La culture de l’auteur et la compétence du lecteur dans La Route des Flandres de Claude Simon
par Henri Béhar, le 10 février 2016
BIBLIOGRAPHIE HBLA CULTURE DE L’AUTEUR ET LA COMPÉTENCE DU LECTEUR DANS LA ROUTE DES FLANDRES DE CLAUDE SIMON
“Un collègue de l’université Lomonossov, à Moscou, ne parvenant pas à se procurer cet article « La culture de l’auteur et la compétence du lecteur dans La Route des Flandres », Littératures contemporaines, n° 3, éd. Klincksieck, 1997, p. 207-227, j’imagine qu’il n’est pas le seul à rencontrer la même difficulté. Le voici donc, sous deux formats, à télécharger autant que de besoin. Certes, ma thèse est provocante. Nul ne l’a contestée ni démentie jusqu’à présent.”
Henri Béhar
Truisme : La Route des Flandres est un roman difficile.
Cette évidence s’impose, pour plusieurs raisons : soit que l’œuvre heurte les habitudes du lecteur par sa technique singulière, soit que son contenu n’entre pas d’emblée dans ses catégories mentales, comme récit d’une expérience ou comme expérience du monde. Je sais ce que peut avoir d’arbitraire une telle distinction entre le fond et la forme. Pourtant, on ne peut y échapper lorsqu’on observe le comportement des lecteurs potentiels de Claude Simon et plus particulièrement, dans le cas présent, celui des élèves de seconde auxquels les agrégatifs sont supposés s’adresser.
Bien que cette question soit d’importance, je laisserai de côté, pour l’occasion, les problèmes liés à la réception d’une forme romanesque radicalement nouvelle, pour ne m[1]’intéresser qu’à la compétence réclamée du lecteur par un auteur qui passe pour singulièrement exigeant et de très haute culture. De cela témoigne un autre artiste de ses amis, lecteur averti, qui s’étonne :
Votre savoir dans des pratiques comme celles de l’artillerie ou de l’agronomie est ahurissant mais il est égal en tous autres domaines et à toutes échelles, de l’emballage des statues aux accouplements de libellules[i].
Il n’est pas question de dresser ici le catalogue des connaissances de l’auteur à partir, par exemple, des images qu’il nous procure dans La Route des Flandres[ii]. Je me bornerai à envisager les principaux traits culturels qui, faute d’être connus ou reconnus par le lecteur, suspendent sa lecture, arrêtent sa compréhension et, par conséquent, entravent sa coopération à l’élaboration du sens[iii].
Dans un souci pédagogique, je dégagerai les grandes lignes d’un substrat culturel commun, puis j’examinerai les références aux « humanités », toujours encodées d’une manière ou d’une autre. Enfin viendront les leçons que l’auteur tire de son expérience totale.
Culture implicite
Supposons un jeune lecteur de la classe de seconde, ne connaissant de la France qu’un état de paix. Comment percevra-t-il les cavaliers du roman ? Il y a fort à parier qu’il les situera durant la guerre de 1914-1918, ne serait-ce que par la présence des chevaux d’arme. À plus forte raison, que pensera-t-il de leur brève incursion en Belgique s’il ignore l’histoire de la France pendant la seconde guerre mondiale ? Par-delà les connaissances de base de tout lecteur, et comme tout romancier, Claude Simon suppose, sans le dire, qu’il n’a pas à préciser certaines données qui devraient être connues de tous. Avant même de désigner les « trous du texte », pour parler comme Wolfgang Iser[iv], je voudrais repérer les éléments culturels implicitement requis par l’auteur.
Une culture partagée
Celui-ci fait comme si tout lecteur avait la même éducation que lui ou, pour le dire vite, comme s’il avait une bonne connaissance du manuel d’instruction civique de l’époque, et surtout comme s’il avait la même expérience que lui du peuple français.
L’armée :
L’action (car il y en a une, quoi qu’on dise) se situe à une époque où la conscription était obligatoire, où la mobilisation avait rassemblé de jeunes recrues de vingt ans et des réservistes plus âgés (tel qu’Iglésia), encadrés par des professionnels. Pour une grande part issue de la noblesse, la hiérarchie militaire sortie des Grandes Écoles telles que Saumur pour la cavalerie, formait une caste, avec ses usages, ses principes, « les traditionnelles traditions[v] » (12) comme, pour le capitaine de Reixach, le réflexe de tirer son sabre, en un geste héréditaire, quand un sniper[vi] lui tire dessus.
Cette caste, qui avait trouvé dans l’armée un moyen de ne pas déroger, était particulièrement présente dans la cavalerie, de sorte que Georges évoquera tout naturellement, à travers les dires de Sabine sur l’ancêtre Conventionnel, les biens de la noblesse, ses meubles et immeubles, la galerie de portraits, les paperasses (53). La symétrie qu’il pose entre cet ancêtre et le capitaine lui fait alléguer un même code de l’honneur : Reixach, mari trompé, supporte et se tait ; il déguise son suicide en acte de bravoure (13). Ce même code entraînera le Général au suicide, pour des raisons plus professionnelles et non moins héréditaires (191).
Le lecteur postulé devra aussi avoir quelque teinture du manuel d’instruction des armées, être assez averti des conditions de la guerre de 1940 pour ne pas s’étonner qu’on envoie des cavaliers contre des éléments motorisés. Il lui faudra être aussi attentif pour reconnaître les deux armées ennemies à la couleur de leur tenue, kaki pour la française, verte pour l’allemande (154) et à la forme de leurs casques et de leurs véhicules, pour comprendre cette scène d’autant plus que l’ennemi n’est (à une exception près) jamais nommé :
arrivé derrière la femme et regardant par-dessus son épaule je vis disparaître la voiture grise curieusement carrossée comme une espèce de cercueil toute en pans coupés et quatre dos et quatre casques ronds et moi Bon Dieu mais ce sont… Bon Dieu mais vous (196)
Le peuple
À l’opposé de cette caste déchue, les simples soldats sont porteurs d’une culture populaire, non moins traditionnelle, dont Rabelais se fit autrefois l’interprète[vii]. Je mentionnerai, pour mémoire, leur parler trivial, ce que l’on dit être leur grossièreté, leur vocabulaire à double sens : « grimper », « monter », « sauter » (45) engendrant les bifurcations du récit. Et aussi les usages populaires, comme de conserver un drap pour en faire un linceul (66), l’enterrement à la campagne :
s’avançant au milieu des champs comme quelque mascarade sacrilège, crapuleuse et — comme toute mascarade — vaguement pédérastique, (75)
les décors aux têtes découpées pour la photographie (77) ; les graffiti dans les toilettes ou sur les murs des casernes (90, 260, 273) ; la Loi réprimant l’ivresse publique, affichée dans le bistrot (118). S’y ajoutent les images de l’enfance : jouets d’enfants, moules pour estamper de petits soldats (39-40), chevaux jupons à quoi sont comparés les chevaux de course (158) ; oranges dont, petit, on boit le jus par un trou pratiqué dans la peau (246).
Selon le point de vue où l’on se place, du côté des éleveurs ou des parieurs, les courses hippiques peuvent apparaître comme un divertissement aristocratique ou populaire. Pour un parisien de l’époque, le PMU[viii] fait partie des loisirs populaires.
L’enseignement scolaire
Cette connaissance du milieu hippique, que l’on acquiert par la pratique, est à la limite du savoir partagé, méritant, à ce titre, quelques explications. En revanche, l’auteur suppose que son lectorat n’ignore rien de ce que l’on enseigne à l’école[ix], dans l’enseignement primaire ou secondaire, laïc ou confessionnel. Ainsi, dans son système de comparaisons, la plupart des comparants relèvent de ce savoir, en vertu d’un principe pédagogique simple, par lequel, pour se faire comprendre d’un interlocuteur, il faut ramener l’inconnu au connu.
Leçon de choses
À dessein je reprends ici le titre d’un ouvrage de Claude Simon, désignant, dans l’enseignement élémentaire, les objets usuels, les productions naturelles, que les enfants apprennent à découvrir. Ainsi, dans La Route des Flandres, le froid extrême suscite une allusion aux expéditions polaires (30) et l’odeur de pourriture à des mammouths brusquement dégelés (30). Proviennent d’une autre leçon de sciences naturelles l’image du glacier qui se déplace (263) ou encore l’image finale de l’œil du cyclone, que l’on dit parfaitement calme (296). Le sexe féminin est comparé à des anémones de mer « ces organismes marins et carnivores » (39), et Corinne semble déclencher un réflexe chez Iglésia (46) semblable à celui du chien de Pavlov dont on étudiait le conditionnement en classe de troisième. Le cheval englouti est successivement comparé à des reptiles et des fossiles, sa position ressemblant à celle d’une mante religieuse (26). Dans le camp, les joueurs de cartes sont parés d’une aura de violence, à l’instar des seiches projetant leur encre (204). Dans le corps des amants épuisés, le sang reflue comme un mascaret, terme pris dans son sens premier, suffisamment spécialisé pour qu’il soit suivi de son explication, captieuse il est vrai : « toutes les rivières se mettant à couler en sens inverse remontant vers leurs sources » (250).
Histoire
Ici encore, je reprends à dessein le titre d’un récit de Claude Simon, emblématique des connaissances qu’il met en œuvre. Il n’est pas nécessaire d’avoir été un excellent élève des bons pères pour savoir que les cultes païens exigeaient le sacrifice des jeunes gens aux dieux (66), que les ermites se nourrissaient de glands (244) ou encore que, sur les tableaux anciens, les martyrs sont toujours impassibles (70). On veut croire que le fait de nommer la Méditerranée « cette vieille mare » (205) est le fait d’un latiniste averti, tant il n’est pas indispensable d’avoir été au théâtre, ni même d’avoir lu les pièces de Marivaux pour comprendre que les bosquets des jardins à la française sont propices aux :
rendez-vous d’amour pour marquis et marquises déguisés en bergers et bergères se cherchant à l’aveuglette cherchant trouvant l’amour la mort déguisée elle aussi en bergère dans le dédale des allées (74)
Depuis Ernest Lavisse, le fondateur de notre histoire nationale, tous les écoliers savent que Charles Martel (10) vainquit les Arabes à Poitiers en 732, de même qu’ils connaissent les sans-culottes révolutionnaires (80). Comme eux, Blum peut expliquer que l’ancêtre Conventionnel, fut deux fois traître : à sa caste en prenant le parti de la République ; à la révolution en optant pour Bonaparte, ce qui le conduit à évoquer Talleyrand à travers le portrait des « nobles marquis, évêques renégats ou ambassadeurs », pieds-bots de surcroît (266).
On peut donc affirmer que la culture sollicitée ici par Claude Simon relève au maximum de l’enseignement secondaire, pas davantage (ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas, pour lui-même, une culture bien plus vaste et supérieure).
Clichés
L’imaginaire des personnages (Georges, le narrateur, en faisant partie) colporte les lieux communs de la classe moyenne durant la guerre, nourri d’informations journalistiques, de cinéma, d’idées qui, pour être reçues, n’en sont pas moins caractéristiques d’une époque incertaine.
Clichés de presse, de feuilletons
Le défilé des stéréotypes commence lorsque Georges compare le noble suicide déguisé du capitaine à la sale autodestruction d’un banquier ou d’une bonne (13). Il se poursuit, non sans un humour machiste, avec la représentation de ces jeunes femmes à particule fréquentant les clubs hippiques, conservant toute leur vie l’empreinte des chevaux :
(jusqu’à ce qu’elles se muent brusquement — vers le milieu de la trentaine — en quelque chose d’un peu hommasse, un peu chevalin (non, pas des juments : des chevaux) fumant et parlant chasse ou concours hippique comme des hommes), et le bourdonnement léger des voix suspendu sous les lourds feuillages des marronniers, les voix (féminines ou d’hommes) capables de rester bienséantes, égales et parfaitement futiles tout en articulant les propos les plus raides ou même de corps de garde, discutant de saillies (bêtes et humains), d’argent ou de premières communions avec la même inconséquente, aimable et cavalière aisance, (18-19).
Les clichés se déploient au sujet de Corinne représentée comme une poule de luxe, qui, telle une Odette de Crécy, épouse, à dix-huit ans, un Reixach vieux et empressé, déférant à tous ses désirs, démissionnant pour elle de l’armée, achetant une grosse automobile noire, lui offrant une voiture de course (55-56). De là à ce que les deux prisonniers parlant d’elle l’imaginent, avec un grand luxe de détails, provocant le jockey de l’écurie qu’elle a fait acheter à son mari, pour essuyer ses assauts brutaux (45-49), il n’y a que la distance d’une botte de paille !
Pour surprenantes qu’elles soient, ces facilités s’expliquent : il faut se garder d’attribuer à l’auteur ce qui relève de l’imagination des personnages, trompant le temps dans leur chambrée, essayant de reconstruire le mundus muliebris d’avant-guerre en projetant mentalement les images des dessous féminins (45) et des revues de mode sur papier glacé dont Corinne devait s’inspirer pour sa toilette (130).
Clichés spectaculaires
Nourrie de représentations visuelles toutes faites, l’imagination des protagonistes les reproduit en série. Ainsi en est-il de la taverne où le capitaine a payé à boire aux cavaliers :
La cour de la vieille auberge avec les murs de brique rouge foncé aux joints clairs, et les fenêtres aux petits carreaux, le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre et le groom en jambières de cuir jaune avec les languettes des boucles retroussées donnant à boire aux chevaux pendant que le groupe des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés, l’une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche avec la cravache dans le poing tandis que l’autre élève une chope de bière dorée en direction d’une fenêtre du premier étage où l’on aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage qui a l’air de sortir d’un pastel… (20)
À ceci près, comme le précise Georges, que ce n’était pas cela du tout : c’était plutôt une cour de ferme, les murs de brique étaient sales…
Le comble du cliché est évidemment le cinéma. La surprise est analogue à cette vieille dame qui se rend compte en examinant ses chaussures qu’elle a embauché le matin même son assassin (75). Blum se fait son cinéma, si je puis dire (lui-même parle plutôt de vaudeville, à la fin de cette séquence), lorsqu’il imagine le retour impromptu de l’Ancêtre (184-186), mais il est désavoué par Georges (187). Dans le même registre, nous avons un court scénario avec le soldat à mine de casier judiciaire (205), le vieux général à tête de pharaon ou l’enfant observant la bataille en Espagne (212-213), et la succession des deux armées renvoie aux courses-poursuites des films comiques (197).
À l’ère de la reproduction mécanique des œuvres d’art (pour parler comme Walter Benjamin), c’est tout naturellement à la technique cinématographique que le narrateur se reporte pour expliquer certains effets de vision des cavaliers. Ainsi il revoit le premier automne de la guerre comme une bande d’actualités (65), se réfère au truquage du cinéma pour rendre compte du mouvement sur une route (68) et, plus loin, de la manière dont il saisit Corinne pour la première fois :
(comme, au cinéma, les gens du balcon, près de la cabine de projection, agitent le bras, leurs mains, les cinq doigts ouverts s’interposant dans le rayon lumineux, projetant leurs ombres immenses et mouvantes sur l’écran comme pour posséder, atteindre, l’inaccessible rêve scintillant), (224)
Mentalités de 1940
Bien des indications éparses dans le roman renvoient à des traits spécifiques de la mentalité française à l’époque de la guerre. J’en distinguerai deux, concernant les Arabes et les Juifs.
Soit donc ce jeune lecteur né à une époque où la France n’a plus de colonies. Comment comprendra-t-il la présence de ces étranges prisonniers : « bistres ou olivâtres, énigmatiques méprisants avec leurs éblouissantes dents de loup leurs noms gutturaux et râpeux » (245) qui, de surcroît, mangent du chien ? Si ce dernier trait peut être mis au compte de la faim, il lui faudra, pour bien intégrer le phénomène, se remémorer les colonies françaises et apprendre dans quelles conditions l’armée avait pu faire appel à des troupes levées dans ces pays. Claude Simon est si conscient de l’ignorance du lecteur actuel qu’il explique, dans Le Jardin des plantes, que, « pour des raisons de propagande » (p. 245), les Allemands ont ramené ces prisonniers en France.
Au passage, cette indication nous apprend que la séquence montrant les Arabes à la cueillette de glands se situe près de Bordeaux et non en Saxe, de telle sorte que nous comprenons enfin l’évasion de Georges (et de Claude Simon par voie de conséquence).
Tout ce qui concerne les Juifs est encore plus daté, reflétant l’état d’esprit de l’époque. Observons d’abord que dans l’avant texte[x] la judéité caractérisant le personnage nommé Maurice était nettement plus prononcée, ainsi que l’antisémitisme des autres soldats, de telle sorte qu’en la circonstance, la peau d’un juif valait moins qu’un kilo de cheval. Il serait intéressant de savoir pour quelles raisons l’auteur s’est cru obligé d’atténuer en 1960 les propos qu’il faisait tenir à ses personnages en 1958 !
Dans le roman donc, Wack figure un de ces paysans de la France profonde, naturellement antisémite, que Blum incite à dire ouvertement ce qu’il pense de lui en reprenant ironiquement l’étiquette injurieuse du temps : « sale youpin » (62, 116), « youpin de la ville » (258). Mais Georges arrête systématiquement leurs querelles.
Au-delà de cette confrontation violente, il est certain que Claude Simon manifeste un intérêt personnel pour le fait culturel juif, voire une étrange fascination, lorsqu’il brosse ce personnage de maquereau pied-noir, qualifié de « juif royal » qui :
le jour du Yom Kippour, donc, en plein milieu d’un pays où on massacrait et brûlait les juifs par centaines de mille, se fit porter malade pour ne pas travailler, et non seulement resta toute la journée sans rien faire, rasé de près, sans manger ni toucher une allumette, mais encore fut assez fort pour obliger ses semblables (ceux de ce peuple où il eût autrefois été — était encore — roi) à l’imiter ; (207)
On peut s’interroger sur le comportement de ce curieux prisonnier, mais il est plus important encore de situer le contexte d’énonciation, le narrateur étant là indubitablement informé de la « solution finale ». Pouvait-il connaître, dans le stalag où il était en 1940-1941, le sort réservé aux juifs, ou bien en parle-t-il à Corinne dans la chambre d’hôtel où ils se retrouvent après la Libération ? L’incertain du récit complique, on s’en doute, son analyse idéologique.
L’amalgame
Si l’on en croit le narrateur, Reixach (dont on nous informe que l’Ancêtre avait abandonné la particule, récupérée par la suite) appartiendrait à la vieille noblesse française, liée, d’une certaine manière, à la religion, ce qui l’autoriserait, comme ses voisins, à parler de Sa Cousine la Vierge ; mais il aurait « quelque chose d’arabe en lui » qui l’apparenterait tout autant à Mahomet (10). Un tel croisement sanguin et religieux est bien l’emblème de l’amalgame des divers courants culturels auquel se livre le narrateur pour tout ce qui relève des humanités, je veux dire de ce qui, naguère, s’enseignait au lycée.
L’histoire sainte
Nombre de références relèvent d’une histoire sainte, qu’il est d’autant plus nécessaire de connaître que, souvent, le narrateur feint de l’avoir oubliée, ou plutôt qu’il confond avec des légendes d’autres origines.
La Bible
Même si nous ignorions que Claude Simon a suivi les cours d’une école religieuse[xi], on ne pourrait passer sous silence l’innutrition biblique de son texte. Ayant à traiter de l’incommunicabilité entre les êtres, il allègue aussitôt la tour de Babel, faisant référence au sens profond de l’image biblique :
babelesque criaillerie, comme sous le poids d’une malédiction, une parodie de ce langage qui, avec l’inflexible perfidie des choses créées ou asservies par l’homme, se retournent contre lui et se vengent avec d’autant plus de traîtrise et d’efficacité qu’elles semblent apparemment remplir docilement leur fonction : obstacle majeur, donc, à toute communication, toute compréhension, (56)
Devant la carcasse du cheval tué, la vision du sang répandu s’élargit à la dimension des légendes bibliques, « l’eau ou le vin jaillissant de la roche » (26), évoquant du même coup Moïse et Jésus. Le spectre de la guerre entraîne immanquablement l’évocation du cheval de l’apocalypse, et les quatre cavaliers, ceux de la révélation prophétique au dernier livre du Nouveau Testament.
Allusions complexes, gloses hardies
Au chapitre de l’intertextualité, Hubert de Phalèse[xii] a déjà signalé la présence importante du thème biblique, et particulièrement cette histoire d’os :
« Mais, comment est-ce déjà ? Une histoire d’os comptés, dénombrés… », pensant : « Ouais. J’y suis : ils ont numéroté mes abattis… En tout cas quelque chose dans ce genre-là. » (66)
comme les têtes des clous enfoncés dans mes paumes pensant Ils ont compté tous les os (247)
pour laquelle il renvoie aux Psaumes (XXII, 18), la deuxième citation référant doublement au Christ qui sur la croix prononça le début du psaume « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », et fut percé des clous de la crucifixion, auxquels Georges compare, faut-il dire de manière sacrilège, les tétons de Corinne. Mais on pourrait rapprocher ces fragments de la prédiction de Daniel annonçant à Balthazar (Dn V, 25) en son festin que ses jours étaient « pesés, comptés, divisés ». Tout cela est singulièrement et volontairement confus, comme l’est la mention des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, à propos des cavaliers venus de tous les horizons, associés à un nègre absent (159). Si la Bible ne dit rien de la race noire, deux traditions se télescopent, une interprétation médiévale de la Bible, assignant à Cham la paternité des noirs, et la légende des Rois Mages selon laquelle Balthazar serait un roi noir. Pour exprimer la longueur du combat, la mention de Josué arrêtant le soleil (199) appartient à la même veine biblique (Josué X, 12-13).
Certes, il n’est pas nécessaire d’avoir été baptisé ni d’avoir subi une importante éducation religieuse pour se référer à l’image de Josué, ou bien à une cérémonie d’ordination ou de prise de voile (247), ni même pour savoir que les chrétiens des catacombes se reconnaissaient au signe du poisson (274), symbole du Christ d’après l’acronyme grec de Jésus[xiii]. Mais l’association par Georges de son pénis au poisson mystique et cavernicole ne prend tout son sens que dans un contexte empreint de religion :
quelquefois je m’écartais le retirais complètement pouvant le voir au-dessous de moi sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau un poisson (on disait qu’ils se reconnaissaient en traçant sur les murs des villes et des catacombes le signe du poisson) (274)
Il en va de même, me semble-t-il, pour la comparaison du martyr que Corinne fait endurer à Reixach à la Marie-Madeleine du Christ (13).
La mythologie
Sans référer à un texte aussi déterminé que la Bible, la mythologie fait l’objet d’un traitement semblable. Dès l’origine du récit, la nouvelle « Le cheval », publiée en 1958, prend une dimension mythique et mythologique avec ces Atrides de village, cette obscure histoire d’inceste et ces pleureuses de l’antiquité que l’on retrouve, inchangés, dans La Route des Flandres (60, 115, 120). Le roman réfère, à deux reprises, aux Métamorphoses d’Ovide d’abord :
il me semble que j’ai lu quelque part une histoire comme ça, des types métamorphosés d’un coup de baguette en cochons ou en arbres ou en cailloux, le tout par le moyen de vers latins (94)
d’Apulée ensuite, avec « cet âne de la légende grecque » (268) et, plus nettement, « l’âne d’Apulée poussant sans trêve en elle » (275).
Plus troubles sont les allusions aux personnages de la mythologie. Danae fécondée par Zeus transformé en pluie d’or :
mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque tintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, […] (180)
Léda visitée par le même dieu métamorphosé en cygne, son image recouvrant à deux reprises celle du paon et d’Argus aux cent yeux :
tandis que quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d’elle-même comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l’impudique de l’orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d’yeux se balançant oscillant mystérieux) (248)
la queue du paon oscillait encore faiblement mais pas de Léda visible de qui donc le paon de quelle divinité est-il l’oiseau vaniteux fat stupide promenant solennel ses plumes multicolores sur les pelouses des châteaux et les coussins de concierges ? (274)
Tandis que le thème des Centaures, puis de la femme centaure (52-53) renvoie directement à la mythologie grecque, la chèvre-pied (243), comme l’a bien montré M. Riffaterre[xiv], est un rappel de cette mythologie par le biais de Marie de France et de Ronsard.
On pourrait croire tous ces échos fort savants. Ils témoignent de l’attention que les potaches ont, de tout temps, portée à ces passages scabreux de la littérature grecque et latine[xv], supposées connus de tous.
Ici une parenthèse s’impose sur les passages érotiques du livre. Certes, de bonnes âmes pourraient s’émouvoir si on le mettait au programme du lycée, mais, au niveau culturel où je me place, il me semble qu’aujourd’hui les lycéens ont, d’expérience, autant de connaissances dans ce domaine que le narrateur, ce qui me dispense d’en parler davantage.
Art et littérature
Dans La Route de Flandres, les références à la peinture et à la littérature sont fréquentes. Elles sont, le plus souvent, signalées par un adjectif démonstratif et marquées d’imprécision. L’auteur et l’œuvre ne sont pas désignés explicitement, comme s’ils étaient trop connus.
Lectures
Point n’est besoin de se reporter au texte d’Homère pour retrouver dans l’expression « l’aurore aux doigts de pétales » (199) une variation sur « l’aurore aux doigts de rose » ; ni à La Fontaine pour voir que Blum tourne en dérision la fable des deux pigeons (188) en supposant que Reixach s’est fait « pigeonner » ; non plus qu’à Molière pour décrypter le sens des antonomases relatives à Arnolphe et Agnès (183, 184) ou bien « la statue équestre du Commandeur pissant des jets de bière » (267). Ce dernier trait montre bien comment procède l’ironie de Blum, en associant une référence au Don Juan à une allusion au Manneken Pis de Jérôme Duquesnoy (1619) symbolisant l’irrévérence des Bruxellois à l’égard de leur gouverneur espagnol.
Ayant, comme tout lycéen de l’époque, appris par cœur des tirades entières de Racine, c’est tout naturellement que Georges glisse une expression, « les chiens dévorants » (9), méritant un retour au texte d’Athalie (v. 506).
Autant l’association de Rossinante et de Bucéphale (228), éponymes de deux chevaux antithétiques, relève du stéréotype, autant le passage suivant pose de problèmes au lecteur :
Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en réalité qu’une seule et même chose (33)
Cherchant le nom (et l’œuvre exacte) de ce philosophe, certains y ont vu la silhouette de Voltaire[xvi], d’autres de Rousseau[xvii], alors que la seule formulation identique se trouve dans l’essai De l’esprit de conquête (1813) de Benjamin Constant. C’est dire combien Simon opère un amalgame, brouillant les pistes, créant une figure de philosophe à partir d’éléments variés, un Suisse « effusionniste » (189) qui a tous les traits de Rousseau. En d’autres termes, Blum n’est pas loin de penser, comme Gavroche, que l’ancêtre est tombé dans le ruisseau par sa faute.
Je concède qu’il faut être particulièrement attentif au texte pour voir qu’Iglésia, comparé à un polichinelle, a les traits exacts du Pulcinella napolitain et non de son homologue français, ce qui autorise l’évocation des spadassins de la Renaissance (43) ; mais, d’une manière générale, toutes ces références faisaient partie du bagage ordinaire du lycéen qu’avait été Georges.
Peintures
La même observation vaut pour les peintures évoquées dans le roman. Si « l’Amant surpris, la Jeune Fille séduite » (81) ne peuvent être identifiés d’emblée[xviii] mais font songer à des gravures du XVIIIe siècle, les « nains difformes » (46) évoquent sans conteste Las Meñinas de Velasquez.
La description picturale suivante, véritable transposition d’art, procède elle aussi par amalgame :
c’était environ cent ans plus tard encore qu’un peintre officiel avait été chargé de la représenter, plaçant à la tête de soldats dépenaillés qui avaient l’air de figurants de cinéma un personnage allégorique, une femme vêtue d’une robe blanche qui dénudait un de ses seins, coiffée d’un bonnet phrygien, brandissant une épée et la bouche grande ouverte, debout dans la lumière jaune d’une journée ensoleillée, au milieu des écharpes d’une fumée glorieuse et bleuâtre, les gabions renversés et, au premier plan, le visage grimaçant et stupide d’un mort représenté en perspective, couché sur le dos, une jambe à demi repliée, les bras en croix et la tête en bas, regardant de ses yeux exorbités, les traits tordus dans une éternelle grimace, (202)
On commence par y voir La Liberté guidant le peuple de Delacroix, quand, petit à petit, émerge La Marseillaise de Rude, bas-relief et non plus peinture, à telle enseigne que tout le récit nous paraît dériver d’une semblable contamination.
Culture explicite : enseigner, renseigner
Ce dévoilement progressif des diverses strates culturelles du roman doit nous conduire à ce qui n’est plus écho, souvenir scolaire, mais à ce que l’auteur tient absolument à communiquer au lecteur, je dirais même instituer, enseigner, à tel point que, craignant de n’être pas suffisamment entendu, il le reprend, sous un autre angle il est vrai, d’un volume à l’autre[xix].
On dira que je sors ici du cadre initial, ne traitant plus de la culture nécessaire au lecteur, mais de celle que l’auteur, qui en est féru, veut lui faire appréhender. Sa seule compétence (au lecteur) serait alors de s’ouvrir à l’autre, par l’acte de lecture. Mais n’est-ce pas, très exactement, l’attitude de Jean Dubuffet dans le fragment de correspondance cité précédemment ? À ceci près qu’on ne parle plus de libellules mais d’un savoir très personnel, acquis parfois à son corps défendant, valant pour les générations à venir.
La guerre de 40
Je ne pense pas m’aventurer audacieusement dans les territoires de l’interprétation en disant que, s’il a consenti à accomplir son devoir de citoyen, Simon n’a jamais accepté d’avoir été conduit à un massacre délibéré, pas même assumé par de mauvais chefs. Alors que la « drôle de guerre » constitue le noyau primitif du récit, il ne nomme jamais (ni dans aucune autre œuvre) cette première phase du conflit. Chez lui, tous les épisodes se mêlent indistinctement, les combats, le séjour au camp de prisonniers, et même son évasion. Lui-même affirme avoir épuisé, pour l’occasion, tout le vocabulaire relatif au cheval et à l’équitation, de telle sorte qu’on a là un véritable traité sur l’art et la manière de monter à cheval, et de sauver sa peau[xx].
La « drôle de guerre »
À l’encontre d’un Zola ou d’un Barbusse, Simon n’est pas du genre à tenir des carnets de route, consignant les faits et les événements quotidiens, de nature à nous informer sur les mœurs des populations visitées. Cependant, à travers son récit, on peut se faire une idée du cantonnement des troupes et des disputes que leur logement entraînait chez l’habitant (61), des uniformes nouveaux (65) [car, contrairement à ce que l’on croit généralement, l’armée s’était préparée à la guerre, sur ce plan au moins], de la tenue des fermiers, avec leurs « bottes noires en caoutchouc constellées de rustines » (58), et surtout de la crainte qui régnait alors des espions, la fameuse 5ème colonne, laissant des messages pour l’ennemi sur les affiches de chicorée (290). Mieux qu’aucun traité militaire, La Route des Flandres dit le rapport de l’homme et du cheval dans cette armée en campagne.
Le désordre
Au delà de ce témoignage, on voit, de l’intérieur, le désordre résultant de l’attaque surprise, et surtout la déroute des chefs (15-16) : Reixach considérant qu’il n’a plus rien à faire comme capitaine dès lors que sa brigade a été anéantie, le général se suicidant. Un fuyard avertit : « y a plus de front » (104). C’est la pagaille, les estafettes ne parviennent pas à porter les ordres, soit qu’elles arrivent sur des positions déjà évacuées (192), soit qu’elles se fassent tuer (193). La rencontre de l’officier du Génie (197) est, à cet égard, éloquente. Sans ordres ni directives (283), les soldats abandonnent l’uniforme, pour revêtir des frusques civiles (105-109). Toute valeur humaine et morale a disparu (198-199).
On pourrait ainsi, comme l’a d’ailleurs fait, plus tard, Claude Simon[xxi], retracer sur une carte d’état-major le déplacement de l’armée française, son repli, le passage sur le pont de la Meuse (242), le retour par un chemin parallèle (280-81). Peu importe que, grâce à d’autres témoignages, on puisse nommer ces chefs ; l’essentiel est, comme l’avait bien vu Jean Ricardou, qu’on éprouve cette décomposition sur tous les plans, un peu comme ce soldat que le bombardement a rendu fou (249).
Le stalag
Sans être un témoignage inégalé sur l’univers de la réclusion, La Route des Flandres retrace avec précision « l’architecture sensorielle » du soldat qui, prisonnier dans un camp, s’efforce de résister à la déshumanisation. Passant sur les conditions matérielles, sur l’application dévoyée du principe marxiste selon lequel toute peine mérite salaire (208), on s’arrêtera sur deux scènes essentielles, celle du tripot (204) géré de telle façon par les pires individus que nul ne songerait à enfreindre leur loi ; celle où des prisonniers se faisant de misérables crêpes (161), sont comme cernés par des loups, leurs camarades affamés retombant à l’état de horde primitive (162-163).
Une philosophie du temps et de l’Histoire
De cette expérience profonde, personnelle, incomparable, se dégage une philosophie de l’Histoire, opposant les vraies valeurs à l’humanisme ambiant, déterminant la place de l’individu dans le temps.
Philosophie commune
Si, très classiquement dans ce roman, les rapports entre les individus sont des rapports de classe, à l’instar de la relation établie entre Reixach et Iglésia (288), s’il apparaît que les esclaves seront toujours et paradoxalement partisans de la force et de la hiérarchie (80), il semble, à en croire la relation de symétrie établie entre Reixach et l’ancêtre Conventionnel, que la condition humaine soit intégralement soumise au déterminisme, psychologique, historique, sociologique, comme si les choses devaient se répéter, inéluctablement.
Selon Georges, le métayer allant et venant sur son tracteur, représenterait, comme jadis le laboureur dans les romans champêtres de George Sand, l’image d’une activité humaine indéfiniment répétée,
comme si elle parcourait, éternelle, tremblotante et imperturbable, la ronde et éblouissante surface du monde… (33)
De la même façon, l’éducation que son père lui a donnée ne serait pas inutile, puisqu’elle lui aura servi à reconnaître l’identité de situations historiquement distantes, et même à en dire le texte en vers latins :
[…] Je lui dirai que j’avais déjà lu en latin ce qui m’est arrivé, ce qui fait que je n’ai pas été trop surpris et même dans une certaine mesure rassuré de savoir que ç’avait déjà été écrit, de sorte que tout l’argent qu’il a lui aussi dépensé pour me le faire apprendre n’aura pas été non plus complètement perdu. ça lui fera sans doute plaisir, oui. ça sera certainement pour lui une… (94-95)
Mais c’est sans compter avec l’ironie de l’Histoire et du narrateur (que ce soit Georges ou Blum), comprenant dès son transport vers le stalag que rien n’a aucun sens, que l’intuition de la durée s’est anéantie (19).
Les vraies valeurs
Déjà, face au cheval mort, les protagonistes ont évalué le prix de l’homme et de la bête (124). Ils savent, d’expérience, le besoin élémentaire de se nourrir et la certitude de mourir (123). Les combats, où il s’est senti pris au piège, tiré comme au jeu de massacre, ont fait voir à Georges le spectacle dérisoirement comique de la mort, celle de Wack par exemple (150). Il a pu mesurer le résultat d’une application mécanique des ordres sur une armée, quand ils ne sont pas tempérés par la durée (161). Que valaient, pour l’ancêtre de Reixach, sa foi dans les principes révolutionnaires de Raison et Vertu face aux insurgés espagnols (294) ?
Et voici que ne manque pas d’apparaître le trop fameux « sens de l’Histoire » (ou ses équivalents antérieurs, la Providence, l’Immaculée Conception), ce qu’il nomme « le vacuumcleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence » (176) avec ses corrélats, le bonheur, le progrès économique. À travers ces propos de Blum (ou de Georges), on perçoit, anachroniquement, un écho des débats des années cinquante sur l’invasion des biens de consommation.
Leçons ?
L’Histoire ainsi vécue au fond de la misère humaine est-elle en mesure d’enseigner quoi que ce soit ? Peut-on, en quelque sorte, en tirer une leçon ? Il faudrait, ici, établir l’axiologie de Georges à travers ses remarques incidentes. Faute de place, je m’en tiendrai à la dernière. Il observe que la guerre accélère la décomposition de la matière comme de la société, et sa méditation s’achève sur ce beau finale :
le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. (296)
Nature ou culture
En dépit de sa force et de sa beauté lyrique, cette fin ne saurait dissimuler le débat permanent que, par la voix de ses personnages, l’auteur instaure entre la nature et la culture. On s’attend que, fort de l’expérience concentrationnaire (à ne pas confondre avec les camps d’extermination), Georges plaidera pour un plus grand humanisme. Or, il en fait le procès le plus virulent, lui opposant paradoxalement un état de nature qu’il affectait de brocarder à travers Rousseau.
Ainsi, le « savoir appris par procuration » de son père, toute sa culture livresque, restent inutiles face à la brutalité des événements (35). De même ses vains graphismes, opposés à une nature redevenue paisible (219) à la fin, Georges, conditionné par son prénom, entonnant les nouvelles géorgiques (220). Pourtant, l’aporie est incontournable, l’auteur, ou Georges, par procuration, est bien obligé d’employer les mêmes armes, je veux dire les mêmes outils, les mêmes mots pour le dire !
À la « merveilleuse culture » voulue par son père, à la formation par l’École Normale Supérieure (209), à la tristesse qu’il déclare en apprenant le bombardement de la bibliothèque de Leipzig (210), Georges rétorque catégoriquement :
…à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal… (211)
Il faut souligner que c’est Georges qui parle ici, non pas Claude Simon, lequel est bien conscient d’écrire un livre qui viendra s’ajouter aux rayons de la bibliothèque reconstruite de Leipzig ou d’ailleurs.
Conclusion :
Si, à l’instar d’Alain Robbe-Grillet, Claude Simon constatait que le monde n’est « ni signifiant ni absurde, il est », son programme a bien été de le décrire, d’en consigner le mouvement chaotique et de trouver les mots justes pour le dire. À cet égard, il faut se défier d’une trop tentante assimilation de l’auteur à ses personnages. Il dit bien que Georges et Blum essaient de s’évader mentalement du stalag en rassemblant et combinant tout ce qu’ils peuvent trouver « connaissances vues, entendues, lues » (173), de sorte qu’en fin de compte tout ce qui est dit et montré se rapporte uniquement à ces deux individus, témoins particuliers d’une époque désarçonnée. Pour dire leur vision du monde, l’auteur s’est placé au même niveau qu’eux, en employant exactement leur langage, en s’imprégnant de leur culture. C’est pourquoi j’ai tendance à penser que la culture à l’œuvre dans La Route des Flandres, celle que le lecteur doit posséder pour y accéder pleinement, ne dépasse pas le niveau secondaire, du baccalauréat pour tout dire[xxii]. En d’autres termes, l’ouvrage, malgré certains clins d’œil ironiques, ne s’adresse peut-être pas aux masses populaires comme on disait naguère, aux petites gens, comme on dit à nouveau aujourd’hui, mais il n’exige pas une culture encyclopédique pour être abordé. Reste que la jouissance du texte ne peut intervenir que si l’on appréhende à la fois ses présupposés et ses jeux culturels explicites.
[1]
[i]. Jean Dubuffet et Claude Simon : Correspondance 1970-1984, L’Échoppe, 1994, Dubuffet, p. 30.
[ii]. Cela a été fait par Pascal Mougin dans sa thèse : L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon : La Route des Flandres, Histoire, Les Géorgiques et L’Acacia, Université Paris III, 1995. Voir particulièrement l’annexe II, « Index thématique des comparaisons », p. 613-616.
[iii]. Pour une réflexion théorique, voir mon article « L’analyse culturelle des textes », dans L’Histoire littéraire aujourd’hui, sous la direction d’Henri Béhar et de Roger Fayolle, Armand Colin, 1990, pp. 151-161.
[iv]. De Wolfgang Iser on consultera L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, 405 p.
[v]. Les chiffres entre parenthèses renvoient à La Route des Flandres, (1960), Éditions de Minuit, 1987, coll. Double.
[vi]. « Tireur isolé » : ce terme, absolument anachronique, est employé par Simon dans Le Jardin des plantes.
[vii]. Voir : Mikhail Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970, 476 p.
[viii]. Pari Mutuel Urbain, créé par les sociétés de courses en 1891 comme pari mutuel, devenu urbain en 1930.
[ix]. Voir, sur ce point, le manuel classique de Maurice Crubellier : Histoire culturelle de la France, XIXe-XXe siècles, Armand Colin, 1974, 454 p. coll. U.
[x]. Voir Claude Simon, « Le cheval », Les Lettres nouvelles, n° 57, février 1958, pp. 169-189 et n° 58, mars 1958, pp. 379-393, ainsi que la brève étude donnée par Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997, pp. 29-33. Pour la judéité, ibid., pp. 105-106.
[xi]. Claude Simon était interne au Collège Stanislas, qu’il se remémore dans plusieurs passages du Jardin des plantes, pp. 37, 40, 189, 224, 249.
[xii]. Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997, p. 42.
[xiii]. Le jeu de mots est aussi connu que celui faisant de Pierre le fondateur de l’Église. Ici, les initiales de Iesus Christos Theou Yios Sautèr forment “ IChThYS ”, poisson, en grec.
[xiv]. Michael Riffaterre, « Orion voyeur, l’écriture intertextuelle de Claude Simon », Modern Language Notes, n° 103-104, septembre 1988, pp. 711-735.
[xv]. Voir le développement sur les humanités et leur traitement licencieux dans mon essai, Les Cultures de Jarry, PUF, 1988, pp. 153-176.
[xvi]. Voir Didier Alexandre : « Du Tricheur à l’Herbe, tracer La Route des Flandres » in Claude Simon, La Route des Flandres, Ellipses, 1997, p. 29.
[xvii]. Hubert de Phalèse, op. cit. p. 41. Le même auteur donne la citation de B. Constant.
[xviii]. Voir cependant la note d’Hubert de Phalèse, op. cit. p. 113.
[xix]. Le jeu est trop facile avec Claude Simon : il suffit de recenser les épisodes identiques traités dans Le Jardin des plantes !
[xx]. Pour ces questions de vocabulaire, voir Hubert de Phalèse, op. cit. p. 43 sq.
[xxi]. Cf. Anthony Pugh, « Claude Simon et la route de la référence », Revue des Sciences Humaines, n° 220, octobre 1990, pp. 23-46.
[xxii]. « Je ne crois pas écrire des choses compliquées » déclarait Claude Simon à Jean-Claude Lamy, France-Soir, 26 septembre 1989.