Proust parlait-il yiddish comme tout le monde ?
par Henri Béhar, le 23 octobre 2017
COMMUNICATIONS/ARTICLESMarcel Proust parlait-il yiddish, comme tout le monde ?
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Henri Béhar Colloque des Invalides, 28 octobre 2016
Je n’ai pas l’intention de traiter ici de la judéité de Proust ou d’À la recherche du temps perdu (la RTP), ce qui a été fait mainte fois, et bien fait. J’ai moi-même publié Les Clés d’À la RTP aux éditions Pocket en 2006. L’ouvrage est désormais accessible, gratuitement, sur mon site
Aujourd’hui, compte tenu du temps qui nous est imparti, je n’aborderai qu’une seule question, d’ordre linguistique, ou plus précisément lexical : la présence subtile de mots yiddish dans la RTP.
En parcourant la liste des mots employés par Proust dans la RTP, qu’un logiciel de lexicométrie me fournit dans l’ordre alphabétique (ce qui présente l’avantage de n’avoir à lire qu’un dixième du volume), je tombe sur cette forme visiblement étrangère à la langue française : meshores (משרת)[1]. Elle se trouve dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, vers la fin :
« Il murmura une phrase inintelligible où on distinguait seulement : » Quand les Meschorès sont là. » Meschorès désigne dans la Bible le serviteur de Dieu. Entre eux les Bloch s’en servaient pour désigner les domestiques et en étaient toujours égayés parce que leur certitude de n’être pas compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes, exaltait chez M. Nissim Bernard et M. Bloch leur double particularisme de « maîtres » et de « juifs ». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait une de mécontentement quand il y avait du monde. »
L’explication de ce vocable par le Narrateur lui-même, est telle que le lecteur devrait pouvoir s’en tenir là, totalement satisfait. Proust désigne l’origine biblique du terme et en fournit la transcription, la traduction et la prononciation en français. À ceci près que l’hébreu biblique écrit mechoret au singulier, mechoretim au pluriel, et non pas meschorès, prononciation propre aux Ashkénazes (Ashkénazim devrais-je dire, puisque c’est un pluriel). Voici l’explication que nous en donne une chercheuse au Collège de France : « serviteur, servant » de l’hébreu meshoret orthographié mem, shin, resh, tav, avec finale – et, qui en yiddish, tout comme les finales en – ot et en – at de l’hébreu, se prononcent – es. le pluriel de meshores est meshorsim (masc. Plur.) » (Anne Schulmeister), meshorsim (משרתים).
Le contexte montre que ce terme désigne aussi bien les serviteurs de Dieu que les simples serviteurs dans la famille.
Ces remarques judicieuses du Narrateur entraînent une seule question, d’importance : où l’auteur a-t-il pris ses informations ? Ni dans le dictionnaire, ni dans la Bible du rabbinat (1899) ni même dans une Bible quelconque, où le mot figure souvent, en premier lieu dans la Genèse ; mais tout simplement par la tradition orale, celle de sa mère, ou de sa grand-mère, qui s’exprimaient parfois dans cette langue commune aux Juifs alsaciens. C’est d’elles, me semble-t-il, qu’il tient la spécification « serviteurs de Dieu », qui n’est d’ailleurs pas exclusive dans l’Ancien Testament. N’oublions pas qu’en dépit de leur instruction typiquement bourgeoise, telle qu’elle était prodiguée dans les meilleurs établissements de la capitale, elles étaient culturellement, et même cultuellement, attachées à leur groupe d’origine.
En somme, Proust relève, d’une manière plaisante et rare dans son discours, une coutume fréquente chez les maîtres d’user d’une langue inconnue des serviteurs pour échanger des propos qui ne concernent pas le personnel, ou que ledit personnel ne doit pas comprendre. Il en va de même pour les enfants, appelés à entendre sans comprendre ce qui relève de l’intimité paternelle.
B) Une 2e émergence du yiddish apparaît à cinq reprises dans la RTP. Contentons-nous de la première occurrence. Lorsque l’ambassadeur belge d’Argencourt parle du jeu de la comédienne Rachel dans une pièce de Mæterlinck: « – Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme ! s’écria M. d’Argencourt. Ah mais ! attendez, je connais toute la pièce. L’auteur l’a envoyée au Roi qui n’y a rien compris et m’a demandé de lui expliquer. » Du côté de Guermantes, p. 206.
Il imite la plainte coutumière aux yiddishophones, oy, oy !, accusant par là, Insidieusement, les origines juives de l’artiste adulée par la bonne société. Ce qui conduit la duchesse de Guermantes à dire des sottises, pour le plaisir d’un mot d’esprit, en montrant son incompréhension du dramaturge belge. À tel point que le Narrateur se reproche les kilomètres qu’il effectuait chaque matin, dans sa jeunesse, pour atteindre son idole, vraiment trop idiote. Ce qui lui fait apprendre la vie, et comprendre que les signes sont trompeurs.
Si Proust devait employer le yiddish à la façon de Kafka dans son œuvre, on attendrait un mot tel que « meschuge » (משוגע) ou « meschugge », aujourd’hui pratiquement lexicalisé en américain. Il signifie fêlé, timbré, faible d’esprit. Mais nous sommes en France, où l’on préfère crétin, doublet populaire de chrétien. Je n’en ai trouvé aucune occurrence dans la RTP, ce qui ne surprendra personne. En revanche, je ne puis manquer de relever cet emploi de Schlemihl, ici avec un S capital, comme pour un nom propre. En yiddish, « schlamassel » shlimazl (שלימזל) désigne le malchanceux, celui qui a la poisse, d’où Adelbert von Chamisso (1781-1838) a tiré son Schlemihl, dans le conte Peter Schlemihl, L’homme qui a perdu son ombre.
« Je l’ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard [parlant de Bergotte]. Il est gauche, c’est une espèce de Schlemihl.
“Cette allusion au conte de Chamisso n’avait rien de bien grave, mais l’épithète de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l’emploi ravissait M. Bloch dans l’intimité, mais qu’il trouvait vulgaire et déplacé devant des étrangers.” (JF, 69)
Ici encore, le Narrateur se comporte en linguiste, parfait disciple de son cousin Michel Bréal. Il commente ce dialecte mi-allemand, mi-juif (notons la catégorisation d’époque) qui désigne bien le yiddish, langue de l’intimité pour ces juifs assimilés – ou en voie de l’être –, et le Narrateur, que l’on sait fort cultivé, évoque L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1820). À son frère qui traduisait ce texte en français, Chamisso écrivit :
“Schlemihl est un mot hébraïque qui signifie gottlieb, théophile, aimé de Dieu. Dans le jargon juif, on appelle ainsi des gens malheureux ou maladroits auxquels rien ne réussit. Un schlemihl se casse le doigt dans la poche de sa veste, tombe sur le dos et se fracture le nez, et arrive toujours mal à propos.”
Cette qualification de l’écrivain Bergotte par le banquier Nissim Bernard n’est pas bien grave, nous dit le Narrateur, qui l’interprète avec bienveillance. Il considère de la même façon l’emploi du yiddish, langue familière, magnifiée par la littérature.
En effet, la littérature mondiale ne méprise pas le vocabulaire yiddish, puisque d’un mot familier en cette langue elle fait un personnage très répandu, l’exemple même du pauvre type malchanceux. Sans vouloir généraliser, ni même réserver un sort particulier à cette occurrence littéraire du yiddish, je remarque l’espèce de tropisme qui conduit Proust (via ses personnages) à mettre en relief un prototype romanesque dont il existe maint exemple ailleurs. Il aurait même pu le comparer à Charlot, le vagabond céleste, l’idole du cinéma muet ! Mais c’eût été faire trop d’honneur à Bergotte !
Pour conclure, on trouvera ces trois occurrences moins insolites quand on les aura rapportées au personnage qui les articule, et qui est le banquier Nissim Bernard ou l’ambassadeur d’Argencourt. D’une certaine façon, le premier se caractérise par ses références au yiddish, comme le banquier Nucingen par son accent alsacien chez Balzac.
Il ne viendrait à personne l’idée de rechercher un quelconque rapport de Balzac avec la province de l’Est. Alors, pourquoi penser que Proust a un certain lien, aussi ténu soit-il, avec la langue yiddish ? Ce n’est pas seulement que sa chère grand-mère venait d’Alsace, que sa mère devait employer ces termes, cette déploration (ne serait-ce qu’ironiquement) ; c’est que tout cela est singulièrement chargé d’affectivité, comme un langage codé qui ne serait connu que de deux personnes : la langue de la connivence.
On aimerait s’en tenir à ces observations d’ordre lexical, s’il n’y avait cette accusation inouïe de Céline qualifiant l’écriture de Proust de “franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française”, dans une lettre à Jean Paulhan[2]. Je doute que l’auteur de Bagatelles pour un massacre ait relevé ces trois occurrences, somme toute bien anodines. Proscrit, Céline se souvenait certainement que Proust avait été le premier à solliciter la signature d’Anatole France en faveur du capitaine Dreyfus. Et l’on sait le rôle germinatif que l’Affaire devait jouer pour l’ensemble de son œuvre. Reste que cette perception d’un substrat yiddish dans l’écriture de Proust appelle une étude, que je ne puis développer dans le cadre contraint de ce colloque des Invalides.
Henri Béhar
[1] J’attire l’attention sur le fait que les possesseurs de la RTP dans l’édition de la Pléiade établie par Pierre Clarac ne le trouveront pas dans le texte mais dans les notes. De même, ni la base de données Frantext, ni les tableaux du Vocabulaire de Proust élaborés par Étienne Brunet, s’appuyant sur le même corpus, ne peuvent en faire état, pour la raison qu’ils ne tiennent pas compte des notes.
[2] Céline, Lettes à la NRF, Paris, Gallimard, 1991, pièce n° 66, 27 février 1949, p. 88.