MÉLUSINE

Par cela seul, Cahiers Lautréamont, 1991

PASSAGE EN REVUES

« Par cela seul que », Cahiers Lautréamont, 2e semestre 1991, Livraisons XIX et XX, pp. 86-88.

Sachant que j’avais accès à la banque de données textuelle FRANTEXT, Jean-Pierre Lassalle, signant d’un pseudonyme anagrammatique, me demanda de lui procurer les occurrences de cette tournure qu’il pensait introduite dans la littérature par Isidore Ducasse. Allant au plus simple, je me servis du CD-Rom Discotext, qui venait d’être produit par les animateurs de FRANTEXT et distribué aux chercheurs liés à ce laboratoire national. Il est clair qu’aujourd’hui tout étudiant, tout chercheur peut procéder lui-même à une interrogation semblable auprès de cette banque de données, à partir de sa bibliothèque universitaire, par Internet, moyennant son identification. Il obtiendra autant de réponses souhaitées dans la durée qu’il indiquera, à commencer par cette phrase de J.-J. Rousseau : « Je me sens le coeur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. » Cf. les sommaires 1987-2010 des Cahiers Lautréamont

Mais ne cherchez pas la mention de mon article : il n’a pas été relevé, sans doute considéré comme une simple donnée grammaticale ! Le voici donc intégralement :

PAR CELA SEUL QUE

La dernière et double livraison des Cahiers Lautréamont, n° XV-XVI, lance, par la voix d’Ariel-Pelléas Serain, un avis de recherche sur le syntagme « par cela seul que », employé par Isidore Ducasse au début de Poésies I. Selon la méthode énoncée dans le précédemment, j’ai procédé à une rapide consultation de DISCOTEXT (1). Y figurent environ cinq cents titres d’ouvrages de tous genres, essentiellement littéraires, publiés entre 1827 et 1923. C’est là un corpus suffisamment représentatif de l’état de la langue française à l’époque de Ducasse. Mon interrogation a porté sur le seul tour intriguant le lecteur, et m’a rapporté vingt-cinq exemples, chez quatorze auteurs écrivant ou publiant entre 1837 et 1912.

On notera que l’exemple de départ : Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : « Quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas », par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il n’avait fait que des romans, des drames et des lettres. … ne s’y trouve pas, pour l’excellente raison que Poésies ne figurent pas dans la banque. En revanche, Les Chants de Maldoror y sont bien référencés, et ils ne procurent aucun emploi de la tournure syntaxique recherchée, ce qui ne laissera pas de fournir matière à réflexion pour maint lecteur des présents Cahiers. Compte tenu du nombre d’occurrences indiquées, il ne m’a pas semblé nécessaire d’étendre l’interrogation en amont ni en aval, en faisant appel à la banque de données textuelle FRANTEXT, qui est à l’origine de ce disque compact et qui contient, quant à elle, deux mille cinq cents « textes » de Rabelais à René Char.

Voici donc, présentées dans l’ordre chronologique de la publication, les œuvres contenant la tournure incriminée (ici mise en italiques) reproduite avec un contexte minimum d’une à trois phrases.

  1. SOULIÉ (F.), Les Mémoires du diable, Paris, A. Dupont, 1837, t. 1, p. 280 : Il m’aimait aussi lui, et je le savais moi. Cette aventure de Jean-Pierre m’avait été expliquée par cela seul que personne n’avait pu la comprendre. Félix avait interrogé ce pauvre homme, et ce pauvre homme lui avait dit […]
  2. LEROUX (P.), De l’Humanité, de son principe et de son avenir…, Paris, Perrotin, 1840, p. 567 : Mais il n’en est pas moins certain que le mythe moïsiaque a un sens plus direct et plus précis, celui de la dualité qui sort de cette seule parole prononcée par Ève : Je possède. Par cela seul que Caïn possède d’une façon exclusive et jalouse, Caïn tue son frère Abel.
  3. LEROUX (P.), ibid., p. 998 : […] distinguer, l’être et ses manifestations ; de ne pas comprendre que la vie est toujours présente, et par conséquent éternelle ; que par conséquent nous vivons éternellement par cela seul que nous vivons.
  4. PROUDHON (P.-J.), Qu’est-ce que la propriété ? [1840], in : Œuvres complètes, Paris, Rivière, 1926, t.4, p. 176 : Il ne suffit pas de dire, en effet : « le droit de propriété est démontré par cela seul que la propriété existe ; à cet égard la loi civile est purement déclaratoire » ; c’est avouer qu’on n’a rien à répondre […]
  5. PROUDHON (P.-J.), ibid., p. 236 : Le vase dira-t-il au potier : je suis ce que je suis, et je ne te dois rien ? L’artiste, le savant, le poète reçoivent leur juste récompense par cela seul que la société leur permet de se livrer exclusivement à la science et à l’art […]
  6. SENANCOUR (E.-P. de), Obermann [1840], Paris, Hachette, 1912-1913, p. 23 : […] triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive. L’imagination me porte-t- elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique, pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de […]
  7. COURNOT (A.), Essai sur les fondements de nos connaissances [1851], Paris, Hachette, 1912, p. 131 : […] possible qu’elle surgît dans l’esprit humain indépendamment de toute manifestation d’un ordre extérieur, elle ne pourrait tenir devant la perpétuelle manifestation du désordre. Par cela seul que nous avons la faculté de la raison, et que cette faculté n’est pas condamnée à l’impuissance […]
  8. COURNOT (A.), ibid, p. 265 : […] distinctions originelles, sous les mêmes influences physiques, aillent en se consolidant et en se prononçant de plus en plus ? Par cela seul que le système des idées morales tendrait à l’uniformité, chez des peuples dont la culture sociale va en se perfectionnant […]
  9. COURNOT (A.), ibid., p. 484 : […] critère de l’expérience, quand on trouve dans les écrits des géomètres des discussions relatives à des questions de théorie que l’expérience ne saurait trancher, on est averti par cela seul que ces questions n’appartiennent pas à la science positive ; qu’elles ne sont pas, à proprement parler, mathématiques […]
  10. BERNARD (C.), Cahier de notes [1860], Paris, Gallimard, 1965, p. 155 : Le cerveau, c’est-à-dire le système cérébro-spinal, est le frein nerveux. Car la glande sous-maxillaire ne sécrète pas par cela seul que le frein sanguin est coupé, il faut que le frein nerveux soit coupé et qu’il soit paralysé par le curare […]
  11. FUSTEL DE COULANGES, La Cité antique, Paris, Durand, 1864, p. 285 : L’État n’avait pas seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l’égard des citoyens. Il pouvait frapper sans qu’on fût coupable et par cela seul que son intérêt était en jeu.
  12. FUSTEL DE COULANGES, ibid., p. 522 : […] religion, mais du travail ; l’acquisition en fut rendue plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement écartées. Ainsi par cela seul que la famille n’avait plus sa religion domestique, sa constitution et son droit furent transformés ;
  13. FUSTEL DE COULANGES, ibid., p. 522 : Ainsi par cela seul que la famille n’avait plus sa religion domestique, sa constitution et son droit furent transformés ; de même que, par cela seul que l’état n’avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement des hommes furent changées […]
  14. GOBINEAU (J.-A. de), Les Pléïades [1874], Monaco, Le Rocher, 1946, p. 58 : […] rien au-dessus de ce que nous chérissons ; peut-être avons-nous tort de transformer ainsi la créature en un Dieu dont toutes les pensées sont bonnes et les actes justes, par cela seul que pensées et actes émanent de lui ; mais convenez aussi qu’un tel travers […]
  15. BERNARD (C.), Principes de médecine expérimentale [1878], Paris, PUF, p. 52 : Ce rôle essentiel de la science, ainsi que nous le verrons plus tard, est d’expliquer les phénomènes. Donc, par cela seul que nous constatons des faits pour eux-mêmes sans vouloir les comprendre ou les interpréter […]
  16. BOURGET (P.), Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1885, p. 20 : Mais cette imagination du dialogue en suppose une seconde. Par cela seul que deux personnes se trouvent en présence et qu’elles se parlent […]
  17. BOURGET (P.), ibid., p. 28 : […] il est parfois auteur dramatique ; c’est le cas de M. Dumas, et il aperçoit dans l’amour la cause la plus féconde qui soit en crises aiguës où se décèle toute la secrète énergie des caractères. Par cela seul que l’amour rapproche si étroitement les personnes, plus étroitement qu’aucune autre […]
  18. GONCOURT (E. et J.), Journal, Paris, Flammarion, 1959, t. 3 [1890], p. 1261 : […] plus petit goût d’art, s’entoure de tableaux, de sculptures, de céramiques, de bibelots esthétiques, qui embêtent ses yeux de pion et d’homme livresque, par cela seul que c’est chic ! Est-ce qu’on peut être original, quand on a autant en soi la domesticité de l’imitation ?
  19. RENAN (E.), L’Avenir de la science [1890], Paris, Calmann-Lévy, 1910, p. 522 : […] ce n’est guère un fait plus considérable dans l’ensemble des choses que quand le ressort d’une montre se casse, et même ce dernier fait peut avoir de plus graves conséquences, par cela seul que la montre en question fixe la pensée et excite l’activité d’hommes civilisés.
  20. DURKHEIM (É.), De la Division du travail social [1893], Paris, Alcan, 1911, p. 63 : […] qu’il soit composé, qu’il comprenne tout le peuple ou seulement une élite, qu’il suive ou non une procédure régulière tant dans l’instruction de l’affaire que dans l’application de la peine, par cela seul que l’infraction, au lieu d’être jugée par chacun, […]
  21. DURKHEIM (É.), ibid., p. 64 : […] par cela seul que l’infraction, au lieu d’être jugée par chacun, est soumise à l’appréciation d’un corps constitué, par cela seul que la réaction collective a pour intermédiaire un organe défini, elle cesse d’être diffuse : elle est organisée.
  22. DURKHEIM (É.), ibid., p. 177 : […] l’harmonie sociale dérive essentiellement de la division du travail. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle consiste dans une coopération qui se produit automatiquement, par cela seul que chacun poursuit ses intérêts propres. Il suffit que chaque individu […]
  23. DURKHEIM (É.), ibid., p. 333 : […] seulement l’agrégat total, mais encore chacun des agrégats élémentaires dont il serait formé conservât les mêmes dimensions. Mais une telle uniformité est impossible, par cela seul que ces groupes partiels n’ont pas tous la même étendue ni la même vitalité.
  24. HUYSMANS (J.-K.), En route [1895], Paris, Crès, 1930, p. 246 : Vous prétendez enfin que vous n’avez pas l’amour de Dieu, je vous répondrai encore : qu’en savez-vous ? — vous l’avez cet amour, par cela seul que vous désirez l’avoir, que vous regrettez de ne pas l’avoir ; vous aimez Notre-seigneur par ce seul fait […]
  25. BARRÈS (M.), Mes Cahiers [1912], Paris, Plon, 1929-1957, t.9, p. 60 : Une étoile bien portante regardée, aimée par un esprit malade. »L’esprit qui a mis ce rayon d’infini en nous existe par cela seul que nous aspirons à l’infini : aucun être n’a de faculté sans but, d’aspiration sans emploi.

Ainsi, tous les exemples cités relèvent de la prose, qu’il s’agisse de romans, d’essais ou traités, de notes de carnet ou de journal intime. À deux reprises, chez Fustel de Coulanges et Durkheim, le syntagme est répété dans la même phrase, comme dans le texte de Ducasse. On peut poser une règle générale, selon laquelle ce syntagme a toujours une valeur causale, ce qui répond bien à la question de votre lecteur.

En conclusion, il est assuré que la tournure « par cela seul que », même redoublée dans une seule phrase, n’appartient pas en propre à Isidore Ducasse. Il a pu l’entendre chez ses maîtres, et la lire dans au moins deux romans : Les Mémoires du diable de Frédéric Soulié et Obermann de Senancour ; ou encore dans les traités politiques de Pierre Leroux, De l’Humanité, et de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ; ou bien dans l’essai d’Antoine Cournot ; ou encore dans La Cité antique de Fustel de Coulanges. Quant au Cahier de notes de Claude Bernard, ouvrage posthume publié pour la première fois en 1942 sous le titre Le Cahier rouge, il ne lui était pas possible d’en connaître l’existence. Mais l’exemple attesté prouve que la formule était en usage dans le discours scientifique des années 1860.

Voilà les informations que peut nous délivrer un usage bien tempéré de l’informatique (1).


Texte repris in extenso dans : Henri Béhar, La Littérature et son golem, Paris, Champion, 1996, p. 143-147.


  1. Un autre lecteur des Cahiers Lautréamont a indiqué une source immédiate, dans Les Parfums de l’âme, recueil collectif d’Évariste Carrance, auquel Lautréamont a collaboré en 1869 en y publiant le premier des Chants de Maldoror (cf. livraison 29-30, 1er semestre 1994, p. 97).