux frontière et se demande entre les limites de quelle nation inconnue des atlas il va projeter son ombre dont se rient les grands éléments qui ont bouleversé la face de la terre depuis qu’un homme de petite taille a trouvé le moyen d’extraire des moules vivantes des os des animaux morts d’embolie à la vue d’une bicyclette dont la roue arrière a disparu et qui néanmoins lutte de vitesse avec un express conduit par une pissotière de bois vert et le dépasse au sommet de la côte d’où un capitaine vit, alors que le soleil et la lune nous éclairaient simultanément, quatre cent mille tombeaux dans lesquels reposent trois cent quatre-vingt-dix-neuf mille paires de chaussettes (les mille autres étant vides) utilisées par des soldats qui combattirent en 1870, vit, dis-je, quatre cent mille tombeaux s’ouvrir comme quatre cent mille porte-monnaie et un sou belge sortir, jaillir à plusieurs mètres en l’air et retomber sur le sol, avec la mollesse d’une plume d’autruche, cependant que les quatre cent mille tombeaux faisaient place à un seul et unique bureau ministre où travaillait un homme gras et chauve, pendant qu’autour de lui s’édifiait une ville confortable et luxueuse.

8

Le vent se lève comme une femme après une nuit d’amour. Il ajuste son binocle et regarde le monde avec ses yeux d’enfant. Le monde, ce matin, est semblable à une pomme verte qui ne sera jamais mûre, le monde est acide et gai. On dirait une pelle neuve avec son manche blanc. Partout il y a des pelles et des ustensiles de ménage, à croire que le monde a attendu ce jour-là, aujourd’hui, pour s’installer, pour avoir son jardin et son chien qui aboie dans sa niche parce qu’il a vu un million de cloportes sortir du corps d’un lézard tué par le froid. Ce chien, il faut que j’en parle et que je le décrive afin que nul ne puisse le confondre avec un fraisier. C’est un bel animal énorme et bruyant comme une pouponnière. Il saute, bondit à travers la collection de timbres-poste de son maître. Il va du paratonnerre au fond du puits plus rapidement qu’une pierre et se retrouve de l’autre côté du mur toujours semblable à lui-même et à sa porte cochère. Son maître a la forme d’une brique. Sa place est dans un mur et il le sait ; aussi est-il gras et ivre. Il roule les r comme une chaudière et marche en sautant sur le pied gauche parce que son pied droit, descendant de Jupiter, est sacré et ne doit pas toucher le sol impur de la France. Ses bras sont du chêne dont on fait les maréchaux de France et couverts de champignons. Des perles tombent périodiquement de ses oreilles comme des menstrues. Il a un vilebrequin à la main et quoiqu’il n’ait pas l’air de s’en servir, l’outil perce un mur quelque part à Brest ou à Cordoue. Avez-vous vu son visage blême où passent des ombres chinoises obscènes ? Avez-vous vu son buste blanc rayé de portées destinées uniquement à des sols et à des rés et son abdomen rouge cerise où croissent les coquelicots champêtres ? C’est un patriote : M. Binet-Valmer lui-même. Il enlève sa tête qu’il pose sur son drapeau et le voilà nu comme une pioche, une tranchée, une trachée-artère. Demain il secouera son corps en signe de dénégation et les arbres de la forêt quitteront le sol un instant, ce qui ne leur est arrivé que sous le règne de Louis XI et ne leur arrivera plus jamais car ils mourront comme meurent tous les arbres en attendant la comète de Halley qui passe dans les rues de la capitale en renversant tous les attelages antiques destinés à son ornement et au transfert des cendres pour avoir délivré une fourmilière du fourmilier qui la menaçait, d’un oiseau de proie qui a dévoré les enfants d’un général célèbre, à la place où s’élève aujourd’hui l’Opéra et où n’existait, l’année dernière, qu’une échoppe de cordonnier occupée par un squelette auquel manquait la jambe droite. Demain, dis-je, il mettra sa tête sur un tapis roulant afin qu’elle puisse voir sans fatigue la splendide collection de pierres tombales, propriété d’un mendiant borgne possédé de la manie de marquer les arbres des boulevards d’un cachet de cire rouge qui, au contact de l’urine d’un lévrier russe, deviendra une petite tasse en porcelaine de Limoges, la première d’une série qui sera brisée par un agent, un soir où la ville sera prise d’assaut par une troupe d’ours polaires mangeurs de pierre ponce et d’écorces de bananes.

Demain, il mettra ses oreilles dans une boîte d’allumettes qui fera le tour du monde avant de trouver un acheteur. L’acheteur sera une acheteuse, une grande femme aux yeux perfides qui dit oui en pensant : « Si seulement le train qui amène cette provision d’escargots pouvait dérailler aux environs de Lyon, les escargots quitteraient leur prison de nickel et de verre pilé pour se répandre le long du Rhône et arriver au palais du président de la confédération helvétique où ils renverseraient les huissiers afin d’atteindre le président et de lui exposer leurs désidérata. Et que veulent-ils en somme ? Une petite éponge calcaire pour essuyer leurs larmes, un panier à salade pour leur vieillesse, une bague de cuivre pour faciliter leurs rapports avec les appareils de projection, toutes choses qu’un président de la république, fût-elle suisse, peut parfaitement accorder à ses concitoyens, fussent-ils des escargots comme c’est le cas, encore ne suis-je pas très certain que ces animaux à figure ovale, à figure de cristal et aux pieds palmés ne soient pas autre chose que des escargots, ne soient pas plutôt des oiseaux-mouches ou des tonneaux de choucroute car j’en ai justement vu un, hier, qui descendait majestueusement l’avenue de la Grande-Armée et ne s’arrêta que dans le hall de la gare Saint-Lazare, laquelle s’était portée à sa rencontre comme s’il s’agissait d’un personnage officiel ou d’une caravane de rhinocéros en furie accourus du lac Tchad pour défoncer les vitrines des bijoutiers et rapporter aux belles princesses qui les avaient si bien éduqués les colliers de perles qui y étaient exposés ainsi que les jarretières de diamant qui y étaient cachées.

9

Une grande grotte attend les violettes de son amant. Elles lui arrivent à la Pentecôte avec les sourires de la vierge assise sur le trépied de son âme et méditant. Demain sera un aigle nettoyé, propre comme un sou neuf, c’est-à-dire n’ayant plus ni bec, ni serres, ni plumes. Tu en riras bien, Nestor. Tu tordras ta moustache noircie par le désespoir de tes amantes et la neige des astres. Tu lèveras la tête vers le lévrier aux yeux de Saturne qui attend, pour se distinguer, les saturnales de la moisson. Celle-ci viendra à son heure ; pour l’instant il s’agit de savoir ce qui différencie Nestor d’une étoile filante. Voilà : Nestor dévore les nuages qui, à leur tour, dévorent l’étoile filante. J’ai vu jadis une femme de taille et d’intelligence moyennes aborder un rocher de granit, le chapeau à la main et lui demander des nouvelles de sa santé. Cela ne m’a pas étonné car j’ai songé à la possibilité de l’existence d’une belette à l’intérieur du rocher. J’aurais été plus étonné si j’avais vu la même femme aborder une belette en supposant qu’elle avait un rocher de granit dans le ventre. Ceci prouve qu’il faut faire une distinction entre Nestor et une machine à coudre. La machine à coudre est une grande dame qui a conquis son sexe sur un plateau où ne croissent que des pissenlits et des oliviers et Nestor attend la fin du monde en caressant son sexe, indifférent à la trépidation de ses mains et à la couleur du ciel. J’imagine cependant que, si le ciel était devenu le sexe de Nestor, il désirerait un rideau et un de ces miroirs en forme de tryptique qu’on appelle souverain ou bien, secoué d’un orgueil spasmodique comparable à la marche des croisés sur Jérusalem, se mettrait à péter jusqu’à la fin des temps. O pet incomparable, toi qui donnes une figure souriante à l’humanité d’anthracite et la rend presque semblable à une figue, je salue en toi la plus noble image de l’intelligence, celle qui n’emprunte à aucun animal le rictus qui lui est propre et fait songer à un piège à moineaux. Et qu’est-ce qu’un pet sinon l’étincelle qui, partie d’une rose, atteint un soleil nu accessible aux souris et aux parfumeurs, le détruit et installe à sa place une gitane couverte de bijoux faux et la figure tailladée par la moelle du sureau. O pet incomparable, toutes les races adorent en toi l’étoile filante, celle qui exprime le mieux le désir de chacun d’un fruit ou d’une armure incomparables, atteints seulement par les squelettes qui ont séjourné toute une époque géologique ou autre dans les circonvolutions d’une feuille de platane décorée d’une ancre à sa partie supérieure, laquelle, malgré son poids et son volume très supérieurs à la feuille de platane — qui, d’ailleurs n’est feuille de platane que pour les avantages botaniques que cette situation anormale, tant par la forme que par le fond, lui procure — ne se sent aucune envie de courir le monde à la recherche d’un pet ! Elle a Nestor et Nestor pète comme seuls Adam et Eve durent péter dans le paradis terrestre alors qu’Eve désirant un café-crème demanda à Adam de lui donner l’épine suspendue au sommet d’une goutte d’eau qui n’attendait pour devenir nuage que l’apparition d’un dieu tenant dans sa main droite la patte d’un poulet. Ce dieu lui aurait dit : « Siècle, siècle et mille fois siècle. » Et la patte de poulet serait devenue la douceur de se sentir caresser par un épagneul qui se frotte le long de vos jambes ou bien la fraîcheur d’une nuit d’été lorsqu’on s’est au préalable baigné dans le lac du bois de Boulogne. Mais voilà que Nestor a pris dans sa main la feuille de platane au sourire angélique. Elle est au comble du bonheur et cela se reconnaît à l’apparition sur ses bords d’une petite ligne blanche que borde une rangée de becs de canards ouverts. C’est le moment pour elle de reprendre son visage de Marie souriante et bonasse. C’est le moment pour Nestor de s’en aller loin, loin, loin dans le songe couvert de plumes blanches, léger comme elles et comparable, comme elles seulement, au soleil d’une matinée de printemps ou plus exactement à la passion d’un adolescent de quinze ans qui n’est plus vierge et adore l’amour comme on l’aime à cet âge avec un désir à chaque seconde renouvelé comme la figure du temps ou les aspects et les modalités d’un roulement de tambour.

10

Un clou, deux clous, trois clous et voici notre maison bâtie. Devant elle se dresse une épée de sucre qui sous l’influence des rayons du soleil tend à devenir un monde nouveau, une planète de feuille sèche dont le désir de rotation autour d’un couple de hérons se manifeste par un léger hululement qui est le signal du départ pour les quarante-huit coureurs envoyés dans la course de Paris à l’étoile polaire en passant par tous les nouveaux cinémas des capitales européennes. Les voici partis, tandis que, dans la course que nous voyons de temps en temps dans les forêts de sel, les coureurs disparaissent un à un comme des gouttes de rosée. Cette fois-ci ils se multiplient à mesure que croît la distance qui les sépare de leur point de départ sans que pour cela diminue celle qui les sépare de leur but. Et voici que maintenant leur taille devient de plus en plus élevée, si bien qu’on ne tarde pas à les confondre avec les monuments publics, puis avec les arbres des forêts, puis avec les falaises et les montagnes puis avec l’ombre des montagnes et les voici disparus. Ils ne sont pas morts comme on pourrait le croire, mais ils sont devenus les cinq doigts de ma main qui écrit VÉROLE à l’usage de nos contemporains. Ceux-ci ne sont pas surpris car ils savent quel usage on fait de la vérole dans l’architecture, mais moi qui l’ignore, je suis obligé d’attendre l’arrivée de Nestor qui répand devant moi les trésors de son intelligence sous forme de dragées remplies de fourmis, lesquelles n’ont rien de plus pressé que de sortir de leur abri pour dévorer mes chaussures, neuves par la grâce de Dieu. Eh ! bien ! Nestor, qu’attends-tu pour me parler de la vérole :

NESTOR. — Un jour que je contemplais avec toute l’attention qui convient à un pareil examen, une porte-fenêtre qui s’agitait faiblement sous la poussée du parfum des roses tapissant un parterre voisin, je vis la vitre se couvrir d’inscriptions chinoises que je ne compris pas. Un chien aboya si près de moi que mon fauteuil fondit sous moi comme si l’émotion lui avait coupé les jambes et je me trouvais étendu sur le dos, comme un hanneton au milieu d’une tarte aux abricots qui s’attendait à tout autre accueil de ma part, et se vengea de mon inconvenance en me lançant au visage un jet de sulfate de cuivre, en sorte que je fus obligé de tenir pendant un temps, que je puis évaluer à un minimum de cinq années, le rôle d’un cep de vigne atteint de phylloxéra. Je n’en fus pas plus satisfait que cela et manifestai hautement mon mécontentement, c’est-à-dire que je m’obstinai à produire des haricots verts sautés au lieu du raisin qu’on attendait de moi. Au bout de cinq ans, donc, une ancre de marine tombant près de moi sur un champignon, qui ne survécut pas à cet accident, me rendit ma forme humaine, non sans la modifier sensiblement. Par exemple, je n’avais plus que quatre orteils à chaque pied, mais, par contre, j’avais trois testicules dont un, celui du milieu, qui avait la forme, la couleur, les dimensions d’une framboise. C’est alors que l’idée de la vérole se présenta à mon esprit : un dé à jouer dont le chiffre cinq seul était visible, se planta devant mes yeux avec l’intention de s’y maintenir envers et contre tous. Néanmoins, vous devez bien penser que la volonté d’un dé à jouer ne compte pas devant celle d’un homme que n’effraie aucun péril, pas même l’idée d’un bout de chaussure tournant autour de ma tête à une vitesse de soixante-quinze nœuds à l’heure. En un clin d’œil, je fis de ce dé la paupière du macaroni. Mais, je vous le demande, que restera-t-il des paupières du macaroni lorsque la pluie d’hiver et les vents de l’univers auront décoloré son visage ? Peut-être n’en subsistera-t-il pas une graine de plafond. Et alors, que voulez-vous qu’il advienne des rochers de céramique qui marquent l’entrée des forteresses où se terrent les zouaves vérolés qui veulent éviter de rencontrer les esclaves du violoncelle et les maris des farandoles qui dévastent les océans, estropient les requins, volent la carapace des tortues et chassent les colombes de leurs colombiers pour y installer des perruques. Les zouaves sont d’anciennes fougères que la fantaisie d’un lacet de chaussure a affublées d’un pantalon bouffant pour les différencier des mandolines et des timbres-poste. Ils s’en vont par les plaines incultes pêcher, pour les bonnes d’enfants, des souris blanches dans la gueule des saumons, lesquels se prêtent très aimablement à cette opération qui satisfait leur désir de parfum. L’un d’eux, un zouave plus vérolé que les autres, au regard de moustache, s’éloigne de ses compagnons : c’est qu’il recherche l’essence de la bière et la profondeur des mers pendant les tempêtes. Il passe le long d’un fleuve large comme la main qui charrie des plumes de perroquets. Il en conclut qu’il voyage en Amérique du Sud et s’attend à rencontrer, d’ici quelques mètres, un bagnard occupé à compter les serpents de la forêt vierge. Il ne rencontre pas le bagnard mais une barrière de défenses d’éléphant. Il la franchit et marche maintenant sur un tapis de brioches. Il ne doute plus que ce tapis le conduise à un sofa où se prélasse quelque jeune fille, jolie comme le feu, solitaire et nue, qui ne demandra pas mieux que de faire l’amour avec une orchidée isolée du reste du monde, et ignorante au point de ne pas connaître la couleur de ses fleurs. Mais l’orchidée n’aime pas la jeune fille. Elle ne songe qu’à la vérole et, lorsqu’elle aperçoit le zouave, elle lui demande des nouvelles de la vérole, son amie. Le zouave, homme d’esprit simple, dont la vie n’est qu’une lente reptation autour des chevilles d’une musulmane, lui répond par un bâillement qui ne la satisfait point. Pour se faire comprendre, elle entame les louanges de la vérole :

L’ORCHIDÉE. — Zouave à la tête oblique, au crâne transparent comme la mer, toi qui naquis une nuit sur un lit de café gelé, toi dont la mère quitta tout exprès le cou d’une girafe pour te mettre au monde, tu ne connais pas la vérole, la vérole qui descend du singe. Sache donc qu’un jour une cartomancienne, qui prenait un train vit apparaître dans sa baignoire une paire de lunettes au-dessus de ses pieds. Elle sursauta et les lunettes glissèrent à la surface de l’eau, parcourant la baignoire en tous sens. En même temps, elle sentit ses seins la quitter et les vit presque aussitôt à la surface de l’eau, verts, délicieusement verts. L’inévitable se produisit : les lunettes rencontrèrent les seins qui, secoués d’une colère folle, bondirent hors de la baignoire. O migraine ! O course folle ! Les seins frappent un guerrier nègre qui gardait l’appareil à douches si léger que la cartomancienne craignait qu’un souffle d’air ne le fît s’envoler. Et le guerrier dahoméen n’est plus qu’une addition immense de nombres de six chiffres et dont le total forme le mot : VÉROLE.

11

La belle Assyrienne aux chevilles de nénuphar se déshabille devant un poisson de courant d’air qui n’est ni jeune ni gai et n’a plus d’espoir que dans les veines des femmes. Celles-ci ont aujourd’hui le plus grand souci de conserver à leur colère cette forme de table rase qui leur va si bien. Une d’elles, démoniaque et blonde, descend des arbres centenaires en roulant les hanches pour le plus grand plaisir des oiseaux qui crient une romance patriotique dans le genre du Chant du Départ. Les feuilles en pâlissent et laissent couler tout leur lait sur les citadins vêtus de verre et de flocons de neige. Ils prient et mangent à la fois. Ils prient les écorces amères de leur donner une joie suave comme une fleur qui vient d’éclore dans un vase ancien somptueusement décoré de pièces d’horlogerie et de serrures. J’entends justement une serrure qui grince dans un arbre dont les racines plongent dans la lune et les feuilles abritent le soleil. Qui est là ? — Nestor, répond la clef qui tourne avec une lenteur tragique, susceptible de provoquer chez d’autres des troubles pathologiques graves. Dans un jet de porto voici Nestor, plus héroïque que jamais. Il coupe sa chair en quatre par pure charité, mais elle ne peut pas satisfaire les pauvres assemblés qui demandent les tables de la Loi. Nestor s’en désole et invoque les divinités de la mousse. Celles-ci répondent à son appel. Elles sont au nombre de sept. La paresse qui a une robe de ronces. L’envie qui porte sur sa tête un pot de lait aigre. La colère qui tient dans ses mains une poignée de macaronis. La luxure qui est tatouée de sexes et porte une couronne de foutre sculpté. L’avarice qui prie Dieu de lui donner une barbe de bois mort. Le désir dont les bras se tendent vers un oiseau qui accourt du fond de l’horizon tenant dans son bec une inappréciable cravate. Le suicide qui porte un manteau de revolvers et crache des flammes bleues.

Toutes les sept sont réunies autour d’une marmite qui bout sur un feu illusoire.

LA LUXURE. — Nestor, Nestor, raidis-toi, je suis là et te demande la perle du peuplier de feu.

NESTOR. — Laisse-moi plutôt te raconter l’histoire du gland et de l’hirondelle.

LA LUXURE. — Raconte. Mais auparavant, montre-moi cette lampe qui m’éclaire.

NESTOR. — Le gland provient, comme tu le sais, de la source claire, issue d’un nuage, une nuit d’amour, alors que ce dernier dans les bras de la terre s’adonnait au plaisir. À l’aube, — lorsque les papiers peints ressemblent au firmament, les chambres closes où les adolescents portent leur main à leur sexe dans leur rêve où passent des êtres accouplés et, sentant le poids de leur solitude perdent leurs dernières illusions, — la terre sentit que sa maternité pourrait se passer de sage-femme et la source vagit sous un champignon de velours qui ne put se retenir de manifester son consentement en s’envolant à la barbe d’une toupie qu’attendrissaient les épanchements du sang des amputations successives de diverses parties du même membre. La source, encore inexperte dans son métier de source, demanda des conseils à la carrière d’ardoise sa voisine :

« Je suis la source, dit-elle, et je cherche, dans les solitudes soyeuses, la chaleur d’un sein palpitant.

  • Tu la trouveras grâce au pied ou plutôt au talon d’Achille qui se pose sur toi comme sur moi, à la façon d’un rayon de soleil. Sois vierge et les fruits te récompenseront, sois large et l’amour t’aidera à découvrir les yeux des saisons. Sois lente et le plaisir t’accompagnera. Parfois, sois forte et le gland sera avec toi. »

C’est ainsi qu’au tournant d’une pelote d’épingles la source fit connaissance du gland. Il était jeune et beau. Il portait fièrement les attributs de son grade, en l’espèce une mouche morte de frayeur et l’ombre d’une dent de cheval traversée par un éclair.

« Poli comme un gland, disent les pluies d’hiver aux vents qui les accompagnent dans leur course éternelle, chevaliers servants qui proclament à tous les bien-aimés les bienfaits d’une route carrossable. Et c’est vrai. Notre gland s’avança vers la source qu’il salua à la manière d’un gland, c’est-à-dire en répandant sur le sol quatre grains de sel qui donnèrent la mesure de son intelligence. Flattée, la source répondit aux avances du gland en facilitant l’éclosion d’une grenouille dont la vue la réjouit comme me réjouissent les pâmoisons d’une belle femme en proie au vertige de l’amour et qui s’agite en disant à son amant : « Donne-moi la coupe ! Donne-moi la coupe ! » sur un ton sans réplique. Et les voici partis tous les deux vers une destinée qui est le granit semé de paillettes de mica. »

12

C’était la pluie qui dissolvait ce morceau de sucre si long, si large que Nestor se croyait sur la banquise polaire. En réalité, il ne pleuvait pas, mais il tombait des mouches minuscules qui mangeaient gloutonnement cette large tablette de sucre. La moitié avait déjà disparu lorsqu’un nuage de couleur vert-de-gris apparut à l’Occident en secouant ses plumes qui, comme de juste, tombèrent sur le sucre en chantant : « N’insultez pas une femme qui tombe », sur l’air des lampions. Inutile de dire que, pour la circonstance, ceux-ci s’étaient éteints et que leur fumée emplissait l’atmosphère d’une exécrable odeur de jésuite crasseux. Bientôt, poussé par un oiseau de grande envergure qui ahanait, le nuage se confondit avec l’Orient et, à cet instant, apparut à l’horizon une pelle gigantesque, bleue et fraîche comme l’arc électrique. Elle blanchit peu à peu et devint un parapluie de couleur vieux rose s’ouvrant et se refermant rythmiquement ; puis le parapluie se referma pour ne plus se rouvrir mais devenir une rose géante dont les pétales tombaient un à un ! Le dernier pétale tombé, le pistil s’envola pour rejoindre son frère Jésus-Christ. Les épines tombèrent, la tige grossit et Marie, les pieds auréolés de concombres, jaillit de la tige, les bras levés vers le ciel en un geste de supplication qui resta sans effet, attendu que des bouts de cigares de toutes parts s’émiettèrent, formant une ligne terminée par une flèche indiquant la direction de la laitue. J’ai dit la LAITUE, mais vous autres qui n’avez jamais vu les poissons des palmiers se tordre de douleur sous la morsure d’une mouche à miel née des résidus de la houille, vous ne pouvez pas savoir ce qu’est une laitue.

Apprenez donc que l’inventeur de la cuillère à café — un fameux homme ! — découvrit un jour la singulière sympathie des pommes de pin pour les pinces à sucre. Il en conçut une grande fierté et se cacha tout un jour dans un rouleau de papier à beurre. Le lendemain, il était malléable à souhait et, prenant un morceau de quartz et une brioche sortant du four, il les accoupla, que dis-je, il les fondit. Le résultat de cette combinaison fut cette dame dont il ne subsiste qu’un oeil brillant et voluptueux, cette dame que vous avez tenue dans vos bras — je vous le souhaite — un jour où, la neige étant tombée en abondance dans votre quartier, un homme couvert de chrysanthèmes de la tête aux pieds, apostropha la foule en ces termes :

— Salut, peuple aux yeux d’écorce d’amande amère, salut peuple aux mains d’évangile, salut peuple au regard oblique, semblable à un pendule qui sonne deux coups à une heure et demie et la chevauchée des Walkyries à quatre heures du matin. Je viens à toi les mains remplies de cordes de pendu, les oreilles encore tintantes du bruit des chars de combat dévalant les rues sonores de ma ville natale en renversant devant eux les gladiateurs et leurs sabots, les généraux et leurs jérémiades, les oreillons et leurs oreillettes. Je viens à toi, la tête pleine de crustacés, j’apporte avec moi la couleur originelle, celle qui nous a valu les violoncelles crevés et leurs suaves mélodies dont tu te repais chaque matin en levant la tête au-dessus des barreaux de vapeur que tu n’as jamais songé à briser et que tu imagines être des cerveaux d’enfants. Prends-le, peuple, ce violoncelle crevé qui fera ton bonheur si tu le brandis à bout de bras en criant : « Mathusalem ! Mathusalem, rends-moi ma pipe ! » Mais uses-en avec discernement. Ce n’est pas une chose à manier comme une allumette éteinte, encore que, voisine de la poudre dentifrice, elle puisse engendrer de graves périls pour un homme de couleur noire et de tempérament lymphatique, c’est-à-dire ayant des tendances à décorer sa salle à manger avec des reines-marguerites. Manie-le comme une barque de pêche et le succès sous forme de pierre lithographique, apparaîtra à tes yeux et récompensera tes efforts d’un sourire qui en dit long, en promet large et en donne haut. Ce sera le moment de saisir la pierre lithographique et de la poser à la place d’honneur près du drapeau de fougère mâle dont tu attends une satisfaction de couleur tendre. Tes plus chers désirs tomberont sous tes sens : la femme charmante, avec laquelle tu souhaites passer toutes tes futures nuits, sera devant toi comme une grande pêche. Elle aura la forme d’une pomme d’arrosoir. Tu pisseras dedans et ses yeux en larmes ne te feront aucun reproche. Tu souffleras dedans : ses cheveux sortiront des trous. Tu la caresseras longuement jusqu’à ce qu’apparaissent ses seins au galbe parfait : au crépuscule ses hanches commenceront à s’agiter, tu passeras lentement tes doigts sur son ventre rond, sans oublier de plonger le plus petit dans le nombril et les cuisses rondes et fermes attendront les tiennes pour les emprisonner avant que le jour se lève. Alors je ne te donne plus de conseils, tu sauras toi-même faire apparaître les jambes et les pieds.

Alors, une femme qui l’écoutait, sentant tourner autour de sa tête l’anneau de Saturne, osa lui crier :

— Nestor, Nestor, qu’as-tu fait de la pluie et du beau temps ?

L’homme se dressa sur la pointe des pieds et lui répondit en martelant ses syllabes comme un fer chaud :

— Eh bien ! oui ! je suis Nestor. La pluie et le beau temps vous seront rendus grâce au violoncelle crevé. Trempez-le dans l’eau du torrent qui coule sous les arbres de médisance, jusqu’à ce que disparaisse son enveloppe diaphane qui fait tort à la pureté de ses intentions. Vous attacherez à l’une de ses extrémités une sangsue bien repue de sang de mouton et, à l’autre extrémité, une ficelle qui vous servira à le traîner derrière vous dans les rues désertes de votre ville natale, à l’heure nocturne où, seuls, les pieuvres et les bienheureux moustiques osent se promener et respirer un air que n’alourdit plus aucune respiration humaine. Mais, attention ! Tout cela restera sans effet si vous n’avez pas le bonheur de rencontrer un gendarme ivre à qui vous devez demander ses pronostics pour le prochain steeple-chase.

Alors, la femme cria, brandissant une défense d’éléphant sur laquelle étaient gravés les mots : « Ouvre, ferme et ris. »

— Il est minuit, coupez vos cheveux, nattez-les, attachez-y une violette et donnez-les moi, je suis Marie.

13

— Meurs, corne sourde !

— Meurs, savon d’anguille !

— Meurs, papier de crâne !

— Meurs, éléphant volage !

Tels étaient les cris qui retentissaient à l’intérieur du tube d’étain où dormaient deux pucelles et leur ombre. Toutes deux, les bras levés au ciel, suppliaient les incendiaires d’épargner les racines du hêtre qui les avait mises au monde. La plus jeune, dont le front était une cave réservée aux alcools les plus purs, ceux que le philosophe sait extraire des manteaux de fourrure quand ils ont caché les épaules des femmes aux regards indiscrets pendant la nuit d’hiver la plus semblable au Noël des images où des Russes bottés chassent des loups dans des jardins potagers hérissés, pour la décoration, de brosses et de mannequins gelés qui trouvent néanmoins la force d’agiter, qui leurs poils absurdes comme la nuit des villes, qui leurs bras inutiles comme le regard que les imbéciles promènent dans la rue. Noël ! Noël ! Et voici une casquette anglaise qui s’empresse de coiffer Jésus de peur qu’il ne s’enrhume. Noël ! Noël ! Et voici la neige qui tombe comme des balles dirigées contre une hirondelle et qui, en vertu de la basilique, retombent sur la terre en décrivant une hyperbole connue et comparable à la gifle que je donnerai au premier qui viendra me dire que ces lignes ne correspondent pas très exactement à la vérité. La vérité : le seul courant d’air qui n’entraîne pas des milliards de microbes propres à infecter tout le genre humain ! Par contre je dois avouer que ce courant d’air charrie des aiguilles qui, comme autant de flèches, viendront vous crever les yeux si vous ne répétez pas en même temps que moi et à la même vitesse, en sorte que nos voix puissent se confondre, les mots suivants :

Hirondelle, hirondelle de mes rouilles, vole à travers les forêts latines, arrache les dents des scribes, crève les yeux des bénédictins. Hirondelle, hirondelle, appelle le peuple et dis-lui ! Tue, tue et dévore, tue, pour le bonheur des vapeurs, tue pour le plaisir du printemps, tue pour mieux respirer, tue pour leur éviter la lâcheté du suicide, tue pour rien et pour tout ! Alors le ciel comme une oreille crevée répandra sur toi les plumes de sa bénédiction.

Et les plumes surgiront du cou d’un homme guillotiné à midi sur la tombe du soldat inconnu. Le guillotiné se dressera sur la guillotine et, malgré l’absence récente de sa tête, maudira ses bourreaux en ces termes :

— Je vous vomis, soufre à chiens, mais moi qui ne suis pas de cette race, vous ne m’empêcherez pas de pisser. Et je pisserai sur vos chaussures, sur vos fesses, sur vos aiguilles de montre, sur vos souvenirs arabes, sur vos dentelles moisies, sur vos sandwiches anémiques et alors, couverts d’urine de la tête aux talons, vous reconnaîtrez la bonté de mon âme, vous m’élèverez des statues de froment ; mais ma malédiction vous poursuivra à travers vos casernes et vos chansons, à travers vos marées et vos courbes infinies. Mieux, par ma malédiction, vos courbes ne pourront plus être infinies. Je vous obligerai à concevoir la lumière comme un liquide corrosif. Et de fait, toute lumière atteignant vos miroirs en fera des livres de piété si insipides que votre regard s’en détournera pour se poser sur un lac de sciure mouvante qui sera la mer que je vous promets. Votre désespoir prendra la forme d’un siège d’évêque et sera violet comme son costume idiot. Comme lui, il tiendra à la main un tuyau de caoutchouc d’où s’échapperont des millions de mouches bleues qui dévoreront vos nouveau-nés. Et ce sera bien fait ! A-t-on idée de faire des enfants pour la guerre, des enfants pour la vermine, des enfants pour vous dévorer ?

Ayant dit, le mort, que sa décrépitude aurait pu faire prendre pour Anatole France, se glissa de lui-même sous le couperet de la guillotine qui n’était pas habituée à pareille invitation et s’empressa de manœuvrer à la perfection pour montrer de quoi elle était capable. Et, cette fois, le mort devint un petit dictionnaire de poche à l’usage des étrangers voyageant en France pour connaître la splendeur de nos hôtels qui sont la seule chose ici, valant la peine d’être vue. O Siamois qui viens en France, ne va pas au Louvre voir les langoustes pourries qui l’encombrent. Ne va pas à la Chambre : tu pourrais y crever. Ne va pas à l’Opéra : tu risquerais de voir tes jambes s’allonger comme une bobine de fil qu’on dévide. Mais va à l’hôtel si c’est l’hiver et au bois de Boulogne si c’est l’été. Là tu comprendras ce que c’est qu’une cuisse de canard, tu comprendras tout l’amour, toute la joie sublime comme l’ivresse qui se dégage d’une cuisse ronde et ferme et blanche et douce comme la fourrure d’un chat engraissé patiemment et dévotement par une concierge bigote qui balaie ses escaliers avec ses cheveux, blancs à cause de son âge. Et les seins t’apparaîtront comme le brillant d’une bague que tu songes à offrir à quelque femme maquillée de lumière qui s’est frôlée contre toi un soir où tu essayais de comprendre le mystère du nombre deux ; car le nombre un c’est l’évidence, la chute d’un couvreur du haut d’un toit, mais le nombre deux c’est le mystère, la course à l’abîme.

Automne 1924.

Texte publié dans la revue Commerce n° XIII, automne 1927