MÉLUSINE

Chronique d'Europe, Arthur Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère

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“Jean-Jacques Lefrère, co-fondateur de la revues Histoires Littéraires , biographe de Lautréamont, Rimbaud, Laforgue, etc., est mort le 16 avril 2015. La revue qu’il dirigeait de main de maître entend lui consacrer un numéro d’hommage.
En attendant sa parution prochaine, j’ai retrouvé cette recension de son Arthur Rimbaud, Fayard, 2001. Destiné à la revue Europe, qui me l’avait commandé, il ne parut point, pour d’obscures raisons tenant à la localisation de la maison Rimbaud à Aden. Et Jean-Jacques, qui l’avait lu, en fut attristé. Le voici tel qu’il fut composé, sans aucune modification, en personnel hommage à ce bouillant défenseur des Lettres.”
Henri Béhar

Chronique d'Europe, Arthur Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère

Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, 1248 p. ; Rimbaud à Aden, photographies Jean-Hugues Barrou, textes Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy, Fayard, 2001, 168 p.

Bien entendu, le lecteur commencera par feuilleter l’album photographique supposé montrer Rimbaud à Aden, tant est puissante l’attraction de la photographie. Les auteurs sont sûrs d’y reconnaître le poète parmi les hôtes d’Hassan Ali à Sheick-Othman. Est-ce Rimbaud ce jeune homme raide, au cuir tanné, au cheveu court, vêtements de coutil blanc, appuyé sur son fusil la crosse au pied ? Supposons-le et contemplons Aden du temps qu’il y était commerçant, grâce à cet ensemble de photos prises vers 1880, confrontées, à quelque distance, à la même vue prise aujourd’hui, en noir et blanc pour rester dans le ton. On n’y voit plus de chameaux, les constructions s’étendent anarchiquement, dominées par quelques minarets, la maison de César Tian (qui fut le premier commerçant français à s’implanter là en 1869) est à l’abandon, et celle de Bardey, qui employa Rimbaud, a disparu, remplacée par un immeuble anonyme, agrémenté de quelques climatiseurs disparates. Et l’ex Centre culturel français ouvert sur les lieux mêmes où Rimbaud demeura, est devenu le « Rambow Tourist Hotel ». Photos à l’appui, Lefrère établit qu’on s’est trompé de quelques dizaines de mètres en inaugurant avec de grands effets médiatiques cette éphémère Maison Arthur Rimbaud, pour le centenaire de sa mort, en 1991. Quoi qu’il en soit, la tristesse domine, et l’on comprend l’exclamation du jeune homme écrivant aux siens : « Il faut être bien forcé de travailler pour son pain, pour s’employer dans des enfers pareils ! ».

Mais ce jeune homme que je dis est-il le même que le poète ? Oui, affirme Lefrère sans hésiter dans le deuxième ouvrage qui se veut une biographie strictement factuelle, conduite dans l’ordre chronologique, avec le moins possible d’anticipations. C’en est fini du système d’oppositions duelles concer­nant Rimbaud : voyant ou voyou, poète maudit ou mystique à l’état sau­vage, esclavagiste ou saint martyr, système solaire ou trou noir. Comme le préconisait cet autre poète de la révolte, Tristan Tzara, pour le centenaire de sa naissance, c’est l’unité d’une vie que Lefrère considère, sans rien gom­mer des oppositions et des renoncements.

Un constat, tout d’abord : de son vivant, Rimbaud n’a pu­blié ou laissé publier que six écrits (« Les Étrennes des or­phelins » dans La Revue pour tous, janv. 1870 ; « Trois bai­sers », dans La Charge, août 1870 ; « Les Corbeaux », dans La Renaissance littéraire et artistique, sept. 1872 ; le recueil Une saison en enfer imprimé à ses frais en Belgique, octobre 1873 ; le rapport sur l’Ogadine, dans les Comptes rendus des séances de la Société de Géographie, février 1884, des notes sur une expédition au Choa dans Le Bosphore égyptien en août 1887). Par ailleurs, il a marqué de son dédain la publication de certaines Illuminations et de « Vers nouveaux » dans La Vogue en 1886, réunis en plaquette la même année par Verlaine. C’est dire d’emblée son ambivalence à l’égard de la chose littéraire : il veut être publié, que ce soit comme poète ou comme explo­rateur, puis se désintéresse de son œuvre, comme si, étant allé jusqu’au bout d’une expérience, il laissait à d’autres le soin d’en tirer la conclusion pour l’avenir.

Rimbaud n’a pratiquement pas connu son père, capitaine d’infanterie, ancien chef du bureau arabe de Sebdou (Algérie), qui abandon­nera le foyer conjugal vers 1860, à la naissance de son qua­trième enfant, Isabelle. Son absence semble avoir donné lieu à une idéalisation, de la part du fils, et à une identification partielle, au moins par la quête des pays désertiques et la connaissance des peuples orientaux. Sa mère, Vitalie Cuif, drapée dans une dignité bourgeoise, manifestera une très grande autorité sur ses enfants. Mais, contrairement à l’image simpliste répandue à son sujet, elle est toujours restée très proche d’Arthur, tolérant tous ses écarts, pour incompréhen­sibles qu’ils fussent à ses yeux.

Dès l’âge scolaire, Arthur se montre un écolier doué de grandes facilités. Comme tous ses semblables de même condition sociale au même âge (voir Flaubert ou Jarry) ses productions personnelles illustrent parfaitement la cul­ture potachique, compromis entre la culture classique des parents et de l’école, et la culture populaire des milieux fréquentés durant les vacances.

Rimbaud saute la classe de 5ème. Virtuose en vers latins, il adresse une lettre au Prince impérial à l’occasion de sa pre­mière communion ; il obtient le premier prix au concours aca­démique en 1869, et ses chefs d’œuvre sont régulièrement pu­bliés dans le Bulletin de l’Académie de Douai. Ses compositions scolaires montrent chez lui une très grande facilité mais aussi une certaine originalité, ses goûts, ses ambitions, ses désirs s’exprimant à travers le jeu convention­nel des vers.

En 1870, en classe de Rhétorique, la rencontre d’un jeune professeur suppléant de Lettres, Georges Izambard, l’amène à la littéra­ture la plus moderne et le conduit à vouloir acquérir une gloire littéraire. En se vieillissant un peu, il écrit à Théo­dore de Banville, le chef de file de l’École parnassienne, et lui envoie trois poèmes de facture parfaite, dont la teneur est faite pour convenir au Parnasse contemporain où il espère, vainement, être publié.

Première fugue : à seize ans, en pleine guerre franco-prussienne, Rim­baud se rend à Paris par le train. Sans billet, il est arrêté et jeté en prison à Mazas le 31 du mois d’août. Izambard le fait libérer et l’accueille à Douai. C’est là qu’il recopie pour un jeune poète local, Paul Demeny, ses premiers poèmes, en vue, là encore, d’une prompte publication. Une semaine après son retour au do­micile maternel, deuxième fugue : il reprend la route, à pied, jusqu’à Bruxelles. Revenu à Douai, il complète le cahier De­meny avec des sonnets réguliers composés en chemin : « La Ma­line », « Au Cabaret-vert », « Ma bohème », qui disent sur un ton familier « l’aise » de ce vagabondage automnal, la poésie de la marche, toujours plus avant, le cœur plein de cette nature qui le pénètre par tous les sens.

L’occupation prussienne est cause de vacances prolongées pour les écoliers. Rimbaud fait de longues promenades en forêt avec son ami Ernest Delahaye, auquel il aurait dessiné une société future : « Toute vallée sera comblée, toute colline abaissée, les chemins tortueux deviendront droits et les raboteux seront aplanis. On rasera les fortunes et l’on abattra les orgueils individuels. Un homme ne pourra plus dire “Je suis plus puis­sant, plus riche”. On remplacera l’envie amère et l’admiration stupide… par la paisible concorde, l’égalité, le travail de tous pour tous ». Puis, c’est sa troisième fugue, il séjourne à Paris, du 25 février au 10 mars 1871, dans des conditions misérables, se présentant à des journalistes. Il est de retour à Charleville avant la proclamation de la Com­mune de Paris, pour laquelle il prend aussitôt parti.

Rien ne dit qu’il soit retourné à Paris s’engager dans les corps-francs. Du moins, ses contempo­rains le croyaient-ils. Tout en citant l’abondante littérature relative à cette prétendue quatrième fugue, Jean-Jacques Lefrère en doute, dans la mesure où Rimbaud lui-même n’en a soufflé mot (p. 247).

En tout cas, il est à Charleville lors de la Semaine sanglante (21-28 mai). Outre un hypothétique projet de Constitution communiste, il y écrit coup sur coup, à Georges Izambard le 13 mai, à Paul Demeny le 15, les lettres désormais connues sous le nom de « lettres du Voyant », qui énoncent sa poétique nouvelle, accompagnées des poèmes « Le Cœur supplicié », « Chant de guerre parisien », « Mes petites amoureuses » et « Accroupissements », à titre d’illustration. Comme traversé par une soudaine illumination, Rimbaud s’exprime dans la hâte, de façon désordonnée, suivant les mouvements de son cœur et de son âme, pour dire la fonction du poète à venir, chargé, par élection, de cultiver ce don inné qu’est l’inspiration. La seconde de ces lettres précise : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connais­sance, entière […] Le Poète se fait voyant par un long, im­mense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Il faut com­prendre que le poète se considère comme « le suprême Savant », celui qui explore méthodiquement l’inconnu, par des voies ir­rationnelles. Après avoir été moyen d’expression, la poésie est donc activité de l’esprit et ins­trument de connaissance, projection en avant, marche au pro­grès. Et Rimbaud annonce un langage universel, qui serait com­préhensible par tous : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfum, sons, couleurs, de la pensée accrochant de la pensée et tirant ». À la femme il prédit un rôle éminent, lorsqu’elle sera émancipée, et distingue quelques uns de ses prédécesseurs qui furent de vrais voyants : Baudelaire et Verlaine.

Il écrit à Demeny le 10 juin 1871, lui demandant de brûler tous les vers qu’il lui a confiés auparavant : « brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort… » Tel Max Brod, soumis à une pa­reille injonction de Kafka, celui-ci n’en a rien fait, et c’est grâce à lui que nous pouvons lire le premier Rimbaud.

Celui qui « travaille à se faire voyant » n’a pas renoncé à l’idée d’être un poète reconnu. Il adresse à Banville un nou­veau poème ironique où les lys sont des « clystères d’extases », : Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, signé d’un pseu­donyme plaisant, et dès septembre, par l’intermédiaire de Charles Bretagne (p. 309), prend contact avec Verlaine à qui il adresse ses dernières productions. Enthousiaste, ce dernier lui répond : « Venez, chère grande âme, on vous ap­pelle, on vous attend », et propose de le loger chez lui. Rim­baud vient à Paris avec, en poche, divers poèmes qui vont as­surer sa réputation, notamment « Le Bateau ivre », et peut-être le sonnet « Voyelles » qui par sa perfection formelle et le mystère de ce qu’il désigne a suscité bien des interpréta­tions contradictoires. Lefrère les élude en énumérant les précurseurs de la vision colorée (p. 433).

Dès lors, Rimbaud est vite intégré au groupe des poètes nouveaux, baptisés les Vilains Bonshommes, devenus, pour la plupart d’entre eux, les Zutistes. Il les étonne par sa facilité, ses excès en tout. Ses contributions à l’Album Zu­tique, révélées depuis 1943, montrent sa virtuosité dans le parodique, les « vieux-Coppée », le graveleux et l’obscène. Citons quelques titres : « Conneries », « État de siège ? », « Les Remembrances du vieillard idiot », le « Sonnet du trou du cul » composé avec Verlaine, « Nos fesses ne sont pas les leurs… ». N’exagérons pas leur importance : ils confirment la précocité de Rimbaud et l’étendue de sa pa­lette mais ils n’étaient pas destinés à la publication, pas plus que les autres, constitués en recueil malgré lui. Plus certainement, c’est de son séjour au local des Zutistes que date son ascendant sur Verlaine et sa mauvaise réputation d’homosexuel. Les excès de Rimbaud et de Verlaine scandalisent leur fa­mille et leurs amis, même les poètes, d’autant plus que Verlaine est marié et qu’il vient d’avoir un enfant. Les deux amants connaîtront deux années de vie commune et d’errances, entrecoupées de séparations et de repentirs. Au chapitre intitulé « le repas des communards », Lefrère consacre un long développement au Coin de table, tableau de Fantin-Latour sur lequel ils figurent tous deux, immortalisant à la fois le peintre et ses modèles.

Au printemps de 1872, Rimbaud retourne à Charleville après un détour par Arras, sur lequel le biographe reste ignorant (p. 456). Il fréquente la bibliothèque municipale où il lit toutes sortes de livres : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs », écrira-t-il. Il compose des « Études néantes », qu’il recopie en mai, durant un nouveau séjour, relativement secret, à Paris. Lefrère nous apprend que Verlaine a logé son « giton des Ardennes » (p. 468, l’expression passe mal aux oreilles de certains rimbaldiens) rue Monsieur-le-Prince. Si on a pu recueillir l’ensemble que les éditeurs intitulent « Derniers vers » ou « Vers nouveaux », divers textes semblent à jamais disparus : son Cahier d’expressions dont parlait Richepin, des poèmes en prose, et La Chasse spirituelle objet d’une théâtrale mystification en 1949.

Le 7 juillet 1872, Rimbaud et Verlaine fuient en Belgique, où ils demeurent deux mois, puis « le drôle de ménage » séjourne à Londres, parmi les émigrés de la Com­mune, sur qui le biographe est intarissable.

Au printemps de l’année suivante, Rimbaud se replie dans la ferme familiale de Roche, rencontrant le dimanche Verlaine et Delahaye près de la frontière belge. Il compose encore des vers, et les pre­miers textes de ce qui deviendra Une saison en enfer qu’il nomme un « Livre païen » ou « Livre nègre ». C’est peut-être de cette époque aussi qu’il faut dater deux ébauches en prose : « Les Déserts de l’amour », relation onirique des expériences précédentes, et une suite évangélique, ou proses johanniques, réécrivant le Nouveau Testament, ou plutôt en comblant les silences.

Dès le 28 mai, les deux compères, passés par la Belgique, se retrouvent à Londres, où ils essaient de survivre en donnant des leçons de français. Après une violente querelle, Verlaine s’enfuit pour Bruxelles, puis il demande à Rimbaud de le rejoindre, annonçant à tous qu’il va se suicider. Le 10 juillet, il tire un coup de revol­ver sur son ami, le blessant à la main. L’affaire de Bruxelles, « est un des faits divers les plus fameux de l’histoire littéraire » (p. 595) dit Lefrère qui retourne aux archives policières pour la conter et l’interpréter par le menu : on lira l’effarant rapport d’experts sur l’examen corporel de Verlaine (p. 617). Celui-ci sera condamné à deux ans de prison, bien que Rimbaud ait retiré toute plainte. Le jeune homme revit son « pitoyable frère » à sa sortie de prison, et l’aurait rossé de la belle façon (mais Lefrère n’en croit rien) au cours d’une promenade à Stuttgart, où il apprenait l’allemand, ce qui signe leur rupture définitive à la fin février. Pourtant Verlaine, qui l’avait introduit dans le monde littéraire, et aimé dans le déchire­ment, ne cessera de se préoccuper de son oeuvre, présentant « Voyelles » et « Le Bateau ivre » dans la revue Lutèce en 1883, lui consacrant une part importante dans son étude sur Les Poètes maudits en 1884, rédigeant la notice des Illuminations (dont Rimbaud lui avait confié le manuscrit en Allemagne) deux ans après, puis la préface aux Poésies complètes en 1895, chez Vanier, l’éditeur des Décadents.

De retour à Roche, Rimbaud y achève en un mois, dans la fureur et l’exaltation, le recueil de poèmes en prose, Une saison en enfer, qu’il fait imprimer en Belgique, ayant convaincu sa mère d’avancer les frais d’édition. « Mon sort dé­pend de ce livre… », écrit-il à l’ami Delahaye, dans la pers­pective d’une carrière littéraire à laquelle il n’a pas re­noncé. Il retire les exemplaires d’auteur, qu’il distribue à quelques amis parisiens. Mais, par manque d’argent, l’ensemble du tirage reste en dépôt chez l’imprimeur Jacques Poot, à Bruxelles, où un collectionneur le découvrira au début du vingtième siècle.

À l’époque où Rimbaud est supposé avoir achevé les Illumi­nations, il se trouve en Angleterre avec le poète Germain Nou­veau qui l’aide à recopier certains de ses poèmes. Il vivote de leçons de français et cherche un emploi de précepteur. À la fin de 1874, il rentre à Charleville. À partir de là commence une ère d’errances et de vagabondages, qui a intrigué tous ses admirateurs, y compris Verlaine qui le désigne comme « l’homme aux semelles de vent », par allusion à ses qualités de marcheur infatigable. Mais surtout, il se détourne définitivement de la poésie, pour devenir un homme d’action, déclarant à un compa­gnon qui l’informait de la publication de ses poèmes dans La Vogue, en 1886, qu’il ne voulait plus entendre parler de ces « rinçures » !

Avec la même passion qu’il a vouée à la poésie, Rimbaud veut se consacrer à l’industrie. En 1875, il envisagera de passer le baccalauréat es sciences en candidat libre (p. 728). Il apprend les langues étrangères. Après l’Allemagne, il séjourne un mois à Milan. Frappé d’insolation sur la route de Livourne à Sienne, il est rapatrié à Marseille, où il aurait tenté de s’engager dans les troupes carlistes et de passer en Espagne. Et le voilà de retour à Charleville où il se place comme répétiteur et envisage de devenir Frère des Écoles chrétiennes, pour enseigner en Extrême-Orient ! La mort de sa jeune sœur Vitalie l’affecte : à son enter­rement, il paraît le crâne rasé. Puis il repart pour Vienne, où il se fait voler. Retour à Charleville, départ vers la Hol­lande. Il s’y engage dans l’armée coloniale, va jusqu’à Suma­tra, déserte, s’embarque sous un nom d’emprunt sur un navire écossais qui le mène à Liverpool en passant par l’Irlande. En décembre 1876, il est de retour à Charleville. Dès les beaux jours, il repart à l’étranger. Agent recruteur pour les Hol­landais, employé de cirque en Suède et en Norvège. À l’automne, il s’embarque à Marseille pour l’Égypte. La maladie l’oblige à débarquer en Italie. Il passe à nouveau l’hiver chez les siens. Puis second départ vers l’Orient à partir de Gênes afin, croit-il, d’économiser sur le transport. Franchis­sant à pied le Saint-Gothard, un jour de tempête de neige ; il s’embauche comme contremaître dans une carrière de marbre à Larnaca (Chypre). Disputes avec les ouvriers, fièvre typhoïde, il est contraint de se rapatrier à Roche où il passe l’été. Nouvelle tentative de départ en automne, nouvel accès de fièvre à Mar­seille, nouveau repli à Roche pour l’hiver. En mars 1880, il regagne Chypre où il est engagé comme chef de travaux pour la construction du palais du gouverneur. En juillet, il démis­sionne, peut-être à la suite du meurtre d’un ouvrier, qu’il aurait commis dans un mouvement de colère. Cet épisode, revisité par Lefrère (p. 778), reste toujours aussi hypothétique. C’est alors qu’il s’embarque pour l’Arabie.

Aden, port sur la mer Rouge, le voit employé par la maison Bardey, comptoir d’import-export. De là, il est envoyé tenir l’agence d’Harar, en Abyssinie. Il y restera dix années sur lesquelles on est surpris d’avoir tant de détails, entrecoupées de séjours à Aden, et d’explorations dans les territoires alors peu connus de l’Ogadine et du Choa. Assoiffé de connaissances, il apprend les langues vernacu­laires, se fait envoyer des livres techniques et scientifiques les plus récents, un outillage de photographe très perfec­tionné dont il apprend seul le maniement. Il veut toujours être le meilleur en tout, et particulièrement dans les tech­niques modernes. Mais, tel Bouvard et Pécuchet réunis, rien de ce qu’il entreprend ne peut réussir. La poisse. En 1884, il vit maritalement avec une femme d’Abyssinie dans une maison d’Aden. Un jour, à la fin de 1885, il flaire la bonne affaire en revendant un lot de fusils hors d’âge au roi Ménélik qui dispute à son su­zerain le trône du Négus. Son associé meurt prématurément ; le gouvernement français, soucieux de se ménager de bons rapports avec les Anglais, refuse l’exportation d’armes, et finit par l’accorder. Rimbaud tente seul l’aventure. Il court après Mé­nélik qui lui prend sa livraison à bas prix et le condamne à payer les dettes de son associé… Après de vaines tentatives de départ en Extrême-Orient, il retourne à Harar installer une agence commerciale. « Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi » écrit-il aux siens. En 1891, il souffre du genou droit. Obligé de s’aliter, il dirige ses affaires de sa terrasse. Dur à la peine, il se résout enfin à se faire soigner à Aden. En douze jours, sous des pluies torrentielles, à travers trois cents kilomètres de désert, une équipe de porteurs mène sa litière au port de Zeilah où il s’embarque pour Aden. Le médecin bri­tannique suspecte un cancer du genou. Il arrive à Mar­seille, hôpital de la Conception où, le 27 juin, il est amputé. De retour à Roche pour sa convalescence, son état ne fait qu’empirer. Il retourne à Marseille en compagnie de sa sœur Isabelle. Dès le lendemain, il doit être hospitalisé. Entièrement paralysé, il dicte une lettre délirante au directeur des Messageries maritimes, où il demande à être porté à bord du prochain navire en partance pour Aden. Il s’éteint quinze jours après s’être confessé, pour faire plaisir à sa sœur, pense Lefrère (p. 1165).

Ironie du sort, à l’heure de sa mort paraît Reliquaire. Poésies de Rimbaud, édition procurée par Rodolphe Darzens, re­tirée du commerce à la suite d’un conflit avec l’éditeur et la famille de Rimbaud. S’étant détourné de la poésie quinze ans auparavant, avait-il pour autant renoncé à l’écriture ? Il ne semble pas, comme le prouvent les nombreuses lettres qu’il adresse à sa famille, où il annonce à mainte reprise son désir de relater, en vue d’une publication, ses expéditions dans les contrées inconnues. « Car je vais faire un ouvrage pour la So­ciété de géographie, avec des cartes et des gravures, sur le Harar et le pays des Gallas » écrit-il le 18 janvier 1882. Cette intention se concrétisera par un rapport publié deux ans après, et une suite de notes dans un journal égyptien. En d’autres termes, de son vivant, Rimbaud se fait autant connaître comme explorateur que comme poète. Pas plus, pas moins. Il appartiendra à d’autres de recueillir ses poésies et de les publier, de la même façon qu’on trouvera dans sa cor­respondance personnelle tous les éléments d’une aventure où « la réalité rugueuse » est notée avec concision et précision, sans littérature, si l’on ose dire, dans un but de connais­sance. Mais, dans les deux cas, ne s’agit-il pas de la même volonté exprimée dans les lettres du Voyant ?

Unité de Rimbaud, donc, ce qui ne veut pas dire simplicité. Le suivant pas à pas, sans idée préconçue, Jean-Jacques Lefrère en montre toute l’ambivalence. On appréciera la scrupuleuse démarche du biographe fournissant toutes les pièces du dossier, les replaçant dans leur contexte en les analysant, rectifiant les légendes, rétablissant les lieux exacts avec une faconde jaculatoire. Faisant fi des théories du texte, il revient à l’histoire littéraire positive. Mais au fait, Rimbaud n’était-il pas poète ?

Henri BÉHAR 26/07/2001