MÉLUSINE

Proteste au poing levé, les manifestes Dada de Tristan Tzara

PUBLICATIONS DIVERSES

« Proteste au poing levé, les manifestes Dada de Tristan Tzara », Annales de l’Université d’Abidjan, 1973, série D, t. VI, pp. 347-361.

En prenant mon poste à l’Université d’Abidjan, en octobre 1972, ma réputation m’avait précédé car un critique, Claude Roy, m’avait cité dans un article du Nouvel Observateur rendant compte de la publication de Dada en verve. Mes collègues avaient surtout retenu la citation finale: Dada=Dieu=Merde ! Aussi, quand il s’est agi de composer un numéro littéraire des Annales de l’université, lleur directeur, Claude Perrot, un ethnologue jésuite, me demanda-t-il une contribution percutante. Je ne pouvais faire mieux que de produire un essai inédit sur les 7 Manifestes Dada de Tristan Tzara, j’étais alors en train d’établir le premier tome de ses Œuvres complètes pour les éditions Flammarion. Le lecteur pourra juger parfaitement incongru de parler de Dada en terre africaine, une douzaine d’années après les Indépendances. Il n’en était rien à mes yeux, et je persiste à penser la même chose : la poésie que je devais enseigner n’a pas de patrie, pas de frontières. Elle est internationale, par définition, et mon rôle était bien de la faire connaître à des étudiants de Lettres modernes, dont le diplôme était, à l’époque, valable en France comme en Côte d’Ivoire.

Article repris dans: Henri Béhar, Littéruptures, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, pp. 78-89.

« Proteste au poing levé »

L'anomalie morphologique à l'initiale de cette phrase que Tristan Tzara articule au cours du Manifeste Dada 1918 s'est mystérieusement imposée à ma mémoire, au point qu'avant d'établir ses Œuvres complètes, je ne m'étais pas aperçu qu'il l'avait corrigée dans son édition des Sept Manifestes en 1963. Pour moi, Tzara restera donc toujours, contre son gré, un terroriste du langage alors que lui-même, transportant un terme roumain en français, croyait s'exprimer en toute conformité. Reste l'image du poing dressé, préfigurant le signe de ralliement du Front Populaire, annonciatrice d'une violence que le poète assagi ne voulait renier. Ainsi, quel que fût le degré de grammaticalité du texte, il signifiait clairement une vérité, en dépit de son incohérence apparente. C'est le premier postulat que j'avancerai au cours de cette analyse, au risque de choquer les admirateurs du seul Discours de la méthode : les Sept Manifestes de Tzara énoncent un programme parfaitement lucide d'ailleurs, sous des dehors absurdes, grotesques et clownesques, en se différenciant des manifestes précédents de l'expressionnisme, du futurisme, voire ensuite du surréalisme.

I. Le manifeste comme discours

Remarquons, de prime abord, que nos textes se différencient radicalement de tous les autres manifestes plus ou moins contemporains (décadentisme, nunisme, futurisme, etc.) : ils ont pour objet premier d'être dits, proférés en public. Ce sont des manifestes non seulement en vertu du message, de la prise de position qu'ils sont chargés de transmettre, mais en fonction de leur mode dénonciation par un auteur-acteur, devant une foule rassemblée. Il conviendrait donc d'étudier la lexis (façon de dire) avant de scruter le logos (ce qui est dit). Malheureusement, nous ne possédons pas d'enregistrement de ces fameuses séances où Tzara parvenait à anéantir les facultés intellectuelles de son public, selon le commentaire qu'il en donne dans sa « Chronique zurichoise », à propos de la première soirée dada, le 14 juillet 1916 : Devant une foule compacte, Tzara manifeste, nous voulons nous voulons pisser en couleurs diverses... De nouveaux cris la grosse caisse, piano et canons impuissants, on se déchire les costumes de carton le public se jette dans la fièvre puerpérale interromprrre. Les journaux mécontents poème simultané à quatre voix simultané à 300 idiotisés définitifs. (0.C. I, p. 563) '. Si nous avions eu un tel enregistrement, nous aurions pu appliquer les principes de phono-stylistique développés par le maître yougoslave, Petar Guberina. A défaut, force nous est de nous rabattre sur ce qui nous a été transmis, le texte typographie, le logos, en marquant son originalité. C'est un discours — dans le sens où discours s'oppose à récit. Il en comporte tous les traits marquants et marqués par Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale : le discours est expression de la subjectivité signalée par des indicateurs pronominaux (je, vous) ; des indicateurs averbiaux (ici, maintenant) ; des temps (présent, passé composé, futur). Comme le dit fort bien Gérard Genette : « dans le discours, quelqu'un parle, et sa situation dans l'acte de parler est le foyer des significations les plus importantes ». Ici, c'est Tzara, et lui seul, qui se signale à l'attention de l'auditoire. Mais là où je m'écarterai de Genette, c'est quand il assure qu'on ne trouve jamais à l'état pur récit ou discours dans un texte. J'ajouterai : sauf dans les Sept Manifestes de Tzara qui ont tous été lus en public avant d'être publiés, et qui sont exclusivement un discours, c'est-à-dire qu'on n'y trouve aucune relation, directe ou indirecte, des actions ou des paroles d'un autre individu que Tzara. Voilà donc la deuxième évidence où je voulais en venir : les manifestes de Tristan Tzara sont bien des manifestes au sens le plus concret du mot : forme parfaite du discours où le poète parle directement en son propre nom, et sans aucun intermédiaire comme pourrait l'être le journal ou le livre. C'est là que réside le premier scandale : Tzara réagit contre toute une tradition qui fait du poète un inconnu en marge de la société ; il assume sa propre parole et renverse la proposition rimbaldienne. Ici « je » est Tzara ; il se désigne physiquement à l'attention du spectateur et, non content d'incarner le moi de l'orateur, il procède à l'identification de la foule anonyme avec lui-même. Autrement dit, il se veut en même temps un et I multiple, reflet et miroir du public dont il est, en quelque sorte, la conscience (1) agissante. Ce faisant, le poète prétend reconquérir sa place privilégiée dans notre société, comme dans la République idéale de Platon. Voilà aussi pourquoi, me semble-t-il, il ne laisse pas à d'autres le soin de dire son texte : surtout pas de comédiens, de diseurs professionnels. Tzara refuse le mimétisme car la poésie est création directe et, troisième évidence, les Manifestes sont un acte poétique. (2)

II. La forme du discours

C'est ce que je voudrais montrer en étudiant la forme même du discours. Il saute aux yeux que dans les Manifestes il y a trois niveaux, trois types de langages : 1° le manifeste, qui affirme un certain nombre de principes ; 2° la poésie, dérapage de sens, développement, excroissance du vocabulaire et des figures ; 3° le métalangage, la réflexion sur le discours en cours d'énonciation, du genre : « je suis contre les manifestes et cependant je fais un manifeste »... C'est ce que René Loureau signalait lors d'une brève intervention aux entretiens de Cerisy-la-Salle en 1966. Mais cette triple distinction semblait prêter le flanc à la critique dans la mesure où elle paraissait s'opérer à partir d'une norme, surtout pour le deuxième point (écriture poétique, non référentielle, comme si tout langage était, par définition, intégralement référentiel !) et c'est Tzara lui-même qui va nous donner la solution, la justification de cette tripartition. Plutôt que de nous référer à une norme illusoire dont les manifestes seraient écart ou différence, il faut comparer nos textes à la Conférence sur Dada prononcée à Weimar et Iéna les 23 et 25 septembre 1922. Tzara y dit tout ce qu'il a déjà communiqué au cours des | manifestes, mais dans un langage qui reste sur un seul plan : Je sais que vous vous attendez à des explications sur Dada. Je n'en donnerai aucune. Expliquez-moi pourquoi vous existez. Vous n'en savez rien. Vous me direz : j'existe pour créer le bonheur de mes enfants. Au fond vous savez que ce n'est pas vrai. Vous direz : j'existe pour sauvegarder ma patrie des invasions barbares. Ce n'est pas suffisant. Vous direz : j'existe parce que Dieu le veut. C'est un conte pour les enfants. Vous ne saurez jamais pourquoi vous existez mais vous vous laisserez toujours facilement entraîner à mettre du sérieux dans la vie. Vous ne comprendrez jamais que la vie est un jeu de mots, car vous ne serez pas assez seuls pour opposer à la haine, aux jugements, à tout ce qui demande de grands efforts, un état d'esprit plane et calme où tout est pareil et sans importance. (O.C.I, p. 419) Au contraire, on trouve dans les Manifestes :

1° Langue du manifeste qui se différencie peu de la conférence : « Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A, B, C, foudroyer contre 1, 2, 3 » (p. 359). « Mais ce besoin est aussi vieilli » (p. 359). Des constatations : « Le cubisme naquit de la simple façon de regarder l'objet »... (p. 361) : « L'art a besoin d'une opération » (p. 369). Des définitions : « Un manifeste est une communication faite au monde entier » (p. 378) : « II y a des gens qui expliquent parce qu'il y en a d'autres qui apprennent » (p. 383). Mais aussi des traits particuliers au manifeste et qui ne se retrouvent pas dans la conférence : — rappel de l'opposition je/vous ou nous/eux : « Mais nous, Dada, nous ne sommes pas de leur avis » (p. 358). « Je vous dis : il n'y a pas de commencement et nous ne tremblons pas, nous ne sommes pas sentimentaux » (p. 363). « Regardez-moi bien !... je suis comme vous tous » (p. 373). — de là, on passe facilement à l'aigre : « Foutez-vous vous-mêmes un coup de poing sur la figure et tombez morts » (p. 376). « Musiciens, cassez vos instruments aveugles sur la scène » (p. 369). — de l'ordre à l'invective : « Vous êtes tous des idiots. » ou bien « Vous voyez avec votre nombril — pourquoi lui cachez-vous le spectacle ridicule que nous lui offrons ? » (p. 373). — du simple exposé, de la recette : Pour faire un poème dadaïste Prenez un journal Prenez des ciseaux Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème. Découpez l'article [...] (p. 382). On en vient à l'amplification rhétorique, illustrant le thème qu'on veut traiter : Le bavardage est encouragé par l'administration des postes, qui, hélas ! se perfectionne, encouragé par la régie des tabacs, les compagnies de chemins de fer, les hôpitaux, les entreprises de pompes funèbres, les fabriques d'étoffe. Le bavardage est encouragé par les deniers du pape... (p. 379). Dans le même ordre d'idées, Dada ne se chargeant d'aucune mission d'enregistrement, le manifeste tend vers l'expression du simple boniment, fait seulement pour étourdir l'auditoire, le séduire, au sens étymologique du terme : Messieurs mesdames achetez entrez achetez et ne lisez pas vous verrez celui qui a dans ses mains la clef du niagara l'homme qui boite dans une boîte les hémisphères dans une valise le nez enfermé dans un lampion chinois vous verrez vous verrez [...]. Ici la prolifération verbeuse, absolument gratuite en apparence, est développée en raison de la parodie de sa propre parole que Tzara entend nous soumettre constamment.

2° Langage de la poésie Le passage est insensible d'un niveau de langue à l'autre, soit dans la même phrase, soit dans des phrases juxtaposées « énumérations loufoques, du délire, des métaphores, bref une écriture qu'on qualifiera rapidement de poétique » (Loureau). J'irai un peu dans le détail, tout en maintenant que cette notion de langue poétique est sujette à caution, que nos exemples doivent être mis en rapport avec la Conférence pour être perçus comme poétiques. On notera tout d'abord le faible nombre de créations verbales : il n'y a pas de monèmes absolument nouveaux, mais quelques néologismes formés par accouplement de mots : « cristal-bluff-madone » (p. 359) « ventrerouges » (p. 360) « spéculative-système » (p. 364). Ailleurs, le langage cesse d'être signifiant, au profit d'une recherche de rythme ou même de bruit, par quoi sont dénoncées les sonorités agréables qui pourraient se dégager de l'accumulation verbale, au même titre que la rime intérieure : « prostitutions, théâtres, réalités, sentiments, restaurants ohi, hoho, bang bang » (p. 352). On remarquera que Tzara cherche constamment des formules de déceptivité, sur lesquelles nous nous abstiendrons de porter un jugement de valeur. Nous nous bornerons à constater la déception, sans dire pour autant que ce qui est hautement discordantiel est beau et poétique. Mais pour nous, le procédé relève en propre du domaine poétique, par la liberté qu'il introduit dans le discours. Tristan Tzara accentue le jeu paronomastique constant dans le lexique français en établissant un rapport phonique (et graphique) entre les signifiants : « hypertrophiques peintres hyperestésiés et hypnotisés par les hyacinthes des muezzins d'apparence hypocrite » (p. 368). Si, comme le dit Tzara, la vie n'est qu'un jeu, alors tout est permis, et à plus forte raison le jeu avec les mots ! Nous reviendrons sur un problème esquissé en introduction, celui de la discordance, dont nous disions qu'elle a moins d'importance qu'on ne voudrait le croire dans les Manifestes. En effet, il faut opérer une distinction entre l'absence de signification produite par le rapprochement arbitraire de mots comme *art promenade marécage locomotive, que nous forgeons pour l'exemple, et la discordance établie par Tzara. Si la rhétorique classique acceptait cette figure de style sous la forme de l'oxymoron « cette obscure clarté qui tombe des étoiles », rien n'empêche que la poétique moderne y ait délibérément et largement recours, à condition de la définir très précisément comme une « contradiction entre la conformité de la syntaxe au code et la non-conformité des rapports sémantiques, mais la syntaxe impose un sens à l'esprit » (M. Angenot). Raisonnons sur la formule de Tzara « L'art était un jeu noisette » (p. 358). On notera une grammaticalité parfaite de la séquence, seul le sémantisme du dernier terme n'est pas en rapport étroit avec le premier, nous dirons qu'il n'appartient pas au champ associatif habituel. Mais il reste un sens qui ne rend pas l'ensemble totalement absurde. Ceci est dû au fait que l'auteur respecte une des lois fondamentales du langage articulé, qui est l'ordre des mots. Une perturbation totale de la séquence comme / noisette un l'art était jeu / sera un non-sens caractérisé, car contraire au principe chronologique de la chaîne parlée qui impose l'ordre, orienté, sujet — verbe — complément. En fait, la discordance ira croissant avec le temps dans les manifestes, mais il faut toujours un instant de réflexion pour la repérer, tant nous sommes dirigés par la syntaxe : « Sans la recherche de / je t'adore / qui est un boxeur français » (p. 371). Nous avons, dans ce cas, une juxtaposition de syntagmes corrects et signifiants chacun pour soi. C'est leur association qui crée la discordance, mais on peut affirmer qu'en règle générale Tzara respecte la syntaxe : pour s'en convaincre, il suffit de comparer les exemples cités au résultat, fourni par le poète lui-même, de la technique du poème dans un chapeau : «... Prix ils sont hier convenant ensuite tableaux », recette que, faut-il le rappeler, l'auteur des Vingt-cinq poèmes n'a jamais retenue à son propre usage, pas même dans les manifestes ! Tzara donnant des chiquenaudes au langage maintient toujours un minimum de sens, soit par effet suspensif qui invite l'auditeur à terminer la phrase, « le remboursement commencera dès » (p. 371) soit par rapprochement insolite de vocables : « Ventilateur d'exemples froids » (p. 374), expression on ne peut plus éloquente et neuve, d'où on ne peut conclure à l'absurdité totale. Disons que l'auteur met ses principes en pratique, en laissant libre choix à l'auditeur, en ne résolvant pas les antithèses ou les alternatives ouvertes : « Tu as raison idiot \ prince parce que je suis persuadé ,., du contraire tartare » (p. 380). Le résultat de tout ceci est qu'on aboutit à un foisonnement d'images sans précédent, du type défini par Reverdy et corrigé par Breton, dont voici un exemple encore : « Et la clef du selfcleptomane ne fonctionne qu'à l'huile crépusculaire » (p. 372). Si nous nous en tenons au plan du signifié, nous pouvons affirmer que, chez Tzara, le langage poétique est un langage où la dénotation tend vers zéro, la connotation vers l'infini. Mais, bien entendu, le langage poétique, comme celui du port-au-foin, comporte une grande part de métaphores. Faute de pouvoir les examiner toutes, nous dirons que le réseau métaphorique établi dans les Manifestes est particulièrement dense, et statistiquement plus important que celui qu'on pourrait dénombrer dans la Conférence. C'est qu'ici il s'agit d'emporter l'adhésion de certains plus que leur conviction réfléchie. Y passe la tonalité dynamique du jeune poète, toute sa foi révolutionnaire : « Nous déchirons, vent furieux, le linge des nuages et des prières, et préparons le grand spectacle du désastre, l'incendie, la décomposition. »

3° Le métalangage : Par une légère déviation de sens, nous appellerons ainsi l'ensemble des propositions qui servent, non pas à décrire la langue employée (ce que nous faisons ici) mais qui explicitent la réflexion de l'auteur sur son texte, sur ce qu'il est en train de dire, l'écriture sur l'acte d'écrire, le discours sur le discours, qu'on trouve essentiellement dans le Manifeste Dada 1918 mais aussi, de façon plus diffuse, ailleurs. « J'écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes » (p. 359). « Je parle toujours de moi puisque je ne veux convaincre, je n'ai pas le droit d'entraîner d'autres dans mon fleuve... » (p. 361); « S'il y a un système dans le manque de système — celui de mes proportions — je ne l'applique jamais » (p. 375). « Je maintiens toutes les conventions — les supprimer serait en faire de nouvelles, ce qui nous compliquerait la vie d'une manière vraiment répugnante » (p. 390). Tout ceci témoigne de la lucidité d'un orateur qui sait très bien où il va, qui connaît les objections théoriques qu'on pourrait faire à sa position et interdit par là-même toute critique du manifeste se plaçant sur un autre plan que le sien. Mais ce qui est capital dans l'ensemble soumis à notre attention, c'est la présence et la fusion parfaite de ces trois niveaux de langue dans une seule et unique émission. Contrairement à l'usage actuellement répandu chez les conférenciers, nous n'avons pas la théorie suivie de l'illustration par l'exemple, le discours savant auquel succède la récompense pour l'auditoire attentif et sage sous forme de projection, mais une pratique de la poésie telle que Tzara la conçoit : un engagement personnel, une manière de vivre ses idées, la création, enfin, d'une poésie neuve, faite de réflexion théorique, de lucidité et d'action. C'est là le deuxième scandale perpétré par Tzara. Non content d'assigner une place nouvelle au poète, il enfreint la règle de la distinction des genres et mêle la poésie au discours. Pourtant, l'étude syntagmatique n'épuise pas son sujet : il faut voir comment ces formes renvoient à des thèmes, à une fonction précise du manifeste.

III. Fonction

II y a scandale dans la mesure où Tzara mêle les différents niveaux de langage, autrement dit déçoit l'auditeur habitué peut-être à chacun de ces langages séparément, mais pas ensemble. Il l'oblige à une gymnastique mentale qui est au-dessus de ses moyens dans le temps de la parole (différence avec l'écrit : je reviens en arrière, je peux segmenter les phrases ou des paragraphes). Mais, fait plus grave, le troisième scandale sera dans le contenu perceptible par le public. Sur le plan rhétorique, Tzara critique les systèmes précédents, mais refuse toute construction équilibrée. Il s'attaque aux fondements même de la société en laissant un vide béant que chacun devra combler. Au sujet de Yart (n'oublions pas qu'il s'adresse de préférence à des amateurs d'art, à un public dit d'avant-garde et se disant éclairé), il réaffirme la relativité de la beauté — c'est une idée déjà vieille puisqu'elle est énoncée par Fénelon avant les Encyclopédistes, mais qui fait toujours son petit effet : Une oeuvre d'art n'est jamais belle, par décret objectivement, pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité. A partir de là, il faut reconsidérer toutes les valeurs esthétiques, privilégier l'art naïf, l'art nègre, etc. Cas particulier de l'art, la fonction du poète. Tzara dénonce chez tous ses prédécesseurs le goût du confort matériel, leur renoncement à la poésie au profit de l'embourgeoisement. Les rimes sonnent l'assonance des monnaies et l'inflexion glisse le long de la ligne du ventre de profil. Tous les groupements d'artistes ont abouti à cette banque en chevauchant sur diverses comètes. La porte ouverte aux possibilités de se vautrer dans les coussins et la nourriture (p. 361). Ainsi Tzara contribue à faire déchoir l'art du piédestal où on l'a dressé, lui dénie toute nécessité, toute fonction sociale, il massacre toutes les théories précédentes, tous les ismes (cubisme, futurisme, modernisme...) auxquels il oppose un nom magnifique par son invariabilité : Dada. D'une façon encore plus générale, Tzara dresse un constat d'échec pour toutes les théories philosophiques en cours, il dénonce les a priori sur quoi elles se fondent : — la logique ? « Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie variation, l'homme ? » ; — la morale ? « La morale atrophie, comme tout fléau produit de l'intelligence » (p. 366). Ensuite de quoi il a beau jeu d'ironiser sur les écrivains qui enseignent la morale et discutent de philosophie ! C'est là que Tzara bouscule toutes les idées acquises, instaure la table rase : Idéal, idéal, idéal. . Connaissance, connaissance, connaissance,
Boumboum, boumboum, boumboum (p. 368).
Remarquons bien qu'aucune formule nouvelle ne trouve grâce devant ses yeux : — la psychanalyse : « La psychanalyse est une maladie dangereuse, endort les penchants anti-réels de l'homme et systématise la bourgeoisie » (p. 364) ; — la dialectique hégélienne : La façon de regarder vite l'autre côté d'une chose, pour imposer indirectement son opinion, s'appelle dialectique, c'est-à-dire marchander l'esprit des pommes frites, en dansant la méthode autour (p. 364). Il ne dira pas autre chose en langage clair, dans sa Conférence. En somme, il y a au fond de cette démolition générale un grand désespoir(Tzara dirait « Dégoût dadaïste »), l'impression d'avoir été constamment trompé, d'avoir été lancé dans la vie avec un bandeau sur les yeux. Et quand il arrache le bandeau, Tzara est pris par la folie de la destruction : Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l'organisation sociale : démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l'enfer au ciel, rétablir la roue féconde d'un ciraue universeljlans les puissances réelles et la fantalsïfTde chaque individu » (p. 363), ou d'autre manière : Pas de pitié, il nous reste après le carnage l'espoir d'une humanité purifée (p. 361). On l'aura noté au passage : ces deux citations, si elles traduisent l'énergie que Tzara entend mettre à détruire, laissent supposer qu'il est animé par un minimum d'espérance, de foi en l'avenir. S'il est nihiliste, Tzara ne l'est pas de façon absurde, radicale, on le voit prêt à réaffirmer certaines valeurs, ne serait-ce que l'existence et la joie de vivre. J'y reviendrai. Voyons auparavant comment Tzara s'y prend pour détruire les tiroirs du cerveau de ses auditeurs. Au premier stade, il énumère une série d'antithèses non résolues, c'est-à-dire, qu'il affirme l'égalité de la folie et de la sagesse, etc., d'une autre façon, il identifie Dada au canard du doute aux lèvres de vermouth « Dada place avant l'action et au-dessus de tout : le doute, Dada doute de tout. Dada est tatou. Tout est Dada. Méfiez-vous de Dada » (p. 381)... « Mais les vrais dadas sont contre Dada. » Dada est donc le doute absolu, et Tzara n'hésite pas à comparer ce principe initial au créateur en une équation toute simple, qui ne manque pas de violence iconoclastique : Dada fait du luxe, ou Dada est en rut. Dieu fait du luxe ou Dieu est en rut (p. 386). Dada = Dieu. C'est ce que J.-C. Chevalier a fort bien montré dans une Étude purement linguistique : « Donc Dieu est, sur le plan de la théorie linguistique au moins, le seul rival de Dada. » 3 Ajouterai-je qu'il l'est sur tous les plans ? Voilà, vous l'avouerez, un beau sujet de scandale, non ! Surtout si ce principe fondamental s'appuie sur un contexte délibérément violent, où la grossièreté et la scatalogie rivalisent en épaisseur. Dada reste dans le cadre européen des faiblesses, c'est tout de même de la merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses pour orner le jardin zoologique de l'art de tous les drapeaux des consulats (p. 357). Je veux bien accorder à Prigioni4 que les dadas allemands font montre d'une grande complaisance pour le dépréciatif, et que Tzara a pu les imiter sur ce point. Mais ici encore, je ferai remarquer que ce vocabulaire fécal ne reste pas dans le cadre d'un texte, il est prononcé en public et prend en quelque sorte la même valeur d'injure que le Mot du Père Ubu, sinon davantage. C'est tout de même plus grave, car si nous acceptons l'identité Dada = Dieu, il faut la compléter par l'équation suivante Dada = Dieu = Merde. Parallèlement, le spectateur est constamment invité à contempler les rats putrides, l'écoulement blennorragique, la merde encore dont il est fait. Les Sept Manifestes se placent tous à un même niveau de violence verbale accrue par la dérision de toutes choses. Dada se définit par l'absurdité, un non-sens, qui désordonné, démoralise, désorganise, détruit tout ce qu'il touche. Autre procédé de dérision, qui n'est pas le moins efficace, le ressassement. Tzara répète toujours les mêmes évidences, et il retourne la plaie dans le couteau en se moquant gentiment du monde, disant toutes les deux minutes : « Continuez mes enfants, humanité » (p. 364). « Et vous êtes tous des idiots » (p. 372). « Voilà pourquoi vous crèverez tous » (p. 380) racontant comment il est « devenu charmant, sympathique et délicieux », avouant clairement son propos « Dada travaille avec toutes ses forces à l'instauration de l'idiot partout. Mais consciemment. Et tend lui-même à le devenir de plus en plus » (p. 384). Pourtant, lorsque l'auditoire est parfaitement anéanti, il peut apercevoir quelques valeurs positives défendues par Dada malgré son apparent dégoût. Mais il faut être passé par cette cure de crétinisme intense, avoir, en quelque sorte, subi un lavage de cerveau intégral pour commencer à percevoir l'effet bienfaisant, salutaire, de Dada. Tzara prône un certain état d'esprit et situe Dada au point d'intersection du oui et du non c'est-à-dire au lieu de résolution des contradictoires, la Vie. C'est la Vie que Tzara défend, en refusant d'imposer des règles au Mouvement qu'il anime (pas de statuts, pas d'engagements précis, pas de serment, pas de théorie établie ou préétablie). Tout le monde peut être Dada pourvu qu'on partage son « besoin d'indépendance, de méfiance envers la communauté », son dégoût de tous les systèmes. Dès lors, l'individu se livre aux forces de sa spontanéité créatrice. « La pensée se fait dans la bouche ». Gratté le vernis de la culture, forcées les chaînes de la tradition, c'est l'homme primitif qui apparaît, avec son pouvoir infini de création. Relevons une quatrième évidence : dans les Manifestes, c'est-à-dire jusqu'en 1922, Tzara entrevoit une seule forme de purification : l'art. Mais si la vie est une mauvaise farce, sans but ni accouchement initial, et parce que nous croyons devoir nous tirer proprement, en chrysanthèmes lavés, de Vaffaire, nous avons proclamé seule base d'entendement : l'art (p. 365). Certes, répétons-le, il n'est pas question de privilégier Fart tel qu'on l'entend généralement, c'est-à-dire un principe culturel élitaire, prisé en fonction de sa valeur marchande, mais tout de même, c'est le seul terrain sur lequel Tzara entend se placer, la seule activité qu'il juge suffisamment créatrice. S'il est question de révolution, ce n'est pas au niveau social mais individuel qu'elle se situe. Dada entend changer l'homme avant tout, il s'offre en holocauste, détruisant en lui-même avant de porter le feu ailleurs. Ce faisant, il découvre la joie, l'enthousiasme qu'il y a non seulement dans l'acte de destruction, mais dans la libération qui se manifeste alors. Dada découvre la « fraîche respiration » unissant les contradictoires dans un même souffle. De là une expérience poétique tout à fait nouvelle, mettant à profit l'expérience vitale : la fureur s'accompagne du rire, de l'immense éclat de rire particulier à Tzara, rapporté par tous les contemporains, qui libère une expression spontanée, sans but intéressé, c'est ce que Dada appelle « Poésie » : Chaque page doit exploser... voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux grelots de la gamme infernale, voilà de Vautre côté : des hommes nombreux, rudes, bondissants, chevaucheurs de hoquets (p. 362).

Je me bornerai, pour conclure, à rappeler les traits pertinents du discours dadaïste : 1° Les Manifestes de Tzara sont un discours. 2° Ils présentent toujours un sens cohérent. 3° Tout en mettant en cause les fondements même de l'humanité dans ce qu'elle a de plus cher (raison, langage...) les Manifestes restent dans l'ensemble sur le plan intellectuel et n'annoncent pas une révolution sociale, matérielle. 4° Les Manifestes constituent un acte poétique.

De même enregistrons une dernière fois les motifs du scandale : 1° L'auteur se fait lui-même manifeste. 2° Les Manifestes sont perturbateurs en ce qu'ils ne répondent pas aux lois du genre. 3° L'auteur injurie constamment le public avec lequel il prétend s'identifier. 4° Les Manifestes choquent tout esprit tant soit peu sensé par la chaîne paradigmatique qu'ils établissent : Dada = Dieu = Merde.

Voir :la revue Dada: La revue Dada (melusine-surrealisme.fr) Lire : Tristan Tzara, Poésies complètes (melusine-surrealisme.fr)


(1) Tristan Tzara. OEuvres complètes, t.1 (1912-1924). Flammarion, 1975, 748 p. Toutes les références des Manifestes dada se font dans cette édition.
(2) Pourtant, dira-t-on, ces textes ne sont pas une création spontanée, dans la mesure où ils ont été rédigés avant d'être émis en public. C'est qu'il y a, à nos yeux, une différence capitale entre le fait d'écrire en vue d'une publication et celui de préparer un discours en sachant qu'on le prononcera soi-même devant un auditoire dont on connaît ou présume les réactions. Du reste, il est toujours temps d'introduire quelque modification au cours de l'action orale : pause plus ou moins longue pour laisser réagir l'assistance, variation de l'intonation et de la puissance, pouvant aller du chuchotement au cri, interpolation de certains passages, mimiques expressives..., toutes possibilités qu'offre la chaîne parlée au détriment de l'écrit.
(3) Jean-Claude Chevalier : « Dada, étude linguistique de la fonction d'un terme qui "ne signifie rien". » Cahiers Dada-Surréalisme, n° 1, 1966, p. 92. 4. Pierre Prigioni, intervention au cours des entretiens sur le surréalisme, Mouton, 1968, p. 372.

Lire Dada en verve