MÉLUSINE

La pensée de minuit, c'est midi !

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La pensée de minuit ? c’est midi !

Il y aura bientôt un an exactement que Jean-Louis Meunier me demandait de participer à ces rencontres méditerranéennes Albert Camus, en souhaitant me voir traiter de « la pensée de minuit selon Breton, par rapport à la pensée de midi selon Camus ».

Il faut vous dire que le syntagme « pensée de minuit » n’a jamais été employé, à ma connaissance (et à celle du golem à ma personne attaché) par André Breton ni par ses amis. En d’autres termes, elle ne fait pas sens chez les surréalistes. Je m’assure qu’elle n’est même pas employée par Albert Camus en consultant la base de données textuelles Frantext, qui contient quasiment toutes les œuvres de notre prix Nobel, y compris ses adaptations.

J’aurais eu tendance à répondre par la négative à l’aimable sollicitation de notre ami, si quelques jours auparavant (le 13 septembre 2012 exactement) n’avait été mis en ligne un bref article de Raphaël Denys : « Le surréalisme et la pensée de minuit », par les soins de la revue La Règle du jeu.

Cette apparition m’apprenait que pour au moins un lecteur du surréalisme, ce mouvement aurait pratiqué une telle pensée, évidemment opposée à celle que résumait Albert Camus dans le syntagme « pensée de midi », que lui-même n’employait qu’à deux reprises, en tout et pour tout, uniquement dans L’Homme révolté.

Ce bref article situait le surréalisme de 1939 jusqu’à la publication de L’Homme révolté en 1951. L’aperçu historique n’était pas flatteur pour le mouvement révolutionnaire. L’affirmation suivante me fit dresser l’oreille : « Or, exceptés quelques traits polémiques, rien d’outrancier dans ce que vient d’écrire Camus. » Quelques lignes plus loin, l’énoncé : « Dans la nuit surréaliste, le réel, le social, le politique ne sont que secondaires » me fit m’interroger sur la compétence de l’auteur. Excluant les guillemets et mené au style indirect libre, son discours ne permet pas de savoir qui parle. La conclusion ne faisait aucun doute : « Voilà en somme ce que fut l’expérience surréaliste, une expérience ontologique du négatif, une pensée de minuit dans la nuit du 20e siècle. À BAS TOUT ! hurlait Dada. Rien à sauver. » Ainsi, le critique se substituait au penseur original, pour lui faire dire ce qu’il voulait entendre ! D’ailleurs, il ne cachait pas son parti pris en avouant : « Je repense à mon adolescence et ne puis que donner raison à Camus. » Pourquoi faut-il que la critique idéologique soit toujours menée d’un seul côté ? je me le demande.

Il me fallait aller y voir de près. J’acceptai donc l’invitation, ne fut-ce que pour vérifier avec vous la teneur réelle des propos d’Albert Camus.

I. La pensée de midi selon Camus

Pour situer la prétendue « pensée de minuit » par rapport à la « pensée de midi » formulée par Camus, il me faut, en bonne méthode, commencer par la définir, alors même que vos conclusions sur le sujet ne sont pas encore tirées.

Je le ferai le plus brièvement possible, en rappelant d’abord les deux occurrences où le romancier-philosophe use de cette expression :

— c’est à la fois le titre d’une section et de l’avant-dernier chapitre de L’Homme révolté (p. 367), celui-ci référant immédiatement au syndicalisme révolutionnaire, pris comme exemple de réalisme conquérant ; — c’est ensuite une exclamation lyrique : « Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. O pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille » (L’Été, 1954, p. 140, L’exil d’Hélène)

Si l’on se reporte au contexte, on voit bien que le syntagme « pensée de midi » postule une notion d’équilibre, de mesure, en pleine lumière, ce que Jacqueline Lévi-Valensi résume ainsi : « L’art, cependant, atteste que “‘l’homme ne se réduit pas à l’histoire”’, et la “‘pensée de midi”’, tension entre le “‘oui”’ et le “‘non”’, donne à la mesure humaine sa valeur créatrice. » (notice Camus dans l’Universalis).

Cette tension n’élimine pas la révolte, mais elle l’intègre à l’évolution de l’humanité, dans le sens de la vie : « Loin d’être un romantisme, la révolte, au contraire, prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. » (HR, 369)

S’il ne s’était agi que de cette conclusion, j’ose avancer qu’il n’y aurait pas eu de querelle avec André Breton, qui lui-même a toujours plaidé en faveur de la vie, n’en déplaise à M. Denys. Dès son premier recueil de poésies, Clair de terre, il affirmait « Plutôt la vie que ces prismes sans épaisseur même si les couleurs sont plus pures… » en un inlassable repetend. Mais Camus a voulu s’attaquer à Lautréamont en tant que maître à penser des surréalistes, et c’est là que le bât blesse. Son chapitre « Lautréamont et la banalité », publié en avant-première dans Les Cahiers du Sud, provoqua la stupeur et l’indignation de Breton qui répliqua aussitôt dans Arts, le 12 octobre 1951 à l’enseigne du « Sucre jaune » (OC III, 911).

Ne gâtons pas notre plaisir : ce titre emprunté aux Poésies d’Isidore Ducasse programmait toute une hygiène des lettres : « Oui, bonnes gens, c’est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. » (Poésies I)

Breton s’estime défié. La réflexion de Camus sur la poésie « témoigne de sa part, pour la première fois, d’une position morale et intellectuelle indéfendable ». Moralement, Camus suspecte a priori tous les insurgés. Intellectuellement, il témoigne d’une méconnaissance totale de l’œuvre analysée, particulièrement de Poésies. Plus grave, sa thèse fondamentale, selon laquelle la révolte absolue ne peut engendrer que le goût de l’asservissement intellectuel, outre qu’elle n’est pas fondée, fait preuve d’un pessimisme intolérable.

Fâché de ce qu’il pense n’être qu’un malentendu, Camus, lui demande d’attendre la publication intégrale de son essai pour en juger globalement. Aimé Patri et Breton discutent de l’ouvrage le mois suivant, texte en main (OC III, 1048). Breton dénonce le sophisme par lequel Camus oppose « une révolte sans mesure » à une prétendue révolte mesurée. « La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? La révolte peut-elle être à la fois elle-même et la maîtrise, la domination parfaite d’elle-même ? Allons donc ! Une révolte ainsi châtrée ne saurait être que la “sagesse du pauvre” dont se défend Camus. » Ce dernier relève les critiques de Breton point par point et lui reproche, en somme, de sanctifier la poésie et la révolte au lieu de s’attacher à étudier le drame de l’époque[1].

Dans une ultime réponse, Breton, qui se garde de mettre en cause la personne de Camus, considère qu’il tend la perche à la réaction et prône « le sabordage de tous les bâtiments battant pavillon de révolte » (OC III, 1 057). Il en appelle à l’arbitrage du responsable de la rubrique, Louis Pauwels, que celui-ci se défend de prononcer.

Le débat restait ouvert, et la publication de l’ouvrage ne devait pas apporter de réponse, ce qui entraîna diverses prises de position sur lesquelles je passerai, puisqu’il en a déjà été question lors de vos précédentes rencontres. En résumé, je dirai qu’au-delà des attaques explicites contre les surréalistes, ces « nihilistes de salon », comment ne pas voir dans cette assimilation de Lautréamont à la banalité le chemin tout tracé pour la thèse de l’illustre Faurisson, qui devait l’identifier à M. Prudhomme !

Implicitement, Breton voyait se reproduire la démarche adoptée par Charles Chassé contre Ubu roi : si le public admet qu’il s’agit d’une supercherie, alors tout le symbolisme s’en trouve atteint. Si Les Chants de Maldoror ne sont que banalité, alors tout le surréalisme est réduit à néant.

Nous voici fort loin de la pensée solaire revendiquée par Camus, de cette tension entre la mesure et la démesure. Reprenons l’examen depuis le début.

II. La pensée de minuit chez Breton

Admettons un moment qu’Albert Camus ait pris le surréalisme comme exemple parfait de l’idéologie opposée à ce qu’il nommait « la pensée de midi ». La « pensée de minuit » se caractériserait par le recours à l’automatisme et au rêve, l’appel au merveilleux, et, enfin, par une poésie de la révolte ou de la révolution, celle-là même à laquelle il adressa les flèches les plus acérées.

A. L’automatisme et le rêve

Au commencement, il y eut la découverte de l’écriture en collaboration et à jet presque continu par André Breton et Philippe Soupault, Les Champs magnétiques. À tel point que Breton s’en fut déclarant : « Si c’est ça le génie, c’est facile ». L’automatisme était alors le synonyme exact du « surréalisme », à tel point que la critique usa indifféremment d’un mot pour l’autre.

D’où la définition du Manifeste du surréalisme (1924) : « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ».

Une note du même manifeste désigne le but de l’automatisme : « Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison ». On ne saurait être plus positiviste, mais cet objectif, inscrit dans une note de bas de page, échappait à Camus.

Tout autant que les poètes, les peintres du groupe se sont livrés à l’automatisme, avec un bonheur plus visible.

Reste qu’au moment où Camus dresse son réquisitoire, le surréalisme, y voyant l’histoire d’une infortune continue, a renoncé à l’automatisme depuis une dizaine d’années. Il n’y aurait donc plus que le rêve comme discriminant du mouvement.

Or, chacun sait que le rêve n’existe pas. Il n’y a que des récits du rêve. Quelles que soient les vues des spécialistes sur la question, ceux-ci n’ont jamais pu que se fonder sur la parole des rêveurs, et non sur une matière concrète, la matière du rêve. Aujourd’hui, les neurophysiologues considèrent que, plus élaboré pendant la phase dite du sommeil paradoxal, le rêve peut être continu et ils admettent tous qu’il sert à reprogrammer les neurones. Si l’on admet avec Lacan que « l’inconscient est structuré comme un langage », il faut en déduire que le récit du rêve dépend de la langue et de la culture du rêveur aussi bien que des structures narratives dont celui-ci dispose.

Pour Breton, les philosophes n’ont jamais écrit rien qui vaille sur le sujet : « On en est quitte pour… la peur de se contenter de penser, avec Kant, que le rêve a » sans doute » pour fonction de nous découvrir nos dispositions secrètes et de nous révéler, non point ce que nous sommes, mais ce que nous serions devenus, si nous avions reçu une autre éducation (?) – avec Hegel, que le rêve ne présente aucune cohérence intelligible, etc. » (Vases, OC II, 106). Féru de marxisme, il ajoute que les « écrivains sociaux » sont encore moins explicites, certainement parce que les « littérateurs » ont tout intérêt à exploiter le filon du récit de rêve, par nature conservateur, et sans conséquence sur la société (Vases, OC II, 107). Quand aux théoriciens qu’il examine, il observe que chacun nous en révèle plus sur lui-même que sur le rêve (ibid.).

Il leur oppose sa propre pratique, qu’il expliquait dès 1922 dans l’article « Entrée des médiums », disant comment il voulait des récits purs de toute scorie, recourant à la sténographie pour les noter, mettant en cause les défaillances de la mémoire, seule « sujette à caution » (OC I, 275)…

Le Second Manifeste, en 1929, lui fournit l’occasion de dresser un bilan négatif : « Malgré l’insistance que nous avons mise à introduire des textes de ce caractère dans les publications surréalistes et la place remarquable qu’ils occupent dans certains ouvrages, il faut avouer que leur intérêt a quelquefois peine à s’y soutenir ou qu’ils y font un peu trop l’effet de » morceaux de bravoure ». » (OC I, 806)

Au demeurant, le corpus intégral des récits de rêves dans l’œuvre de Breton n’atteint pas la dizaine. Encore éprouve-t-il le besoin de se servir des rêves de ses compagnes !

Le vœu de Breton est inscrit en une formule gnomique qui résume toute sa pensée : « Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve » (Vases, OC II, 208).

B. Le merveilleux

« Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. » (OC I, 319) Dans le Manifeste du surréalisme, cette déclaration vient immédiatement après une réflexion sur la surréalité, ce qui revient à en faire une composante du surréalisme.

Il aborde alors un nouvel aspect du concept, son caractère transitoire, autant que la modernité chez Baudelaire, en analysant les formes sous lesquelles il apparaît dans les arts : « Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. » (ibid. p. 321).

Suivra le projet d’élaborer un dictionnaire du merveilleux. Le merveilleux se trouve partout où il y a du surréalisme : au cinéma, dans l’art des fous-la clé des champs, dans les contes et légendes populaires comme dans les textes provenant de l’automatisme. Breton explique l’intérêt que lui procure l’art océanien par le merveilleux qu’il comporte et qui donne sur un paysage mental inconnu : « Il y a aussi que le merveilleux, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue fulgurante sur autre chose que ce que nous pouvons connaître, n’a jamais dans l’art plastique, connu les triomphes qu’il marque avec tels objets océaniens de très haute classe. » (OC III, 838).

Mais c’est dans l’article « Le merveilleux contre le mystère » qu’il précise comment, à partir de Rimbaud et de Lautréamont, s’affirme une volonté d’émancipation totale de l’homme, fondée sur le langage et réversible sur la vie. Déclarant son refus du mystère au profit du merveilleux, il ne cache pas le rôle de la passion : « Le symbolisme ne se survit que dans la mesure où, brisant avec la médiocrité de tels calculs, il lui est arrivé de se faire une loi de l’abandon pur et simple au merveilleux, en cet abandon résidant la seule source de communication éternelle entre les hommes. » (OC III, 658)

C. La révolte/révolution

Avant de se placer « au service de la révolution », le surréalisme a postulé la révolution surréaliste, titre de deux revues successives, faisant pièce, en quelque sorte, à Dada qui n’avait pas d’objectif et passait pour un pur nihilisme (j’ai montré ailleurs qu’il n’en était rien).

Au départ, il y a la révolte, une révolte aveugle et sans but, que Breton reformule dans le Second Manifeste, « on conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, et du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » Phrase que l’humaniste Camus prend à parti, la jugeant comme une tache irrémédiable.

Il est vrai qu’ainsi formulée, et quels qu’en soient les motifs (Breton avait en tête le geste de l’anarchiste Émile Henry, guillotiné à 21 ans), elle demeure irrecevable pour tout être social. Mais Breton se regardait au miroir noir de l’anarchisme. Rétrospectivement, il explique : « À ce moment, le refus surréaliste est total, absolument inapte à se laisser canaliser sur le plan politique. Toutes les institutions sur lesquelles repose le monde moderne […] sont tenues par nous pour aberrantes et scandaleuses. Pour commencer, c’est à tout l’appareil de défense de la société qu’on s’en prend […] » (La Clé des champs, OC III, 935).

De fait, au moment où Breton écrivait ces lignes de tonalité anarchiste, les surréalistes s’étaient ralliés au tout jeune Parti communiste, issue de la scission de 1920, militant pour l’avènement d’une société sans classe. Ils prétendaient mettre leurs talents d’intellectuels et d’hommes de plume au service de la classe ouvrière. On sait ce qu’il en advint !

Dès 1935, cela Camus ne pouvait l’ignorer, Breton mettait en cause Staline et le stalinisme (« Du temps que les surréalistes avaient raison », 1935). S’il ne renonçait en rien à l’idée de révolution, il s’écartait de tout parti. Au sortir de la guerre, il réaffirmait dans le tract Rupture inaugurale le « destin spécifique » du surréalisme, qui était de « revendiquer d’innombrables réformes dans le domaine de l’esprit ».

Ce ralliement au réformisme était-il une marque de sagesse, le renoncement à toute violence, le recours au silence face aux deux blocs qui se partageaient le monde ?

Si sa voix et celle de ses compagnons n’a pas été aussi perceptible qu’autrefois, Breton n’a cessé de s’exprimer contre les guerres coloniales, et de s’élever contre l’inacceptable condition humaine.

Ainsi, la « pensée de minuit » n’est pas l’ennemie de la « pensée de midi ». À propos de l’opposition Camus/Breton, telle que la représentent les commentateurs, je reprendrais volontiers la formule d’Engels : « Ce qui manque a ces messieurs, c’est la dialectique. » Mouvement de l’esprit parfaitement réalisé par la résolution des contraires que postulait le Second Manifeste du surréalisme.

III. Résolution des contraires

A. Estime réciproque

On admet d’autant moins l’opposition des deux penseurs qu’ils s’estimaient réciproquement. Je n’en veux pour preuve que les termes employés par Breton à l’égard de son cadet, tandis que ce dernier a oublié de noter dans son journal de voyage aux Amériques le déjeuner pris en commun.

La voix du journaliste apparaissait à Breton comme « la mieux timbrée et la plus claire qui fût montée dominant cette période de ruine » (OC III, 983). Tous deux se concertèrent sur la meilleure façon de préserver le témoignage de certains hommes libres des distorsions idéologiques. Ils rêvèrent à une sorte de pacte par lequel des gens de leur trempe s’engageraient à ne s’affilier à aucun parti politique, à lutter contre la peine de mort, à ne jamais prétendre aux honneurs, quels qu’ils soient.

Sur le plan philosophique, Breton ne saurait souscrire à la morale de l’existentialisme qui, sous prétexte d’un « engagement » de l’artiste, se met à la remorque du Parti communiste. Il en appelle aux intellectuels pour adresser des remontrances aux « grands irresponsables de l’heure », et procéder à une refonte totale des idées, en finir avec tous les poncifs de la morale universelle. Il rappelle les termes du manifeste de Mexico sur l’indépendance absolue de l’art et rejette le précepte jésuite, repris par les staliniens, selon lequel « la fin justifie les moyens ». Critiquant le pessimisme de Camus, il affirme : « le rocher de Sisyphe se fendra un jour ». Si l’homme a perdu les clés originelles de la nature, il peut les retrouver en interrogeant les mythes, à l’aide du désir, ce « grand porteur des clés » (OC III, 588-599).

Breton et Camus ont milité de conserve en faveur de Garry Davis, le « petit homme » qui prônait un désarmement mondial. Ensemble, ils ont participé à la fondation du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), organisation échappant au monolithisme des partis traditionnels. Au meeting de la salle Pleyel sur le thème « L’internationalisme de l’esprit », le 13 décembre 1948, Breton a pris la parole pour décrire les partis comme des zombies se survivant à eux-mêmes (OC III, 982-988). Il appela à la constitution d’une formation capable de traduire les aspirations collectives, s’opposant à la fois aux staliniens qui versaient dans la dictature policière et aux gaullistes qui, par réaction ne visaient qu’à renforcer la Défense nationale. D’après lui, le surréalisme, fidèle à ses aspirations initiales, n’a cessé de fournir des armes pour le combat international de l’esprit, que ce soit avec l’automatisme, ses prises de position contre les procès de Moscou ou la déclaration de Mexico. Il fut vivement applaudi lorsqu’il dénonça la discrimination raciale ainsi que la politique française en Indochine et à Madagascar et même lorsque, refusant la notion de responsabilité collective, il appela à la réintégration du peuple allemand dans la communauté humaine.

Quittant le plan des idées, je prendrai à témoin ces fragments de discours intimes que sont les dédicaces adressées par Camus à son ainé, depuis 1947 jusqu’après la crise :

« A André Breton, irremplaçable, avec l’admiration et l’amitié d’Albert Camus. » (La Peste) ;

« A André Breton, avec l’admiration et la fidélité d’Albert Camus » (L’État de siège) ;

« À André Breton, ces petites étapes sur un chemin commun. Amicalement Albert Camus. » (Actuelles, Chroniques 1944-1948) ;

et, pour finir, cet hommage faisant suite à la polémique : « A André Breton, à titre documentaire et malgré tout, Albert Camus » (L’homme révolté)

Méditons ce « malgré tout » !

B. Une même morale

Les divergences entre ces deux intellectuels est d’autant moins compréhensible qu’ils avaient la même opinion au sujet du principe jésuite, remis à la mode par les staliniens, selon lequel « la fin justifie les moyens ». « Ce précepte, dit Breton, j’en suis immédiatement tombé d’accord avec Camus à New York, est en effet celui auquel les derniers intellectuels libres doivent opposer aujourd’hui le refus le plus catégorique et le plus actif. » (Entretiens radiophoniques, OC III, 596)

L’accord commun ne signifie pas que Breton souscrive désormais au pessimisme de Camus. Il conclut : « Ils [les surréalistes] ne tiennent pas pour incurable la “fracture” observée par Camus entre le monde et l’esprit humain. » (ibid., p. 597)

On le voit, rien d’inconciliable entre eux, d’autant plus que Breton a toujours prôné une conception morale de l’existence. Non point la morale commune, mais celle qu’il a pu dégager de l’existence de certains êtres au-dessus du lot, tel Jacques Vaché, qui lui enseigna le détachement de toute chose, Sade, qui fit une « brèche dans la nuit morale » (OC II, 399), Baudelaire en transcendant la réalité, Rimbaud et Lautréamont bien sûr. Contre les religions de la passivité, tous ces poètes assurent un « envol plus ou moins sûr de l’esprit vers un monde enfin habitable » (OC I, 782).

C. L’universelle analogie

J’affirme qu’un bon usage de la dialectique leur aurait permis de s’entendre mieux qu’ils ne firent. Ils eussent alors partagé la même conception de l’analogie universelle.

Quand, lors d’une conversation entre surréalistes, Breton cherche à faire comprendre ce qu’est l’analogie, il emploie cette image : « j’en vins à dire que le lion pouvait être aisément décrit à partir de l’allumette que je m’apprêtais à frotter. » (P.C., IV, 885)

Breton compare l’analogie poétique à l’analogie mystique, en ceci que toutes deux transgressent les lois de la déduction, et montrent la relation d’un objet à l’autre alors que la logique n’y voit aucun rapport. À ceci près que l’analogie poétique ne présuppose aucun monde invisible, et fait voir la vraie vie « absente ».

« Seul le déclic analogique nous passionne, c’est seulement par lui que nous pouvons agir sur le moteur du monde. Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot comme, que ce mot soit prononcé ou tu. » (OC III, 166)

Au-delà de la théorie esthétique et philosophique, le « démon de l’analogie » (Nadja I, 714, la formule est empruntée à Mallarmé), est aussi un mode de vie et une manière de penser.

J’entends bien qu’en évoquant cet aspect de la pensée bretonienne, Camus ne semble pas l’approuver. Mais il ne la condamne pas pour autant : « Finalement, comme l’expérience de Nietzsche se couronnait dans l’acceptation de midi, celle du surréalisme culmine dans l’exaltation de minuit, le culte obstiné et angoissé de l’orage. Breton, selon ses propres paroles, a compris que, malgré tout, la vie était donnée. » (HR, 127)

Qu’est-ce à dire, sinon que midi implique minuit, et réciproquement ? Ce « démon de l’analogie » est tout naturel : « ce processus répond à une exigence organique et […] il demande à ne pas être tenu en suspicion ni freiné mais, tout au contraire, stimulé » (OC IV, 838).

Aujourd’hui, nul n’ignore cette postulation du Second Manifeste : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » Mais on oublie la suite, qui envisage explicitement le dépassement, la fusion des antinomies.

D. L’amour

De la même façon, je me demande bien en quoi la conception que Breton s’est faite de l’amour, la morale qu’il en a tirée, s’opposeraient à celle de Camus.

En 1929, les surréalistes lancent une « Enquête sur l’amour ». Ils considèrent que « l’idée d’amour, [est] seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie ». Ils reconnaissent que l’amour auquel ils aspirent ne saurait se développer sans un profond bouleversement de la société. La Liberté ou l’amour ! déclare Desnos, tandis que leur principal théoricien prétend substituer l’amour électif et la reconnaissance à l’aliénation sociale. Ce mouvement de libération s’accompagne d’un retour à la Nature, qui n’exclue en rien la lucidité : « Amour, seul amour qui sois, amour charnel, j’adore, je n’ai jamais cessé d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. » (A. Breton, L’Amour fou).

L’amour unique devient un trait spécifique d’André Breton, qui en appelle au double témoignage d’Engels et de Freud pour défendre cette conception, source d’un « progrès moral aussi bien que culturel » (OC II, 745). Et d’en déduire : « Chaque fois qu’un homme aime, rien ne peut faire qu’il n’engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d’eux, il se doit de l’engager à fond. » (OC II, 747)

Au vrai, c’est bien Camus qui a rendu le plus bel hommage à cette idée de l’amour : « Après tout, faute de pouvoir se donner la morale et les valeurs dont il a clairement senti la nécessité, on sait assez que Breton a choisi l’amour. Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s’oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l’amour. »

Conclusion

Au terme de cette analyse, vous serez d’accord avec moi pour considérer que la confrontation Breton/Camus fut l’objet d’un malentendu, au ses camusien du vocable, si je puis dire.

La raison fondamentale du débat me paraît tenir à l’hostilité de Camus non pas envers Breton, nous l’avons vu, mais plutôt envers l’idéologie allemande que le poète semblait reprendre à son compte. Admirateurs de Novalis, d’Achim d’Arnim comme de Fichte et de Hegel, les surréalistes étaient, aux yeux de Camus, les héritiers de cette « pensée de minuit » en France. D’ailleurs, Breton n’allait pas tarder à le revendiquer : « A toute occasion ils [les surréalistes] ont fait valoir ce qu’ils devaient à la pensée allemande aussi bien qu’à la poésie de langue allemande. » (OC IV, 852) Au demeurant, le Second Manifeste prétendait, tout autant que le matérialisme historique, partir de « l’avortement colossal » du système hégélien. Or, tout le propos de L’Homme révolté se construit sur l’opposition de la pensée de midi à l’idéologie allemande, avec, notamment, l’exemple du triomphe de Marx contre les libertaires méditerranéens.

Est-ce l’effet du temps écoulé depuis cette polémique ? J’ai un peu le sentiment d’avoir traité d’un sujet sans existence réelle. À la question de savoir ce qui est le plus important, de la lune ou du soleil, de « la pensée de midi » ou de « la pensée de minuit », je ne puis m’empêcher de songer à l’imparable réponse des Sages de Chelm : « La lune, car elle éclaire la nuit. C’est Le jour, on n’en a pas besoin. » C’était avant leur extermination par les nazis.

Henri BÉHAR

Annexe

Pour fixer les idées, voici la liste des 19 œuvres de Camus traitées par Frantext :
1936, Révolte dans les Asturies : essai de création collective 8 945 mots, théâtre
1942, L’Étranger 39 692 mots, roman
1942, Le Mythe de Sisyphe 44 222 mots, essai
1944, Caligula, 24 647 mots, théâtre
1944, Le Malentendu, 18 220 mots, théâtre, tragédie,
1947, La Peste, 102 379 mots, roman
1948, L’État de siège, 29 888 mots, théâtre
1950, Les Justes, 20 302 mots, théâtre
1951, L’Homme révolté, 126 985 mots, essai
1953, LARIVEY (Pierre de), CAMUS (Albert), Les Esprits [adaptation], 14 604 mots, théâtre, comédie
1953, CALDERÓN DE LA BARCA (Pedro), CAMUS (Albert), La Dévotion à la croix [traduction et adaptation] n 19 845 mots, théâtre
1954, L’Été, 25 321 mots, essais (recueil de)
1955, BUZZATI (Dino), CAMUS (Albert), Un cas intéressant [adaptation], 28 070 mots, théâtre
1956, La Chute, 37 166 mots, roman, récit
1956, FAULKNER (William), CAMUS (Albert), Requiem pour une nonne, [traduction et adaptation], 29 640 mots, théâtre
1957, L’Exil et le royaume, 55 050 mots, nouvelles (recueil)
1957, VEGA (Lope de), CAMUS (Albert), Le Chevalier d’Olmedo [traduction et adaptation], 22 997 mots, théâtre, tragi-comédie
1959, DOSTOÏEVSKI (OU DOSTOEVSKIJ) (Fiodor Mikhaïlovitch), CAMUS (Albert), Les Possédés [adaptation], 47 881 mots, théâtre
1959, Noces, 15 599 mots, essais (recueil), poèmes en prose.

En ce qui concerne les textes de Breton, je me réfère à ma propre numérisation comportant l’intégralité de ses publications, à l’exception de Qu’est-ce que le surréalisme ? et de Position politique du surréalisme, qu’il me faut consulter sur papier.

[1] ; Albert Camus, Arts, 23 novembre 1951.