MÉLUSINE

Courir les champs, battre la campagne

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« Courir les champs, battre la campagne », préface à : André Breton et Paul Éluard, L’Immaculée Conception, édition fac similé du manuscrit du Musée Picasso, présentation et transcription par Paolo Scopelliti, L’Age d’Homme, 2002, pp. 7-11.

Il s’agit très précisément de la reproduction exacte du manuscrit autographe de cet ouvrage capital dans la production surréaliste. Paolo Scopellititi, dont j’avais dirigé la thèse sur l’apport du surréalisme dans la théorie psychanalytique (publiée dans la même collection Mélusine chez L’Age d’Homme), s’est attaché à transcrire mot à mot, y compris les corrections, le texte manuscrit des deux collaborateurs, dont la graphie atteste précisément la perspective. Je donne à lire ma préface en toutes lettres, puisqu’elle indique les circonstances qui nous ont conduits à proposer ce travail qu’aucun éditeur n’aurait accepté, à l’époque, en dehors de V. Dimitrijevic, le fondateur des éditions L’Age d’Homme. Dois-je préciser que la librairie du Musée Picasso a refusé de mettre ce recueil en vente…

L'Immaculée conception paraît en décembre 1930 aux éditions Surréalistes, deux mois après la publication de la première partie « L'Homme » dans le tome 2 de Le Surréalisme au service de la Révolution. Un dossier complet des manuscrits originaux de ce texte se trouve au Musée Pablo Picasso, format 24x36 cm. Ce sont les quatre chemises de ce document exceptionnel de la littérature française que L'Age d'Homme reproduit en fac-similé. Lire ma préface ci-après:

Courir les champs, battre la campagne

La vie vous réserve de ces surprises ! Un jour que je m’étais abruti à la lecture de je ne sais plus quel ouvrage ancien à la bibliothèque de la Sorbonne, j’allai faire un tour du côté du Luxembourg, et j’entrai dans la librairie de José Corti. Son éternelle gambier au bec, derrière une table encombrée de livres, de manuscrits et de factures, celui-ci écoutait affablement un client lui vanter les mérites indépassables de Victor Hugo. Le propos me paraissait incongru en tel lieu, mais je laissai dire. Il faut bien que vieillesse se passe ! Par provocation peut-être, moi qui n’ai jamais rien collectionné, je demandai au maître des lieux s’il avait encore des livres surréalistes, de ceux qu’il éditait autrefois à l’enseigne des « éditions surréalistes » lorsqu’il tenait boutique rue de Clichy. Hélas non mon bon monsieur, il y a belle lurette que tout cela a disparu. Toutefois… et, se dirigeant vers une petite armoire vitrée, il en sortit un volume à la couverture lie de vin. C’était L’Immaculée Conception, d’André Breton et Paul Éluard, dont il venait de retrouver quelques exemplaires oubliés dans un dépôt, en parfait état. Je le pris comme le saint sacrement, feuilletai les cahiers non coupés, appréciant l’impeccable impression sur papier vergé. Par la magie du livre, je me trouvai soudain en 1930. Un rayon du soleil couchant vint frapper obliquement la boutique. L’acquisition fut rapide, puisque l’objet m’était proposé au prix de vente initial, ou presque, en anciens francs bien entendu. C’était, il convient de le préciser, il y a une quarantaine d’années. Ainsi, les deux mille exemplaires du tirage initial n’avaient pas trouvé chaland en trente ans ! Que dire alors de la lecture collective de ce livre que j’imaginais sulfureux, comme la vignette de Dali en couverture me le laissait supposer ? À première vue, ce n’est qu’une main, diablement poilue, tenant une mèche de cheveux, dont l’auriculaire exagérément tendu ressemble à une corne. À cette époque, les surréalistes n’avaient pas droit de cité dans les manuels scolaires, et Dali faisait le pitre comme il pouvait, non sans un notable succès, il faut en convenir. Je lus alors, en toute ignorance de cause, ces pages dont je ne soupçonnais même pas qu’elles fussent issues de l’automatisme psychique : « Un jour compris entre deux autres jours et, comme d’habitude, pas de nuit sans étoile, le ventre long de la femme monte… » Telle est la conception, genèse du texte et de la lecture. Ah ! retrouver la fraîcheur de la première lecture, les impressions toutes neuves, au prix de quelques contresens, qu’importe ? C’est sans aucun doute la deuxième section, « Les possessions », qui m’a alors le plus frappé. Naïvement, j’ai cru à ces essais de simulation des écarts mentaux, dont les auteurs disaient qu’ils y avaient pris conscience de ressources intérieures insoupçonnées. Que m’importait de savoir si la paralysie générale, cette inflammation du cerveau causée par la syphilis, pouvait on non susciter de tels écrits ? Il me suffisait de lire « Ma grande adorée belle comme tout sur la terre et dans les plus belles étoiles de la terre que j’adore… » J’étais enlevé par le dynamisme de cette parole obsessionnelle, redondante et pourtant pleine de paillettes d’or. Cependant un texte de la section suivante m’avait mis la puce à l’oreille : il fallait être sourd pour ne pas entendre le Kama Soutra derrière ces 32 positions amoureuses, superbement dénommées ! Enfin la sagesse paradoxale du « Jugement originel » me semblait du Gide des Nourritures terrestres retourné comme une peau de lapin. Il fallait lire entre les lignes, contempler le blanc du texte et s’en inspirer. Mais pouvait-on prendre ce texte aussi simplement à sa parution, en 1930, sachant de qui il émanait ? Toute lecture est historique, qu’on le veuille ou non. En témoigne la presse de l’époque, qui réagit en fonction de l’étiquette surréaliste des auteurs. N’acceptant pas l’ambition surréaliste de changer le monde et la vie, elle ne pouvait comprendre leur tentative poétique. Ce n’est pas à dire qu'elle ait été insensible à certaines beautés du texte, à ses qualités littéraires et poétiques. Plus perspicaces, certains, tels Jean Cassou, y virent un effort de « communication du pensable avec l’impensable » ou encore André Rolland de Renéville en souligna la « reconstruction de l’existence humaine dans sa totalité ». Cependant, dans l’ensemble, nul ne sut aborder le contenu latent de l’œuvre, ce par quoi il se démarque de toute la production contemporaine. En effet, pour les deux auteurs, dont l’amitié allait se resserrant, il ne s’agissait de rien moins que retracer l’épopée latente de l’homme, et de donner un nouveau départ au surréalisme, à l’instar de ce qu’avaient fait à l’origine Breton et Soupault en 1920 avec Les Champs magnétiques. En somme, surmonter les contradictions du réel par l’exercice de la poésie. Après le krach de Wall Street, c’était celui du cœur. Chacun d’entre eux traversait une crise sentimentale désolante. Gala était partie avec Dali. Éluard avait dû se séparer de sa femme, à laquelle l’unissait une grande connivence, pas seulement érotique, comme en témoignent les lettres qu’il continuait de lui adresser, en lui confiant tous les détails de sa pensée et de ses gestes. De son côté, Breton divorcé ne parvenait pas à comprendre ce qu’il pensait être la versatilité de Suzanne Musard, la mystérieuse femme intervenue à la fin de Nadja pour, croyait-il, lui révéler le sens de sa vie. Tous deux erraient d’une femme l’autre. La passion était ailleurs. En mars-avril 1930, au cours d’une expédition avec René Char dans son fief de L’Isle-sur-Sorgue et sa région, ils avaient tenté d’écrire des poèmes à trois voix alternées. Expérience collective à caractère ludique, Ralentir travaux leur avait apporté un moment de réconfort, le sentiment d’une complicité absolue. Pourtant, aussitôt publié, ce recueil leur avait paru une manière de donner le change, sans plus. Contraint de vendre le manuscrit de Nadja à un collectionneur, Breton écrivait « Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si c’était à refaire. Il n’a que l’expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans l’amour mais il conçoit et il n’a jamais cessé de concevoir la vie — dans sa continuité — comme le lieu de toutes les déceptions. C’est déjà bien assez curieux, bien intéressant qu’il en soit ainsi… » Comment ne pas penser au suicide du poète russe Maïakovski, posant brutalement la question des rapports de l’individu avec la révolution ? Commentant ce geste, Breton y voit le drame d’un amour sans réciproque, et bien entendu il parle pour lui au premier chef. Il faudrait pouvoir changer radicalement le statut de la femme dans la société capitaliste pour qu’elle soit à l’unisson du révolutionnaire, l’être au monde le moins défendu contre un regard féminin. Quant à la société communiste en voie de création, il y aurait fort à redire, et le devoir révolutionnaire doit se déduire du devoir humain le plus général, non l’inverse. Il n’y a pas à sortir de là ! On le voit, Breton (Éluard ne pense pas autrement) n’envisage pas son devenir en dehors de celui de la révolution, comme il venait de l’affirmer dans le Second Manifeste du surréalisme. Provocant de vives réactions parmi ses anciens amis, il avait suscité un regroupement autour de sa personne et de ses idées, lançant une revue dont le titre, inspiré par Aragon est à lui seul tout un programme : Le Surréalisme au service de la révolution, dont la première livraison sort en juillet. Le message inaugural adressé à Moscou confirme l’engagement absolu des surréalistes au côté des soviets. Néanmoins, le reste de la publication prouve que le surréalisme continue, et qu’il entend bien se développer sur des bases autonomes. « Il y aura une fois » : Breton y rêve à nouveau d’un phalanstère qu’il situerait non loin de Paris, transformant à l’intention des ses amis un hôtel de Verneuil où il était allé jadis (curieusement, certaines pages du brouillon de L’Immaculée Conception sont écrites sur le papier à en-tête de cet établissement), et d’affirmer superbement que « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel ». Belle formule, en effet, pour surmonter la grande déprime. En juillet, Aragon est le témoin de cette période de pessimisme absolu : Breton recommence à parler de suicide. Pour le distraire, le virtuose auteur de La Peinture au défi (ouvrage publié en mars 1930 où il se fait l’apôtre du collage en peinture) lui propose de composer avec lui un troisième Faust, un scénario à la manière du Trésor des Jésuites, qui serait adapté au cinéma par René Clair, avec une musique de Georges Antheil. Mais l’affaire ne marche pas, et il n’en reste rien dans les archives de Breton. Pour comble de malchance, les collaborations à la revue Le Surréalisme au service de la révolution ne se bousculent pas ou sont franchement décevantes. Il va bien falloir composer quelque chose d’un peu lyrique. C’est alors qu’Éluard intervient positivement. À la fin août, il a pris logement dans le même immeuble que Breton, et tous deux se lancent dans la composition d’un poème à quatre mains, si je puis dire, qu’ils publieront dans le SASDLR avec des vignettes de Dali, déjà gravées. « J’écris avec Breton un long texte sur l’homme en cinq parties : la conception, la vie intra-utérine, la naissance, la vie et la mort. Pas mal, mais quel travail » confie Éluard à Gala le 27 août. Comme on le voit, le projet est ambitieux : dire toute la vie de l’homme, toute leur vie, de l’outre-naissance à l’outre-mort. Peu s’y sont risqué jusqu’alors : une complainte de Laforgue, un poème de Cendrars, c’est à peu près tout, et c’est bien court. Or, ils ont lu le traité d’Otto Rank sur le traumatisme de la naissance, qui leur sert, en quelque sorte, de déclencheur, avec Hegel (dans la traduction de Vera), lecture de chevet de Breton. S’élèvent alors leurs chants amébées, chacun évoquant tour à tour ses souvenirs de la petite enfance et même au-delà. Aussitôt après la publication du SASDLR n° 2 en octobre, L’Immaculée Conception sort des presses fin novembre. Cette première section, de création proprement poétique, s’est accrue de trois autres sections, dont « Les Possessions » se veulent, au dire des rédacteurs, un essai de simulation de maladies qu’on enferme. Le manuscrit est daté 1er-15 septembre. Quinze jours, c’est bien court pour un ensemble aussi dense. C’est pourtant, à quelques détails près, le temps qu’il leur a fallu pour monter ces nouvelles expériences. Arrangement pris avec José Corti qui vend les brouillons et le manuscrit à Valentine Hugo et au vicomte de Noailles, le recueil peut paraître aussitôt. On ne peut s’empêcher de penser à la vitesse d’écriture des Chants de Maldoror et des Poésies d’Isidore Ducasse, à celle des Champs magnétiques aussi, et l’on se dit qu’il y a là une technique, un moyen surprenant d’accélérer la découverte poétique. Depuis, différents travaux ont montré la part importante du collage dans cette écriture. Outre le Kama Soutra, déjà signalé, les éditeurs des Œuvres complètes de Breton dans la Pléiade, se servant du manuscrit du Musée Picasso, ont décelé la présence de fragments d’articles de la revue La Nature, et d’un texte de Gérard Bauer dans L’Intransigeant du 11 septembre 1930. Mais la découverte la plus importante est celle d’Alain Chevrier, publiée dans Mélusine n° XIII en 1992. Il y montre, preuves à l’appui, ce que « Les possessions » doivent aux Écrits et dessins des aliénés dans les maladies nerveuses et mentales de Rogues de Fursac (1905). Ainsi, les auteurs s’étaient bien inspirés d’écrits authentiques de malades mentaux, ce qui suffit à garantir leur propos. Tandis que ces mêmes écrits inspirent la tristesse et la compassion, les leurs respirent, je l’ai déjà dit, la joie de créer, comme si l’exercice de ces déviations mentales les avait libérés de leur propre dépression ! Il fallait prendre leur avertissement (écrit par Breton seul) au pied de la lettre : il est possible au poète (ou à l’esprit « dressé poétiquement ») de s’intégrer certaines idées délirantes, sans pour autant en perdre la raison, et donc de simuler toute une gamme d’écrits susceptibles de remplacer les genres littéraires traditionnels. De leur aveu même, les « intentions confusionnelles » qui avaient présidé à l’essai en question, et qui visaient à mettre en cause les psychiatres (surtout ceux qui interviennent dans les tribunaux), et les critiques littéraires forts de leurs rhétoriques figées, avaient abouti au succès. Aucun spécialiste de l’époque n’y perçut les textes qui étaient à la source de ce travail de sape. Non content de poursuivre la polémique avec les aliénistes inscrite à l’ouverture du Second Manifeste du surréalisme, Breton réglait son compte à l’institution qui s’était permis d’envoyer au falot de pauvres êtres craintifs durant la guerre en les accusant de « simuler » la folie, en internant Nadja. Pour lui, la preuve était faite : il n’y a aucune barrière, aucune limite entre le prétendu esprit sain et la folie, entre le réel et le fantasme. Prétendre le contraire est un déni de justice. Sans parler du magnifique élan créateur que procure cette expédition au-delà des usages. Ainsi, le dogme selon lequel l’automatisme serait pure spontanéité est bien mal en point. Pourtant, que prouvent ces recherches intra-textuelles ? Que les poètes ont menti ? Non point. Le titre qu’ils avaient choisi pour le recueil, L’Immaculée Conception, il fallait le prendre en son sens littéral : une conception sans tache (d’encre) puisque du papier et des ciseaux suffisaient presque. De même l’épigraphe « Prenons le Boulevard Bonne-Nouvelle et montrons-le », qui, outre la charge anti-catholique contenue dans tous les écrits surréalistes de l’époque, renvoyait à une longue période de Nadja où ce boulevard parisien était évoqué pour les « magnifiques journées de pillage » lors des manifestations ouvrières contre la condamnation à mort des anarchistes italiens Sacco et Vanzetti en Amérique. Un tel exergue indiquait manifestement le saccage. De la même façon que l’émeute populaire dresse des barricades avec tout ce qui se trouve sur les grandes artères de la capitale (conçues par Haussmann pour briser les manifestations), tout écrit peut servir de pâture à la poésie. Il y faut seulement un peu d’attention. Tout le monde en convient désormais : les collages de Max Ernst sont des créations picturales, alors que tant de collagistes, avec des matériaux identiques, ne parviennent à rien de montrable. Il est curieux qu’on ne se soit jamais posé la même question à propos des productions poétiques. Pour réussir un collage, il faut choisir son matériau de départ, le découper convenablement, je veux dire en fonction de l’objectif à atteindre, le coller sur un support adéquat, sertir le tout dans un but déterminé. Même si cela ne se voit pas aussi facilement que dans un graphisme, le collage écrit ne procède pas autrement. Il y faut un esprit « dressé poétiquement ». Encore plus quand le collage est « aidé » comme disait Marcel Duchamp, retouché dans le sens qu’on vient de voir. En somme, écriture automatique, essai de simulation des maladies mentales, plagiat, collage plus ou moins rectifié, imitation sont à placer sur le même plan. Ce sont différentes modalités de la création poétique. C’est bien ce que montre Paolo Scopelliti dans l’introduction qui suit, par une lecture attentive des différents états manuscrits. À quoi peut bien servir la reproduction en fac-similé de tous ces documents qui généralement ne franchissent pas le seuil de l’imprimeur ? Certes, ils ne révèlent pas un collage. Du moins montrent-ils les poètes à l’œuvre, l’alternance de leurs voix, leurs hésitations, leurs repentirs, leurs trouvailles aussi. Ils montrent comment les ratés de l’écriture sont soudain annulés, dépassés par une autre formule, qui elle-même débouche sur un plan supérieur. Ainsi les poètes ont-ils laissé leur esprit courir les champs, battre la campagne. Quant au lecteur, il y trouvera le plus fervent témoignage qui soit sur les capacités créatrices de l’esprit humain. Henri BÉHAR

Texte reproduit dans : H. Béhar, Histoire des faits littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2022, pp. 79-86.

Il y a deux siècles, les partisans de la Nouvelle Sorbonne ont théorisé les principes de l'histoire littéraire comme discipline indépendante. Aujourd'hui, il convient de la compléter par l'analyse des faits littéraires, ces phénomènes individuels ou collectifs qui en constituent le socle indissociable. Voir : édition originale dans la collection André Breton